Kitabı oku: «Amitié amoureuse», sayfa 11
CXVI
Denise à Philippe
4 juin.
Quelle ténacité vous avez, cher nonchalant, et comme le refrain: «Écrivez», – revient dans vos lettres! croyez-vous donc, petit misérable, que je n'aie qu'à m'occuper de vous? Croyez-vous que ce ne soit rien de composer? bon ou mauvais, génial ou plat, le travail est le même. Il est des jours où j'en veux presque au maître indulgent, grand entre tous, qui m'a dit: «Vous devriez faire éditer ça.»
J'ai écrit ces jours-ci une chose que je me suis amusée à jouer à l'orgue de l'église, dimanche. C'est une suite de fugues qui, à trouver, m'ont causé une joie profonde. La recherche du thème m'enchante. J'ai demandé à mes hôtes ce qu'ils en pensaient. Sauf mère et ma sœur Alice, les autres n'ont pas compris l'œuvre. Vous voyez, je ne me refuse rien; je fais, à domicile, ma petite méconnue tout comme une autre! Eh bien, monsieur, tant pis pour eux. Croyez-moi si je vous dis que c'est bon. Tout de même j'ai envoyé ça à Massenet pour qu'il me retourne des sottises, qu'il balafre mes notes de son gros crayon et se fâche après le cerveau obtus que je suis. Je veux bien de sa colère à lui – mais pour les autres, bernique!
Écrire au goût des gens qui vous entourent et vous conseillent, c'est se retirer toute verve, toute originalité, même toute facilité de travail; c'est emmailloter son inspiration et l'annihiler. Il faut écrire d'instinct, se laisser envahir par cette sorte de fièvre que donne l'exaltation cérébrale; le travail est vraiment bon quand, poussé par cette force, on arrive à la diriger, à en maîtriser l'élan. Cette puissance, soulevant et entraînant la pensée, se sent dans la phrase mélodique et la rend pleine, ample, lucide. Elle en fait des phrases sonores, lumineuses.
Mes compositions, à moi, ne valent que par une espèce de buée tendre, un peu langoureuse et passionnée, dont s'enveloppent mes phrases au fur et à mesure que je les écris. Vraiment c'est ça leur seule petite valeur; et c'est à la minute précise où l'élan de mon cœur s'amalgame avec le travail de mon cerveau que cette chose se produit; je sens le mélange se faire, et c'est une grand joie voluptueuse, alors, toute calme, bizarre et indéfinissable, qui m'envahit.
Voilà pourquoi j'aime composer, voilà pourquoi vous aimez mes pauv'p'tites œuvres, le propre de toute volupté étant une sensation partagée.
Mais tout cela fait que je vis dans une perpétuelle exaltation de sentiment, dans un raffinement de pensées tendres qui me font trouver banale, parfois odieuse, toute réalité; c'est mon hypertrophie morale du cœur.
Et puis, quand on crée des choses de l'esprit, on veut être en communion constante avec les génies immortels qui ont porté leur art au plus haut sommet; on les lit, on les comprend, on les admire, on s'en imprègne, on les suit jusque dans leurs moindres œuvres, et c'est une rudement belle fréquentation, je vous jure, et qui fait désirer d'être seule en tête à tête avec la partition ou le livre, plutôt que de perdre son temps à entendre jacasser les femmes sur la forme d'une manche ou le plus ou moins cloche d'une jupe.
Si avec ce coin d'art on a une mère, une Hélène comme les miennes, et un ami comme vous, on n'est pas une femme trop à plaindre.
C'est pour ces raisons de joies pures que j'en veux un peu aux hommes qui se moquent de nos tentatives et de nos efforts vers un idéal qu'ils veulent méchamment accaparer. Heureusement il y a des Maupassant, des Massenet, des Sully-Prudhomme, indulgents maîtres qui veulent bien nous guider et nous aider de toute leur science à gagner un tout mince rayon de soleil, pour illuminer à jamais notre pauvre vie de ce beau idéal: l'Art.
Voilà une lettre qui me paraît des plus sublimes… que vous en semble? N'allez-pas vous ficher de moi, hé, là-bas! Après tout, fichez-vous-en si vous voulez. Je prends spécialement à votre intention la belle devise de madame Geoffrin: «Donner et pardonner.»
Adieu.
CXVII
Denise à Philippe
16 Juin.
Quel petit tempérament vous êtes! N'avez-vous pas honte, une honte affreuse, de n'avoir pas répondu à ma dernière lettre? et que croyez-vous que j'aie à vous dire maintenant? Lettre gratuite à l'ingrat, voilà comme j'intitule celle-ci.
