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Kitabı oku: «Amitié amoureuse», sayfa 10

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CIII
Philippe à Denise

25 avril.

Il y a un fond petite fille dans les plus sérieux cerveaux féminins. Oui, je vous mettrai dans ma poche, madame.

En hâte, je vous écris ce mot pour vous remercier de votre réconfortante lettre, de votre virile et sage amitié.

Ah! si ce rêve de m'imprégner de votre force morale pouvait se réaliser…

CIV
Philippe à Denise

Dimanche, 27 avril.

Je continue d'être triste; votre volonté pas plus que la mienne n'y peut rien. Pour me secouer je pars de nouveau entendre la neuvième Symphonie, mais sans lettre de mon amie ce matin. D'où vient cet oubli? est-ce que la pauvre chérie serait gelée par ce frisquet printemps? ou bien est-ce parce que je ne lui ai écrit qu'un mot? ou bien ma poche ne l'a-t-elle plus tentée? ou bien quoi?

Ne m'en veuillez pas de mon silence. Allons, un bon mouvement, écrivez-moi.

J'ai été ces temps-ci, très occupé de Jacques. Je suis un peu le père de ce gars de vingt ans.

Je vous donne un baiser que vous transmettrez à tite-Lène, s'il vous gêne.

CV
Denise à Philippe

28 avril.

Je me répète; mais, mon ami, y a-t-il rien au monde de plus drôle que le sentiment qui nous lie? Personne ne voudrait croire que cela pût exister entre un homme et une femme, une amitié si vivace, un besoin de se voir, de s'entendre, de connaître les moindres événements de la vie de l'un ou de l'autre, une attirance indéniable. Vous, tant d'obéissance à mes désirs, moi, tant de complaisance aux vôtres; des émotions hautes partagées, des mots comme ceux que vous dites: «Ce serait bon d'être seuls ensemble à la campagne»; – et «ma chérie» – s'échappant si gentiment de votre plume, parfois même de vos lèvres, et tout enfin; toute la complication et le charme du sentiment que nous éprouvons l'un pour l'autre.

En vous je propage les vibrations de mon cœur; pour vous, par vous, je vis d'émotions sous-entendues. Cela est un grand raffinement, car vous n'en savez rien jamais. Eh bien, malgré toutes ces apparences et ce baiser que vous envoyez, ce n'est pas de l'amour. Alors quoi? vous voyez bien que j'ai raison quand je dis: hors à deux fous de notre espèce, cette chose bizarre ne peut arriver à personne. Cet état d'âme m'intrigue, moi qui lis en vous et en moi et n'y comprends plus rien.

Je ne vous ai pas envoyé le mot pour le concert parce que vous avez semblé trouver puérile cette idée qui m'était venue. Toutes les manifestations de tendresse ne sont-elles pas un peu puériles?

J'ai été à la fois heureuse et malheureuse de ne l'avoir pas fait, en recevant ce matin votre billet. Heureuse que vous regrettiez le mien, malheureuse de vous en avoir privé. Mais tout ceci est un peu votre faute; si je recule, vous avancez; si j'avance, vous reculez. Alors je m'y perds… le fin mot de tout cela est, je crois, que vous m'aimez à cause du chaos sentimental dans lequel nous vivons l'un vis-à-vis de l'autre. Si je ne me diversifiais par tous les coins livrés de mon esprit ou de mon cœur, vous auriez moins de tendresse cérébrale pour moi.

Pour en revenir au baiser, oui, il me gêne, je ne sais qu'en faire; il entre dans notre amitié un peu étourdiment, comme un moineau dans une cathédrale. J'ai bien peur qu'il n'ait été mis là par politesse excessive, ou par nonchalance à trouver le mot juste qu'il eût fallu pour terminer bien ce billet.

Pourquoi l'avoir envoyé, ce pauvre baiser, puisqu'il ne répondait sûrement pas à un désir de votre cœur, pas même à une faim de vos lèvres?

