Kitabı oku: «Michel Strogoff», sayfa 5
VI. Frère et sœur
Ces mesures, très funestes pour les intérêts privés, les circonstances les justifiaient absolument.
« Défense à tout sujet russe de sortir de la province », si Ivan Ogareff était encore dans la province, c’était l’empêcher, non sans d’extrêmes difficultés tout au moins, de rejoindre Féofar-Khan, et enlever au chef tartare un lieutenant redoutable.
« Ordre à tous étrangers d’origine asiatique de quitter la province dans les vingt-quatre heures », c’était éloigner en bloc ces trafiquants venus de l’Asie centrale, ainsi que ces bandes de bohémiens, de gypsies, de tsiganes, qui ont plus ou moins d’affinités avec les populations tartares ou mongoles et que la foire y avait réunis. Autant de têtes, autant d’espions, et leur expulsion était certainement commandée par l’état des choses.
Mais on comprend aisément l’effet de ces deux coups de foudre, tombant sur la ville de Nijni-Novgorod, nécessairement plus visée et plus atteinte qu’aucune autre.
Ainsi donc, les nationaux que des affaires eussent appelés au-delà des frontières sibériennes ne pouvaient plus quitter la province, momentanément du moins. La teneur du premier article de l’arrêté était formelle. Il n’admettait aucune exception. Tout intérêt privé devait s’effacer devant l’intérêt général.
Quant au second article de l’arrêté, l’ordre d’expulsion qu’il contenait était aussi sans réplique. Il ne concernait point d’autres étrangers que ceux qui étaient d’origine asiatique, mais ceux-ci n’avaient plus qu’à réemballer leurs marchandises et à reprendre la route qu’ils venaient de parcourir. Quant à tous ces saltimbanques, dont le nombre était considérable, et qui avaient près de mille verstes à franchir pour atteindre la frontière la plus rapprochée, c’était pour eux la misère à bref délai.
Aussi s’éleva-t-il tout d’abord, contre cette mesure insolite, un murmure de protestation, un cri de désespoir, que la présence des Cosaques et des agents de la police eut promptement réprimé.
Et presque aussitôt ce qu’on pourrait appeler le déménagement de cette vaste plaine commença. Les toiles tendues devant les échoppes se replièrent ; les théâtres forains s’en allèrent par morceaux ; les danses et les chants cessèrent ; les parades se turent ; les feux s’éteignirent ; les cordes des équilibristes se détendirent ; les vieux chevaux poussifs de ces demeures ambulantes revinrent des écuries aux brancards. Agents et soldats, le fouet ou la baguette à la main, stimulaient les retardataires et ne se gênaient point d’abattre les tentes, avant même que les pauvres bohèmes les eussent quittées. Évidemment, sous l’influence de ces mesures, avant le soir, la place de Nijni-Novgorod serait entièrement évacuée, et au tumulte du grand marché succéderait le silence du désert.
Et encore faut-il le répéter, – car c’était une aggravation obligée de ces mesures, – à tous ces nomades que le décret d’exclusion frappait directement, les steppes de la Sibérie étaient même interdites, et il leur faudrait se jeter dans le sud de la mer Caspienne, soit en Perse, soit en Turquie, soit dans les plaines du Turkestan. Les postes de l’Oural et des montagnes qui forment comme le prolongement de ce fleuve sur la frontière russe ne leur eussent pas permis de passer. C’était donc un millier de verstes qu’ils étaient dans la nécessité de parcourir, avant de pouvoir fouler un sol libre.
Au moment où la lecture de l’arrêté avait été faite par le maître de police, Michel Strogoff fut frappé d’un rapprochement qui surgit instinctivement dans son esprit.