Vous ne la recevriez même pas si je n'avais à vous annoncer une bonne nouvelle: mon frère est arrivé hier, en surprise, et mère et moi sommes un peu folles de joie d'avoir notre beau lieutenant de vaisseau. Hélène est amoureuse de son oncle. Elle lui a tout de suite reparlé de vous; c'était au salon, le soir, après dîner.
Gérald, qui n'y va pas par quatre chemins, s'écrie:
– Au fait, miss Suzanne, êtes-vous comme Hélène? notre Philippe étonnant, sera-ce l'élu? vous décidez-vous? l'aimez-vous? Il y avait sensation de flirt entre vous quand j'ai quitté la France; qu'en advint-il?
Suzanne a répondu un peu sèchement:
– Vous avez une drôle de manière d'interroger les gens en coup de fusil…
– C'est que j'ai besoin de savoir s'il est sur les rangs avant de m'y mettre.
– Mettez-vous y toujours, mon cher; on ne fait pas de bons régiments sans beaucoup de soldats.
Et puis, ce feu de peloton tiré, ils se sont mis dans un coin à jaboter.
Ce matin, à onze heures, comme j'étais dans ma chambre, Alice y est entrée. Vous savez que nous avons une tendre affection l'une pour l'autre. Elle m'a demandé, après bien des circonlocutions, d'écrire à Aprilopoulos pour l'inviter à passer quelques jours avec nous. La pauvre femme voudrait bien que ce soit celui-là, l'élu.
Donc, puisque le poulailler s'enrichit de deux coqs, mon frère et le beau Grec, vous pourriez bien venir aussi; n'y mettez pas de discrétion.
Pour combler de joie votre âme blanche, je vous dirai qu'hier est partie pour les eaux d'Aix ma belle-mère. Suzanne accompagne sa grand'mère jusqu'à Paris, avec l'Anglaise de tite-Lène; elle va rester huit jours absente sous la garde de son père et de miss May, car elle est demoiselle d'honneur de la richissime petite Meg O'Cornill.
Du reste, vous verrez ma nièce soit aux Acacias, soit en quelque autre lieu very select; vous êtes si chics tous les deux!
Il n'y a plus à Nimerck que les gens de notre intimité qui vous aiment, sauf – pour peu de jours encore – ma chère tante en zinc. Cela n'est pas pour vous tant déplaire, puisque, elle et vous, gens de cour aux nobles manières sympathisâtes!!!
La saison, aux châteaux environnants, bat son plein; quelques-unes de mes voisines sont charmantes; quant à moi, je m'engage à tâcher d'être divine.
Sans rire, venez si vous le pouvez.
CXVIII
Philippe à Denise
17 juin.
Un mot en courant, ma grande amie, pour vous remercier de votre invitation, de vos lettres, vous prier de les continuer et vous soumettre la combinaison suivante: j'ai l'intention de prendre jeudi un billet de vingt et un jours pour Nimerck. Pour éviter tous les potins, retenez-moi tout simplement une chambre à la maison des Glycines. Je prendrai mes repas chez vous par exemple.
Ce projet vous convient-il? Répondez-moi.
Je suis allé hier au soir chez Mollier, j'y ai rencontré votre nièce, mais vous n'y étiez pas!
CXIX
Denise à Philippe
18 juin.
Quand je le disais… brave Mollier, va! Je n'avais pas songé à lui. C'est égal, je suis ravie, ravie. Venez; vous aurez votre chambre aux Glycines. Malgré ce petit éloignement, il y aura de bonnes heures de promenade et de jaserie.
Dites-moi par quel train vous arriverez et s'il faut vous envoyer la voiture à la gare, ou si vous aurez votre bicyclette?
Quel bonheur de vous voir! Est-ce bien vrai? Vous allez venir, et si vite? Nous lirons, nous ferons des courses à travers bois, nous longerons la mer sur le sable fin, au pied des falaises; nous nous vautrerons sur l'herbe comme de bonnes bêtes en liberté; nous causerons le soir, les coudes sur ma table de travail. Oh! comme ce sera bon!
CXX
Philippe à Denise
Dépêche.
Impossible partir, lettre suit. Viendrai bientôt.
CXXI
Philippe à Denise
30 juin.
