Kitabı oku: «Amitié amoureuse», sayfa 12
CXXX
Denise à Philippe
30 août.
Je commence par vous dire: Vous serez le très bien venu. La maisonnée vous attend; j'ai fait tout à l'heure l'inspection de la chambre mauve qui devient décidément la chambre de «M'sieur Philippe», pour les serviteurs aussi bien que pour les maîtres.
Pourquoi j'ai gardé le silence? Ça, c'est plus compliqué.
Je reste devant vous une femme un peu étonnée; je ne comprends plus rien ni à vous, ni à moi. Il se dresse dans mon âme toutes sortes de petits problèmes sentimentaux dont je ne puis mener la solution à bien, et cela m'énerve, trouble mon calme que vous admirez, et me plonge dans une exaltation, puis dans un néant de pensées tout à fait contraires à ma santé morale et physique.
Car, si vous êtes très subtil, très correct et chercheur d'idéales sensations avec moi, il m'est apparu, par certaines confidences de Suzanne, que vous êtes très capable d'avoir des sensations beaucoup plus pratiques avec d'autres.
Cette petite duplicité, qui n'est rien et que je ne devrais pas m'aviser de surprendre, me rend nerveuse. C'est toujours un peu drôle, vous savez, de découvrir que le rêveur à la lune, chercheur de fin du fin avec une si parfaite conscience, peut, à l'occasion, marcher si allègrement dans la réalité.
Vous voyez, je deviens méchante. Venez vite me pardonner.
CXXXI
Philippe à Denise
1er septembre.
Certainement je viens! Mais parce que vous avez dédaigné mon amour, et que j'ai philosophiquement pris mon parti de ne pas vous encenser de la fumée renaissante de mes désirs, trouvez-vous juste, madame, que je vive dorénavant en trappiste? J'ai fait envers vous vœu d'amitié. Je ne suppose pas qu'il entraîne à sa suite le vœu de chasteté? S'il vous faut cette preuve nouvelle de mon servage, en me pinçant un peu je vous la donnerai. Mais la folle du logis me paraît bien exigeante… Voyons, voyons, raisonnez-la un peu, madame mon amie; ce n'est guère charitable, ce qu'elle semble exiger là…
Je suis curieux de savoir ce qu'a pu vous raconter Suzanne d'une certaine conversation qu'elle a cru bon d'avoir avec moi, et dont j'ai jusqu'ici pensé qu'elle avait fait tous les frais. J'ai répondu comme je le devais pour ne pas la froisser, pour conserver sa confiance et jouir tout à mon aise de la contemplation d'une âme assez intrigante et fort pratique, curieuse et sèche, surtout extraordinairement orgueilleuse.
Peut-être tenais-je l'enfant par la taille lorsqu'elle marchait me contant ses petites hésitations sentimentales? peut-être, en nous quittant, ai-je avec négligence mis mes lèvres sur ses cheveux? pure politesse machinale envers l'effleurée. Ces choses un peu excessives n'équivalent à rien avec elle, et il y a bien plus de tendresse et d'amour dans le baiser que je dépose, à l'ordinaire, respectueux, sur vos mains, mon amie.
J'arriverai jeudi à une heure du matin; envoyez-moi chercher.
CXXXII
Denise à Philippe
Nimerck, 2 septembre.
Mon cher fol, voulez-vous bien vous taire! J'alambique, et, brutalement, vous, vous mettez les choses au point. Ne parlons plus jamais de cela. Venez: c'est tout ce qu'on vous demande.
CXXXIII
Philippe à Denise
Paris, 16 septembre.
Un séjour exquis – un voyage un peu triste – une rentrée pas gaie – une attente fébrile de vos nouvelles dans la lettre promise – et les mille et une tendresses de mon cœur pour vous et ma tite-Lène. – Voilà, madame, tout ce que peut vous dire ce jourd'hui votre ami.
CXXXIV
Denise à Philippe
17 septembre.
Voici la lettre demandée. Et, je vous prie, qu'y vais-je mettre, vous ayant dit tant de choses avant-hier? Cette dernière soirée m'a été douce, – vous allez rire et vous moquer de moi, – parce que vous me l'avez sacrifiée spontanément. Vous ne vous souvenez même pas de cela, vous, je parie?
