Kitabı oku: «Anna Karénine (Texte intégral)», sayfa 6
XV
Le soir même, Kitty raconta à sa mère ce qui s’était passé entre elle et Levine; malgré le chagrin qu’elle éprouvait de l’avoir peiné, elle se sentait flattée d’avoir été demandée en mariage; mais, tout en ayant la conviction d’avoir bien agi, elle resta longtemps sans pouvoir s’endormir; un souvenir l’impressionnait plus particulièrement: c’était celui de Levine, debout auprès du vieux prince, fixant sur elle et sur Wronsky un regard sombre et désolé; des larmes lui en vinrent aux yeux. Mais, songeant aussitôt à celui qui le remplaçait, elle se représenta vivement son beau visage mâle et ferme, son calme plein de distinction, son air de bienveillance; elle se rappela l’amour qu’il lui témoignait, et la joie rentra dans son âme. Elle remit la tête sur l’oreiller en souriant à son bonheur.
«C’est triste, triste! Mais je n’y peux rien, ce n’est pas ma faute!» se disait-elle, quoiqu’une voix intérieure lui répétât le contraire; devait-elle se reprocher d’avoir attiré Levine ou de l’avoir refusé? Elle n’en savait rien: ce qu’elle savait, c’est que son bonheur n’était pas sans mélange. «Seigneur, ayez pitié de moi; Seigneur, ayez pitié de moi!» pria-t-elle jusqu’à ce qu’elle s’endormit.
Pendant ce temps il se passait dans le cabinet du prince une de ces scènes qui se renouvelaient fréquemment entre les époux, au sujet de leur fille préférée.
«Ce que c’est? Voilà ce que c’est, – criait le prince en levant les bras en l’air, malgré les préoccupations que lui causaient les pans flottants de sa robe de chambre fourrée. – Vous n’avez ni fierté ni dignité; vous perdez votre fille avec cette façon basse et ridicule de lui chercher un mari.
– Mais au nom du ciel, prince, qu’ai-je donc fait?» disait la princesse, presque en pleurant.
Elle était venue trouver son mari pour lui souhaiter le bonsoir, comme d’ordinaire, toute heureuse de sa conversation avec sa fille; et, sans souffler mot de la demande de Levine, elle s’était permis une allusion au projet de mariage avec Wronsky, qu’elle considérait comme décidé, aussitôt après l’arrivée de la comtesse. À ce moment le prince s’était fâché et l’avait accablée de paroles dures.
«Ce que vous avez fait? D’abord vous avez attiré un épouseur, ce dont tout Moscou parlera, et à bon droit. Si vous voulez donner des soirées, donnez-en, mais invitez tout le monde, et non pas des prétendants de votre choix. Invitez tous ces «blancs-becs» (c’est ainsi que le prince traitait les jeunes gens de Moscou!), faites venir un tapeur, et qu’ils dansent, mais, pour Dieu, n’arrangez pas des entrevues comme ce soir! Cela me dégoûte à voir, et vous en êtes venue à vos fins: vous avez tourné la tête à la petite. Levine vaut mille fois mieux que ce petit fat de Pétersbourg, fait à la machine comme ses pareils; ils sont tous sur le même patron, et c’est toujours de la drogue. Et quand ce serait un prince du sang, ma fille n’a besoin d’aller chercher personne.
– Mais en quoi suis-je coupable?
– En ce que…, cria le prince avec colère.
– Je sais bien qu’à t’écouter, interrompit la princesse, nous ne marierions jamais notre fille. Dans ce cas, autant nous en aller à la campagne.
– Cela vaudrait certainement mieux.
– Mais écoute-moi, je t’assure que je ne fais aucune avance! Pourquoi donc un homme jeune, beau, amoureux, et qu’elle aussi…
– Voilà ce qui vous semble! Mais si en fin de compte elle s’en éprend, et que lui songe à se marier autant que moi? Je voudrais n’avoir pas d’yeux pour voir tout cela! Et le spiritisme, et Nice, et le bal… (ici le prince, s’imaginant imiter sa femme, accompagna chaque mot d’une révérence). Nous serons fiers quand nous aurons fait le malheur de notre petite Catherine, et qu’elle se sera fourré dans la tête…
– Mais pourquoi penses-tu cela?