Hélas! ma chère amie, tout est encore rompu. Je ne peux plus venir et voilà mon voyage remis. J'ai attendu jusqu'au dernier moment pour vous envoyer cette mauvaise nouvelle. J'en suis, pour ma part, désolé.
Ajoutez que je me sens très mal en train. Le bord de la mer m'eût fait du bien. Au lieu de cela me voilà encore indéfiniment ici. Je voudrais vous écrire et vous parler longuement. J'ai beaucoup de choses à vous dire et je ne le peux pas. J'ai une fatigue horrible et la tête me tourne.
Dans quelques jours je vous écrirai; ne me tenez pas rigueur.
Je vous aime tendrement.
CXXII
Denise à Philippe
1er juillet.
Mon cher grand,
Votre lettre m'attriste; je ne vois plus qu'une chose: vous êtes souffrant, malade peut-être plus encore que vous ne le dites, et voilà mon cœur tourmenté d'inquiétude.
Pourquoi ne pas venir? Venez; votre chambre est prête, non plus aux Glycines, mais à Nimerck, et c'est celle que vous aimez, tendue de toile de Jouy mauve, dans la grosse tour, avec la falaise et la mer à perte de vue devant vous.
Venez; le monde, avec ses questions de mesquines bienséances, n'a le droit de rien dire; ne suis-je pas entourée de ma famille et n'est-ce pas ma mère qui vous reçoit?
Venez; vous trouverez en moi l'amie qui console.
Venez; vous prendrez des forces à ma force, du calme à mon calme, du courage à mon courage.
Venez; l'affection profonde et droite que j'ai pour vous ne peut pas, émanant si loyale et si puissante de mon cœur, vous laisser dans cette tristesse.
Venez, venez, mon ami, vous réchauffer au foyer de ce cœur.
Notre chère amitié, moins qu'amoureuse, plus qu'amicale, doit se mettre au-dessus des questions de correction mondaine; ne savons-nous pas bien, vous et moi, ce qu'au fond elles valent? Je vous en prie, venez.
Il me semble que vous êtes mon grand frère, un frère en qui j'ai placé toutes mes complaisances, et c'est ma fraternité douloureuse de votre douleur qui crie vers vous: venez!
CXXIII
Philippe à Denise
7 juillet.
Ma chère trop loin, pauvre aimée petite sainte, toute croyante et impressionnable, comment résister plus longtemps à la douce chaleur de votre amitié fervente?
Il a bien fallu s'arranger pour aller vous voir; mais je ne vous ai pas écrit plus tôt ne sachant à quel jour serait fixé mon départ.
Je pensais partir aujourd'hui; diverses considérations m'ajournent à la semaine prochaine, mardi au plus tard. Je vous écrirai, du reste, l'heure définitive.
Écrivez-moi.
CXXIV
Denise à Philippe
9 juillet.
Mon ami,
Venez quand il vous plaira; je n'ose plus espérer que ce soit bientôt; j'ai eu trop de joie et trop de déception en vous attendant à vide. J'étais persuadée, en partant de Paris, que vous viendriez ici pour moi. – «Certes!» – allez-vous protester; mais attendez la fin: moi, doublée de Suzanne et de tous les petits remuements de petits sentiments qui s'agitent autour d'elle. Jugez si l'idée de vous avoir un peu à moi seule, de par votre volonté, me rendait heureuse!
Me voilà, à cette nouvelle, ne sachant qu'inventer pour vous engager à venir. Mes ressources de vautrage sur le sable fin et l'herbe des falaises, de causeries au coin de ma table, me paraissent aujourd'hui d'une bien misérable éloquence et d'un bien pauvre entraînement.
Il n'y a de vrai, voyez-vous, que le droit qu'ont certaines de dire: «Venez, j'ai besoin de vous voir.» – Cette raison dépourvue de raisons ou plutôt cet ordre voilé serait alors, pour vous, joyeux à exécuter; tous vos efforts y tendraient; mais ceci ne rentre pas dans mes droits amicaux.
Le malheur est que j'ai, sur cette pauvre amitié, les mêmes idées un peu enthousiastes qu'a Montaigne; vous vous en éloignez considérablement et, ce me semble, vous vous rapprochez d'Aristote disant à ses familiers: «O mes amis, il n'y a nul ami!» – Tandis que Montaigne pense: «En l'amitié de quoy je parle, les âmes se meslent et confondent l'une en l'autre d'un meslange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la cousture qui les a joinctes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aymois, je sens que cela ne se peult exprimer qu'en répondant: parceque c'estait luy, parceque c'estait moy. Ceste parfaite amitié de quoy je parle est indivisible; chascun se donne si entier à son amy qu'il ne luy reste rien à despartir ailleurs; au rebours, il est marry qu'il ne soit double, triple ou quadruple, et qu'il n'ayt plusieurs âmes et plusieurs volontez pour les conférer toutes à ce subject… Rien n'est extrême qui a son pareil.»