– «M. de Luzy, je vous accorde trois valses ce soir!» vous a jeté Suzanne d'un bout de la table à l'autre, pendant le dîner.
– Je vous remercie, mademoiselle, mais mon intention est de ne pas descendre au casino; pour ma dernière soirée, je demande à madame Trémors la permission de rester avec elle.
– C'est-à-dire que vous l'obligez à rester chez elle au lieu de venir avec nous?
– Tu te trompes, Suzanne; dès hier, j'avais dit que je ne sortirais pas ce soir; le landau seul est commandé…
J'ai fait ce mensonge avec honte et joie. Avez-vous vu avec quelle prestesse j'ai filé, au sortir de table, décommander le break?.. passez, muscade!
Votre volonté de me garder, il fallait bien la dissimuler aux autres… Vous avez des manières impératives, parfois, qui me troublent et me ravissent. Moi, la volontaire de nous deux, je me sens tout humble devant ce caprice exprimé. Je feins comme je peux, et le petit danger couru n'est pas non plus pour me déplaire.
Du reste, vous avez ressenti la même impression; vous avez trop ri aux éclats de la répartie comique dite par Gérald, pour que je n'aie pas vu là que vous jetiez au vent votre gêne.
– Bon! me voilà six valses sur les bras, alors, car je vois bien, Suzanne, quel triomphe vous me préparez de me les offrir! et dire que le bon public va en conclure des choses exorbitantes! C'est ainsi qu'on écrit l'histoire.
Cette réplique avant la lettre pouvait faire sourire, mais non aussi joyeusement que vous l'avez fait, avouez-le? Au reste tout a été bien puisque votre gaieté a détourné l'attention d'un chacun.
Ah! la bonne soirée! Le gai départ de ma belle-sœur, de mère, de Suzanne, de Gérald dans la voiture… le bruit des graviers craquant sous les roues s'éloigne, se perd… Nous restons sur la terrasse, accoudés à la balustrade de pierre.
Des senteurs d'héliotropes, de roses, de résédas, venant jusqu'à nous des massifs de la grande pelouse, embaument l'air. Tite-Lène joue à courir autour des caisses d'orangers; elle serpente de l'une à l'autre dans un enlacement rythmique, tandis que la lune la baigne de sa lueur blanche et dessine son ombre, sa petite ombre falote, si fantastique et si grande… Ah! la bonne soirée! miss May emmène la fillette dormir, et nous restons seuls, sans parler, heureux, presque émus – de quoi, mon Dieu?
Et puis, une fenêtre s'ouvre et tite-Lène, mignonne, perdue dans sa robe de nuit flottante, nous lance des baisers avec ses deux mains et chante: «Bonsoir, mon Phillip, bonsoir, mère chérie… attrapez tous ces beaux baisers…» Le doux bruit de ses lèvres grésille, semble vraiment, pluie de tendresse, tomber sur nous en bénédiction…
Et vous alors, pour jouer, tendez les mains au ciel et votre voix mâle monte vers la voix cristalline:
– Je les ai tous vos jolis baisers, mon Hélène; mais rentrez vite, il fait humide, petit ange!
Ce mot-là emplit l'air de la nuit… il nous suit pendant notre promenade par les allées sombres, sous les grands arbres aux branches persillées de longs rayons de lune, baignant de lumière le sable des avenues.
Ah! la bonne soirée, où nous ne dîmes rien, où nous allions seulement si calmes dans le silence et la nuit!..
Que vous dire, maintenant?
J'ai bien songé a tout ce dont vous m'avez parlé; il me semble, vous devez persévérer dans ce projet de travail, effleuré seulement par vos pensées.
Mon frère qui a un grand sens critique, lui, vous trouve un esprit fin: au déjeuner, ce matin, il a dit sur vous des choses qui m'ont fait plaisir; je ne vous les redis pas, vous deviendriez fat.
Par amitié pour moi, essayez de condenser votre volonté sur ce point. Ne vous effrayez pas outre mesure des sujets à trouver; c'est un entraînement qu'on acquiert bien vite, m'ont dit tous mes amis littérateurs.
