Kitabı oku: «Michel Strogoff», sayfa 11
Il y avait à peine trois jours qu’Ivan Ogareff était arrivé à Omsk, et, sans leur funeste rencontre à Ichim, sans l’événement qui venait de le retenir trois jours sur les bords de l’Irtyche, Michel Strogoff l’eût évidemment devancé sur la route d’Irkoutsk !
Et qui sait combien de malheurs eussent été évités dans l’avenir !
En tout cas, et plus que jamais, Michel Strogoff devait fuir Ivan Ogareff et faire en sorte de ne point en être vu. Lorsque le moment serait venu de se rencontrer avec lui face à face, il saurait le retrouver, – fût-il maître de la Sibérie tout entière !
Le moujik et lui reprirent donc leur course à travers la ville, et ils arrivèrent à la maison de poste. Quitter Omsk par une des brèches de l’enceinte ne serait pas difficile, la nuit venue. Quant à racheter une voiture pour remplacer le tarentass, ce fut impossible. Il n’y en avait ni à louer ni à vendre. Mais quel besoin Michel Strogoff avait-il d’une voiture maintenant ? N’était-il pas seul, hélas ! à voyager ? Un cheval devait lui suffire, et, très heureusement, ce cheval, il put se le procurer. C’était un animal de fond, apte à supporter de longues fatigues, et dont Michel Strogoff, habile cavalier, pourrait tirer un bon parti.
Le cheval fut payé un haut prix, et, quelques minutes plus tard, il était prêt à partir.
Il était alors quatre heures du soir. Michel Strogoff, obligé d’attendre la nuit pour franchir l’enceinte, mais ne voulant pas se montrer dans les rues d’Omsk, resta dans la maison de poste, et, là, il se fit servir quelque nourriture.
Il y avait grande affluence dans la salle commune. Ainsi que cela se passait dans les gares russes, les habitants, très anxieux, venaient y chercher des nouvelles. On parlait de l’arrivée prochaine d’un corps de troupes moscovites, non pas à Omsk, mais à Tomsk, – corps destiné à reprendre cette ville sur les Tartares de Féofar-Khan.
Michel Strogoff prêtait une oreille attentive à tout ce qui se disait, mais il ne se mêlait point aux conversations.
Tout à coup, un cri le fit tressaillir, un cri qui le pénétra jusqu’au fond de l’âme, et ces deux mots furent pour ainsi dire jetés à son oreille :
« Mon fils ! »
Sa mère, la vieille Marfa, était devant lui ! Elle lui souriait, toute tremblante ! Elle lui tendait les bras !…
Michel Strogoff se leva. Il allait s’élancer…
La pensée du devoir, le danger sérieux qu’il y avait pour sa mère et pour lui dans cette regrettable rencontre, l’arrêtèrent soudain, et tel fut son empire sur lui-même, que pas un muscle de sa figure ne remua.
Vingt personnes étaient réunies dans la salle commune. Parmi elles, il y avait peut-être des espions, et ne savait-on pas dans la ville que le fils de Marfa Strogoff appartenait au corps des courriers du czar ?
Michel Strogoff ne bougea pas ?
– Michel ! s’écria sa mère.
– Qui êtes-vous, ma brave dame ? demanda Michel Strogoff, balbutiant ces mots plutôt qu’il ne les prononça.
– Qui je suis ? tu le demandes ! Mon enfant, est-ce que tu ne reconnais plus ta mère ?
– Vous vous trompez !… répondit froidement Michel Strogoff. Une ressemblance vous abuse…
La vieille Marfa alla droit à lui, et là, les yeux dans les yeux :
– Tu n’es pas le fils de Pierre et de Marfa Strogoff ? dit-elle.
Michel Strogoff aurait donné sa vie pour pouvoir serrer librement sa mère dans ses bras !… mais s’il cédait, c’en était fait de lui, d’elle, de sa mission, de son serment !… Se dominant tout entier, il ferma les yeux pour ne pas voir les inexprimables angoisses qui contractaient le visage vénéré de sa mère, il retira ses mains pour ne pas étreindre les mains frémissantes qui le cherchaient.