– Je ne pense pas, je sais; c’est pour cela que nous avons des yeux, nous autres, tandis que les femmes n’y voient goutte. Je vois, d’une part, un homme qui a des intentions sérieuses, c’est Levine; de l’autre, un bel oiseau comme ce monsieur, qui veut simplement s’amuser.
– Voilà bien des idées à toi!
– Tu te les rappelleras, mais trop tard, comme avec Dachinka.
– Allons, c’est bon, n’en parlons plus, dit la princesse que le souvenir de la pauvre Dolly arrêta net.
– Tant mieux, et bonsoir!»
Les époux s’embrassèrent en se faisant mutuellement un signe de croix, selon l’usage, mais chacun garda son opinion; puis ils se retirèrent.
La princesse, tout à l’heure si fermement persuadée que le sort de Kitty avait été décidé dans cette soirée, se sentit ébranlée par les paroles de son mari. Rentrée dans sa chambre, et songeant avec terreur à cet avenir inconnu, elle fit comme Kitty, et répéta bien des fois du fond du cœur: «Seigneur, ayez pitié de nous; Seigneur, ayez pitié de nous!»
XVI
Wronsky n’avait jamais connu la vie de famille; sa mère, une femme du monde, très brillante dans sa jeunesse, avait eu pendant son mariage, et surtout après, des aventures romanesques dont tout le monde parla. Il n’avait pas connu son père, et son éducation s’était faite au corps des pages.
À peine eut-il brillamment terminé ses études, en sortant de l’école avec le grade d’officier, qu’il tomba dans le cercle militaire le plus recherché de Pétersbourg; il allait bien de temps à autre dans le monde, mais ses intérêts de cœur ne l’y attiraient pas.
C’est à Moscou qu’il éprouva pour la première fois le charme de la société familière d’une jeune fille du monde, aimable, naïve, et dont il se sentait aimé. Ce contraste avec la vie luxueuse mais grossière de Pétersbourg l’enchanta, et l’idée ne lui vint pas qu’il y eût quelque inconvénient à ses rapports avec Kitty. Au bal, il l’invitait de préférence, allait chez ses parents, causait avec elle comme on cause dans le monde, de bagatelles; tout ce qu’il lui disait aurait pu être entendu de chacun, et cependant il sentait que ces bagatelles prenaient un sens particulier en s’adressant à elle, qu’il s’établissait entre eux un lien qui, de jour en jour, lui devenait plus cher. Loin de croire que cette conduite pût être qualifiée de tentative de séduction, sans intention de mariage, il s’imaginait simplement avoir découvert un nouveau plaisir, et jouissait de cette découverte.
Quel eût été son étonnement d’apprendre qu’il rendrait Kitty malheureuse en ne l’épousant pas! Il n’y aurait pas cru. Comment admettre que ces rapports charmants pussent être dangereux, et surtout qu’ils l’obligeassent à se marier? Jamais il n’avait envisagé la possibilité du mariage. Non seulement il ne comprenait pas la vie de famille, mais, à son point de vue de célibataire, la famille et particulièrement le mari faisait partie d’une race étrangère, ennemie, et surtout ridicule. Quoique Wronsky n’eût aucun soupçon de la conversation à laquelle il avait donné lieu, il sortit ce soir-là de chez les Cherbatzky avec le sentiment d’avoir rendu le lien mystérieux qui l’attachait à Kitty plus intime encore, si intime qu’il fallait prendre une résolution; mais laquelle?