Ah! si je pouvais vous infiltrer mon vouloir! Cette transfusion morale est peut-être praticable; ce serait une sorte de lente pénétration des forces cérébrales. Je veux en essayer; mais ne vais-je pas bien vous ennuyer? Suis-je à une assez noble place dans votre pensée pour que votre nonchalance ne m'en précipite pas, au risque de me faire rompre le cou?
Je me sentirais plus forte si j'étais sûre de n'avoir pas pris d'assaut cette toute petite console, sur laquelle je me suis nichée dans votre cœur.
Il me paraît découvrir en moi tout un travail occulte qui s'est fait pour vous – un peu en dehors de votre consentement – quelque chose comme des avances morales tolérées par votre manque d'énergie, à cause que vous me sentez droite. En me demandant de nous revoir, en recherchant cette amitié, peut-être ne demandiez-vous pas tant d'attachement à votre personne?
Je ris, songeant que si nous continuons de nous analyser ainsi l'un et l'autre par rapport à l'un et à l'autre, nos lettres seront vraiment l'expression un peu étrange, mais curieuse en somme, des affinités latentes des contacts cérébraux que pourront avoir eus deux personnages mondains du XIXe siècle. A nous, à nous, inimitable Paul Bourget!
Adieu; voici mes plus pimpants souvenirs, voici mes mains à baiser, voilà encore un peu de tendresse.
DENISE.
P. – S.– J'avais mis for… Mais je n'ai pas trouvé de conclusion; alors j'efface, car ever serait bien audacieux et vous n'y consentiriez peut-être point; c'est si long, toujours!
CXXXVI
Philippe à Denise
18 septembre.
Ma chère trop loin,
J'ai bien peur que cette transfusion ne soit un rêve de votre imagination jolie. Je me sens las de la vie et des efforts qu'il faut pour se garder une place dans le monde, si petite soit-elle.
Ma paresse naturelle m'entraîne au rêve et à l'inaction. Aussi suis-je parfaitement heureux à la campagne, surtout à Nimerck.
Tout mon mal est de ne pouvoir vouloir. Je me demande comment je m'y suis pris pour faire mon droit et pour être reçu docteur. Je me rebute au moindre accident de terrain rencontré sur ma route.
Ainsi, encore empreint de votre volonté, j'ai été trouver mon ami X… le directeur d'une des innombrables revues de Paris, avec grand, moyen, petit R. Il a été fort aimable et m'a dit obligeamment:
« – Faites-moi quelque chose avec des souvenirs du second Empire; votre père était conseiller d'État; vous devez avoir des anecdotes vraies; ces racontars-là sont à la mode.»
Je n'ai pas voulu détromper et attrister cet homme du monde en lui disant que j'avais exactement dix ans en 1869; que mon père fut tué le 19 janvier 1870 aux portes de Paris, dans le dernier effort tenté sans succès par nos troupes sur Montretout, Garches et Buzenval; que de l'Empire et de sa chute le petit gosse que j'étais ne se rappelle que l'horrible événement qui le fit orphelin, – que ma mère, épuisée par le siège, était morte le 10 janvier de la même année en donnant naissance à mon frère Jacques, – et que ma famille a évité avec un soin jaloux (ce dont je lui sais gré) de me conter des anecdotes sur le second Empire.
Vous voyez, ce n'est pas ma faute. N'allez pas m'écrire: nonchalant! – Je me suis remué, pas excessivement, mais enfin un peu; l'effort en lui-même était noble; j'ai pris un fiacre, j'ai été à la Revue, j'ai parlé presque d'affaires – horreur! – je suis sorti de la Revue, je suis remonté dans mon fiacre et me voilà rompu d'un effort qui me remet chez moi Gros-Jean comme devant.
Que voulez-vous que j'y fasse?
CXXXVII
Denise à Philippe
19 septembre.
Vous êtes un grand mou et par-dessus le marché un gros oublieux. Ne vous souvenez-vous pas de la tante en zinc? La pauvre vieille chère tante, pour une fois, va vous servir à autre chose qu'à vous moquer d'elle. Vous êtes pris!
