Kitabı oku: «Anna Karénine (Texte intégral)», sayfa 5
XII
La jeune princesse Kitty Cherbatzky avait dix-huit ans. Elle paraissait pour la première fois dans le monde cet hiver, et ses succès y étaient plus grands que ceux de ses aînées, plus grands que sa mère elle-même ne s’y était attendue. Sans parler de toute la jeunesse dansante de Moscou qui était plus ou moins éprise de Kitty, il s’était, dès ce premier hiver, présenté deux partis très sérieux: Levine et, aussitôt après son départ, le comte Wronsky.
Les visites fréquentes de Levine et son amour évident pour Kitty avaient été le sujet des premières conversations sérieuses entre le prince et la princesse sur l’avenir de leur fille cadette, conversations qui dégénéraient souvent en discussions très vives. Le prince tenait pour Levine, et disait qu’il ne souhaitait pas de meilleur parti pour Kitty. La princesse, avec l’habitude particulière aux femmes de tourner la question, répondait que Kitty était bien jeune, qu’elle ne montrait pas grande inclination pour Levine, que, d’ailleurs, celui-ci ne semblait pas avoir d’intentions sérieuses…, mais ce n’était pas là le fond de sa pensée. Ce qu’elle ne disait pas, c’est qu’elle espérait un parti plus brillant, que Levine ne lui était pas sympathique et qu’elle ne le comprenait pas; aussi fut-elle ravie lorsqu’il partit inopinément pour la campagne.
«Tu vois que j’avais raison,» dit-elle d’un air triomphant à son mari.
Elle fut encore plus enchantée lorsque Wronsky se mit sur les rangs, et son espoir de marier Kitty non seulement bien, mais brillamment, ne fit que se confirmer.
Pour la princesse, il n’y avait pas de comparaison à établir entre les deux prétendants. Ce qui lui déplaisait en Levine était sa façon brusque et bizarre de juger les choses, sa gaucherie dans le monde, qu’elle attribuait à de l’orgueil, et ce qu’elle appelait sa vie de sauvage à la campagne, absorbé par son bétail et ses paysans. Ce qui lui déplaisait plus encore était que Levine, amoureux de Kitty, eût fréquenté leur maison pendant six semaines de l’air d’un homme qui hésiterait, observerait, et se demanderait si, en se déclarant, l’honneur qu’il leur ferait ne serait pas trop grand. Ne comprenait-il donc pas qu’on est tenu d’expliquer ses intentions lorsqu’on vient assidûment dans une maison où il y a une jeune fille à marier? Et puis ce départ soudain, sans avertir personne?
«Il est heureux, pensait-elle, qu’il soit si peu attrayant et que Kitty ne se soit pas monté la tête.»
Wronsky, par contre, comblait tous ses vœux: il était riche, intelligent, d’une grande famille; une carrière brillante à la cour ou à l’armée s’ouvrait devant lui, et en outre il était charmant. Que pouvait-on rêver de mieux? Il faisait la cour à Kitty au bal, dansait avec elle, s’était fait présenter à ses parents: pouvait-on douter de ses intentions? Et cependant la pauvre mère passait un hiver cruellement agité.
La princesse, lorsqu’elle s’était mariée, il y avait quelque trente ans, avait vu son mariage arrangé par l’entremise d’une tante. Le fiancé, qu’on connaissait d’avance, était venu pour la voir et se faire voir, l’entrevue avait été favorable, et la tante qui faisait le mariage avait de part et d’autre rendu compte de l’impression produite; on était venu ensuite au jour indiqué faire aux parents une demande officielle, qui avait été agréée, et tout s’était passé simplement et naturellement. Au moins est-ce ainsi que la princesse se rappelait les choses à distance. Mais lorsqu’il s’était agi de marier ses filles, elle avait appris, par expérience, combien cette affaire, si simple en apparence, était en réalité difficile et compliquée.