«Ce qu’il y a de charmant, se disait-il en rentrant tout imprégné d’un sentiment de fraîcheur et de pureté, lequel tenait peut-être à ce qu’il n’avait pas fumé de la soirée, – ce qu’il y a de charmant, c’est que, sans prononcer un mot ni l’un ni l’autre, nous nous comprenons si parfaitement dans ce langage muet des regards et des intonations, qu’aujourd’hui plus clairement que jamais elle m’a dit qu’elle m’aimait. Qu’elle a été aimable, simple, et surtout confiante. Cela me rend meilleur; je sens qu’il y a un cœur et quelque chose de bon en moi! Ces jolis yeux amoureux! – Eh bien après? – Rien, cela me fait plaisir et à elle aussi.»
Là-dessus il réfléchit à la manière dont il pourrait achever sa soirée. «Au club? Faire un besigue et prendre du champagne avec Ignatine? Non. Au château des Fleurs pour trouver Oblonsky, des couplets et le cancan? Non, c’est ennuyeux! Voilà précisément ce qui me plaît chez les Cherbatzky, c’est que j’en sors meilleur. Je rentrerai à l’hôtel.» Il rentra effectivement dans sa chambre, chez Dussaux, se fit servir à souper, se déshabilla, et eut à peine la tête sur l’oreiller, qu’il s’endormit d’un profond sommeil.
XVII
Le lendemain à onze heures du matin, Wronsky se rendit à la gare de Saint-Pétersbourg pour y chercher sa mère, qui devait arriver, et la première personne qu’il rencontra sur le grand escalier fut Oblonsky, venu au-devant de sa sœur.
«Bonjour, comte! Lui cria Oblonsky; qui viens-tu chercher?
– Ma mère, – répondit Wronsky avec le sourire habituel à tous ceux qui rencontraient Oblonsky; et, lui ayant serré la main, il monta l’escalier à son côté. – Elle doit arriver aujourd’hui de Pétersbourg.
– Moi qui t’ai attendu jusqu’à deux heures du matin! Où donc as-tu été en quittant les Cherbatzky?
– Je suis rentré chez moi, répondit Wronsky; à dire vrai, je n’avais envie d’aller nulle part, tant la soirée d’hier chez les Cherbatzky m’avait paru agréable.
– «Je reconnais à la marque qu’ils portent les chevaux ombrageux, et à leurs yeux, les jeunes gens amoureux,» se mit à réciter Stépane Arcadiévitch, du même ton qu’à Levine la veille.
Wronsky sourit et ne se défendit pas, mais il changea aussitôt de conversation.
«Et à la rencontre de qui viens-tu? Demanda-t-il.
– Moi? à la rencontre d’une jolie femme.
– Vraiment?
– Honni soit qui mal y pense: cette jolie femme est ma sœur Anna.
– Ah! Madame Karénine? Dit Wronsky.
– Tu la connais certainement.
– Il me semble que oui. Au reste, peut-être me trompé-je, – répondit Wronsky d’un air distrait. Ce nom de Karénine évoquait en lui le souvenir d’une personne ennuyeuse et affectée.
– Mais tu connais au moins mon célèbre beau-frère, Alexis Alexandrovitch? Il est connu du monde entier.
– C’est-à-dire que je le connais de réputation et de vue. Je sais qu’il est plein de sagesse et de science; mais, tu sais, ce n’est pas mon genre, «not in my line,» dit Wronsky.
– Oui, c’est un homme remarquable, un peu conservateur, mais un fameux homme, répliqua Stépane Arcadiévitch, un fameux homme!
– Eh bien, tant mieux pour lui, dit en souriant Wronsky. Ah! Te voilà, s’écria-t-il en apercevant à la porte d’entrée un vieux domestique de sa mère: entre par ici.»
Wronsky, outre le plaisir commun à tous ceux qui voyaient Stépane Arcadiévitch, en éprouvait un tout particulier depuis quelque temps à se trouver avec lui. C’était en quelque sorte se rapprocher de Kitty. Il le prit donc par le bras, et lui dit gaiement:
«Donnons-nous décidément un souper à la diva, dimanche?