« Singulière coïncidence ! pensa-t-il, entre cet arrêté qui expulse les étrangers originaires de l’Asie et les paroles échangées cette nuit entre ces deux bohémiens de race tsigane. « C’est le Père lui-même qui nous envoie où nous voulons aller ! » a dit ce vieillard. Mais « le Père », c’est l’empereur ! On ne le désigne pas autrement dans le peuple ! Comment ces bohémiens pouvaient-ils prévoir la mesure prise contre eux, comment l’ont-ils connue d’avance, et où veulent-ils donc aller ? Voilà des gens suspects, et auxquels l’arrêté du gouverneur me paraît, cependant, devoir être plus utile que nuisible ! »
Mais cette réflexion, fort juste à coup sûr, fut coupée net par une autre qui devait chasser toute autre pensée de l’esprit de Michel Strogoff. Il oublia les tsiganes, leurs propos suspects, l’étrange coïncidence qui résultait de la publication de l’arrêté… Le souvenir de la jeune Livonienne venait de se présenter soudain à lui.
« La pauvre enfant ! s’écria-t-il comme malgré lui. Elle ne pourra plus franchir la frontière ! »
En effet, la jeune fille était de Riga, elle était Livonienne, Russe par conséquent, elle ne pouvait donc plus quitter le territoire russe ! Ce permis qui lui avait été délivré avant les nouvelles mesures n’était évidemment plus valable. Toutes les routes de la Sibérie venaient de lui être impitoyablement fermées, et, quel que fût le motif qui la conduisît à Irkoutsk, il lui était dès à présent interdit de s’y rendre.
Cette pensée préoccupa vivement Michel Strogoff. Il s’était dit, vaguement d’abord, que, sans rien négliger de ce qu’exigeait de lui son importante mission, il lui serait possible, peut-être, d’être de quelque secours à cette brave enfant, et cette idée lui avait souri. Connaissant les dangers qu’il aurait personnellement à affronter, lui, homme énergique et vigoureux, dans un pays dont les routes lui étaient cependant familières, il ne pouvait pas méconnaître que ces dangers seraient infiniment plus redoutables pour une jeune fille. Puisqu’elle se rendait à Irkoutsk, elle aurait à suivre la même route que lui, elle serait obligée de passer au milieu des hordes des envahisseurs, comme il allait tenter de le faire lui-même. Si, en outre, et selon toute probabilité, elle n’avait à sa disposition que les ressources nécessaires à un voyage entrepris pour des circonstances ordinaires, comment parviendrait-elle à l’accomplir dans les conditions que les événements allaient rendre non seulement périlleuses, mais coûteuses ?
« Eh bien ! s’était-il dit, puisqu’elle prend la route de Perm, il est presque impossible que je ne la rencontre pas. Donc, je pourrai veiller sur elle sans qu’elle s’en doute, et, comme elle m’a tout l’air d’être aussi pressée que moi d’arriver à Irkoutsk, elle ne me causera aucun retard. »
Mais une pensée en amène une autre. Michel Strogoff n’avait raisonné jusque-là que dans l’hypothèse d’une bonne action à faire, d’un service à rendre. Une idée nouvelle venait de naître dans son cerveau, et la question se présenta à lui sous un tout autre aspect.
« Au fait, se dit-il, mais je puis avoir besoin d’elle plus qu’elle n’aurait besoin de moi. Sa présence peut ne pas m’être inutile et servirait à déjouer tout soupçon à mon égard. Dans l’homme courant seul à travers la steppe, on peut plus aisément deviner le courrier du czar. Si, au contraire, cette jeune fille m’accompagne, je serai bien mieux aux yeux de tous le Nicolas Korpanoff de mon podaroshna. Donc, il faut qu’elle m’accompagne ! Donc, il faut qu’à tout prix je la retrouve ! Il n’est pas probable que depuis hier soir elle ait pu se procurer quelque voiture pour quitter Nijni-Novgorod. Cherchons-la, et que Dieu me conduise ! »
Michel Strogoff quitta la grande place de Nijni-Novgorod, où le tumulte, produit par l’exécution des mesures prescrites, atteignait en ce moment à son comble. Récriminations des étrangers proscrits, cris des agents et des Cosaques qui les brutalisaient, c’était un tumulte indescriptible. La jeune fille qu’il cherchait ne pouvait être là.