Ici je clos mon cours sur l'amitié; aussi bien pourquoi vous le fais-je?
Je sais, par une lettre de Suzon à sa mère, que vous vous êtes amusé, distrait, pendant son court séjour à Paris et, quoi que vous en disiez à votre amie, le moral et les amours vont mieux.
Tout ceci me fait inférer que nous ne nous verrons pas aussi tôt que vous semblez le penser. Moquez-vous de moi autant qu'il vous plaira en m'appelant «petite sainte». – Vous vous rencontrez là en pensée avec Maupassant. Il m'écrivit un jour une délicieuse lettre commençant ainsi: «Ma chère sagesse.» – Il m'y reprochait de ne pas être une princesse assez sédentaire. – C'est une faute que je renouvelle avec vous bien contre mon gré, je vous jure. Fasse le ciel que cette petite cause ne m'induise pas à vous perdre.
Je vous serre affectueusement la main et j'ai bien envie de signer: une princesse extrême qui n'a pas son pareil– pour en revenir à Montaigne.
CXXV
Philippe à Denise
11 juillet.
Chère Sagesse,
Ne devenez pas une princesse amère! Je prendrai bien décidément le train demain et serai à une heure du matin chez vous. J'évite ainsi l'épouvantable 14 juillet à Paris.
Mettez-vous bien dans la tête que mon vrai désir et mon plus grand plaisir eussent été de passer trois ou quatre semaines avec vous à Nimerck alors qu'il n'y avait personne, et que je regrette plutôt l'affluence de monde qui y est en ce moment. Je n'ai pas pu. Ne me taquinez pas.
A demain, ma chère, chère extrême.
LIVRE IV
… Or, une âme tendre se connaît à vingt-huit ans, elle sait que si pour elle il est encore du bonheur dans la vie, c'est à l'amour qu'il faut le demander; il s'établit dans ce pauvre cœur agité une lutte terrible.
…
L'amour, même malheureux, donne à une âme tendre pour qui la chose imaginée est la chose existante, des trésors de jouissance de cette espèce: il y a des visions sublimes de bonheur et de beauté chez soi et chez ce qu'on aime.
…
STENDHAL.
Le plaisir de l'amour est d'aimer, et l'on est plus heureux par la passion que l'on a que par celle que l'on inspire.
LA ROCHEFOUCAULD.
CXXVI
Philippe à Denise
15 août.
Je viens tout banalement vous remercier du mois délicieux que j'ai passé à Nimerck; j'y ai été heureux au delà de ce que je pouvais rêver.
La profondeur des émotions n'est souvent pas en rapport avec leurs causes. Si je vous disais qu'Hélène avec ses tendresses silencieuses, comme de me rejoindre en courant, de me regarder avec ses beaux yeux, de sourire avec ses lèvres de fleur, rose humide, et, sans dire un mot, de glisser doucement sa main dans la mienne, me mettait dans un état de béatitude pour le reste de notre promenade, vous diriez: il est fou.
Il y a eu pourtant des instants, madame, où j'ai senti vraiment en nous une âme unique pour nos trois corps.
Vous souvenez-vous de ce matin où je suis entré dans votre chambre pour vous demander des ciseaux, je crois? Vous étiez en peignoir, ce soyeux peignoir jaune ardent, cette nuance couleur de rais de soleil, tout garni de dentelles noires, qui vous fait plus pâle et rend vos cheveux plus sombres, ces cheveux bleus que j'aime. Vous aviez l'air d'une reine bohémienne. Vous glissiez dans la chambre lentement. Moi, je m'étais assis sur le bord de la fenêtre ouverte, et suivais des yeux vos graves mouvements et les serpentements de la traîne de votre robe sur le tapis. Hélène, installée à votre table, faisait sa page.
