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Kitabı oku: «Michel Strogoff», sayfa 6

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Les premiers mots qui furent échangés n’avaient aucune importance, – du moins pour lui, – mais ils lui permirent de reconnaître précisément les deux voix de femme et d’homme qu’il avait entendues à Nijni-Novgorod. Dès lors, redoublement d’attention de sa part. Il n’était pas impossible, en effet, que ces tsiganes, dont il avait surpris un lambeau de conversation, maintenant expulsés avec tous leurs congénères, ne fussent à bord du Caucase.

Et bien lui en prit d’écouter, car ce fut assez distinctement qu’il entendit cette demande et cette réponse, faites en idiome tartare :

– On dit qu’un courrier est parti de Moscou pour Irkoutsk !

– On le dit, Sangarre, mais ou ce courrier arrivera trop tard, ou il n’arrivera pas !

Michel Strogoff tressaillit involontairement à cette réponse, qui le visait si directement. Il essaya de reconnaître si l’homme et la femme qui venaient de parler étaient bien ceux qu’il soupçonnait, mais l’ombre était alors trop épaisse, et il n’y put réussir.

Quelques instants après, Michel Strogoff, sans avoir été aperçu, avait regagné l’arrière du steam-boat, et, la tête dans les mains, il s’asseyait à l’écart. On eût pu croire qu’il dormait.

Il ne dormait pas et ne songeait pas à dormir. Il réfléchissait à ceci, non sans une assez vive appréhension :

« Qui donc sait mon départ, et qui donc a intérêt à le savoir ? »

VIII. En remontant la Kama

Le lendemain, 18 juillet, à six heures quarante du matin, le Caucase arrivait à l’embarcadère de Kazan, que sept verstes (7 kilomètres et demi) séparent de la ville.

Kazan est située au confluent du Volga et de la Kazanka. C’est un important chef-lieu de gouvernement et d’archevêché grec, en même temps qu’un siège d’université. La population variée de cette « goubernie » se compose de Tchérémisses, de Mordviens, de Tchouvaches, de Volsalks, de Vigoulitches, de Tartares, – cette dernière race ayant conservé plus spécialement le caractère asiatique.

Bien que la ville fût assez éloignée du débarcadère, une foule nombreuse se pressait sur le quai. On venait aux nouvelles. Le gouverneur de la province avait pris un arrêté identique à celui de son collègue de Nijni-Novgorod. On voyait là des Tartares vêtus d’un cafetan à manches courtes et coiffés de bonnets pointus dont les larges bords rappellent celui du Pierrot traditionnel. D’autres, enveloppés d’une longue houppelande, la tête couverte d’une petite calotte, ressemblaient à des Juifs polonais. Des femmes, la poitrine plastronnée de clinquant, la tête couronnée d’un diadème relevé en forme de croissant, formaient divers groupes dans lesquels on discutait.

Des officiers de police, mêlés à cette foule, quelques Cosaques, la lance au poing, maintenaient l’ordre et faisaient faire place aussi bien aux passagers qui débarquaient du Caucase qu’à ceux qui y embarquaient, mais après avoir minutieusement examiné ces deux catégories de voyageurs. C’étaient, d’une part, des Asiatiques frappés du décret d’expulsion, et, de l’autre, quelques familles de moujiks qui s’arrêtaient à Kazan.

Michel Strogoff regardait d’un air assez indifférent ce va-et-vient particulier à tout embarcadère auquel vient d’accoster un steam-boat. Le Caucase devait faire escale à Kazan pendant une heure, temps nécessaire au renouvellement de son combustible.

Quant à débarquer, Michel Strogoff n’en eut pas même l’idée. Il n’aurait pas voulu laisser seule à bord la jeune Livonienne, qui n’avait pas encore reparu sur le pont.

Les deux journalistes, eux, s’étaient levés dès l’aube, comme il convient à tout chasseur diligent. Ils descendirent sur la rive du fleuve et se mêlèrent à la foule, chacun de son côté. Michel Strogoff aperçut, d’un côté, Harry Blount, le carnet à la main, crayonnant quelques types ou notant quelque observation, de l’autre, Alcide Jolivet, se contentant de parler, sûr de sa mémoire, qui ne pouvait rien oublier.