Il était neuf heures du matin. Le steam-boat ne partait qu’à midi. Michel Strogoff avait donc environ deux heures à employer pour retrouver celle dont il voulait faire sa compagne de voyage.
Il traversa de nouveau le Volga et parcourut les quartiers de l’autre rive, où la foule était bien moins considérable. Il visita, on pourrait dire rue par rue, la ville haute et la ville basse. Il entra dans les églises, refuge naturel de tout ce qui pleure, de tout ce qui souffre. Nulle part il ne rencontra la jeune Livonienne.
« Et cependant, répétait-il, elle ne peut encore avoir quitté Nijni-Novgorod. Cherchons toujours ! »
Michel Strogoff erra ainsi pendant deux heures. Il allait sans s’arrêter, il ne sentait pas la fatigue, il obéissait à un sentiment impérieux qui ne lui permettait plus de réfléchir. Le tout vainement.
Il lui vint alors à l’esprit que la jeune fille n’avait peut-être pas eu connaissance de l’arrêté, – circonstance improbable, cependant, car un tel coup de foudre n’avait pu éclater sans être entendu de tous. Intéressée, évidemment, à connaître les moindres nouvelles qui venaient de la Sibérie, comment aurait-elle pu ignorer les mesures prises par le gouverneur, mesures qui la frappaient si directement ?
Mais enfin, si elle les ignorait, elle viendrait donc, dans quelques heures, au quai d’embarquement, et, là, quelque agent impitoyable lui refuserait brutalement passage ! Il fallait à tout prix que Michel Strogoff la vît auparavant, et qu’elle pût, grâce à lui, éviter cet échec.
Mais ses recherches furent vaines, et il eut bientôt perdu tout espoir de la retrouver.
Il était alors onze heures. Michel Strogoff, bien qu’en toute autre circonstance cela eût été inutile, songea à présenter son podaroshna aux bureaux du maître de police. L’arrêté ne pouvait évidemment le concerner, puisque le cas était prévu pour lui, mais il voulait s’assurer que rien ne s’opposerait à sa sortie de la ville.
Michel Strogoff dut donc retourner sur l’autre rive du Volga, dans le quartier où se trouvaient les bureaux du maître de police.
Là, il y avait grande affluence, car si les étrangers avaient ordre de quitter la province, ils n’en étaient pas moins soumis à certaines formalités pour partir. Sans cette précaution, quelque Russe, plus ou moins compromis dans le mouvement tartare, aurait pu, grâce à un déguisement, passer la frontière, – ce que l’arrêté prétendait empêcher. On vous renvoyait, mais encore fallait-il que vous eussiez la permission de vous en aller.
Donc, bateleurs, bohémiens, zingaris, tsiganes, mêlés aux marchands de la Perse, de la Turquie, de l’Inde, du Turkestan, de la Chine, encombraient la cour et les bureaux de la maison de police.
Chacun se hâtait, car les moyens de transport allaient être singulièrement recherchés de cette foule de gens expulsés, et ceux qui s’y prendraient trop tard courraient grand risque de ne pas être en mesure de quitter la ville dans le délai prescrit, – ce qui les eût exposés à quelque brutale intervention des agents du gouverneur.
Michel Strogoff, grâce à la vigueur de ses coudes, put traverser la cour. Mais entrer dans les bureaux et parvenir jusqu’au guichet des employés, c’était une besogne bien autrement difficile. Cependant, un mot qu’il dit à l’oreille d’un inspecteur et quelques roubles donnés à propos furent assez puissants pour lui faire obtenir passage.
L’agent, après l’avoir introduit dans la salle d’attente, alla prévenir un employé supérieur.
Michel Strogoff ne pouvait donc tarder à être en règle avec la police et libre de ses mouvements.
En attendant, il regarda autour de lui. Et que vit-il ?
Là, sur un banc, tombée plutôt qu’assise, une jeune fille, en proie à un muet désespoir, bien qu’il pût à peine voir sa figure, dont le profil seul se dessinait sur la muraille.
Michel Strogoff ne s’était pas trompé. Il venait de reconnaître la jeune Livonienne.