Vous me donnâtes les ciseaux sans un mot, et, continuant de surveiller tite-Lène ou de remuer avec des gestes délicats, sur votre toilette Louis XV, enguipurée et embaumante, de menus objets d'argent, d'ivoire moins pâle que vos mains, vous m'avez oublié. Je vous ai tout à mon aise regardées vivre, vous et elle. C'était, je vous jure, une chose exquise, une chose intraduisible qui m'emplissait de béatitude. Ces joies que j'ai prises en silence, au hasard de votre vie, m'ont rendu mille fois plus heureux que toutes celles dont votre cœur ingénieux s'est plu à m'entourer. Il n'est rien au monde qui vaille ces sensations innommables: on sent flotter son âme. L'amour n'est qu'une action brutale et vulgaire à côté de cette impression; je le dédaigne, le ramasse qui veut.
CXXVII
Denise à Philippe
Nimerck, 17 août.
Vraiment? Quoique vous ne soyez guère poli pour les joies préparées par mon cœur ingénieux, je vous pardonne de les dédaigner au profit de celles que vous avez habilement su vous créer tout seul. Quel subtil vous êtes!
Savez-vous bien, ô mes jeunes contemporains, ce qui fait de vous des désespérés de la vulgarité de la vie, des incapables d'agir et d'aimer? ce sont les recherches bizarres de vos esprits; elles vous anémient moralement, vous énervent et finissent par l'emporter de beaucoup sur les joies simples, saines et fortes.
Vous aimez tant ces sensations, que vous leur consacrez vos belles virilités; le cerveau prend la place du cœur; l'amour n'est plus pour vous qu'un besoin vulgaire que vous apaisez vulgairement. Votre âme, troublée et douloureuse sous un perpétuel esprit d'analyse, finit par s'atrophier et devient vraiment incapable d'aimer.
Ah! mon ami, l'esprit n'est rien, le cœur seul est quelque chose. Ne tuez pas le vôtre à force de briser ses élans par vos mièvres recherches de plus fines sensations; laissez le sentiment sans raison, impérieux, égoïste, vous envahir. On vit de plus belles amours en unissant indissolublement ces trois forces: l'esprit, le cœur, la matière, qu'en leur faisant chanter leur air à tour de rôle.
Sentez vivement, puisque cela est dans vos facultés; mais ne vous en tenez pas à l'inachevé des sensations. Soyez plus naïf, plus vrai envers vous-même, plus simple devant les battements de votre cœur, et vous serez heureux. Je suis, moi, tout ahurie devant la complexité de votre nature.
Mon Dieu, comment m'aimiez-vous donc dans ce temps lointain où vous m'aimiez? Je vous en prie, soyez franc, dites-le-moi?
Je me souviens d'un vous respectueux mais un peu ardent et animé d'une volonté que je ne retrouve plus en vous; un Philippe qui m'a fait peur parfois et auquel je ne livrais pas le bout de mes doigts pour ses lèvres, sans craindre quelque morsure.
Je vous ai si bien redouté, ô analyste du vide, ô buveur de fumée, ô mangeur de rêve, que j'ai bravement fui quand vous m'avez dit: «Je vous aime.»
Et maintenant, ce mot vous le dites à tous les feuillets de vos lettres, vous le sonnez, doux grelot, à mes oreilles qui l'entendent, enchantées. Et je ne fuis plus et j'écoute, prise tout à coup d'une joie tourmentante et divine.
CXXVIII
Philippe à Denise
19 août.
Chère,
Comme vous savez finement fouiller les âmes… Oui, vous avez deviné ce que j'ose à peine m'avouer à moi-même: je vous aimais mal autrefois, Denise.
Je vous en demande humblement pardon, un pardon auquel j'ai droit, car cet amour d'autrefois, s'adressant à vous, me paraît monstrueux, et je me repens d'avoir pu vous désirer ainsi.
CXXIX
Philippe à Denise
29 août.
Eh bien, madame, pourquoi ce long silence? Il me souvient d'avoir fait amende honorable dans ma dernière lettre. J'en espérais une pleine d'indulgent pardon, une de ces lettres consolantes comme vous savez en écrire. Rien! un arrêt brutal que je ne comprends pas.
Seriez-vous fâchée contre moi, ma chère amie? Je suppose bien que vous n'avez pas l'intention de ne me pardonner jamais; alors pardonnez-moi tout de suite, et je me mettrai sans arrière-pensée en route pour Nimerck. Au moins vous n'êtes pas contrariée que je m'invite ainsi? Je resterai quatre à cinq jours si vous voulez de moi. Il faudrait, cette fois, des événements extraordinaires pour que je ne vinsse pas passer ces journées avec vous.
Envoyez vite un petit mot de bienvenue; mon sans-gêne, mon impolitesse, ma négligence, ne m'empêchent pas, vous le savez, de vous aimer très tendrement.