– Je ne sais, en vérité, ce que vous voulez dire, ma bonne femme, répondit-il en reculant de quelques pas.
– Michel ! cria encore la vieille mère.
– Je ne me nomme pas Michel ! Je n’ai jamais été votre fils ! Je suis Nicolas Korpanoff, marchand à Irkoutsk !…
Et, brusquement, il quitta la salle commune, pendant que ces mots retentissaient une dernière fois :
« Mon fils ! mon fils ! »
Michel Strogoff, à bout d’efforts, était parti. Il ne vit pas sa vieille mère, qui était retombée presque inanimée sur un banc. Mais, au moment où le maître de poste se précipitait pour la secourir, la vieille femme se releva. Une révélation subite s’était faite dans son esprit. Elle, reniée par son fils ! ce n’était pas possible ! Quant à s’être trompée et à prendre un autre pour lui, impossible également. C’était bien son fils qu’elle venait de voir, et, s’il ne l’avait pas reconnue, c’est qu’il ne voulait pas, c’est qu’il ne devait pas la reconnaître, c’est qu’il avait des raisons terribles pour en agir ainsi ! Et alors, refoulant en elle ses sentiments de mère, elle n’eut plus qu’une pensée : « L’aurai-je perdu sans le vouloir ? »
– Je suis folle ! dit-elle à ceux qui l’interrogeaient. Mes yeux m’ont trompée ! Ce jeune homme n’est pas mon enfant ! Il n’avait pas sa voix ! N’y pensons plus ! Je finirais par le voir partout.
Moins de dix minutes après, un officier tartare se présentait à la maison de poste.
– Marfa Strogoff ? demanda-t-il.
– C’est moi, répondit la vieille femme d’un ton si calme et le visage si tranquille, que les témoins de la rencontre qui venait de se produire ne l’auraient pas reconnue.
– Viens, dit l’officier.
Marfa Strogoff, d’un pas assuré, suivit l’officier tartare et quitta la maison de poste.
Quelques instants après, Marfa Strogoff se trouvait au bivouac de la grande place, en présence d’Ivan Ogareff, auquel tous les détails de cette scène avaient été rapportés immédiatement.
Ivan Ogareff, soupçonnant la vérité, avait voulu interroger lui-même la vieille Sibérienne.
– Ton nom ? demanda-t-il d’un ton rude.
– Marfa Strogoff.
– Tu as un fils ?
– Oui.
– Il est courrier du czar ?
– Oui.
– Où est-il ?
– À Moscou.
– Tu es sans nouvelles de lui ?
– Sans nouvelles.
– Depuis combien de temps ?
– Depuis deux mois.
– Quel est donc ce jeune homme que tu appelais ton fils, il y a quelques instants, au relais de poste ?
– Un jeune Sibérien que j’ai pris pour lui, répondit Marfa Strogoff. C’est le dixième en qui je crois retrouver mon fils depuis que la ville est pleine d’étrangers ! Je crois le voir partout !
– Ainsi ce jeune homme n’était pas Michel Strogoff ?
– Ce n’était pas Michel Strogoff.
– Sais-tu, vieille femme, que je puis te faire torturer jusqu’à ce que tu avoues la vérité ?
– J’ai dit la vérité, et la torture ne me fera rien changer à mes paroles.
– Ce Sibérien n’était pas Michel Strogoff ? demanda une seconde fois Ivan Ogareff.
– Non ! Ce n’était pas lui, répondit une seconde fois Marfa Strogoff. Croyez-vous que pour rien au monde je renierais un fils comme celui que Dieu m’a donné ?