Le bruit courait, sur toute la frontière orientale de la Russie, que le soulèvement et l’invasion prenaient des proportions considérables. Les communications entre la Sibérie et l’empire étaient déjà extrêmement difficiles. Voilà ce que Michel Strogoff, sans avoir quitté le pont du Caucase, entendait dire aux nouveaux embarqués.

Or, ces propos ne laissaient pas de lui causer une véritable inquiétude, et ils excitaient l’impérieux désir qu’il avait d’être au-delà des monts Ourals, afin de juger par lui-même de la gravité des événements et de se mettre en mesure de parer à toute éventualité. Peut-être allait-il même demander des renseignements plus précis à quelque indigène de Kazan, lorsque son attention fut tout à coup distraite.

Parmi les voyageurs qui quittaient le Caucase, Michel Strogoff reconnut alors la troupe des tsiganes qui, la veille, figurait encore sur le champ de foire de Nijni-Novgorod. Là, sur le pont du steam-boat, se trouvaient et le vieux bohémien et la femme qui l’avait traité d’espion. Avec eux, sous leur direction, sans doute, débarquaient une vingtaine de danseuses et de chanteuses, de quinze à vingt ans, enveloppées de mauvaises couvertures qui recouvraient leurs jupes à paillettes.

Ces étoffes, piquées alors par les premiers rayons du soleil, rappelèrent à Michel Strogoff cet effet singulier qu’il avait observé pendant la nuit. C’était tout ce paillon de bohème qui étincelait dans l’ombre, lorsque la cheminée du steam-boat vomissait quelques flammes.

« Il est évident, se dit-il, que cette troupe de tsiganes, après être restée sous le pont pendant le jour, est venue se blottir sous le gaillard pendant la nuit. Tenaient-ils donc à se montrer le moins possible, ces bohémiens ? Ce n’est pourtant pas dans les habitudes de leur race ! »

Michel Strogoff ne douta plus alors que le propos qui le touchait directement ne fût parti de ce groupe noir, pailleté par les lueurs du bord, et n’eût été échangé entre le vieux tsigane et la femme à laquelle il avait donné le nom mongol de Sangarre.

Michel Strogoff, par un mouvement involontaire, se porta donc vers la coupée du steam-boat, au moment où la troupe bohémienne allait le quitter pour n’y plus revenir.

Le vieux bohémien était là, dans une humble attitude, peu conforme avec l’effronterie naturelle à ses congénères. On eût dit qu’il cherchait plutôt à éviter les regards qu’à les attirer. Son lamentable chapeau, rôti par tous les soleils du monde, s’abaissait profondément sur sa face ridée. Son dos voûté se bombait sous une vieille souquenille dont il s’enveloppait étroitement, malgré la chaleur. Il eût été difficile, sous ce misérable accoutrement, de juger de sa taille et de sa figure.

Près de lui, la tsigane Sangarre, femme de trente ans, brune de peau, grande, bien campée, les yeux magnifiques, les cheveux dorés, se tenait dans une pose superbe.

De ces jeunes danseuses, plusieurs étaient remarquablement jolies, tout en ayant le type franchement accusé de leur race. Les tsiganes sont généralement attrayantes, et plus d’un de ces grands seigneurs russes, qui font profession de lutter d’excentricité avec les Anglais, n’a pas hésité à choisir sa femme parmi ces bohémiennes.

L’une d’elles fredonnait une chanson d’un rythme étrange, dont les premiers vers peuvent se traduire ainsi :

 
Le corail luit sur ma peau brune,
L’épingle d’or à mon chignon !
Je vais chercher fortune
Au pays de…
 

La rieuse fille continua sa chanson sans doute, mais Michel Strogoff ne l’écoutait plus.

En effet, il lui sembla que la tsigane Sangarre le regardait avec une insistance singulière. On eût dit que cette bohémienne voulait ineffaçablement graver ses traits dans sa mémoire.

Puis, quelques instants après, Sangarre débarquait la dernière, lorsque le vieillard et sa troupe avaient déjà quitté le Caucase.