Voici un sujet pour délayer dessus un bel article; vous allez l'écrire immédiatement et le porterez ce soir même à l'aimable M. X…
Non, mais plaignez-vous! On vous dit: «Faites-moi quelque chose», et vous asseyez, du coup, un homme découragé sur les coussins d'un fiacre? Mais qu'est-ce qu'il vous fallait donc? C'est un directeur à faire encadrer qu'un directeur qui vous fait une commande.
Ah! mon pauvre vieux, comme on voit bien que vous avez de bonnes petites rentes!
Si vous saviez que de tourments, d'inquiétudes, de luttes, représente le moindre succès! Si ceux qui triomphent voulaient l'avouer, cela relèverait le courage des lutteurs. Mais chacun ne montre que le résultat, honteux de la lutte et orgueilleux de faire croire que le grand talent, seul, conquiert le monde.
Vous n'avez pas une âme d'artiste; ces âmes-là ne connaissent pas le découragement, elles demeurent éternellement combatives pour donner le jour aux idées qui dévorent leurs cerveaux et leurs cœurs, et c'est par coquetterie aussi bien que par orgueil qu'elles ne montrent pas les plaies que leur ont faites les ronces du chemin. – «Vous avez réussi, vous!» – «Mon idée était si belle!» – Hélas, l'idée c'est quelque chose, mais la persévérance lui est utile autant que la vie l'est au corps pour qu'il demeure dans l'humanité militante.
Vite, du papier, une plume et brodez sur ceci qui est vrai:
Le 2 décembre 1852 a lieu le coup d'État qui fait Louis-Napoléon, Empereur.
Le 7 décembre un dîner intime est offert aux Tuileries par l'Empereur, qui avait déjà quitte l'Elysée. Convives: madame de Montijo et sa fille Eugénie, madame Edouard Thayer, née de Padoue, petite cousine de l'Empereur par sa mère, madame de Padoue, cousine de Lætitia, mère de Napoléon Ier (il avait même été question du mariage de Marie de Padoue avec Louis-Napoléon, alors que la reine Hortense était en Suisse avec madame de Padoue), M. Edouard Thayer, directeur général des postes; M. Amédée Thayer son frère – tous deux fils de lady Thayer qui aima et protégea les artistes et se fit d'eux une petite cour où, au premier rang, brilla la Malibran – et madame Amédée-Hortense Thayer, née Bertrand, filleule de la reine Hortense et fille du fidèle général Bertrand qui suivit Napoléon à Sainte-Hélène; enfin M. et madame de Bassano.
En se mettant à table, chacune des femmes présentes à ce premier dîner aux Tuileries trouva sous sa serviette un souvenir; seule la jeune fille, mademoiselle de Montijo, n'eut rien. Marie Thayer, née de Padoue, reçut un médaillon; madame de Bassano, une bague; madame Amédée Thayer, née Hortense Bertrand, une croix en rubis, etc.
Madame Hortense Bertrand-Thayer, pendant le dîner, nommait l'Empereur Sire. L'Empereur lui dit: «Ma chère madame Thayer, vous êtes la seule qui m'appeliez Sire.» Elle répondit: «J'ai pris et conservé l'habitude d'appeler les Napoléon ainsi, alors que j'étais toute petite, auprès de votre oncle, à Sainte-Hélène». Napoléon répondit: «Monseigneur m'était mille fois plus harmonieux à entendre».
Au milieu du repas, on parla de la façon de composer un discours. L'Empereur dit: «Moi, toutes les fois qu'une pensée que je juge bonne me vient à l'esprit, je l'écris; ensuite je mets toutes ces notes en ordre.»
Le dîner achevé, l'Empereur entraîna ses convives dans son cabinet de travail et leur montra ces «brouillons de pensées». La porte de sa chambre était ouverte, la chambre, éclairée. L'habit qu'il avait quitté avant le dîner gisait sur un fauteuil; on apercevait le lit, surmonté d'un aigle immense qui soutenait les rideaux de soie rouge, et sur un guéridon une petite couronne impériale toute en violettes de Parme.