Ivan Ogareff regarda d’un œil méchant la vieille femme qui le bravait en face. Il ne doutait pas qu’elle n’eût reconnu son fils dans ce jeune Sibérien. Or, si ce fils avait d’abord renié sa mère, et si sa mère le reniait à son tour, ce ne pouvait être que par un motif des plus graves.
Donc, pour Ivan Ogareff, il n’était plus douteux que le prétendu Nicolas Korpanoff ne fût Michel Strogoff, courrier du czar, se cachant sous un faux nom, et chargé de quelque mission qu’il eût été capital pour lui de connaître. Aussi donna-t-il immédiatement ordre de se mettre à sa poursuite. Puis :
– Que cette femme soit dirigée sur Tomsk, dit-il en se retournant vers Marfa Strogoff.
Et, pendant que les soldats l’entraînaient avec brutalité, il ajouta entre ses dents :
– Quand le moment sera venu, je saurai bien la faire parler, cette vieille sorcière !
XV. Les marais de la Baraba
Il était heureux que Michel Strogoff eût si brusquement quitté le relais. Les ordres d’Ivan Ogareff avaient été aussitôt transmis à toutes les issues de la ville, et son signalement envoyé à tous les chefs de poste, afin qu’il ne pût sortir d’Omsk. Mais, à ce moment, il avait déjà franchi une des brèches de l’enceinte, son cheval courait la steppe, et, n’ayant pas été immédiatement poursuivi, il devait réussir à s’échapper.
C’était le 29 juillet, à huit heures du soir, que Michel Strogoff avait quitté Omsk. Cette ville se trouve à peu près à mi-route de Moscou à Irkoutsk, où il lui fallait arriver sous dix jours, s’il voulait devancer les colonnes tartares. Évidemment, le déplorable hasard qui l’avait mis en présence de sa mère avait trahi son incognito. Ivan Ogareff ne pouvait plus ignorer qu’un courrier du czar venait de passer à Omsk, se dirigeant sur Irkoutsk. Les dépêches que portait ce courrier devaient avoir une importance extrême. Michel Strogoff savait donc que l’on ferait tout pour s’emparer de lui.
Mais ce qu’il ne savait pas, ce qu’il ne pouvait savoir, c’est que Marfa Strogoff était aux mains d’Ivan Ogareff, et qu’elle allait payer, de sa vie peut-être, le mouvement qu’elle n’avait pu retenir en se trouvant soudain en présence de son fils ! Et il était heureux qu’il l’ignorât ! Eût-il pu résister à cette nouvelle épreuve.
Michel Strogoff pressait donc son cheval, lui communiquant toute l’impatience fiévreuse qui le dévorait, ne lui demandant qu’une chose, c’était de le porter rapidement jusqu’à un nouveau relais, où il pût l’échanger contre un attelage plus rapide.
À minuit, il avait franchi soixante-dix verstes et s’arrêtait à la station de Koulikovo. Mais là, ainsi qu’il le craignait, il ne trouva ni chevaux, ni voitures. Quelques détachements tartares avaient dépassé la grande route de la steppe, Tout avait été volé ou réquisitionné, soit dans les villages, soit dans les maisons de poste. C’est à peine si Michel Strogoff put obtenir quelque nourriture pour son cheval et pour lui.
Il lui importait donc de le ménager, ce cheval, car il ne savait plus quand et comment il pourrait le remplacer. Cependant, voulant mettre le plus grand espace possible entre lui et les cavaliers qu’Ivan Ogareff devait avoir lancés à sa poursuite, il résolut de pousser plus avant. Après une heure de repos, il reprit donc sa course à travers la steppe.