– Certainement. Je fais une souscription. Dis donc, as-tu fait hier soir la connaissance de mon ami Levine?
– Sans doute, mais il est parti bien vite.
– C’est un brave garçon, continua Oblonsky, n’est-ce pas?
– Je ne sais pourquoi, dit Wronsky, tous les Moscovites, excepté naturellement ceux à qui je parle, ajouta-t-il en plaisantant, ont quelque chose de tranchant; ils sont tous sur leurs ergots, se fâchent, et veulent toujours vous faire la leçon.
– C’est assez vrai, répondit en riant Stépane Arcadiévitch.
– Le train arrive-t-il? Demanda Wronsky en s’adressant à un employé.
– Il a quitté la dernière station,» répondit celui-ci.
Le mouvement croissant dans la gare, les allées et venues des artelchiks, l’apparition des gendarmes et des employés supérieurs, l’arrivée des personnes venues au-devant des voyageurs, tout indiquait l’approche du train. Le temps était froid, et à travers le brouillard on apercevait des ouvriers, couverts de leurs vêtements d’hiver, passant silencieusement entre les rails enchevêtrés de la voie. Le sifflet d’approche se faisait déjà entendre, un corps monstrueux semblait avancer lourdement.
«Non, continua Stépane Arcadiévitch qui avait envie de raconter à Wronsky les intentions de Levine sur Kitty, non, tu es injuste pour mon ami: c’est un homme très nerveux, qui peut quelquefois être désagréable, mais en revanche il peut être charmant; il avait hier des raisons particulières de nature à le rendre très heureux ou très malheureux,» ajouta-t-il avec un sourire significatif, oubliant absolument la sympathie qu’il avait éprouvée la veille pour son ami, à cause de celle que lui inspirait Wronsky pour le moment.
Celui-ci s’arrêta, et demanda sans détour:
«Veux-tu dire qu’il a demandé ta belle-sœur en mariage?
– Peut-être bien, répondit Stépane Arcadiévitch: cela m’a fait cet effet hier au soir, et s’il est parti de bonne heure et de mauvaise humeur, c’est qu’il aura fait la démarche. Il est amoureux depuis si longtemps qu’il me fait peine!
– Ah vraiment! Je crois d’ailleurs qu’elle peut prétendre à un meilleur parti, dit Wronsky en se redressant et se remettant à marcher. Au reste, je ne le connais pas; mais ce doit être effectivement une situation pénible! C’est pourquoi tant d’hommes préfèrent s’en tenir aux Clara…; du moins avec ces dames, si l’on échoue, ce n’est que la bourse qu’on accuse. Mais voilà le train.»
En effet le train approchait. Le quai d’arrivée parut s’ébranler, et la locomotive, chassant devant elle la vapeur alourdie par le froid, devint visible. Lentement et en mesure, on voyait la bielle de la grande roue centrale se plier et se déplier; le mécanicien, tout emmitouflé et couvert de givre, salua la gare; derrière le tender apparut le wagon des bagages qui ébranla le quai plus fortement encore; un chien dans sa cage gémissait lamentablement; enfin ce fut le tour des wagons de voyageurs, auxquels l’arrêt du train imprima une petite secousse.
Un conducteur à la tournure dégagée et ayant des prétentions à l’élégance sauta lestement du wagon en donnant son coup de sifflet, et à sa suite descendirent les voyageurs les plus impatients: un officier de la garde, à la tenue martiale, un petit marchand affairé et souriant, un sac en bandoulière, et un paysan, sa besace jetée par-dessus l’épaule.
Wronsky, debout près d’Oblonsky, considérait ce spectacle, oubliant complètement sa mère. Ce qu’il venait d’apprendre au sujet de Kitty lui causait de l’émotion et de la joie; il se redressait involontairement; ses yeux brillaient, il éprouvait le sentiment d’une victoire.
Le conducteur s’approcha de lui:
«La comtesse Wronsky est dans cette voiture,» dit-il.