L'Empereur alla tout à coup prendre cette couronne, et comme madame Thayer, à qui mademoiselle de Montijo donnait le bras, s'avançait pour l'admirer, l'Empereur fit quelques pas vers elles, éleva la couronne au-dessus de la blonde tête de l'Espagnole, faisant le geste de l'y déposer; ce que voyant, mademoiselle de Montijo abandonna le bras de madame Bertrand-Thayer, fit une profonde révérence qui l'agenouilla presque devant l'Empereur et dit d'une voix émue:
« – O Sire, elle est trop grande pour moi!»
L'Empereur posa alors sur les cheveux d'or la couronne de violettes.
On rentra au salon. Dès ce soir-là, madame Bertrand-Thayer fut persuadée que ce dîner était la présentation officieuse de mademoiselle de Montijo comme future Impératrice.
Elle ne se trompait pas. En quelques semaines l'Empereur violenta l'opinion de ses conseillers et de ses intimes. Au mois de janvier avait lieu son mariage civil dans la salle des États (ou celle des Maréchaux); mademoiselle de Montijo y apparaissait très pâle et si troublée que M. de Tascher, qui devait l'introduire et lui tendait son bras à la porte de la salle, comme elle allait passer le sien dessous, fut obligé de lui dire:
« – Eh! non, madame, appuyez seulement votre main sur mon poing!»
Malgré son extrême pâleur et son extrême trouble, l'Impératrice était si belle, paraît-il, qu'elle fit sur tous une impression de grandeur vraiment impériale.
Voilà, monsieur, sur quoi vous allez vitement broder et prendre au mot cet admirable directeur. Liez, liez, allégez; ôtez-les: il dit, qu'elle dit, qui dit…; faites un peu de littérature, que diable, avec ce bon petit fonds; plongez-vous un peu dans l'œuvre des stylistes, imprégnez vos yeux de l'harmonie, de la richesse de leurs phrases et n'allez pas faire afficher à la quatrième page du Figaro: On demande du style, noble, si faire se peut, attrayant si possible, mâle ou femelle, suprêmement original; l'adresser contre bonne récompense, honnête ou malhonnête – au choix du demandeur et selon le porteur – 4, avenue de Messine, à l'entresol.
N'ai-je pas tout prévu? Allons, courage, mon ami!
CXXXVIII
Philippe à Denise
21 septembre.
L'histoire est charmante, mais elle est tombée dans mon plein écœurement et je l'ai gardée pour moi tout seul, ce qui vaut mieux que d'avoir livré au public ces choses intimes d'une femme maintenant si malheureuse et si accablée par les événements.
Enfin, voilà, je n'ai rien fait. J'ai fumé des cigarettes en rêvant là-dessus des choses philosophiques pour le moins sublimes. Cette occupation m'a été éminemment agréable.
Ne me grondez pas trop fort, je vous en prie?
CXXXVIX
Denise à Philippe
23 septembre.
Mon cher, si vous faites le sentimental et si vous vous mêlez d'avoir du cœur au moment de révéler quelque chose sur quelqu'un, vous n'écrirez jamais. Regardez autour de vous, même un peu plus en arrière: est-ce que Jean-Jacques s'embarrassait de cela? il n'a pas craint de nous livrer le nom de toutes les femmes qui ont été charitables envers lui. George Sand, non contente de raconter ses amours d'une façon fort sublime et à demi voilée, juste assez pour nous laisser la joie de trouver les noms des élus, nous dit, en outre, toutes les histoires de sa mère.
Musset? Mais année par année, mois par mois, nous suivons la liste de ses enchanteresses.
Ainsi font les plus grands talents; zuze un peu, mon bon, de ce que ce doit être avec les plus moyens!
Allez, petit malheureux, qui vouliez écrire et ne saviez pas quels tours de force il faut faire exécuter à son cœur pour cela!
Souvenez-vous que plus l'auteur livre de lui, de son cerveau, de ses pensées, de son âme, de ses douleurs ou de ses joies, ou des douleurs ou des joies qu'il coudoie ou qu'il engendre, plus il nous captive et nous intéresse. En dehors des conceptions philosophiques abstraites, que survit-il des lettrés disparus? Adolphe, Manon Lescaut, Fanny; Lui et Elle est une des œuvres de George Sand qui a le moins vieilli avec ses Lettres d'un voyageur et l'histoire de sa vie, parce que c'est son cœur blessé, palpitant, et le heurt des passions qui l'ont animée, que nous retrouvons dans ces pages.