Jusqu’alors les circonstances atmosphériques avaient heureusement favorisé le voyage du courrier du czar. La température était supportable. La nuit, très courte à cette époque, mais éclairée de cette demi-clarté de la lune qui se tamise à travers les nuages, rendait la route praticable. Michel Strogoff allait, d’ailleurs, en homme sûr de son chemin, sans un doute, sans une hésitation. Malgré les pensées douloureuses qui l’obsédaient, il avait conservé une extrême lucidité d’esprit et marchait à son but, comme si ce but eût été visible à l’horizon. Lorsqu’il s’arrêtait un instant, à quelque tournant de la route, c’était pour laisser reprendre haleine à son cheval. Alors, il mettait pied à terre, pour le soulager un instant, puis il posait son oreille sur le sol et écoutait si quelque bruit de galop ne se propageait pas à la surface de la steppe. Quand il n’avait perçu aucun son suspect, il reprenait sa marche en avant.
Ah ! si toute cette contrée sibérienne eût été envahie par la nuit polaire, cette nuit permanente de plusieurs mois ! Il en était à le désirer, pour la franchir plus sûrement.
Le 30 juillet, à neuf heures du matin, Michel Strogoff dépassait la station de Touroumoff et se jetait dans la contrée marécageuse de la Baraba.
Là, sur un espace de trois cents verstes, les difficultés naturelles pouvaient être extrêmement grandes. Il le savait, mais il savait aussi qu’il les surmonterait quand même.
Ces vastes marais de la Baraba, compris du nord au sud entre le soixantième et le cinquante-deuxième parallèle, servent de réservoir à toutes les eaux pluviales qui ne trouvent d’écoulement ni vers l’Obi, ni vers l’Irtyche. Le sol de cette vaste dépression est entièrement argileux, par conséquent imperméable, de telle sorte que les eaux y séjournent et en font une région très difficile à traverser pendant la saison chaude.
Là, cependant, passe la route d’Irkoutsk, et c’est au milieu de mares, d’étangs, de lacs, de marais dont le soleil provoque les exhalaisons malsaines, qu’elle se développe, pour la plus grande fatigue et souvent pour le plus grand danger du voyageur.
En hiver, lorsque le froid a solidifié tout ce qui est liquide, lorsque la neige a nivelé le sol et condensé les miasmes, les traîneaux peuvent facilement et impunément glisser sur la croûte durcie de la Baraba. Les chasseurs fréquentent assidûment alors la giboyeuse contrée, à la poursuite des martres, des zibelines et de ces précieux renards dont la fourrure est si recherchée. Mais, pendant l’été, le marais redevient fangeux, pestilentiel, impraticable même, lorsque le niveau des eaux est trop élevé.
Michel Strogoff lança son cheval au milieu d’une prairie tourbeuse, que ne revêtait plus ce gazon demi-ras de la steppe, dont les immenses troupeaux sibériens se nourrissent exclusivement. Ce n’était plus la prairie sans limites, mais une sorte d’immense taillis de végétaux arborescents.
Le gazon s’élevait alors à cinq ou six pieds de hauteur. L’herbe avait fait place aux plantes marécageuses, auxquelles l’humidité, aidée de la chaleur estivale, donnait des proportions gigantesques. C’étaient principalement des joncs et des butomes, qui formaient un réseau inextricable, un impénétrable treillis, parsemé de mille fleurs, remarquables par la vivacité de leurs couleurs, entre lesquelles brillaient des lis et des iris, dont les parfums se mêlaient aux buées chaudes qui s’évaporaient du sol.
Michel Strogoff, galopant entre ces taillis de joncs, n’était plus visible des marais qui bordaient la route. Les grandes herbes montaient plus haut que lui, et son passage n’était marqué que par le vol d’innombrables oiseaux aquatiques, qui se levaient sur la lisière du chemin et s’éparpillaient par groupes criards dans les profondeurs du ciel.
Cependant, la route était nettement tracée. Ici, elle s’allongeait directement entre l’épais fourré des plantes marécageuses ; là, elle contournait les rives sinueuses de vastes étangs, dont quelques-uns, mesurant plusieurs verstes de longueur et de largeur, ont mérité le nom de lacs. En d’autres endroits, il n’avait pas été possible d’éviter les eaux stagnantes que le chemin traversait, non sur des ponts, mais sur des plates-formes branlantes, ballastées d’épaisses couches d’argile, et dont les madriers tremblaient comme une planche trop faible jetée au-dessus d’un abîme. Quelques-unes de ces plates-formes se prolongeaient sur un espace de deux à trois cents pieds, et plus d’une fois, les voyageurs, ou tout au moins les voyageuses des tarentass, y ont éprouvé un malaise analogue au mal de mer.
Michel Strogoff, lui, que le sol fût solide ou qu’il fléchît sous ses pieds, courait toujours sans s’arrêter, sautant les crevasses qui s’ouvraient entre les madriers pourris ; mais, si vite qu’ils allassent, le cheval et le cavalier ne purent échapper aux piqûres de ces insectes diptères, qui infestent ce pays marécageux.
Les voyageurs obligés de traverser la Baraba, pendant l’été, ont le soin de se munir de masques de crins, auxquels se rattache une cotte de mailles en fil de fer très ténu, qui leur couvre les épaules. Malgré ces précautions, il en est peu qui ne ressortent de ces marais sans avoir la figure, le cou, les mains criblés de points rouges. L’atmosphère semble y être hérissée de fines aiguilles, et on serait fondé à croire qu’une armure de chevalier ne suffirait pas à protéger contre le dard de ces diptères. C’est là une funeste région, que l’homme dispute chèrement aux tipules, aux cousins, aux maringouins, aux taons, et même à des milliards d’insectes microscopiques, qui ne sont pas visibles à l’œil nu ; mais, si on ne les voit pas, on les sent à leurs intolérables piqûres, auxquelles les chasseurs sibériens les plus endurcis n’ont jamais pu se faire.
Le cheval de Michel Strogoff, talonné par ces venimeux diptères, bondissait comme si les molettes de mille éperons lui fussent entrées dans le flanc. Pris d’une rage folle, il s’emportait, il s’emballait, il franchissait verste sur verste, avec la vitesse d’un express, se battant les flancs de sa queue, cherchant dans la rapidité de sa course un adoucissement à son supplice.
Il fallait être un aussi bon cavalier que Michel Strogoff pour ne pas être désarçonné par les réactions de son cheval, ses arrêts brusques, les sauts qu’il faisait pour échapper à l’aiguillon des diptères. Devenu insensible, pour ainsi dire, à la douleur physique, comme s’il eût été sous l’influence d’une anesthésie permanente, ne vivant plus que par le désir d’arriver à son but, coûte que coûte, il ne voyait qu’une chose dans cette course insensée, c’est que la route fuyait rapidement derrière lui.
Qui croirait que cette contrée de la Baraba, si malsaine pendant les chaleurs, pût donner asile à une population quelconque ?
Cela était, cependant. Quelques hameaux sibériens apparaissaient de loin en loin entre les joncs gigantesques. Hommes, femmes, enfants, vieillards, revêtus de peaux de bêtes, la figure recouverte de vessies enduites de poix, faisaient paître de maigres troupeaux de moutons ; mais, pour préserver ces animaux de l’atteinte des insectes, ils les tenaient sous le vent de foyers de bois vert, qu’ils alimentaient nuit et jour, et dont l’âcre fumée se propageait lentement au-dessus de l’immense marécage.
Lorsque Michel Strogoff sentait que son cheval, rompu de fatigue, était sur le point de s’abattre, il s’arrêtait à l’un de ces misérables hameaux, et là, oublieux de ses propres fatigues, il frottait lui-même les piqûres du pauvre animal avec de la graisse chaude, selon la coutume sibérienne ; puis, il lui donnait une bonne ration de fourrage, et ce n’était qu’après l’avoir bien pansé, bien pourvu, qu’il songeait à lui-même, qu’il réparait ses forces, en mangeant quelque morceau de pain et de viande, en buvant quelque verre de kwass. Une heure après, deux heures au plus, il reprenait à toute vitesse l’interminable route d’Irkoutsk.