Hélène n'en a pas voulu; elle est vaguement jalouse de vous; et puis elle a déclaré: «J'aime les choses qui sont pour moi toute seule». – Pauvre chérie, elle ne sait pas qu'il en est bien peu de ces choses-là, pour elles seules, dans la vie des femmes.

Adieu, cher grand ami; pas le moindre petit baiser, même repassable au jeune frère Jacques, lequel n'aurait peut-être pas les scrupules d'Hélène; mais une très affectueuse poignée de main de votre amie.

CVI
Philippe à Denise

30 avril.

Je suis de plus en plus malheureux; mes regrets sur ma vie perdue deviennent plus cuisants tous les jours. Pardonnez-moi de vous noircir l'âme de mes désolations. Aussi pourquoi n'êtes-vous pas là pour m'empêcher de retomber dans mes rêveries et mes tristesses?

J'ai besoin des marques de votre plus tendre amitié, madame. Continuez de me les donner en m'écrivant; seules elles peuvent me réveiller de la léthargie où se plaît mon esprit. Je n'ai pas même le courage d'aller reprendre des forces auprès de vous.

CVII
Denise à Philippe

1er mai.

Quoi, pas même cela? Votre détresse m'afflige. Mon Dieu, qu'avez-vous donc? Vous ne me dites pas tout, alors je me sens malhabile à vous consoler.

Vous m'appartenez par ce côté triste; là, je vous sens bien à moi et si ce n'était pour vous une souffrance, je vous aimerais plus ainsi qu'autrement.

Allons, mon grand désespéré, reprenez courage. Après tout, ce qui vous manque, c'est peut-être d'aimer et d'être aimé? Il vous faudrait une mademoiselle de Lespinasse, une maîtresse qui vous permît d'être heureux tout en restant nonchalant; une amie de votre esprit, un camarade de votre vie qui ne retrouverait son sexe qu'aux heures où il vous plairait.

Il y a en amour, même en l'amour le plus soumis, tout un joli vocabulaire un peu exagéré, un peu délicieux, qui serait le piment suffisant pour mouvementer, animer votre vie et vous donner le courage d'avoir du courage.

Je ris. Voilà que cette lettre-ci est tout le contraire de celle de l'autre jour; ce sont là de ces inconséquences bien féminines qui faisaient dire très irrévérencieusement à Proud'hon: «La femme est la désolation du juste.»

Pourtant, je ne me dédis pas pour cela. Ce sont les qualités rares que je rêve à l'objet aimé qui, à mon idée d'aujourd'hui, vous sauveraient. Donc aimez, mon ami. Tâchez d'être aimé par elle moins pour elle que pour vous, et de tout ce remuement de votre cœur, qu'il jaillisse pour moi un peu de durable tendresse amicale. «La goutte de rosée dans une fleur désaltère l'oiseau joyeux.» – Je tâcherai d'être aussi sobre que la bestiole emplumée, et me consolerai de ce peu en songeant au grand bon cœur où je me désaltère.

CVIII
Philippe à Denise

3 mai.

Votre lettre m'a fait sourire. Évidemment la femme que vous me dépeignez m'aurait été d'un grand secours. Je l'avais rencontrée, je crois. Vous la connaissez, chère. Mais elle n'a pas voulu voir mon mal et, par un peu d'amour, le guérir. Oui, j'étais sauvable à cette minute-là; maintenant, il serait trop tard. Et puis il me faudrait retrouver une autre vous et ce ne serait pas, je crois, une besogne facile.

A bientôt, ma chère amie. Comme vous êtes bonne et comme je vous aime!

CIX
Philippe à Denise

14 mai.

Pourquoi ce silence? Vous ai-je fâchée? Ce n'est un mystère ni pour vous ni pour moi que je vous ai autrefois aimée… M'en voulez-vous que ma passion soit morte? on le dirait presque à vous voir me tenir rigueur pour un innocent petit billet constatant qu'on ne fait pas renaître le feu de froides cendres.