Ne connaissant pas l’arrêté du gouverneur, elle était venue au bureau de police pour faire viser son permis !… On lui avait refusé le visa. Sans doute elle était autorisée à se rendre à Irkoutsk, mais l’arrêté était formel, il annulait toute autorisation antérieure, et les routes de la Sibérie lui étaient fermées.
Michel Strogoff, très heureux de l’avoir enfin retrouvée, s’approcha de la jeune fille.
Celle-ci le regarda un instant, et son visage s’éclaira d’une lueur fugitive en revoyant son compagnon de voyage. Elle se leva, par instinct, et, comme un naufragé qui se raccroche à une épave, elle allait lui demander assistance…
En ce moment, l’agent toucha l’épaule de Michel Strogoff.
– Le maître de police vous attend, dit-il.
– Bien, répondit Michel Strogoff.
Et, sans dire un mot à celle qu’il avait tant cherchée depuis la veille, sans la rassurer d’un geste qui eût pu compromettre et elle et lui-même, il suivit l’agent à travers les groupes compacts.
La jeune Livonienne, voyant disparaître celui-là seul qui eût pu peut-être lui venir en aide, retomba sur son banc.
Trois minutes ne s’étaient pas écoulées, que Michel Strogoff reparaissait dans la salle, accompagné d’un agent. Il tenait à la main son podaroshna, qui lui faisait libres les routes de la Sibérie.
Il s’approcha alors de la jeune Livonienne, et, lui tendant la main :
– Sœur… dit-il.
Elle comprit ! Elle se leva, comme si quelque soudaine inspiration ne lui eût pas permis d’hésiter !
– Sœur, répéta Michel Strogoff, nous sommes autorisés à continuer notre voyage à Irkoutsk. Viens-tu ?
– Je te suis, frère, répondit la jeune fille, en mettant sa main dans la main de Michel Strogoff.
Et tous deux quittèrent la maison de police.
VII. En descendant le Volga
Un peu avant midi, la cloche du steam-boat attirait à l’embarcadère du Volga un grand concours de monde, puisqu’il y avait là ceux qui partaient et ceux qui auraient voulu partir. Les chaudières du Caucase étaient en pression suffisante. Sa cheminée ne laissait plus échapper qu’une fumée légère, tandis que l’extrémité du tuyau d’échappement et le couvercle des soupapes se couronnaient de vapeur blanche.
Il va sans dire que la police surveillait le départ du Caucase, et se montrait impitoyable à ceux des voyageurs qui ne se trouvaient pas dans les conditions voulues pour quitter la ville.
De nombreux Cosaques allaient et venaient sur le quai, prêts à prêter main-forte aux agents, mais ils n’eurent point à intervenir, et les choses se passèrent sans résistance.
À l’heure réglementaire, le dernier coup de cloche retentit, les amarres furent larguées, les puissantes roues du steam-boat battirent l’eau de leurs palettes articulées, et le Caucase fila rapidement entre les deux villes dont se compose Nijni-Novgorod.
Michel Strogoff et la jeune Livonienne avaient pris passage à bord du Caucase. Leur embarquement s’était fait sans aucune difficulté. On le sait, le podaroshna, libellé au nom de Nicolas Korpanoff, autorisait ce négociant à être accompagné pendant son voyage en Sibérie. C’était donc un frère et une sœur qui voyageaient sous la garantie de la police impériale.
Tous deux, assis à l’arrière, regardaient fuir la ville, si profondément troublée par l’arrêté du gouverneur.
Michel Strogoff n’avait rien dit à la jeune fille, il ne l’avait pas interrogée. Il attendait qu’elle parlât, s’il lui convenait de parler. Celle-ci avait hâte d’avoir quitté cette ville, dans laquelle, sans l’intervention providentielle de ce protecteur inattendu, elle fût restée prisonnière. Elle ne disait rien, mais son regard remerciait pour elle.