Que d’anxiétés, que de soucis, que d’argent dépensé, que de luttes avec son mari lorsqu’il avait fallu marier Dolly et Nathalie! Maintenant il fallait repasser par les mêmes inquiétudes et par des querelles plus pénibles encore! Le vieux prince, comme tous les pères en général, était pointilleux à l’excès en tout ce qui touchait à l’honneur et à la pureté de ses filles; il en était jaloux, surtout de Kitty, sa favorite. À chaque instant il faisait des scènes à la princesse et l’accusait de compromettre sa fille. La princesse avait pris l’habitude de ces scènes du temps de ses filles aînées, mais elle s’avouait actuellement que la susceptibilité exagérée de son mari avait sa raison d’être. Bien des choses étaient changées dans les usages de la société, et les devoirs d’une mère devenaient de jour en jour plus difficiles. Les contemporaines de Kitty se réunissaient librement entre elles, suivaient des cours, prenaient des manières dégagées avec les hommes, se promenaient seules en voiture; beaucoup d’entre elles ne faisaient plus de révérences, et, ce qu’il y avait de plus grave, chacune d’elles était fermement convaincue que l’affaire de choisir un mari lui incombait à elle seule, et pas du tout à ses parents. «On ne se marie plus comme autrefois,» pensaient et disaient toutes ces jeunes filles, et même les vieilles gens. Mais comment se marie-t-on alors maintenant? C’est ce que la princesse n’arrivait à apprendre de personne. L’usage français qui donne aux parents le droit de décider du sort de leurs enfants n’était pas accepté, il était même vivement critiqué. L’usage anglais qui laisse pleine liberté aux jeunes filles n’était pas admissible. L’usage russe de marier par un intermédiaire était considéré comme un reste de barbarie; chacun en plaisantait, la princesse comme les autres. Mais comment s’y prendre pour bien faire? Personne n’en savait rien. Tous ceux avec lesquels la princesse en avait causé répondaient de même: «Il est grand temps de renoncer à ces vieilles idées; ce sont les jeunes gens qui épousent, et non les parents: c’est donc à eux de savoir s’arranger comme ils l’entendent.» Raisonnement bien commode pour ceux qui n’avaient pas de filles! La princesse comprenait qu’en permettant à Kitty la société des jeunes gens, elle courait le risque de la voir s’éprendre de quelqu’un dont eux, ses parents, ne voudraient pas, qui ne ferait pas un bon mari ou qui ne songerait pas à l’épouser. On avait donc beau dire, la princesse ne trouvait pas plus sage de laisser les jeunes gens se marier tout seuls, à leur fantaisie, que de donner des pistolets chargés, en guise de joujoux, à des enfants de cinq ans. C’est pourquoi Kitty la préoccupait plus encore que ses sœurs.
En ce moment, elle craignait surtout que Wronsky ne se bornât à faire l’aimable; Kitty était éprise, elle le voyait et ne se rassurait qu’en pensant que Wronsky était un galant homme; mais pouvait-elle se dissimuler qu’avec la liberté de relations nouvellement admise dans la société il n’était bien facile de tourner la tête à une jeune fille, sans que ce genre de délit inspirât le moindre scrupule à un homme du monde? La semaine précédente, Kitty avait raconté à sa mère une de ses conversations avec Wronsky pendant un cotillon, et cette conversation sembla rassurante à la princesse, sans la tranquilliser complètement. Wronsky avait dit à sa danseuse que son frère et lui étaient si habitués à se soumettre en tout à leur mère, qu’ils n’entreprenaient jamais rien d’important sans la consulter. «Et en ce moment, avait-il ajouté, j’attends l’arrivée de ma mère comme un bonheur particulièrement grand.»
Kitty rapporta ces mots sans y attacher aucune importance spéciale, mais sa mère leur donna un sens conforme à son désir. Elle savait qu’on attendait la vieille comtesse et qu’elle serait satisfaite du choix de son fils; mais alors pourquoi sembler craindre de l’offenser en se déclarant avant son arrivée? Malgré ces contradictions, la princesse interpréta favorablement ces paroles, tant elle avait besoin de sortir d’inquiétude.
Quelque amer que lui fût le malheur de sa fille aînée, Dolly, qui songeait à quitter son mari, elle se laissait absorber entièrement par ses préoccupations au sujet du sort de la cadette, qu’elle voyait prêt à se décider. L’arrivée de Levine augmenta son trouble; elle craignit que Kitty, par un excès de délicatesse, ne refusât Wronsky, en souvenir du sentiment qu’elle avait un moment éprouvé pour Levine; ce retour lui semblait devoir tout embrouiller et reculer un dénouement tant désiré.