Quatre-vingt-dix verstes furent ainsi franchies depuis Touroumoff, et le 30 juillet, à quatre heures du soir, Michel Strogoff, insensible à toute fatigue, arrivait à Elamsk.
Là, il fallut donner une nuit de repos à son cheval. Le courageux animal n’eût pu continuer plus longtemps ce voyage.
À Elamsk, pas plus qu’ailleurs, il n’existait aucun moyen de transport. Pour les mêmes raisons qu’aux bourgades précédentes, voitures ou chevaux, tout manquait.
Elamsk, petite ville que les Tartares n’avaient pas encore visitée, était presque entièrement dépeuplée, car elle pouvait être facilement envahie par le sud, et difficilement secourue par le nord. Aussi, relais de poste, bureaux de police, hôtel du gouvernement, étaient-ils abandonnés par ordre supérieur, et, d’une part les fonctionnaires, de l’autre les habitants en mesure d’émigrer, s’étaient-ils retirés à Kamsk, au centre de la Baraba.
Michel Strogoff dut donc se résigner à passer la nuit à Elamsk, pour permettre à son cheval de se reposer pendant douze heures. Il se rappelait les recommandations qui lui avaient été faites à Moscou : traverser la Sibérie incognito, arriver quand même à Irkoutsk, mais, dans une certaine mesure, ne pas sacrifier la réussite à la rapidité du voyage, et, par conséquent, il devait ménager l’unique moyen de transport qui lui restât.
Le lendemain, Michel Strogoff quittait Elamsk au moment où l’on signalait les premiers éclaireurs tartares, à dix verstes en arrière, sur la route de la Baraba, et il s’élançait de nouveau à travers la marécageuse contrée. La route était plane, ce qui la rendait plus facile, mais très sinueuse, ce qui l’allongeait. Impossible, d’ailleurs, de la quitter pour courir en droite ligne à travers cet infranchissable réseau des étangs et des mares.
Le surlendemain, 1er août, cent vingt verstes plus loin, à midi, Michel Strogoff arrivait au bourg de Spaskoë, et, à deux heures, il faisait halte à celui de Pokrowskoë.
Son cheval, surmené depuis son départ d’Elamsk, n’aurait pas pu faire un pas de plus.
Là, Michel Strogoff dut perdre encore, pour un repos forcé, la fin de cette journée et la nuit tout entière ; mais, reparti le lendemain matin, toujours courant à travers le sol à demi inondé, le 2 août, à quatre heures du soir, après une étape de soixante-quinze verstes, il atteignit Kamsk.
Le pays avait changé. Cette petite bourgade de Kamsk est comme une île, habitable et saine, située au milieu de l’inhabitable contrée. Elle occupe le centre même de la Baraba. Là, grâce aux assainissements obtenus par la canalisation du Tom, affluent de l’Irtyche qui passe à Kamsk, les marécages pestilentiels se sont transformés en pâturages de la plus grande richesse. Cependant, ces améliorations n’ont pas encore tout à fait triomphé des fièvres qui, pendant l’automne, rendent dangereux le séjour de cette ville. Mais c’est encore là que les indigènes de la Baraba cherchent un refuge, lorsque les miasmes paludéens les chassent des autres parties de la province.
L’émigration provoquée par l’invasion tartare n’avait pas encore dépeuplé la petite ville de Kamsk. Ses habitants se croyaient probablement en sûreté au centre de la Baraba, ou, du moins, ils pensaient avoir le temps de fuir, s’ils étaient directement menacés.
Michel Strogoff, quelque désir qu’il en eût, ne put donc apprendre aucune nouvelle en cet endroit. C’est à lui, plutôt, que le gouverneur se fut adressé, s’il eût connu la véritable qualité du prétendu marchand d’Irkoutsk. Kamsk, en effet, par sa situation même, semblait être en dehors du monde sibérien et des graves événements qui le troublaient.