Le Volga, le Rha des anciens, est considéré comme le fleuve le plus considérable de toute l’Europe, et son cours n’est pas inférieur à quatre mille verstes (4300 kilomètres). Ses eaux, assez insalubres dans sa partie supérieure, sont modifiées à Nijni-Novgorod par celles de l’Oka, affluent rapide qui s’échappe des provinces centrales de la Russie.
On a assez justement comparé l’ensemble des canaux et fleuves russes à un arbre gigantesque dont les branches se ramifient sur toutes les parties de l’empire. C’est le Volga qui forme le tronc de cet arbre, et il a pour racines soixante-dix embouchures qui s’épanouissent sur le littoral de la mer Caspienne. Il est navigable depuis Rjef, ville du gouvernement de Tver, c’est-à-dire sur la plus grande partie de son cours.
Les bateaux de la Compagnie de transports entre Perm et Nijni-Novgorod font assez rapidement les trois cent cinquante verstes (373 kilomètres) qui séparent cette ville de la ville de Kazan. Il est vrai que ces steam-boats n’ont qu’à descendre le Volga, lequel ajoute environ deux milles de courant à leur vitesse propre. Mais, lorsqu’ils sont arrivés au confluent de la Kama, un peu au-dessous de Kazan, ils sont forcés d’abandonner le fleuve pour la rivière, dont ils doivent alors remonter le cours jusqu’à Perm. Donc, tout compte établi, et bien que sa machine fût puissante, le Caucase ne devait pas faire plus de seize verstes à l’heure. En réservant une heure d’arrêt à Kazan, le voyage de Nijni-Novgorod à Perm devait donc durer soixante à soixante-deux heures environ.
Ce steam-boat, d’ailleurs, était fort bien aménagé, et les passagers, suivant leur condition ou leurs ressources, y occupaient trois classes distinctes. Michel Strogoff avait eu soin de retenir deux cabines de première classe, de sorte que sa jeune compagne pouvait se retirer dans la sienne et s’isoler quand bon lui semblait.
Le Caucase était très encombré de passagers de toutes catégories. Un certain nombre de trafiquants asiatiques avaient jugé bon de quitter immédiatement Nijni-Novgorod. Dans la partie du steam-boat réservée à la première classe se voyaient des Arméniens en longues robes et coiffés d’espèces de mitres, – des Juifs, reconnaissables à leurs bonnets coniques, – de riches Chinois dans leur costume traditionnel, robe très large, bleue, violette ou noire, ouverte devant et derrière, et recouverte d’une seconde robe à larges manches dont la coupe rappelle celle des popes, – des Turcs, qui portaient encore le turban national, – des Indous, à bonnet carré, avec un simple cordon pour ceinture, et dont quelques-uns, plus spécialement désignés sous le nom de Shikarpouris, tiennent entre leurs mains tout le trafic de l’Asie centrale, – enfin des Tartares, chaussés de bottes agrémentées de soutaches multicolores, et la poitrine plastronnée de broderies. Tous ces négociants avaient dû entasser dans la cale et sur le pont leurs nombreux bagages, dont le transport devait leur coûter cher, car, réglementairement, ils n’avaient droit qu’à un poids de vingt livres par personne.
À l’avant du Caucase étaient groupés des passagers plus nombreux, non seulement des étrangers, mais aussi des Russes, auxquels l’arrêté ne défendait pas de regagner les villes de la province.
Il y avait là des moujiks, coiffés de bonnets ou de casquettes, vêtus d’une chemise à petits carreaux sous leur vaste pelisse, et des paysans du Volga, pantalon bleu fourré dans leurs bottes, chemise de coton rose serrée par une corde, casquette plate ou bonnet de feutre. Quelques femmes, vêtues de robes de cotonnade à fleurs, portaient le tablier à couleurs vives et le mouchoir à dessins rouges sur la tête. C’étaient principalement des passagers de troisième classe, que, très heureusement, la perspective d’un long voyage de retour ne préoccupait pas. En somme, cette partie du pont était fort encombrée. Aussi les passagers de l’arrière ne s’aventuraient-ils guère parmi ces groupes très mélangés, dont la place était marquée sur l’avant des tambours.
Cependant, le Caucase filait de toute la vitesse de ses aubes entre les rives du Volga. Il croisait de nombreux bateaux auxquels des remorqueurs faisaient remonter le cours du fleuve et qui transportaient toutes sortes de marchandises à Nijni-Novgorod. Puis passaient des trains de bois, longs comme ces interminables files de sargasses de l’Atlantique, et des chalands chargés à couler bas, noyés jusqu’au plat-bord. Voyage inutile à présent, puisque la foire venait d’être brusquement dissoute à son début.
Les rives du Volga, éclaboussées par le sillage du steam-boat, se couronnaient de volées de canards qui fuyaient en poussant des cris assourdissants. Un peu plus loin, sur ces plaines sèches, bordées d’aunes, de saules, de trembles, s’éparpillaient quelques vaches d’un rouge foncé, des troupeaux de moutons à toison brune, de nombreuses agglomérations de porcs et de porcelets blancs et noirs. Quelques champs, semés de maigre sarrasin et de seigle, s’étendaient jusqu’à l’arrière-plan de coteaux à demi cultivés, mais qui, en somme, n’offraient aucun point de vue remarquable. Dans ces paysages monotones, le crayon d’un dessinateur, en quête de quelque site pittoresque, n’eût rien trouvé à reproduire.
Deux heures après le départ du Caucase, la jeune Livonienne, s’adressant à Michel Strogoff, lui dit :
– Tu vas à Irkoutsk, frère ?
– Oui, sœur, répondit le jeune homme. Nous faisons tous les deux la même route. Par conséquent, partout où je passerai, tu passeras.
– Demain, frère, tu sauras pourquoi j’ai quitté les rives de la Baltique pour aller au-delà des monts Ourals.
– Je ne te demande rien, sœur.
– Tu sauras tout, répondit la jeune fille, dont les lèvres ébauchèrent un triste sourire. Une sœur ne doit rien cacher à son frère. Mais aujourd’hui, je ne pourrais !… La fatigue, le désespoir m’avaient brisée !
– Veux-tu reposer dans ta cabine ? demanda Michel Strogoff.
– Oui… oui… et demain…
– Viens donc…
Il hésitait à finir sa phrase, comme s’il eût voulu l’achever par le nom de sa compagne, qu’il ignorait encore.
– Nadia, dit-elle en lui tendant la main.
– Viens, Nadia, répondit Michel Strogoff, et use sans façon de ton frère Nicolas Korpanoff.
Et il conduisit la jeune fille à la cabine qui avait été retenue pour elle sur le salon de l’arrière.
Michel Strogoff revint sur le pont, et, avide des nouvelles qui pouvaient peut-être modifier son itinéraire, il se mêla aux groupes de passagers, écoutant, mais ne prenant point part aux conversations. D’ailleurs, si le hasard faisait qu’il fût interrogé et dans l’obligation de répondre, il se donnerait pour le négociant Nicolas Korpanoff, que le Caucase reconduisait à la frontière, car il ne voulait pas que l’on pût se douter qu’une permission spéciale l’autorisait à voyager en Sibérie.
Les étrangers que le steam-boat transportait ne pouvaient évidemment parler que des événements du jour, de l’arrêté et de ses conséquences. Ces pauvres gens, à peine remis des fatigues d’un voyage à travers l’Asie centrale, se voyaient forcés de revenir, et s’ils n’exhalaient pas hautement leur colère et leur désespoir, c’est qu’ils ne l’osaient. Une peur, mêlée de respect, les retenait. Il était possible que des inspecteurs de police, chargés de surveiller les passagers, fussent secrètement embarqués à bord du Caucase, et mieux valait tenir sa langue, l’expulsion, après tout, étant encore préférable à l’emprisonnement dans une forteresse. Aussi, parmi ces groupes, ou l’on se taisait, ou les propos s’échangeaient avec une telle circonspection, qu’on ne pouvait guère en tirer quelque utile renseignement.
Mais si Michel Strogoff n’eut rien à apprendre de ce côté, si même les bouches se fermèrent plus d’une fois à son approche, – car on ne le connaissait pas, – ses oreilles furent bientôt frappées par les éclats d’une voix peu soucieuse d’être ou non entendue.
L’homme à la voix gaie parlait russe, mais avec un accent étranger, et son interlocuteur, plus réservé, lui répondait dans la même langue, qui n’était pas non plus sa langue originelle.
– Comment, disait le premier, comment, vous sur ce bateau, mon cher confrère, vous que j’ai vu à la fête impériale de Moscou, et seulement entrevu à Nijni-Novgorod ?
– Moi-même, répondit le second d’un ton sec.
– Eh bien, franchement, je ne m’attendais pas à être immédiatement suivi par vous, et de si près !
– Je ne vous suis pas, monsieur, je vous précède !
– Précède ! précède ! Mettons que nous marchons de front, du même pas, comme deux soldats à la parade, et, provisoirement du moins, convenons, si vous le voulez, que l’un ne dépassera pas l’autre !
– Je vous dépasserai, au contraire.
– Nous verrons cela, quand nous serons sur le théâtre de la guerre ; mais jusque-là, que diable ! soyons compagnons de route. Plus tard, nous aurons bien le temps et l’occasion d’être rivaux !
– Ennemis.
– Ennemis, soit ! Vous avez dans vos paroles, cher confrère, une précision qui m’est tout particulièrement agréable. Avec vous, au moins, on sait à quoi s’en tenir !
– Où est le mal ?
– Il n’y en a aucun. Aussi, à mon tour, je vous demanderai la permission de préciser notre situation réciproque.
– Vous allez à Perm… comme moi ?
– Comme vous.
– Et, probablement, vous vous dirigerez de Perm sur Ekaterinbourg, puisque c’est la route la meilleure et la plus sûre par laquelle on puisse franchir les monts Ourals ?
– Probablement.
– Une fois la frontière passée, nous serons en Sibérie, c’est-à-dire en pleine invasion.
– Nous y serons !
– Eh bien alors, mais seulement alors, ce sera le moment de dire : « Chacun pour soi, et Dieu pour… »
– Dieu pour moi !
– Dieu pour vous, tout seul ! Très bien ! Mais, puisque nous avons devant nous une huitaine de jours neutres, et puisque très certainement les nouvelles ne pleuvront pas en route, soyons amis jusqu’au moment où nous redeviendrons rivaux.
– Ennemis.
– Oui ! c’est juste, ennemis ! Mais, jusque-là agissons de concert et ne nous entre-dévorons pas ! Je vous promets, d’ailleurs, de garder pour moi tout ce que je pourrai voir…
– Et moi, tout ce que je pourrai entendre.
– Est-ce dit ?
– C’est dit.
– Votre main ?
– La voilà.
Et la main du premier interlocuteur, c’est-à-dire cinq doigts largement ouverts, secoua vigoureusement les deux doigts que lui tendit flegmatiquement le second.
– À propos, dit le premier, j’ai pu, ce matin, télégraphier à ma cousine le texte même de l’arrêté dès dix heures dix-sept minutes.
– Et moi je l’ai adressé au Daily Telegraph dès dix heures treize.
– Bravo, monsieur Blount.
– Trop bon, monsieur Jolivet.
– À charge de revanche !
– Ce sera difficile !
– On essaiera pourtant !
Ce disant, le correspondant français salua familièrement le correspondant anglais, qui, inclinant sa tête, lui rendit son salut avec une raideur toute britannique.
Ces deux chasseurs de nouvelles, l’arrêté du gouverneur ne les concernait pas, puisqu’ils n’étaient ni Russes, ni étrangers d’origine asiatique. Ils étaient donc partis, et s’ils avaient quitté ensemble Nijni-Novgorod, c’est que le même instinct les poussait en avant. Il était donc naturel qu’ils eussent pris le même moyen de transport et qu’ils suivissent la même route jusqu’aux steppes sibériennes. Compagnons de voyage, amis ou ennemis, ils avaient devant eux huit jours avant « que la chasse fût ouverte ». Et alors au plus adroit ! Alcide Jolivet avait fait les premières avances, et, si froidement que ce fût, Harry Blount les avait acceptées.