Ces mots le réveillèrent et l’obligèrent à penser à sa mère et à leur prochaine entrevue. Sans qu’il voulût jamais en convenir avec lui-même, il n’avait pas grand respect pour sa mère, et ne l’aimait pas; mais son éducation et l’usage du monde dans lequel il vivait ne lui permettaient pas d’admettre qu’il pût y avoir dans ses relations avec elle le moindre manque d’égards. Moins il éprouvait pour elle d’attachement et de considération, plus il exagérait les formes extérieures.
XVIII
Wronsky suivit le conducteur; en entrant dans le wagon, il s’arrêta pour laisser passer une dame qui sortait, et, avec le tact d’un homme du monde, il la classa d’un coup d’œil parmi les femmes de la meilleure société. Après un mot d’excuse, il allait continuer sa route, mais involontairement il se retourna pour la regarder encore, non à cause de sa beauté, de sa grâce ou de son élégance, mais parce que l’expression de son aimable visage lui avait paru douce et caressante.
Elle tourna la tête au moment où il la regardait. Ses yeux gris, que des cils épais faisaient paraître foncés, lui jetèrent un regard amical et bienveillant, comme si elle le reconnaissait, puis aussitôt elle sembla chercher quelqu’un dans la foule. Quelque rapide que fût ce regard, il suffit à Wronsky pour remarquer dans cette physionomie une vivacité contenue, qui perçait dans le demi-sourire de deux lèvres fraîches, et dans l’expression animée de ses yeux. Il y avait dans toute cette personne comme un trop-plein de jeunesse et de gaieté qu’elle aurait voulu dissimuler; mais, sans qu’elle en eût conscience, l’éclair voilé de ses yeux paraissait dans son sourire.
Wronsky entra dans le wagon. Sa mère, une vieille femme coiffée de petites boucles, les yeux noirs clignotants, l’accueillit avec un léger sourire de ses lèvres minces; elle se leva du siège où elle était assise, remit à sa femme de chambre le sac qu’elle tenait, et, tendant à son fils sa petite main sèche qu’il baisa, elle l’embrassa au front.
«Tu as reçu ma dépêche? Tu vas bien, Dieu merci?
– Avez-vous fait bon voyage? Dit le fils en s’asseyant auprès d’elle, tout en prêtant l’oreille à une voix de femme qui parlait près de la porte; il savait que c’était celle de la dame qu’il avait rencontrée.
– Je ne partage cependant pas votre opinion, disait la voix.
– C’est un point de vue pétersbourgeois, madame.
– Pas du tout, c’est simplement un point de vue féminin, répondit-elle.
– Eh bien, permettez-moi de baiser votre main.
– Au revoir, Ivan Pétrovitch; voyez donc où est mon frère et envoyez-le-moi, dit la dame, et elle rentra dans le wagon.
– Avez-vous trouvé votre frère?» lui demanda MmeWronsky.
Wronsky reconnut alors MmeKarénine.
«Votre frère est ici, dit-il en se levant. Veuillez m’excuser, madame, de ne pas vous avoir reconnue; au reste, j’ai si rarement eu l’honneur de vous rencontrer que vous ne vous souvenez certainement pas de moi.
– Mais si, répondit-elle, je vous aurais toujours reconnu, car madame votre mère et moi n’avons guère parlé que de vous, il me semble, pendant tout le voyage. – Et la gaieté qu’elle avait cherché à contenir éclaira son visage d’un sourire. – Mais mon frère ne vient pas?
– Appelle-le donc, Alexis,» dit la vieille comtesse.
Wronsky sortit du wagon et cria:
«Oblonsky, par ici!»
Madame Karénine, en apercevant son frère, n’attendit pas qu’il vînt jusqu’à elle; quittant aussitôt le wagon, elle marcha rapidement au-devant de lui, le rejoignit, et, d’un geste tout à la fois plein de grâce et d’énergie, lui passa un bras autour du cou, l’attira vers elle et l’embrassa vivement.