D’ailleurs, Michel Strogoff ne se montra que peu ou pas. Être inaperçu ne lui suffisait plus, il eût voulu être invisible. L’expérience du passé le rendait de plus en plus circonspect pour le présent et l’avenir. Aussi se tint-il à l’écart et, peu soucieux de courir les rues de la bourgade, ne voulut-il même pas quitter l’auberge dans laquelle il était descendu.
Michel Strogoff aurait pu trouver une voiture à Kamsk et remplacer par un véhicule plus commode le cheval qui le portait depuis Omsk. Mais, après mûre réflexion, il craignit que l’achat d’un tarentass n’attirât l’attention sur lui, et, tant qu’il n’aurait pas dépassé la ligne maintenant occupée par les Tartares, ligne qui coupait la Sibérie à peu près suivant la vallée de l’Irtyche, il ne voulait pas risquer de donner prise aux soupçons.
D’ailleurs, pour achever la difficile traversée de la Baraba, pour fuir à travers le marécage, au cas où quelque danger l’eût menacé trop directement, pour distancer des cavaliers lancés à sa poursuite, pour se jeter, s’il le fallait, même au plus épais du fourré des joncs, un cheval valait évidemment mieux qu’une voiture. Plus tard, au-delà de Tomsk, ou même de Krasnoiarsk, dans quelque centre important de la Sibérie occidentale, Michel Strogoff verrait ce qu’il conviendrait de faire.
Quant à son cheval, il n’eut même pas la pensée de l’échanger contre un autre. Il était fait à ce vaillant animal. Il savait ce qu’il en pouvait tirer. En l’achetant à Omsk, il avait eu la main heureuse, et, en l’amenant chez ce maître de poste, c’était un grand service que lui avait rendu le généreux moujik. D’ailleurs, si Michel Strogoff s’était déjà attaché à son cheval, celui-ci semblait se faire peu à peu aux fatigues d’un tel voyage, et, à la condition de lui réserver quelques heures de repos, son cavalier pouvait espérer qu’il irait jusqu’au-delà des provinces envahies.
Donc, pendant la soirée et pendant la nuit du au 3 août, Michel Strogoff resta confiné dans son auberge, à l’entrée de la ville, auberge peu fréquentée et à l’abri des importuns ou des curieux.
Brisé par la fatigue, il se coucha, après avoir veillé à ce que son cheval ne manquât de rien ; mais il ne put dormir que d’un sommeil intermittent. Trop de souvenirs, trop d’inquiétudes l’assaillaient à la fois. L’image de sa vieille mère, celle de sa jeune et intrépide compagne, laissées derrière lui, sans protection, passaient alternativement devant son esprit et s’y confondaient souvent dans une même pensée.
Puis, il revenait à la mission qu’il avait juré de remplir. Ce qu’il voyait depuis son départ de Moscou lui en montrait de plus en plus l’importance. Le mouvement était extrêmement grave, et la complicité d’Ogareff le rendait plus redoutable encore. Et, quand ses regards tombaient sur la lettre revêtue du cachet impérial, – cette lettre, qui sans doute contenait le remède à tant de maux, le salut de tout ce pays déchiré par la guerre, – Michel Strogoff sentait en lui comme un désir farouche de s’élancer à travers la steppe, de franchir à vol d’oiseau la distance qui le séparait d’Irkoutsk, d’être aigle pour s’élever au-dessus des obstacles, d’être ouragan pour passer à travers les airs avec une rapidité de cent verstes à l’heure, d’arriver enfin en face du grand-duc et de lui crier : « Altesse, de la part de Sa Majesté le czar ! »
Le lendemain matin, à six heures, Michel Strogoff repartit avec l’intention de faire dans cette journée les quatre-vingts verstes (85 kilomètres) qui séparent Kamsk du hameau d’Oubinsk. Au-delà d’un rayon de vingt verstes, il retrouva la marécageuse Baraba, qu’aucune dérivation n’asséchait plus, et dont le sol était souvent noyé sous un pied d’eau. La route était alors difficile à reconnaître, mais, grâce à son extrême prudence, cette traversée ne fut marquée par aucun accident.