Dominique, de Fromentin; Sur l'eau, Notre cœur, de Maupassant, voilà encore des œuvres vécues. Elles nous intéresseront toujours, parce que les auteurs ont beau nier, on sent, on touche le lambeau de cœur saignant encore qu'ils ont mis là.
C'est de la vraie dissection, c'est l'anatomie de l'écrivain s'interprétant, qu'il faut décrire pour passionner le lecteur: plus l'auteur s'y trouve écorché, plus nous voyons à nu ses nerfs, ses muscles, son sang, sa chair, son cerveau, son âme, plus nous sommes heureux, tous!
Ne dites pas que j'exagère. Je dis la vérité. Si vous viviez entourée d'écrivains comme je le fais, vous verriez que j'ai raison. C'est l'idée constante de ce livrage au public, cette espèce de défloration de leurs sensations les plus intimes, même de celles qu'ils créent, qui rend les grands si tristes:
Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps;
Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
…
Leurs déclamations sont comme des épées:
Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.
C'est un sort mélancolique de se livrer à des inconnus, de se donner pour juges certaines gens avec lesquels on n'aurait pas le courage d'échanger deux mots, tant on les sent loin de soi.
On y gagne parfois des adeptes? c'est un cas si rare, cela! Alors quand quelque lecteur vient protester:
– Vous avez osé dire pareille chose? c'est un tel, une telle, que vous avez dépeints; c'est indiscret, indélicat, terrible!
Les interpellés sourient. Ils ont pris en ces gens, quoi? leur surface de marionnette se mouvant dans la vie; mais d'eux-mêmes, bourrant de pensées les gestes de ces marionnettes, ils ont révélé bien autre chose. Ils ont été pendant six mois les amants, les amis lâches ou braves des êtres qu'ils ont créés dans leur roman.
Ils ont vécu, dans une ubiquité tuante, leur vie à tous; ils ont dispersé sur chacun les troubles, les tendresses, les erreurs, les beautés, les sécheresses, les désespoirs, les souffrances, les joies, les bonheurs que leur être, se diversifiant, a imaginé ressentir. Ils les ont exagérés, atténués; ils ont poussé le vécu de leur imagination jusqu'à en souffrir d'une souffrance matérielle.
Un ami de génie, un jour qu'il me lisait un passage d'un de ses manuscrits et que je pleurais, vraiment empoignée par l'acuité des sensations dépeintes là, me dit: «Moi aussi j'ai pleuré en l'écrivant». Sublime et touchant aveu! Il avait pleuré… Avec quelle vérité faut-il décrire la souffrance pour arriver à donner une larme à la fiction que l'on crée! Il y en a qui meurent à force de mettre au monde des passages comme ceux-là. Et notez, mon ami, que celui qui m'a avoué cette larme versée était un sceptique, un ironique à qui la vie apparaissait grotesque et bouffonne.
Tous ont un but en écrivant: Les grands enseignent, cela les soutient; ils font des disciples, cela les encourage. Les autres, que pousse à écrire une moins noble pensée, eh bien! je crois qu'ils ont en eux un surplus de vie, dû à leur imagination, qui les force à la faire se mouvoir dans des fictions.
Cela n'empêche que je n'aurais jamais pu écrire, peut-être parce que je ne suis qu'une femme.
Montrer à nu son âme, ses pensées, son cœur, ses aspirations, même si par un tour de force cérébral elles ne font qu'émaner de nous sans être nous, n'est-ce pas une impudeur morale aussi blâmable que l'impudeur physique? montrer son âme à tout venant, au fond c'est pire… du moins j'éprouve cette sensation. Je souffrirais de cela si fort que j'aime mieux la complication, l'ardu des règles de l'harmonie auxquelles il faut se soumettre pour composer.