Wronsky ne la quittait pas des yeux; il la regardait et souriait sans savoir pourquoi. Enfin il se souvint que sa mère l’attendait et rentra dans le wagon.
«N’est-ce pas qu’elle est charmante, dit la comtesse en parlant de MmeKarénine. Son mari l’a placée auprès de moi, ce dont j’ai été enchantée. Nous avons bavardé tout le temps. Eh bien, et toi? On dit que… vous filez le parfait amour? Tant mieux, mon cher, tant mieux.
– Je ne sais à quoi vous faites allusion, maman, répondit froidement le fils. Sortons-nous?»
À ce moment, MmeKarénine rentra dans le wagon pour prendre congé de la comtesse.
«Eh bien, comtesse, vous avez trouvé votre fils, et moi mon frère, dit-elle gaiement. Et j’avais épuisé toutes mes histoires, je n’aurais plus rien eu à vous raconter.
– Cela ne fait rien, répliqua la comtesse en lui prenant la main; avec vous, j’aurais fait le tour du monde sans m’ennuyer. Vous êtes une de ces aimables femmes avec lesquelles on peut causer ou se taire agréablement. Quant à votre fils, n’y pensez pas, je vous prie; il est impossible de ne jamais se quitter.»
Les yeux de MmeKarénine souriaient tandis qu’elle écoutait immobile.
«Anna Arcadievna a un petit garçon d’environ huit ans, expliqua la comtesse à son fils; elle ne l’a jamais quitté et se tourmente de l’avoir laissé seul.
– Nous avons causé tout le temps de nos fils avec la comtesse. Je parlais du mien, et elle du sien, dit MmeKarénine en s’adressant à Wronsky avec ce sourire caressant qui illuminait son visage.
– Cela a dû vous ennuyer, répondit-il en lui renvoyant aussitôt la balle dans ce petit assaut de coquetterie. Mais elle ne continua pas sur le même ton, et, se tournant vers la vieille comtesse:
– Merci mille fois, la journée d’hier a passé trop rapidement. Au revoir, comtesse.
– Adieu, ma chère, répondit la comtesse. Laissez-moi embrasser votre joli visage et vous dire tout simplement, comme une vieille femme peut le faire, que vous avez fait ma conquête.»
Quelque banale que fût cette phrase, MmeKarénine en parut touchée; elle rougit, s’inclina légèrement et pencha son visage vers la vieille comtesse; puis elle tendit la main à Wronsky avec ce même sourire qui semblait appartenir autant à ses yeux qu’à ses lèvres. Il serra cette petite main, heureux comme d’une chose extraordinaire d’en sentir la pression ferme et énergique.
MmeKarénine sortit d’un pas rapide.
«Charmante, dit encore la comtesse. Le fils était du même avis, et suivit des yeux la jeune femme tant qu’il put apercevoir sa taille élégante; il la vit s’approcher de son frère, le prendre par le bras et lui parler avec animation; il était clair que ce qui l’occupait n’avait aucun rapport avec lui, Wronsky, et il en fut contrarié.
– Eh bien, maman, vous allez tout à fait bien? Demanda-t-il à sa mère en se tournant vers elle.
– Très bien, Alexandre a été charmant, Waria a beaucoup embelli: elle a un air intéressant. – Et elle parla de ce qui lui tenait au cœur: du baptême de son petit-fils, but de son voyage à Pétersbourg, et de la bienveillance de l’empereur pour son fils aîné.
– Voilà Laurent, dit Wronsky en apercevant le vieux domestique. Partons, il n’y a plus beaucoup de monde.»
Il offrit le bras à sa mère, tandis que le domestique, la femme de chambre et un porteur se chargeaient des bagages. Comme ils quittaient le wagon, ils virent courir plusieurs hommes, suivis du chef de gare, vers l’arrière du train. Un accident était survenu, tout le monde courait du même côté.