Michel Strogoff, arrivé à Oubinsk, laissa son cheval reposer pendant toute la nuit, car il voulait, dans la journée suivante, enlever sans débrider les cent verstes qui se développent entre Oubinsk et Ikoulskoë. Il partit donc dès l’aube, mais, malheureusement, dans cette partie, le sol de la Baraba fut de plus en plus détestable.
En effet, entre Oubinsk et Kamakova, les pluies, très abondantes quelques semaines auparavant, s’étaient conservées dans cette étroite dépression comme dans une imperméable cuvette. Il n’y avait même plus solution de continuité à cet interminable réseau des mares, des étangs et des lacs. L’un de ces lacs, – assez considérable pour avoir mérité d’être admis à la nomenclature géographique, – ce Tchang, chinois par son nom, dut être côtoyé sur une largeur de plus de vingt verstes et au prix de difficultés extrêmes. De là quelques retards que toute l’impatience de Michel Strogoff ne pouvait empêcher. Il avait d’ailleurs été bien avisé en ne prenant pas une voiture à Kamsk, car son cheval passa là où aucun véhicule n’aurait pu passer.
Le soir, à neuf heures, Michel Strogoff, arrivé à Ikoulskoë, s’y arrêta pendant toute la nuit. Dans ce bourg perdu de la Baraba, les nouvelles de la guerre faisaient absolument défaut. Par sa nature même, cette portion de la province, placée dans la fourche que formaient les deux colonnes tartares en se bifurquant l’une sur Omsk, l’autre sur Tomsk, avait échappé jusqu’ici aux horreurs de l’invasion.
Mais les difficultés naturelles allaient enfin s’amoindrir, car, s’il n’éprouvait aucun retard, Michel Strogoff devait, dès le lendemain, avoir quitté la Baraba. Il retrouverait alors une route praticable, lorsqu’il aurait franchi les cent vingt-cinq verstes (133 kilomètres) qui le séparaient encore de Kolyvan.
Arrivé à ce bourg important, il ne serait plus qu’à une égale distance de Tomsk. Il prendrait alors conseil des circonstances, et, très probablement, il se déciderait à tourner cette ville, que Féofar-Khan occupait, si les nouvelles étaient exactes.
Mais si ces bourgs, tels qu’Ikoulskoë, tels que Karguinsk, qu’il dépassa le lendemain, étaient relativement tranquilles, grâce à leur situation dans la Baraba, où les colonnes tartares eussent difficilement manœuvré, n’était-il pas à craindre que, sur les rives plus riches de l’Obi, Michel Strogoff, n’ayant plus à redouter d’obstacles physiques, n’eût tout à appréhender de l’homme ? cela était vraisemblable. Toutefois, s’il le fallait, il n’hésiterait pas à se jeter hors de la route d’Irkoutsk. À voyager alors à travers la steppe, il risquerait évidemment de se trouver sans ressource. Là, en effet, plus de chemin tracé, plus de villes ni de villages. À peine quelques fermes isolées, ou simples huttes de pauvres gens, hospitaliers sans doute, mais chez lesquels se trouverait à peine le nécessaire ! Cependant, il n’y aurait pas à hésiter.
Enfin, vers trois heures et demie du soir, après avoir dépassé la station de Kargatsk, Michel Strogoff quittait les dernières dépressions de la Baraba, et le sol dur et sec du territoire sibérien sonnait de nouveau sous le pied de son cheval.
Il avait quitté Moscou le 15 juillet. Donc, ce jour-là, 5 août, en y comprenant plus de soixante-dix heures perdues sur les bords de l’Irtyche, vingt et un jours s’étaient écoulés depuis son départ.
Quinze cents verstes le séparaient encore d’Irkoutsk.