La pensée livrée n'est qu'une mélodie de mon âme qui pleure ou qui jouit, sans le dire. Dans ce chant, chacun peut trouver ce qu'il veut sans jamais saisir exactement ce que j'y ai mis. Les musiciens ne copient ni la nature ni l'humanité: ils créent. Avec les sept notes pour tout trésor et l'infini rêve pour horizon, ils tissent à leur gré des larmes ou des sourires et les font si mélodieux qu'ils grisent et parfois consolent.
Ah! la misérable petite chose que les mots pour exprimer: je souffre! Et quelles richesses les combinaisons harmoniques nous déversent pour chanter cette souffrance! Un peu abstraites dites-vous? Bien plus personnelle, bien plus unique, puisque nous n'avons pas de termes fixes pour dire cette souffrance. Si le public sent la douleur que nous avons mise dans nos chants il dit: «C'est beau, je suis ému.» Il ne dit pas: «C'est mon propre mal.» Non, je lui fais partager mon émoi sans qu'il le connaisse, sans qu'il en touche du doigt la plaie secrète. Ma souffrance est à Dieu et à moi; personne ne la profane ni ne m'en prend l'expression.
Quel petit tempérament jaloux et sauvage je fais, hein? Il ne faut pas oublier, monsieur mon ami, que je descends des Rurik.
Toute cette dissertation, que vous pouvez fourrer au panier, sans que je pense à m'en offenser, vient de ce que j'ai tremblé, ma lettre de l'autre jour partie, que vous ne fussiez pas content de votre article; il m'est apparu tout à coup que mettre du style autour d'un indifférent sujet n'était pas noble besogne; c'est signe d'esprit littéraire si vous y avez renâclé. Peignez vos troubles, vos hésitations, vos souffrances d'une manière personnelle et sous une forme inédite; comment l'amour vous fait mal et comment il vous rend joyeux; mêlez votre être avec ce que votre divination vous a livré de l'être adversaire, et alors ce sera et n'importe sous quelle forme vous le présenterez, de la bonne besogne.
Si votre cœur a souffert, qu'il propage, dédouble, triple, quintuple cette souffrance en la laissant vraie. Ciselez votre style, éblouissez-nous du scintillement de ses contours fins et aigus, ou alanguissez-nous avec une forme plus molle, perceptible à travers les nuages, les doutes d'un esprit insatisfait. Dans telle ou telle de ces formes, dans le développement de ce fond, quelques-uns se reconnaîtront, négligents ou moins doués que vous pour se dépeindre et s'écrieront: «J'ai ressenti cela, moi!»
Alors, vous serez un auteur aimé par ceux qui se seront ainsi découverts en vous, car vous ennoblissez leur souffrance, la leur montrez fine, délicate, inédite même, quoique déjà partagée avec la vôtre. Grâce à vous ils croiront leurs sensations rares. Vous rendrez là un hommage discret, non prévu, à la belle et intéressante nature de votre lecteur; la magie de votre plume l'aura fait sortir des limbes où se couvaient ses embryonnaires sensations.
Souvenez-vous aussi que, pour ceux qui écrivent, le contraire des principes du Paradoxe sur le comédien doit être leur loi, parce que plus l'émoi ressenti par l'artiste est jeté tout brutal sur le papier, meilleur il le retrouve plus tard, encore tout palpitant, vécu, et peut le reprendre, l'atténuer, le façonner à son aise avant que de le livrer au public.
Je suis donc contente que vous n'ayez pas fait cet article pour m'obéir. Voyez-vous mon désespoir si, votre ami l'ayant publié, vous en étiez mécontent et m'en vouliez de ce demi-succès?
Enfin, si vous voulez le fin mot de tout cela, c'est que j'ai tremblé à l'égal d'une mère qui, envoyant son fils au combat s'aviserait, lui parti, de songer qu'il n'était peut-être pas suffisamment armé pour se défendre.
Alors, cette fois, j'aime votre paresse, ô cher irrésolu! Quel résultat, bon Dieu, après tant d'efforts tentés pour vous encourager à entreprendre quelque chose!
La pensée et la réflexion ont été données à l'homme pour le faire souffrir…
Adieu, cher grand. Cette fois, ma lettre prend les proportions d'un in-quarto!