Je ne sais que penser et suis très malheureux. Vite un mot, mon amie.

CX
Denise à Philippe

15 mai.

Voilà le mot réclamé; des nouvelles? Nous avons ici, depuis cinq jours, ma belle-mère qui me gâte ma solitude sans me donner de compagnie; Suzanne qui pleure ses flirts numéros 1, 2, 3, 4, 5, etc.; sa mère, toujours douce et résignée; – heureusement mère m'aide à supporter mon ennui et mes ennuis! – puis, ma tante «l'habitude des cours» parfois très intéressante quand elle daigne ne pas être trop officielle. Je me console en voyant mon Hélène se fortifier et rosir; elle lutte en ce moment avec une botte de foin trois fois grosse comme elle et qui va la renverser… ça y est! botte et fille sont sur le gazon. La mignonne se relève, me voit écrire près de la fenêtre et aussitôt me crie: «Je ne me suis pas fait mal, maman!» Je lui envoie pour réponse un baiser et me revoici à vous. Que disais-je donc? Ah! que ma tante de Giraucourt est parfois intéressante. Oui, hier elle l'a été. Le soir, comme nous étions toutes au salon (Nimerck est un poulailler sans coq pour l'instant), je vais lui chercher à la bibliothèque un livre pour qu'elle l'emporte dans sa chambre et lui dis, en le lui donnant, le plaisir que me causa cette lecture de «Choses vues» de Victor Hugo. Je lui cite le passage où il parle du général Bertrand à propos de la rentrée des cendres de l'Empereur aux Invalides. La fille du général, Hortense Bertrand, mariée à M. Amédée Thayer, était la filleule de la reine Hortense et une grande amie de notre famille, surtout de ma tante, sa contemporaine, plus jeune qu'elle d'une dizaine d'années, pourtant. Alors, ses souvenirs évoqués, ma tante me dit que madame Thayer lui a raconté que… Au fait? ça vous assomme, pas vrai, tous ces racontages? Alors, passons, mon cher!

Mais, à propos de lecture, dites-moi donc votre avis sur la Reine Pédauque. Je l'ai relue avec soin, cette rôtisserie, et dois avouer que «la poterie animée» que je suis n'y comprend rien, décidément, encore que cette reine me plaise bien plus que le Lys Rouge. Ah! ah! vous qui m'attaquez dans mon amour des œuvres de mon Maurice Barrès, je vais prendre ma revanche avec votre Anatole France. Son livre, est-ce sérieux? est-ce une farce? Quelle philosophie s'en détache-t-il? Est-ce un enseignement? Est-ce un coin de vie? Si c'est pour se payer nos têtes que la Rôtisserie a été écrite, je m'en étonnerais médiocrement. Délicieux à lire, j'en conviens, mais qu'est-ce que cela signifie? C'est un conte de fées très érudit (pour grands enfants), tout barbouillé de termes scientifiques, avec des simplicités voulues bien pédantes et mièvres.

Enfin je n'éprouve pas à lire cette chose jolie, bien tournée et fort originalement conçue, le grand remuement de cœur, la secousse forte, l'élan secourable vers les humbles que m'a fait la lecture du livre admirable des J. – H. Rosny, l'Impérieuse Bonté. L'une de ces œuvres me semble un conte délicieux de vieux mandarin sceptique; l'autre, un coin de la vie vraie arrachée toute pantelante d'un cerveau chercheur du Juste, du Bon, du Sage, dans l'humanité.

La fantasmagorie dont se compose la Reine Pédauque est un délire somptueux; il intéresse par sa forme pure, cherchée; mais l'autre est une œuvre de vie, de vie avec un but idéal et qu'on voudrait pouvoir réaliser. Chez France, la phrase est amusante, cocasse dans sa pseudo-naïveté, pleine de trouvailles à vous faire pâmer d'aise. Mais l'autre, l'autre! on pense, on souffre, on pleure.