« Voilà une effrontée bohémienne ! se dit Michel Strogoff. Est-ce qu’elle m’aurait reconnu pour l’homme qu’elle a traité d’espion à Nijni-Novgorod ? Ces damnées tsiganes ont des yeux de chat ! Elles y voient clair la nuit, et celle-là pourrait bien savoir… »

Michel Strogoff fut sur le point de suivre Sangarre et sa troupe, mais il se retint.

« Non, pensa-t-il, pas de démarche irréfléchie ! Si je fais arrêter ce vieux diseur de bonne aventure et sa bande, mon incognito risque d’être dévoilé. Les voilà débarqués, d’ailleurs, et, avant qu’ils aient passé la frontière, je serai déjà loin de l’Oural. Je sais bien qu’ils peuvent prendre la route de Kazan à Ichim, mais elle n’offre aucune ressource, et un tarentass, attelé de bons chevaux de Sibérie, devancera toujours un chariot de bohémiens ! Allons, ami Korpanoff, reste tranquille ! »

D’ailleurs, à ce moment, le vieux tsigane et Sangarre avaient disparu dans la foule.

Si Kazan est justement appelée « la porte de l’Asie », si cette ville est considérée comme le centre de tout le transit du commerce sibérien et boukharien, c’est que deux routes viennent s’y amorcer, qui donnent passage à travers les monts Ourals. Mais Michel Strogoff avait choisi très judicieusement en prenant celle qui va par Perm, Ekaterinbourg et Tioumen. C’est la grande route de poste, bien fournie de relais entretenus aux frais de l’État, et elle se prolonge depuis Ichim jusqu’à Irkoutsk.

Il est vrai qu’une seconde route, – celle dont Michel Strogoff venait de parler, – évitant le léger détour de Perm, relie également Kazan à Ichim, en passant par Iélabouga, Menzelinsk, Birsk, Zlatoouste, où elle quitte l’Europe, Tchélabinsk, Chadrinsk et Kourganne. Peut-être même est-elle un peu plus courte que l’autre, mais cet avantage est singulièrement diminué par l’absence des maisons de postes, le mauvais entretien du sol, la rareté des villages. Michel Strogoff, avec raison, ne pouvait être qu’approuvé du choix qu’il avait fait, et si, ce qui paraissait probable, ces bohémiens suivaient cette seconde route de Kazan à Ichim, il avait toutes chances d’y arriver avant eux.

Une heure après, la cloche sonnait à l’avant du Caucase, appelant les nouveaux passagers, rappelant les anciens. Il était sept heures du matin. Le chargement du combustible venait d’être achevé. Les tôles des chaudières frissonnaient sous la pression de la vapeur. Le steam-boat était prêt à partir.

Les voyageurs, qui allaient de Kazan à Perm, occupaient déjà leurs places à bord.

En ce moment, Michel Strogoff remarqua que, des deux journalistes, Harry Blount était le seul qui eût rejoint le steam-boat.

Alcide Jolivet allait-il donc manquer le départ ?

Mais, à l’instant où l’on détachait les amarres, apparut Alcide Jolivet, tout courant. Le steam-boat avait déjà débordé, la passerelle était même retirée sur le quai, mais Alcide Jolivet ne s’embarrassa pas de si peu, et, sautant avec la légèreté d’un clown, il retomba sur le pont du Caucase, presque dans les bras de son confrère.

– J’ai cru que le Caucase allait partir sans vous, dit celui-ci d’un air moitié figue, moitié raisin.

– Bah ! répondit Alcide Jolivet, j’aurais bien su vous rattraper, quand j’aurais dû fréter un bateau aux frais de ma cousine, ou courir la poste à vingt kopeks par verste et par cheval. Que voulez-vous ? Il y avait loin de l’embarcadère au télégraphe !

– Vous êtes allé au télégraphe ? demanda Harry Blount, dont les lèvres se pincèrent aussitôt.

– J’y suis allé ! répondit Alcide Jolivet avec son plus aimable sourire.

– Et il fonctionne toujours jusqu’à Kolyvan ?

– Cela, je l’ignore, mais je puis vous assurer, par exemple, qu’il fonctionne de Kazan à Paris !

– Vous avez adressé une dépêche… à votre cousine ?…

– Avec enthousiasme.

– Vous avez donc appris ?…

– Tenez, mon petit père, pour parler comme les Russes, répondit Alcide Jolivet, je suis bon enfant, moi, et je ne veux rien avoir de caché pour vous. Les Tartares, Féofar-Khan à leur tête, ont dépassé Sémipalatinsk et descendent le cours de l’Irtyche. Faites-en votre profit !

Comment ! Une si grave nouvelle, et Harry Blount ne la connaissait pas, et son rival, qui l’avait vraisemblablement apprise de quelque habitant de Kazan, l’avait aussitôt transmise à Paris ! Le journal anglais était distancé ! Aussi, Harry Blount, croisant ses mains derrière son dos, alla-t-il s’asseoir à l’arrière du steam-boat, sans ajouter une parole.

Vers dix heures du matin, la jeune Livonienne, ayant quitté sa cabine, monta sur le pont.

Michel Strogoff, allant à elle, lui tendit la main.

– Regarde, sœur, lui dit-il après l’avoir amenée jusque sur l’avant du Caucase.

Et, en effet, le site valait qu’on l’examinât avec quelque attention.

Le Caucase arrivait, en ce moment, au confluent du Volga et de la Kama. C’est là qu’il allait quitter le grand fleuve, après l’avoir descendu pendant plus de quatre cents verstes, pour remonter l’importante rivière sur un parcours de quatre cent soixante verstes (490 kilomètres).

En cet endroit, les eaux des deux courants mêlaient leurs teintes un peu différentes, et la Kama, rendant à la rive gauche le même service que l’Oka avait rendu à sa rive droite en traversant Nijni-Novgorod, l’assainissait encore de son limpide affluent.

La Kama s’ouvrait largement alors, et ses rives boisées étaient charmantes. Quelques voiles blanches animaient ses belles eaux, tout imprégnées de rayons solaires. Les coteaux, plantés de trembles, d’aunes et parfois de grands chênes, fermaient l’horizon par une ligne harmonieuse, que l’éclatante lumière de midi confondait en certains points avec le fond du ciel.

Mais ces beautés naturelles ne semblaient pas pouvoir détourner, même un instant, les pensées de la jeune Livonienne. Elle ne voyait qu’une chose, le but à atteindre, et la Kama n’était pour elle qu’un chemin plus facile pour y arriver. Ses yeux brillaient extraordinairement en regardant vers l’est, comme si elle eût voulu percer de son regard cet impénétrable horizon.

Nadia avait laissé sa main dans la main de son compagnon, et bientôt, se retournant vers lui :

– À quelle distance sommes-nous de Moscou ? lui demanda-t-elle.

– À neuf cents verstes ! répondit Michel Strogoff.

– Neuf cents sur sept mille ! murmura la jeune fille. C’était l’heure du déjeuner, qui fut annoncé par quelques tintements de la cloche. Nadia suivit Michel Strogoff au restaurant du steam-boat. Elle ne voulut point toucher à ces hors-d’œuvre, servis à part, tels que caviar, harengs coupés en petites tranches, eau-de-vie de seigle anisée, destinés à stimuler l’appétit, suivant un usage commun à tous les pays du Nord, en Russie comme en Suède ou en Norvège. Nadia mangea peu, et peut-être comme une pauvre fille dont les ressources sont très restreintes. Michel Strogoff crut donc devoir se contenter du menu qui allait suffire à sa compagne, c’est-à-dire d’un peu de « koulbat », sorte de pâté fait avec des jaunes d’œufs, du riz et de la viande pilée, de choux rouges farcis au caviar7 et de thé pour toute boisson.

Ce repas ne fut donc ni long ni coûteux, et, moins de vingt minutes après s’être mis tous les deux à table, Michel Strogoff et Nadia remontaient ensemble sur le pont du Caucase.

Alors, ils s’assirent à l’arrière, et, sans autre préambule, Nadia, baissant la voix de manière à n’être entendue que de lui seul :

– Frère, dit-elle, je suis la fille d’un exilé. Je me nomme Nadia Fédor. Ma mère est morte à Riga, il y a un mois à peine, et je vais à Irkoutsk rejoindre mon père pour partager son exil.

– Je vais moi-même à Irkoutsk, répondit Michel Strogoff, et je regarderai comme une faveur du Ciel de remettre Nadia Fédor, saine et sauve, entre les mains de son père.

– Merci, frère ! répondit Nadia.

Michel Strogoff ajouta alors qu’il avait obtenu un podaroshna spécial pour la Sibérie, et que, du côté des autorités russes, rien ne pourrait entraver sa marche.

Nadia n’en demanda pas davantage. Elle ne voyait qu’une chose dans la rencontre providentielle de ce jeune homme simple et bon : le moyen pour elle d’arriver jusqu’à son père.

– J’avais, lui dit-elle, un permis qui me donnait l’autorisation de me rendre à Irkoutsk ; mais l’arrêté du gouverneur de Nijni-Novgorod est venu l’annuler, et sans toi, frère, je n’aurais pu quitter la ville où tu m’as trouvée et dans laquelle, bien sûr, je serais morte !

– Et seule, Nadia, répondit Michel Strogoff, seule, tu osais t’aventurer à travers les steppes de la Sibérie !

– C’était mon devoir, frère.

– Mais ne savais-tu pas que le pays, soulevé et envahi, était devenu presque infranchissable ?

– L’invasion tartare n’était pas connue quand je quittai Riga, répondit la jeune Livonienne. C’est à Moscou seulement que j’ai appris cette nouvelle !

– Et, malgré cela, tu as poursuivi ta route ?

– C’était mon devoir.

Ce mot résumait tout le caractère de cette courageuse jeune fille. Ce qui était son devoir, Nadia n’hésitait jamais à le faire.

Elle parla alors de son père, Wassili Fédor. C’était un médecin estimé de Riga. Il exerçait sa profession avec succès et vivait heureux au milieu des siens. Mais son affiliation à une société secrète étrangère ayant été établie, il reçut l’ordre de partir pour Irkoutsk, et les gendarmes, qui lui apportaient cet ordre, le conduisirent sans délai au-delà de la frontière.

Wassili Fédor n’eut que le temps d’embrasser sa femme, déjà bien souffrante, sa fille, qui allait peut-être rester sans appui, et, pleurant sur ces deux êtres qu’il aimait, il partit.

Depuis deux ans, il habitait la capitale de la Sibérie orientale, et, là, il avait pu continuer, mais presque sans profit, sa profession de médecin. Néanmoins, peut-être eût-il été heureux, autant qu’un exilé peut l’être, si sa femme et sa fille eussent été près de lui. Mais Mme Fédor, déjà bien affaiblie, n’aurait pu quitter Riga. Vingt mois après le départ de son mari, elle mourut dans les bras de sa fille, qu’elle laissait seule et presque sans ressources. Nadia Fédor demanda alors et obtint facilement du gouvernement russe l’autorisation de rejoindre son père à Irkoutsk. Elle lui écrivit qu’elle partait. À peine avait-elle de quoi suffire à ce long voyage, et, cependant, elle n’hésita pas à l’entreprendre. Elle faisait ce qu’elle pouvait !…

Dieu ferait le reste. Pendant ce temps, le Caucase remontait le courant de la rivière. La nuit était venue, et l’air s’imprégnait d’une délicieuse fraîcheur. Des étincelles s’échappaient par milliers de la cheminée du steam-boat, chauffée au bois de pin, et, au murmure des eaux brisées sous son étrave, se mêlaient les rugissements des loups qui infestaient dans l’ombre la rive droite de la Kama.

IX. En tarentass nuit et jour

Le lendemain, 18 juillet, le Caucase s’arrêtait au débarcadère de Perm, dernière station qu’il desservît sur la Kama.

Ce gouvernement, dont Perm est la capitale, est l’un des plus vastes de l’Empire russe, et, franchissant les monts Ourals, il empiète sur le territoire de la Sibérie. Carrières de marbre, salines, gisements de platine et d’or, mines de charbon y sont exploités sur une grande échelle. En attendant que Perm, par sa situation, devienne une ville de premier ordre, elle est fort peu attrayante, très sale, très boueuse, et n’offre aucune ressource. À ceux qui vont de Russie en Sibérie, ce manque de confort est assez indifférent, car ils viennent de l’intérieur et sont munis de tout le nécessaire ; mais à ceux qui arrivent des contrées de l’Asie centrale, après un long et fatigant voyage, il ne déplairait pas, sans doute, que la première ville européenne de l’empire, située à la frontière asiatique, fût mieux approvisionnée.

C’est à Perm que les voyageurs revendent leurs véhicules, plus ou moins endommagés par une longue traversée au milieu des plaines de la Sibérie. C’est là aussi que ceux qui passent d’Europe en Asie achètent des voitures pendant l’été, des traîneaux pendant l’hiver, avant de se lancer pour plusieurs mois au milieu des steppes.

Michel Strogoff avait déjà arrêté son programme de voyage, et il n’était plus question que de l’exécuter.

Il existe un service de malle-poste qui franchit assez rapidement la chaîne des monts Ourals, mais, les circonstances étant données, ce service était désorganisé. Ne l’eût-il pas été, que Michel Strogoff, voulant aller rapidement, sans dépendre de personne, n’aurait pas pris la malle-poste. Il préférait, avec raison, acheter une voiture et courir de relais en relais, en activant par des na vodkou8 supplémentaires le zèle de ces postillons appelés iemschiks dans le pays.

Malheureusement, par suite des mesures prises contre les étrangers d’origine asiatique, un grand nombre de voyageurs avaient déjà quitté Perm, et, par conséquent, les moyens de transport étaient extrêmement rares. Michel Strogoff serait donc dans la nécessité de se contenter du rebut des autres. Quant aux chevaux, tant que le courrier du czar ne serait pas en Sibérie, il pourrait sans danger exhiber son podaroshna, et les maîtres de poste attelleraient pour lui de préférence. Mais, ensuite, une fois hors de la Russie européenne, il ne pourrait plus compter que sur la puissance des roubles.

Mais à quel genre de véhicule atteler ces chevaux ? À une relègue ou à un tarentass ?

La télègue n’est qu’un véritable chariot découvert, à quatre roues, dans la confection duquel il n’entre absolument que du bois. Roues, essieux, chevilles, caisse, brancards, les arbres du voisinage ont tout fourni, et l’ajustement des diverses pièces dont la télègue se compose n’est obtenu qu’au moyen de cordes grossières. Rien de plus primitif, rien de moins confortable, mais aussi rien de plus facile à réparer, si quelque accident se produit en route. Les sapins ne manquent pas sur la frontière russe, et les essieux poussent naturellement dans les forêts. C’est au moyen de la télègue que se fait la poste extraordinaire, connue sous le nom de perekladnoï, et pour laquelle toutes routes sont bonnes. Quelquefois, il faut bien l’avouer, les liens qui attachent l’appareil se rompent, et, tandis que le train de derrière reste embourbé dans quelque fondrière, le train de devant arrive au relais sur ses deux roues, – mais ce résultat est considéré déjà comme satisfaisant.

Michel Strogoff aurait bien été forcé d’employer la télègue, s’il n’eût été assez heureux pour découvrir un tarentass.

Ce n’est pas que ce dernier véhicule soit le dernier mot du progrès de l’industrie carrossière. Les ressorts lui manquent aussi bien qu’à la télègue ; le bois, à défaut du fer, n’y est pas épargné ; mais ses quatre roues, écartées de huit à neuf pieds à l’extrémité de chaque essieu, lui assurent un certain équilibre sur des routes cahoteuses et trop souvent dénivelées. Un garde-crotte protège ses voyageurs contre les boues du chemin, et une forte capote de cuir, pouvant se rabaisser et le fermer presque hermétiquement, en rend l’occupation moins désagréable par les grandes chaleurs et les violentes bourrasques de l’été. Le tarentass est d’ailleurs aussi solide, aussi facile à réparer que la télègue, et, d’autre part, il est moins sujet à laisser son train d’arrière en détresse sur les grands chemins.