«Qu’y a-t-il? Où? Il est tombé? écrasé?» disait-on. Stépane Arcadiévitch et sa sœur étaient aussi revenus et, tout émus, se tenaient près du wagon pour éviter la foule.
Les dames rentrèrent dans la voiture, pendant que Wronsky et Stépane Arcadiévitch s’enquéraient de ce qui s’était passé.
Un homme d’équipe ivre, ou la tête trop enveloppée à cause du froid pour entendre le recul du train, avait été écrasé.
Les dames avaient appris le malheur par le domestique avant le retour de Wronsky et d’Oblonsky; ceux-ci avaient vu le cadavre défiguré; Oblonsky était tout bouleversé et prêt à pleurer.
«Quelle chose affreuse! Si tu l’avais vu, Anna! Quelle horreur!» disait-il.
Wronsky se taisait; son beau visage était sérieux, mais absolument calme.
«Ah! Si vous l’aviez vu, comtesse, continuait Stépane Arcadiévitch; et sa femme est là, c’est terrible; elle s’est jetée sur le corps de son mari. On dit qu’il était seul à soutenir une nombreuse famille. Quelle horreur!
– Ne pourrait-on faire quelque chose pour elle?» murmura MmeKarénine.
Wronsky la regarda.
«Je reviens tout de suite, maman,» dit-il en se tournant vers la comtesse.
Et il sortit du wagon.
Quand il revint au bout de quelques minutes, Stépane Arcadiévitch parlait déjà à la comtesse de la nouvelle cantatrice, et celle-ci regardait avec impatience du côté de la porte.
«Partons maintenant,» dit Wronsky.
Ils sortirent tous ensemble. Wronsky marchait devant avec sa mère, et derrière eux venaient MmeKarénine et son frère, ils furent rejoints par le chef de gare qui courait après Wronsky.
«Vous avez remis 200 roubles au sous-chef de gare. Veuillez indiquer, monsieur, l’usage auquel vous destinez cette somme.
– C’est pour la veuve, répondit Wronsky en haussant les épaules; à quoi bon cette question?
– Vous avez donné cela? – cria Oblonsky derrière lui; et, serrant le bras de sa sœur, il ajouta:
– Très bien, très bien! N’est-ce pas que c’est un charmant garçon? Mes hommages, comtesse.»
Et il s’arrêta avec sa sœur pour chercher la femme de chambre de celle-ci.
Quand ils sortirent de la gare, la voiture des Wronsky était déjà partie; on parlait de tous côtés du malheur qui venait d’arriver.
«Quelle mort affreuse! Disait un monsieur en passant près d’eux. On dit qu’il est coupé en deux.
– Quelle belle mort, au contraire, fit observer un autre: elle a été instantanée.
– Comment ne prend-on pas plus de précautions,» dit un troisième.
MmeKarénine monta en voiture, et son frère remarqua avec étonnement que ses lèvres tremblaient, et qu’elle retenait avec peine ses larmes.
«Qu’as-tu, Anna? Lui demanda-t-il quand ils se furent un peu éloignés.
– C’est un présage funeste, répondit-elle.
– Quelle folie! Dit son frère. Tu es ici, c’est l’essentiel. Tu ne saurais croire combien je fonde d’espérances sur ta visite.
– Connais-tu Wronsky depuis longtemps? Demanda-t-elle.
– Oui. Tu sais que nous avons l’espoir qu’il épouse Kitty.
– Vraiment? Dit Anna doucement. Maintenant parlons de toi, ajouta-t-elle en secouant la tête comme si elle eût voulu repousser une pensée importune et pénible. Parlons de tes affaires. J’ai reçu ta lettre et me voilà.
– Oui, tout mon espoir est en toi, dit Stépane Arcadiévitch.
– Raconte-moi tout, alors.»
Stépane Arcadiévitch commença son récit.
En arrivant à la maison, il fit descendre sa sœur de voiture, et, après lui avoir serré la main en soupirant, il retourna à ses occupations.