Mon ami, la volupté est d'essence triste, et c'est pour cela qu'elle est divine.

France, c'est un auteur excessivement facétieux et libertin… de pensée. Les Rosny sont les apôtres du bien et de larges penseurs. Libertin vous choque? Mettons grivois, si vous voulez. Souvenez-vous de Jahel disant à Jacques: «Cette fois, soyez moins emporté et ne pensez pas qu'à vous. Il ne faut pas être égoïste en amour; c'est ce que les jeunes gens ne savent pas assez, mais on les forme.» Fi, fi, monsieur France! Pourtant il faut avouer qu'il a parfois d'exquises trouvailles dans son inconvenance; son: «occupée à renaître avec décence» est une perle.

Peut-être parce que je n'ai point été conçue «par une salamandre» et ne serai aimée «par un sylphe», le fond m'échappe. Il me manquera toujours le génie que ces êtres-là dispensent aux hommes. Il n'y a rien ici qui doive vous étonner, puisque ces chimères ne fréquentent que les gens de génie et, par une jolie fiction, s'immortalisent dans ce génie; n'y pouvant prétendre, l'œuvre me laisse froide. «Les idées, quand elles s'imposent, deviennent vite impertinentes.» – C'est précisément le cas des miennes qui osent ainsi juger, trancher, blâmer votre auteur favori. Mais cela lui fait si peu de mal et me donne un petit air pédagogique si plaisant!

Et puis, comme disait Maupassant à des sots qui s'extasiaient d'apprendre qu'écrire est un enfantement pénible, souvent douloureux, et demandaient:

– Pourquoi écrivez-vous alors?

– Mon Dieu, murmura Maupassant, il vaut encore mieux faire ça que de voler!

Si vous êtes de mon avis sur France, monsieur, je soufflerai ce soir, comme Tourne-broche, «ma chandelle sur le plus beau de mes jours».

CXI
Philippe à Denise

16 mai.

J'ai une lettre – j'y répondrai un peu plus loin – mais quel est ce genre de ne dire mot d'un billet plein de points interrogatifs? Vous voudrez bien vous en expliquer, n'est-ce pas?

Maintenant, je ne suis pas surpris, ma chère amie, que la Reine Pédauque ne vous ait qu'à moitié plu. Ce livre ne peut être qu'antipathique aux esprits féminins. D'une manière générale, l'ironie leur est désagréable. Elle leur devient odieuse quand elles ne sont pas prévenues, quand elles ne savent si elles doivent rire ou non. Leur trouble est complet quand, à l'ironie, s'ajoute le paradoxe, et qu'il s'exerce sur des sujets qui leur semblaient à l'abri de toute contestation.

Enfin, dans la Reine Pédauque, l'érudition – qui n'est là que d'une manière superficielle et pour le piquant de la sauce – vient achever la déroute. Dans ces conditions, je me représente parfaitement que l'état d'esprit d'une femme, en fermant le livre, soit de se demander si on n'a pas voulu se ficher d'elle. Or, j'ai remarqué que les femmes n'aiment pas qu'on se fiche d'elles; les doutes mêmes, sur ce point, leur sont insupportables.

Voilà pourquoi vous n'aimez pas la Reine Pédauque, quoique vous en ayez bien remarqué la forme littéraire, laquelle, pour tous les sexes, est absolument supérieure.

Je vous dirais bien pourquoi je l'aime, moi, cette reine Pédauque; mais alors ce serait faire de ma lettre une sorte d'article de journal, et j'ai eu ce matin une telle déception quand en arrivant au bout de vos huit pages j'ai vu que vous me parliez de France et pas du tout de vous, que je ne veux pas vous y exposer à mon tour.