Du reste, ce ne fut pas sans de minutieuses recherches que Michel Strogoff parvint à découvrir ce tarentass, et il était probable qu’on n’en eût pas trouvé un second dans toute la ville de Perm. Malgré cela, il en débattit sévèrement le prix, pour la forme, afin de rester dans son rôle de Nicolas Korpanoff, simple négociant d’Irkoutsk.

Nadia avait suivi son compagnon dans ses courses à la recherche d’un véhicule. Bien que le but à atteindre fût différent, tous deux avaient une égale hâte d’arriver, et, par conséquent, de partir. On eût dit qu’une même volonté les animait.

– Sœur, dit Michel Strogoff, j’aurais voulu trouver pour toi quelque voiture plus confortable.

– Tu me dis cela, frère, à moi qui serais allée, même à pied, s’il l’avait fallu, rejoindre mon père !

– Je ne doute pas de ton courage, Nadia, mais il est des fatigues physiques qu’une femme ne peut supporter.

– Je les supporterai, quelles qu’elles soient, répondit la jeune fille. Si tu entends une plainte s’échapper de mes lèvres, laisse-moi en route et continue seul ton voyage !

Une demi-heure plus tard, sur la présentation du podaroshna, trois chevaux de poste étaient attelés au tarentass. Ces animaux, couverts d’un long poil, ressemblaient à des ours hauts sur pattes. Ils étaient petits, mais ardents, étant de race sibérienne.

Voici comment le postillon, l’iemschik, les avait attelés : l’un, le plus grand, était maintenu entre deux longs brancards qui portaient à leur extrémité antérieure un cerceau, appelé douga, chargé de houppes et de sonnettes ; les deux autres étaient simplement attachés par des cordes aux marchepieds du tarentass. Du reste, pas de harnais, et pour guides, rien qu’une simple ficelle.

Ni Michel Strogoff, ni la jeune Livonienne n’emportaient de bagages. Les conditions de rapidité dans lesquelles devait se faire le voyage de l’un, les ressources plus que modestes de l’autre, leur avaient interdit de s’embarrasser de colis. Dans cette circonstance, c’était heureux, car ou le tarentass n’aurait pu prendre les bagages, ou il n’aurait pu prendre les voyageurs. Il n’était fait que pour deux personnes, sans compter l’iemschik, qui ne se tient sur son siège étroit que par un miracle d’équilibre.

Cet iemschik change, d’ailleurs, à chaque relais. Celui auquel revenait la conduite du tarentass pendant la première étape était Sibérien, comme ses chevaux, et non moins poilu qu’eux, cheveux longs, coupés carrément sur le front, chapeau à bords relevés, ceinture rouge, capote à parements croisés sur des boutons frappés au chiffre impérial.

L’iemschik, en arrivant avec son attelage, avait tout d’abord jeté un regard inquisiteur sur les voyageurs du tarentass. Pas de bagages ! – et où diable les aurait-il fourrés ? – Donc, apparence peu fortunée. Il fit une moue des plus significatives.

– Des corbeaux, dit-il sans se soucier d’être entendu ou non, des corbeaux à six kopeks par verste !

– Non ! des aigles, répondit Michel Strogoff, qui comprenait parfaitement l’argot des iemschiks, des aigles, entends-tu, à neuf kopeks par verste, le pourboire en sus !

Un joyeux claquement de fouet lui répondit. Le « corbeau », dans la langue des postillons russes, c’est le voyageur avare ou indigent, qui, aux relais de paysans, ne paie les chevaux qu’à deux ou trois kopeks par verste. L’« aigle », c’est le voyageur qui ne recule pas devant les hauts prix, sans compter les généreux pourboires. Aussi le corbeau ne peut-il avoir la prétention de voler aussi rapidement que l’oiseau impérial.

Nadia et Michel Strogoff prirent immédiatement place dans le tarentass. Quelques provisions, peu encombrantes et mises en réserve dans le caisson, devaient leur permettre, en cas de retard, d’atteindre les maisons de poste, qui sont très confortablement installées, sous la surveillance de l’État. La capote fut rabattue, car la chaleur était insoutenable, et, à midi, le tarentass, enlevé par ses trois chevaux, quittait Perm au milieu d’un nuage de poussière.

La façon dont l’iemschik maintenait l’allure de son attelage eût été certainement remarquée de tous autres voyageurs qui, n’étant ni Russes ni Sibériens, n’eussent pas été habitués à ces façons d’agir. En effet, le cheval de brancard, régulateur de la marche, un peu plus grand que ses congénères, gardait imperturbablement, et quelles que fussent les pentes de la route, un trot très allongé, mais d’une régularité parfaite. Les deux autres chevaux ne semblaient connaître d’autre allure que le galop et se démenaient avec mille fantaisies fort amusantes. L’iemschik, d’ailleurs, ne les frappait pas. Tout au plus les stimulait-il par les mousquetades éclatantes de son fouet. Mais que d’épithètes il leur prodiguait, lorsqu’ils se conduisaient en bêtes dociles et consciencieuses, sans compter les noms de saints dont il les affublait ! La ficelle qui lui servait de guides n’aurait eu aucune action sur des animaux à demi emportés, mais, napravo, à droite, na lèvo, à gauche, – ces mots, prononcés d’une voix gutturale, faisaient meilleur effet que bride ou bridon.

Et que d’aimables interpellations suivant la circonstance !

– Allez, mes colombes ! répétait l’iemschik. Allez, gentilles hirondelles ! Volez, mes petits pigeons ! Hardi, mon cousin de gauche ! Pousse, mon petit père de droite !

Mais aussi, quand la marche se ralentissait, que d’expressions insultantes, dont les susceptibles animaux semblaient comprendre la valeur !

– Va donc, escargot du diable ! Malheur à toi, limace ! Je t’écorcherai vive, tortue, et tu seras damnée dans l’autre monde !

Quoi qu’il en soit de ces façons de conduire, qui exigent plus de solidité au gosier que de vigueur au bras des iemschiks, le tarentass volait sur la route et dévorait de douze à quatorze verstes à l’heure.

Michel Strogoff était habitué à ce genre de véhicule et à ce mode de transport. Ni les soubresauts, ni les cahots ne pouvaient l’incommoder. Il savait qu’un attelage russe n’évite ni les cailloux, ni les ornières, ni les fondrières, ni les arbres renversés, ni les fossés qui ravinent la route. Il était fait à cela. Sa compagne risquait d’être blessée par les contrecoups du tarentass, mais elle ne se plaignit pas.

Pendant les premiers instants du voyage, Nadia, ainsi emportée à toute vitesse, demeura sans parler. Puis, toujours obsédée de cette pensée unique, arriver, arriver :

– J’ai compté trois cents verstes entre Perm et Ekaterinbourg, frère ! dit-elle. Me suis-je trompée ?

– Tu ne t’es pas trompée, Nadia, répondit Michel Strogoff, et lorsque nous aurons atteint Ekaterinbourg, nous serons au pied même des monts Ourals, sur leur versant opposé.

– Que durera cette traversée dans la montagne ?

– Quarante-huit heures, car nous voyagerons nuit et jour.

– Je dis nuit et jour, Nadia, ajouta-t-il, car je ne peux pas m’arrêter même un instant, et il faut que je marche sans relâche vers Irkoutsk.

– Je ne te retarderai pas, frère, non, pas même une heure, et nous voyagerons nuit et jour.

– Eh bien, alors, Nadia, puisse l’invasion tartare nous laisser le chemin libre, et, avant vingt jours, nous serons arrivés !

– Tu as déjà fait ce voyage ? demanda Nadia.

– Plusieurs fois.

– Pendant l’hiver, nous aurions été plus rapidement et plus sûrement, n’est-ce pas ?

– Oui, plus rapidement surtout, mais tu aurais bien souffert du froid et des neiges !

7.Le caviar est un mets russe qui se compose d’oeufs d’esturgeon salés.
8.Pourboires.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
410 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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