Quoi qu’il en soit, au dîner de ce jour, le Français, toujours ouvert et même un peu loquace, l’Anglais, toujours fermé, toujours gourmé, trinquaient à la même table, en buvant un Cliquot authentique, à six roubles la bouteille, généreusement fait avec la sève fraîche des bouleaux du voisinage.
En entendant ainsi causer Alcide Jolivet et Harry Blount, Michel Strogoff s’était dit :
« Voici des curieux et des indiscrets que je rencontrerai probablement sur ma route. Il me paraît prudent de les tenir à distance. »
La jeune Livonienne ne vint pas dîner. Elle dormait dans sa cabine, et Michel Strogoff ne voulut pas la faire réveiller. Le soir arriva donc sans qu’elle eût reparu sur le pont du Caucase.
Le long crépuscule imprégnait alors l’atmosphère d’une fraîcheur que les passagers recherchèrent avidement après l’accablante chaleur du jour. Quand l’heure fut avancée, la plupart ne songèrent même pas à regagner les salons ou les cabines. Étendus sur les bancs, ils respiraient avec délices un peu de cette brise que développait la vitesse du steam-boat. Le ciel, à cette époque de l’année et sous cette latitude, devait à peine s’obscurcir entre le soir et le matin, et il laissait au timonier toute aisance pour se diriger au milieu des nombreuses embarcations qui descendaient ou remontaient le Volga.
Cependant, entre onze heures et deux heures du matin, la lune étant nouvelle, il fit à peu près nuit. Presque tous les passagers du pont dormaient alors, et le silence n’était plus troublé que par le bruit des palettes, frappant l’eau à intervalles réguliers.
Une sorte d’inquiétude tenait éveillé Michel Strogoff. Il allait et venait, mais toujours à l’arrière du steam-boat. Une fois, cependant, il lui arriva de dépasser la chambre des machines. Il se trouva alors sur la partie réservée aux voyageurs de seconde et de troisième classe.
Là, on dormait, non seulement sur les bancs, mais aussi sur les ballots, les colis et même sur les planches du pont. Seuls, les matelots de quart se tenaient debout sur le gaillard d’avant. Deux lueurs, l’une verte, l’autre rouge, projetées par les fanaux de tribord et de bâbord, envoyaient quelques rayons obliques sur les flancs du steam-boat.
Il fallait une certaine attention pour ne pas piétiner les dormeurs, capricieusement étendus çà et là. C’étaient pour la plupart des moujiks, habitués de coucher à la dure et auxquels les planches d’un pont devaient suffire. Néanmoins, ils auraient fort mal accueilli, sans doute, le maladroit qui les eût éveillés à coups de botte.
Michel Strogoff faisait donc attention à ne heurter personne. En allant ainsi vers l’extrémité du bateau, il n’avait d’autre idée que de combattre le sommeil par une promenade un peu plus longue.
Or, il était arrivé à la partie antérieure du pont, et il montait déjà l’échelle du gaillard d’avant, lorsqu’il entendit parler près de lui. Il s’arrêta. Les voix semblaient venir d’un groupe de passagers, enveloppés de châles et de couvertures, qu’il était impossible de reconnaître dans l’ombre. Mais il arrivait parfois, lorsque la cheminée du steam-boat, au milieu des volutes de fumée, s’empanachait de flammes rougeâtres, que des étincelles semblaient courir à travers le groupe, comme si des milliers de paillettes se fussent subitement allumées sous un rayon lumineux.
Michel Strogoff allait passer outre, lorsqu’il entendit plus distinctement certaines paroles, prononcées en cette langue bizarre qui avait déjà frappé son oreille pendant la nuit, sur le champ de foire.
Instinctivement, il eut la pensée d’écouter. Protégé par l’ombre du gaillard, il ne pouvait être aperçu. Quant à voir les passagers qui causaient, cela lui était impossible. Il dut donc se borner à prêter l’oreille.