J'éprouve d'abord, tout de suite en commençant, le besoin de vous dire que je vous aime, que je pense à vous, que je souffre vraiment d'être si longtemps sans vous voir. Tous ces gens qui vous entourent et m'empêchent d'aller vers vous, m'assomment je ne vous le cache pas.

Encore que «l'habitude des cours» soit une remarquable tante en zinc, ce n'est pas elle qui me gênerait pour accourir à Nimerck. Le véritable obstacle, c'est la reine des Gaules. Ne soyez donc pas étonné si, dans le secret de mon cœur, j'envoie promener toute cette cour.

Ce que je fais? Je vais au salon, aux courses, au théâtre. Je gâte mes yeux à contempler de mauvaise peinture, je perds mon argent, j'écoute des inepties qui ne me font même pas rire. Voilà mon état d'âme.

Cette botte de foin que roule Hélène me fait rêver. Quand pourrai-je vous voir? Dites-moi heure par heure comment vous passez vos journées; mais je vous en prie, plus un mot sur la reine des Gaules contre les petits potins de laquelle je suis exaspéré.

Adieu; j'aime Hélène, je l'embrasse sur le front, sur ses boucles d'or, et je vous baise les mains avec piété.

PHILIPPE.

P. – S.– Envoyez-moi donc les histoires de la tante en zinc sur le second Empire, même sur le premier, si la chère femme vous en a conté; je ne suis point dédaigneux des choses inédites.

CXII
Denise à Philippe

17 mai.

Espèce de rageur autoritaire, allez! Expliquer quoi? Vous constatez des vérités d'une logique irréfutable, dans le genre de «Monsieur de La Palisse est mort, mort de maladie; un quart d'heure avant sa mort, il était encore en vie!»

Me fallait-il m'exclamer devant cette trouvaille: «On ne fait pas renaître le feu de froides cendres?» J'ai dit in petto: amen, et me croyais quitte envers vous. Vous le voyez, je ne suis nullement fâchée. Mais vous, n'insistez plus, car cela vous donnerait, en vérité, un petit air fat parfaitement ridicule. Allez-vous prendre cette manière de commencer vos lettres par la crevaison d'une petite poche à fiel? Je n'apprécie pas beaucoup ce genre-là!

Et puis, si vous croyez que je n'aurais pas mieux aimé avoir votre article sur la Reine Pédauque au lieu d'apprendre que vous jouez, vous vous trompez; et si le respect n'était pas la base de toute amitié durable, je ne me gênerais pas pour vous dire: vous êtes un sot, en trois lettres, mon fils, de perdre ainsi vos plus belles années. Mariez-vous, que diable, et à défaut d'autre travail, faites des enfants!

Et croyez-vous encore qu'il soit joli ce petit air détaché que vous prenez pour me dire cela? Si je vous écrivais à mon tour: «Ce que je fais? je me promène, je gâte la pâleur de mon teint au soleil, j'écoute des inepties; elles ne me font pas même rire;» – car personne n'est à l'abri des inepties, en ce monde misérable, et celles qui courent, folâtres, sous les voûtes du petit castel de Nimerck, valent bien celles que vous dégustez à Paris.

Vous aurez un autre jour les histoires de ma tante, pas aujourd'hui; un gros travail de composition m'a rompue; vous ne savez pas le tourment que donne le respect du texte au compositeur qui veut garder intacte la prosodie naïve d'un poète ancien. J'ai dû laisser des muettes sur des temps forts, ce qui est une hérésie, mais ce qui donne un certain parfum de naïveté au joli petit air que j'ai trouvé et que je vous chanterai.