«Est-il arrivé depuis longtemps? Demanda-t-elle à sa fille en rentrant.
– Il est arrivé aujourd’hui, maman.
– Il y a une chose que je veux te dire,… commença la princesse, et à l’air sérieux et agité de son visage Kitty devina de quoi il s’agissait.
– Maman, dit-elle en rougissant et en se tournant vivement vers elle, ne dites rien. Je vous en prie, je vous en prie. Je sais, je sais tout.»
Elle partageait les idées de sa mère, mais les motifs qui déterminaient le désir de celle-ci la froissaient.
«Je veux dire seulement qu’ayant encouragé l’un…
– Maman, ma chérie, au nom de Dieu ne dites rien, j’ai peur d’en parler.
– Je ne dirai rien, répondit la mère en lui voyant des larmes dans les yeux: un mot seulement, ma petite âme. Tu m’as promis de n’avoir pas de secrets pour moi.
– Jamais, jamais aucun, s’écria Kitty en regardant sa mère bien en face, tout en rougissant. Je n’ai rien à dire maintenant, je ne saurais rien dire, même si je le voulais, je ne suis…
– Non, avec ces yeux-là elle ne saurait mentir,» pensa la mère, souriant de cette émotion, tout en songeant à ce qu’avait d’important pour la pauvrette ce qui se passait dans son cœur.
XIII
Kitty éprouva après le dîner et au commencement de la soirée une impression analogue à celle que ressent un jeune homme la veille d’une première affaire. Son cœur battait violemment, et elle était incapable de rassembler et de fixer ses idées.
Cette soirée où ils se rencontreraient pour la première fois déciderait de son sort; elle le pressentait, et son imagination les lui représentait, tantôt ensemble, tantôt séparément. En songeant au passé, c’était avec plaisir, presque avec tendresse, qu’elle s’arrêtait aux souvenirs qui se rapportaient à Levine; tout leur donnait un charme poétique: l’amitié qu’il avait eue pour ce frère qu’elle avait perdu, leurs relations d’enfance; elle trouvait doux de penser à lui, et de se dire qu’il l’aimait, car elle ne doutait pas de son amour, et en était fière. Elle éprouvait au contraire un certain malaise en pensant à Wronsky, et sentait dans leurs rapports quelque chose de faux, dont elle s’accusait, car il avait au suprême degré le calme et le sang-froid d’un homme du monde, et restait toujours également aimable et naturel. Tout était clair et simple dans ses rapports avec Levine; mais si Wronsky lui ouvrait des perspectives éblouissantes, et un avenir brillant, l’avenir avec Levine restait enveloppé d’un brouillard.
Après le dîner, Kitty remonta dans sa chambre pour faire sa toilette du soir. Debout devant son miroir, elle constata qu’elle était en beauté, et, chose importante ce jour-là, qu’elle disposait de toutes ses forces, car elle se sentait en paix et en pleine possession d’elle-même.
Comme elle descendait au salon vers sept heures et demie, un domestique annonça: «Constantin-Dmitrievitch Levine.» La princesse était encore dans sa chambre, le prince n’était pas là. «C’est cela,» pensa Kitty, et tout son sang afflua à son cœur. En passant devant un miroir, elle fut effrayée de sa pâleur.
Elle savait maintenant, à n’en plus douter, qu’il était venu de bonne heure pour la trouver seule, et se déclarer. Et aussitôt la situation lui apparut pour la première fois sous un nouveau jour. Il ne s’agissait plus d’elle seule, ni de savoir avec qui elle serait heureuse et à qui elle donnerait la préférence; elle comprit qu’il faudrait tout à l’heure blesser un homme qu’elle aimait, et le blesser cruellement; pourquoi? Parce que le pauvre garçon était amoureux d’elle! Mais elle n’y pouvait rien: cela devait être ainsi.
«Mon Dieu, est-il possible que je doive lui parler moi-même, pensa-t-elle, que je doive lui dire que je ne l’aime pas? Ce n’est pas vrai. Que lui dire alors? Que j’en aime un autre? C’est impossible. Je me sauverai, je me sauverai.»
Elle s’approchait déjà de la porte, lorsqu’elle entendit son pas. «Non, ce n’est pas loyal. De quoi ai-je peur? Je n’ai fait aucun mal. Il en adviendra ce qui pourra, je dirai la vérité. Avec lui, rien ne peut me mettre mal à l’aise. Le voilà,» se dit-elle en le voyant paraître, grand, fort, et cependant timide, avec ses yeux brillants fixés sur elle.
Elle le regarda bien en face d’un air qui semblait implorer sa protection, et lui tendit la main.
«Je suis venu un peu tôt, il me semble,» dit-il en jetant un coup d’œil sur le salon vide; et, sentant que son attente n’était pas trompée, que rien ne l’empêcherait de parler, sa figure s’assombrit.
– Oh non! Répondit Kitty en s’asseyant près de la table.
– C’est précisément ce que je souhaitais, afin de vous trouver seule, commença-t-il sans s’asseoir et sans la regarder pour ne pas perdre son courage.
– Maman viendra à l’instant. Elle s’est beaucoup fatiguée hier. Hier…»
Elle parlait sans se rendre compte de ce qu’elle disait, et ne le quittait pas de son regard suppliant et caressant.
Levine se tourna vers elle, ce qui la fit rougir et se taire.
«Je vous ai dit hier que je ne savais pas si j’étais ici pour longtemps, que cela dépendait de vous.»
Kitty baissait la tête de plus en plus, ne sachant pas elle-même ce qu’elle répondrait à ce qu’il allait dire.
«Que cela dépendait de vous, répéta-t-il. Je voulais dire – dire – c’est pour cela que je suis venu, que… Serez-vous ma femme?» murmura-t-il sans savoir ce qu’il disait, mais avec le sentiment d’avoir fait le plus difficile. Il s’arrêta ensuite et la regarda.
Kitty ne relevait pas la tête; elle respirait avec peine, et le bonheur remplissait son cœur. Jamais elle n’aurait cru que l’aveu de cet amour lui causerait une impression aussi vive. Mais cette impression ne dura qu’un instant. Elle se souvint de Wronsky, et, levant son regard sincère et limpide sur Levine, dont elle vit l’air désespéré, elle répondit avec hâte:
«Cela ne peut être… Pardonnez-moi.»
Combien, une minute auparavant, elle était près de lui et nécessaire à sa vie! Et combien elle s’éloignait tout à coup et lui devenait étrangère!
«Il ne pouvait en être autrement,» dit-il sans la regarder.
Et, la saluant, il voulut s’éloigner.
XIV
La princesse entra au même instant. La terreur se peignit sur son visage en les voyant seuls, avec des figures bouleversées. Levine s’inclina devant elle sans parler. Kitty se taisait sans lever les yeux. «Dieu merci, elle aura refusé,» pensa la mère, et le sourire avec lequel elle accueillait ses invités du jeudi reparut sur ses lèvres.
Elle s’assit et questionna Levine sur sa vie de campagne; il s’assit aussi, espérant s’esquiver lorsque d’autres personnes entreraient.
Cinq minutes après, on annonça une amie de Kitty, mariée depuis l’hiver précédent, la comtesse Nordstone.
C’était une femme sèche, jaune, nerveuse et maladive, avec de grands yeux noirs brillants. Elle aimait Kitty, et son affection, comme celle de toute femme mariée pour une jeune fille, se traduisait par un vif désir de la marier d’après ses idées de bonheur conjugal: c’était à Wronsky qu’elle voulait la marier. Levine, qu’elle avait souvent rencontré chez les Cherbatzky au commencement de l’hiver, lui avait toujours déplu, et son occupation favorite, quand elle le voyait, était de le taquiner.
«J’aime assez qu’il me regarde du haut de sa grandeur, qu’il ne m’honore pas de ses conversations savantes, parce que je suis trop bête pour qu’il condescende jusqu’à moi. Je suis enchantée qu’il ne puisse pas me souffrir,» disait-elle en parlant de lui.
Elle avait raison, en ce sens que Levine ne pouvait effectivement pas la souffrir, et méprisait en elle ce dont elle se glorifiait, le considérant comme une qualité: sa nervosité, son indifférence et son dédain raffiné pour tout ce qu’elle jugeait matériel et grossier.
Entre Levine et la comtesse Nordstone il s’établit donc ce genre de relations qu’on rencontre assez souvent dans le monde, qui fait que deux personnes, amies en apparence, se dédaignent au fond à tel point, qu’elles ne peuvent même plus être froissées l’une par l’autre.
La comtesse entreprit Levine aussitôt.
«Ah! Constantin-Dmitritch! Vous voilà revenu dans notre abominable Babylone, – dit-elle en tendant sa petite main sèche et en lui rappelant qu’il avait au commencement de l’hiver appelé Moscou une Babylone. – Est-ce Babylone qui s’est convertie, ou vous qui vous êtes corrompu? Ajouta-t-elle en regardant du côté de Kitty avec un sourire moqueur.
– Je suis flatté, comtesse, de voir que vous teniez un compte aussi exact de mes paroles, – répondit Levine qui, ayant eu le temps de se remettre, rentra aussitôt dans le ton aigre-doux propre à ses rapports avec la comtesse. – Il faut croire qu’elles vous impressionnent vivement.
– Comment donc! Mais j’en prends note. Eh bien, Kitty, tu as encore patiné aujourd’hui!» Et elle se mit à causer avec sa jeune amie.
Quoiqu’il ne fût guère convenable de s’en aller à ce moment, Levine eût préféré cette gaucherie au supplice de rester toute la soirée, et de voir Kitty l’observer à la dérobée, tout en évitant son regard; il essaya donc de se lever, mais la princesse s’en aperçut et, se tournant vers lui:
«Comptez-vous rester longtemps à Moscou? Dit-elle. N’êtes-vous pas juge de paix dans votre district? Cela doit vous empêcher de vous absenter longtemps?
– Non, princesse, j’ai renoncé à ces fonctions; je suis venu pour quelques jours.»
«Il s’est passé quelque chose, pensa la comtesse Nordstone en examinant le visage sévère et sérieux de Levine; il ne se lance pas dans ses discours habituels, mais j’arriverai bien à le faire parler: rien ne m’amuse comme de le rendre ridicule devant Kitty.»
«Constantin-Dmitritch, lui dit-elle, vous qui savez tout, expliquez-moi, de grâce, comment il se fait que dans notre terre de Kalouga les paysans et leurs femmes boivent tout ce qu’ils possèdent et refusent de payer leurs redevances? Vous qui faites toujours l’éloge des paysans, expliquez-moi ce que cela signifie?»
En ce moment une dame entra au salon et Levine se leva.
«Excusez-moi, comtesse, mais je ne sais rien et ne puis vous répondre,» dit-il en regardant un officier qui entrait à la suite de la dame.
«Ce doit être Wronsky,» pensa-t-il, et, pour s’en assurer, il jeta un coup d’œil sur Kitty. Celle-ci avait déjà eu le temps d’apercevoir Wronsky et d’observer Levine. À la vue des yeux lumineux de la jeune fille, Levine comprit qu’elle aimait, et le comprit aussi clairement que si elle le lui eût avoué elle-même.
Quel était cet homme qu’elle aimait? Il voulut s’en rendre compte, et sentit qu’il devait rester bon gré, mal gré.
Bien des gens, en présence d’un rival heureux, sont disposés à nier ses qualités pour ne voir que ses travers; d’autres, au contraire, ne songent qu’à découvrir les mérites qui lui ont valu le succès, et, le cœur ulcéré, ne lui trouvent que des qualités. Levine était de ce nombre, et il ne lui fut pas difficile de découvrir ce que Wronsky avait d’attrayant et d’aimable, cela sautait aux yeux. Brun, de taille moyenne et bien proportionnée, un beau visage calme et bienveillant, tout dans sa personne, depuis ses cheveux noirs coupés très court et son menton rasé de frais, jusqu’à son uniforme, était simple et parfaitement élégant. Wronsky laissa passer la dame qui entrait en même temps que lui, puis s’approcha de la princesse, et enfin de Kitty. Il sembla à Levine qu’en venant près de celle-ci, ses yeux prenaient une expression de tendresse, et son sourire une expression de bonheur et de triomphe; il lui tendit une main un peu large, mais petite, et s’inclina respectueusement.
Après avoir salué chacune des personnes présentes et échangé quelques mots avec elles, il s’assit sans avoir jeté un regard sur Levine, qui ne le quittait pas des yeux.
«Permettez-moi, messieurs, de vous présenter l’un à l’autre, dit la princesse en indiquant du geste Levine. – Constantin-Dmitritch Levine, le comte Alexis-Kirilovitch Wronsky.»
Wronsky se leva et alla serrer amicalement la main de Levine.
«Je devais, à ce qu’il me semble, dîner avec vous cet hiver, lui dit-il avec un sourire franc et ouvert; mais vous êtes parti inopinément pour la campagne.
– Constantin-Dmitritch méprise et fuit la ville et ses habitants, dit la comtesse.
– Je suppose que mes paroles vous impressionnent vivement, puisque vous vous en souvenez si bien,» dit Levine, et, s’apercevant qu’il se répétait, il rougit.
Wronsky regarda Levine et la comtesse, et sourit.
«Alors, vous habitez toujours la campagne? Demanda-t-il. Ce doit être triste en hiver?
– Pas quand on y a de l’occupation; d’ailleurs on ne s’ennuie pas tout seul, répondit Levine d’un ton bourru.
– J’aime la campagne, dit Wronsky en remarquant le ton de Levine sans le laisser paraître.
– Mais vous ne consentiriez pas à y vivre toujours, j’espère? Demanda la comtesse.
– Je n’en sais rien, je n’y ai jamais fait de séjour prolongé. Mais j’ai éprouvé un sentiment singulier, ajouta-t-il: jamais je n’ai tant regretté la campagne, la vraie campagne russe avec ses mougiks, que pendant l’hiver que j’ai passé à Nice avec ma mère. Vous savez que Nice est triste par elle-même. – Naples et Sorrente, au reste, ne doivent pas non plus être pris à haute dose. C’est là qu’on se rappelle le plus vivement la Russie, et surtout la campagne, on dirait que…»
Il parlait tantôt à Kitty, tantôt à Levine, portant son regard calme et bienveillant de l’un à l’autre, et disant ce qui lui passait par la tête.
La comtesse Nordstone ayant voulu placer son mot, il s’arrêta sans achever sa phrase, et l’écouta avec attention.
La conversation ne languit pas un instant, si bien que la vieille princesse n’eut aucun besoin de faire avancer ses grosses pièces, le service obligatoire et l’éducation classique, qu’elle tenait en réserve pour le cas de silence prolongé; la comtesse ne trouva même pas l’occasion de taquiner Levine.
Celui-ci voulait se mêler à la conversation générale et ne le pouvait pas; il se disait à chaque instant: «maintenant je puis partir», et cependant il restait comme s’il eût attendu quelque chose.
On parla de tables tournantes et d’esprits frappeurs, et la comtesse, qui croyait au spiritisme, se mit à raconter les merveilles dont elle avait été témoin.
«Comtesse, au nom du ciel, faites-moi voir cela! Jamais je ne suis parvenu à rien voir d’extraordinaire, quelque bonne volonté que j’y mette, dit en souriant Wronsky.
– Fort bien, ce sera pour samedi prochain, répondit la comtesse; mais vous, Constantin-Dmitritch, y croyez-vous? Demanda-t-elle à Levine.
– Pourquoi me demandez-vous cela, vous savez bien ce que je répondrai.
– Parce que je voudrais entendre votre opinion.
– Mon opinion, répondit Levine, est que les tables tournantes nous prouvent combien la bonne société est peu avancée; guère plus que ne le sont nos paysans. Ceux-ci croient au mauvais œil, aux sorts, aux métamorphoses, et nous…
– Alors vous n’y croyez pas?
– Je ne puis y croire, comtesse.
– Mais si je vous dis ce que j’ai vu moi-même?
– Les paysannes aussi disent avoir vu le damavoï.
– Alors, vous croyez que je ne dis pas la vérité?»
Et elle se mit à rire gaiement.
«Mais non, Marie: Constantin-Dmitritch dit simplement qu’il ne croit pas au spiritisme,» interrompit Kitty en rougissant pour Levine; celui-ci comprit son intention et allait répondre sur un ton plus vexé encore, lorsque Wronsky vint à la rescousse, et avec son sourire aimable fit rentrer la conversation dans les bornes d’une politesse qui menaçait de disparaître.
«Vous n’en admettez pas du tout la possibilité? Demanda-t-il. Pourquoi? Nous admettons bien l’existence de l’électricité, que nous ne comprenons pas davantage? Pourquoi n’existerait-t-il pas une force nouvelle, encore inconnue, qui…
– Quand l’électricité a été découverte, interrompit Levine avec vivacité, on n’en a vu que les phénomènes, sans savoir ce qui les produisait, ni d’où ils provenaient; des siècles se sont passés avant qu’on songeât à en faire l’application. Les spirites, au contraire, ont débuté par faire écrire les tables et évoquer les esprits, et ce n’est que plus tard qu’il a été question d’une force inconnue.»
Wronsky écoutait attentivement, comme il le faisait toujours, et semblait s’intéresser à ces paroles.
«Oui, mais les spirites disent: nous ignorons encore ce que c’est que cette force, tout en constatant qu’elle existe et agit dans des conditions déterminées; aux savants maintenant à découvrir en quoi elle consiste. Pourquoi n’existerait-il pas effectivement une force nouvelle si…
– Parce que, reprit encore Levine en l’interrompant, toutes les fois que vous frotterez de la laine avec de la résine, vous produirez en électricité un effet certain et connu, tandis que le spiritisme n’amène aucun résultat certain, par conséquent ses effets ne sauraient passer pour des phénomènes naturels.»
Wronsky, sentant que la conversation prenait un caractère trop sérieux pour un salon, ne répondit pas et, afin d’en changer la tournure, dit en souriant gaiement aux dames:
«Pourquoi ne ferions-nous pas tout de suite un essai, comtesse?»
Mais Levine voulait aller jusqu’au bout de sa démonstration.
«La tentative que font les spirites pour expliquer leurs miracles par une force nouvelle ne peut, selon moi, réussir. Ils prétendent à une force surnaturelle et veulent la soumettre à une épreuve matérielle.»
Chacun attendait qu’il cessât de parler, il le sentit.
«Et moi, je crois que vous seriez un médium excellent, dit la comtesse: vous avez quelque chose de si enthousiaste!»
Levine ouvrit la bouche pour répondre, mais ne dit rien et rougit.
«Voyons, mesdames, mettons les tables à l’épreuve, dit Wronsky: vous permettez, princesse?»
Et Wronsky se leva, cherchant des yeux une table.
Kitty se leva aussi, et ses yeux rencontrèrent ceux de Levine. Elle le plaignait d’autant plus qu’elle se sentait la cause de sa douleur. «Pardonnez-moi, si vous pouvez pardonner, disait son regard: je suis si heureuse!» – «Je hais le monde entier, vous autant que moi!» répondait le regard de Levine, et il chercha son chapeau.
Mais le sort lui fut encore une fois contraire; à peine s’installait-on autour des tables et se disposait-il à sortir, que le vieux prince entra, et, après avoir salué les dames, il s’empara de Levine.
«Ah! S’écria-t-il avec joie, je ne te savais pas ici! Depuis quand? Très heureux de vous voir.»
Le prince disait à Levine tantôt toi, tantôt vous; il le prit par le bras, et ne fit aucune attention à Wronsky, debout derrière Levine, attendant tranquillement pour saluer que le prince l’aperçût.
Kitty sentit que l’amitié de son père devait sembler dure à Levine après ce qui s’était passé; elle remarqua aussi que le vieux prince répondait froidement au salut de Wronsky. Celui-ci, surpris de cet accueil glacial, avait l’air de se demander avec un étonnement de bonne humeur pourquoi on pouvait bien ne pas être amicalement disposé en sa faveur.
«Prince, rendez-nous Constantin-Dmitritch, dit la comtesse: nous voulons faire un essai.
– Quel essai? Celui de faire tourner des tables? Eh bien, vous m’excuserez, messieurs et dames; mais, selon moi, le furet serait plus amusant, – dit le prince en regardant Wronsky, qu’il devina être l’auteur de cet amusement; – du moins le furet a quelque bon sens.»
Wronsky leva tranquillement un regard étonné sur le vieux prince, et se tourna en souriant légèrement vers la comtesse Nordstone; ils se mirent à parler d’un bal qui se donnait la semaine suivante.
«J’espère que vous y serez?» dit-il en s’adressant à Kitty.
Aussitôt que le vieux prince l’eut quitté, Levine s’esquiva, et la dernière impression qu’il emporta de cette soirée fut le visage souriant et heureux de Kitty répondant à Wronsky au sujet du bal.