Je vous dirai donc seulement que tite-Lène va bien. Depuis quelque temps elle fait, sans fautes, de longues dictées assez difficiles. Elle joue beaucoup, elle devient jolie. Miss May prétend qu'on la voit grandir. Depuis deux jours elle a inventé un jeu qui l'enchante. Elle a construit une grande hutte abritée de feuilles et de branchages soutenus par des pieux si ingénieusement disposés, que mère et moi, sans lui en rien dire, sommes dans l'admiration. Autour de la cabane pittoresque, sauvage et fleurie, elle crée un roman d'imagination tout aussi brillant, mouvementé et dangereux à vivre, que si elle était bel et bien abandonnée dans les pampas. Sa petite tête prévoit, combine, s'exerce à lutter dans le rêve, déjà prudente, ingénieuse et rusée, en attendant la lutte imminente – hélas! moins poétique – à soutenir dans la vie.

Que d'énergie déployée par chaque individu pour former cette chaîne étonnante qui se déroule de siècle en siècle et qui est l'humanité! J'en suis comme anéantie quand je lis l'histoire générale, et me demande si c'est beau ou si c'est monstrueux, ce travail de chacun pour tous qui éternise la douleur humaine. Au fond, et malgré l'apparence, personne ne lutte pour soi, ne vit sa vie propre.

Hélène m'échappe déjà dans ses expéditions autour de ma chambre. Quand son imagination l'entraîne, elle me dit: «Adieu… je reviendrai.» Le voyage qu'elle entreprend sous mes yeux, près de ma table à écrire ou sous la queue de mon piano devenu une caverne, ou dans la haute futaie, dure une heure, deux heures. Mais qu'elle est loin de moi pendant ces heures et comme je l'ai perdue!

Je traduis mal ma pensée; sentez-vous ce que je veux dire?

Adieu, mon ami. Hélène entre: «Vous écrivez à mon ami Phillip? – Oui. – Alors dites-lui que sa tite-Lène l'aime beaucoup et qu'il vienne, et que je lui écrirai ça bientôt et puis d'autres choses précieuses encore.»

Ces choses précieuses me ravissent. Et vous?

CXIII
Philippe à Denise

18 mai.

Moi aussi elles me ravissent. Cette enfant a le génie du cœur; elle tient de vous, madame, une secrète exquisité qui m'enchante. Quel dommage que vous soyez toujours loin toutes deux.

CXIV
Denise à Philippe

19 mai.

Vous me navrez avec votre génie du cœur; ça ne sert à rien, cela, pas même à être aimée.

Pour vous, tâchez de vous «accoutumer à n'aimer que les absents; alors vous nous aimerez à la folie.»

Et si vous croyez que, envoyant des billets de cinq lignes, on vous retournera de longues lettres, vous vous trompez, monsieur, ah! mais!

Adieu. Je m'en vas voir la mer.

CXV
Philippe à Denise

3 juin.

Je vous ferai remarquer, madame, que voilà quinze jours que vous ne m'avez écrit. Si vous croyez que c'est une conduite! Je sais: vous attendiez un mot de moi. Cet échange de lettres mesuré et régulier est une combinaison absurde et peu digne de vous, permettez-moi de le dire.

Au moins travaillez-vous? Je lis avec un plaisir grandissant vos dernières mélodies. Je suis désolé d'être si éloigné de ce que vous faites, de ne plus pouvoir suivre d'aussi près la marche de votre talent dont je suis déjà très fier, mère du Cantique des Cantiques; de ne plus me disputer avec vous sur la religion ou sur la littérature ou sur la musique; de ne plus être attrapé que vaguement sur ma nonchalance et ma paresse; de ne plus vous entendre chanter, de ne plus goûter avec vous, comme cela nous est arrivé souvent, ces fortes et délicieuses émotions artistiques qui font que le cœur s'arrête.

Avouez que ce serait une pitié si tout cela se perdait, et laissez-moi vous prier, pour finir, de mettre un peu de votre bonté à entretenir, en m'écrivant – quand bien même je ne vous répondrais pas exactement à cause des préoccupations où je suis – le feu sacré de notre amitié jusqu'au jour où nous nous reverrons.

Yours most devotedly.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
01 ekim 2017
Hacim:
290 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain