Kitabı oku: «La Guerre et la Paix», sayfa 18

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Une petite société d’intimes, de parents et d’amis, au dire de la princesse, soupait chez eux le soir de la fête d’Hélène, et on leur avait donné à entendre que, ce soir-là, devait se décider le sort de celle qu’on fêtait. La princesse Kouraguine, dont l’embonpoint s’était accusé et qui jadis avait été une beauté imposante, occupait le haut bout de la table; à ses côtés étaient assis les hôtes les plus marquants: un vieux général, sa femme et MlleSchérer; à l’autre bout se trouvaient les invités plus âgés et les personnes de la maison, Pierre et Hélène à côté l’un de l’autre. Le prince Basile ne soupait pas: il se promenait autour de la table, s’approchant de l’un ou de l’autre de ses invités. Il était d’excellente humeur; il disait à chacun un mot aimable, sauf cependant à Hélène et à Pierre, dont il feignait d’ignorer la présence. Les bougies brillaient de tout leur éclat: l’argenterie, les cristaux, les toilettes des dames et les épaulettes d’or et d’argent scintillaient à leurs feux; autour de la table s’agitait la livrée rouge des domestiques. On n’entendait que le cliquetis des couteaux, le bruit des assiettes, des verres, les voix animées de plusieurs conversations. Un vieux chambellan assurait de son amour brûlant une vieille baronne, qui lui répondait par un éclat de rire; un autre racontait la mésaventure d’une certaine Marie Victorovna, et le prince Basile, au milieu de la table, provoquait l’attention en décrivant aux dames, d’un ton railleur, la dernière séance du conseil de l’empire, au cours de laquelle le nouveau général gouverneur de Saint-Pétersbourg avait reçu et avait lu le fameux rescrit que l’empereur Alexandre lui avait adressé de l’armée. Dans ce rescrit, Sa Majesté constatait les nombreuses preuves de fidélité que son peuple lui donnait à tout instant, et assurait que celles de la ville de Pétersbourg lui étaient particulièrement agréables, qu’il était fier d’être à la tête d’une pareille nation et qu’il tâcherait de s’en rendre digne!

Le rescrit débutait par ces mots:

«Sergueï Kousmitch, de tous côtés arrivent jusqu’à moi,» etc., etc.

«Comment, demandait une dame, il n’a pas lu plus loin que «Sergueï Kousmitch»?

– Pas une demi-syllabe de plus…» Sergueï Kousmitch, de tous côtés… de tous côtés, Sergueï Kousmitch»…, et le pauvre Viasmitinow ne put aller plus loin, répondit le prince Basile en riant. À plusieurs reprises il essaya de reprendre la phrase, mais, à peine le mot «Sergueï» prononcé, sa voix tremblait; à «Kousmitch» les larmes arrivaient, et après «de tous côtés» les sanglots l’étouffaient au point qu’il ne pouvait continuer. Il tirait vite son mouchoir et recommençait avec un nouvel effort le «Sergueï Kousmitch, de tous côtés», suivi de larmes, si bien qu’un autre s’offrit pour lire à sa place.

– Ne soyez pas méchant, s’écria Anna Pavlovna en le menaçant du doigt, c’est un si brave et si excellent homme que notre bon Viasmitinow.»

Tous riaient gaiement, sauf Pierre et Hélène, qui contenaient, en silence et avec peine, le sourire, rayonnant et embarrassé à la fois, que leurs sentiments intimes amenaient à tout moment sur leurs lèvres.

On avait beau bavarder, rire, plaisanter, on avait beau manger avec appétit du sauté et des glaces, goûter du vin du Rhin, en évitant de les regarder, en un mot paraître indifférent à leur égard, on sentait instinctivement, au coup d’œil rapide qu’on leur jetait, aux éclats de rire, à l’anecdote de «Sergueï Kousmitch», que tout cela n’était qu’un jeu, et que toute l’attention de la société se concentrait de plus en plus sur eux. Tout en imitant les sanglots de «Kousmitch», le prince Basile examinait sa fille à la dérobée; et il se disait à part lui:

«Ça va bien, ça se décidera aujourd’hui.»

Dans les yeux d’Anna Pavlovna, qui le menaçait du doigt, il lisait ses félicitations sur le prochain mariage. La vieille princesse, enveloppant sa fille d’un regard courroucé, et proposant, avec un soupir mélancolique, du vin à sa voisine, semblait lui dire:

«Oui, il ne nous reste plus rien à faire, ma bonne amie, qu’à boire du vin doux; c’est le tour de cette jeunesse et de son bonheur insolent.»

«Voilà bien le vrai bonheur, pensait le diplomate en contemplant les jeunes amoureux. Qu’elles sont insipides, toutes les folies que je débite, à côté de cela!»

Au milieu des intérêts mesquins et factices qui agitaient tout ce monde, s’était tout à coup fait jour un sentiment naturel, celui de la double attraction de deux jeunes gens beaux et pleins de sève, qui écrasait et dominait tout cet échafaudage de conventions affectées. Non seulement les maîtres, mais les gens eux-mêmes semblaient le comprendre, et s’attardaient à admirer la figure resplendissante d’Hélène et celle de Pierre, toute rouge et toute rayonnante d’émotion.

Pierre était joyeux et confus à la fois de sentir qu’il était le but de tous les regards. Il était dans la situation d’un homme absorbé qui ne perçoit que vaguement ce qui l’entoure, et qui n’entrevoit la réalité que par éclairs:

«Ainsi tout est fini!… comment cela s’est-il fait si vite?… car il n’y a plus à reculer, c’est devenu inévitable pour elle, pour moi, pour tous… Ils en sont si persuadés que je ne puis pas les tromper.»

Voilà ce que se disait Pierre, en glissant un regard sur les éblouissantes épaules qui brillaient à côté de lui.

La honte le saisissait parfois: il lui était pénible d’occuper l’attention générale, de se montrer si naïvement heureux, de jouer le rôle de Paris ravisseur de la belle Hélène, lui dont la figure était si dépourvue de charmes. Mais cela devait sans doute être ainsi, et il s’en consolait. Il n’avait rien fait pour en arriver là; il avait quitté Moscou avec le prince Basile, et s’était arrêté chez lui… pourquoi ne l’aurait-il pas fait? Ensuite il avait joué aux cartes avec elle, il lui avait ramassé son sac à ouvrage, il s’était promené avec elle… Quand donc cela avait-il commencé? Et maintenant le voilà presque fiancé!… Elle est là, à côté de lui; il la voit, il la sent, il respire son haleine, il admire sa beauté!… Tout à coup une voix connue, lui répétant la même question pour la seconde fois, le tira brusquement de sa rêverie:

«Dis-moi donc, quand as-tu reçu la lettre de Bolkonsky? Tu es vraiment ce soir d’une distraction…» dit le prince Basile.

Et Pierre remarqua que tous lui souriaient, à lui et à Hélène:

«Après tout, puisqu’ils le savent, se dit-il, et d’autant mieux que c’est vrai…»

Et son sourire bon enfant lui revint sur les lèvres.

«Quand as-tu reçu sa lettre? Est-ce d’Olmütz qu’il t’écrit?

– Peut-on penser à ces bagatelles, se dit Pierre. Oui, d’Olmütz,» répondit-il avec un soupir.

En sortant de table, il conduisit sa dame dans le salon voisin, à la suite des autres convives. On se sépara, et quelques-uns d’entre eux partirent, sans même prendre congé d’Hélène, pour bien marquer qu’ils ne voulaient pas détourner son attention; ceux qui approchaient d’elle pour la saluer ne restaient auprès d’elle qu’une seconde, en la suppliant de ne pas les reconduire.

Le diplomate était triste et affligé en quittant le salon. Qu’était sa futile carrière à côté du bonheur de ces jeunes gens? Le vieux général, questionné par sa femme sur ses douleurs rhumatismales, grommela une réponse tout haut, et se dit tout bas:

«Quelle vieille sotte! Parlez-moi d’Hélène Vassilievna, c’est une autre paire de manches; elle sera encore belle à cinquante ans.»

«Il me semble que je puis vous féliciter, murmura Anna Pavlovna à la princesse mère, en l’embrassant tendrement. Si ce n’était ma migraine, je serais restée.»

La princesse ne répondit rien: elle était envieuse du bonheur de sa fille. Pendant que ces adieux s’échangeaient, Pierre était resté seul avec Hélène dans le petit salon; il s’y était souvent trouvé seul avec elle dans ces derniers temps, sans lui avoir jamais parlé d’amour. Il sentait que le moment était venu, mais il ne pouvait se décider à faire ce dernier pas. Il avait honte: il lui semblait occuper à côté d’elle une place qui ne lui était pas destinée:

«Ce bonheur n’est pas pour toi, lui murmurait une voix intérieure, il est pour ceux qui n’ont pas ce que tu as!»

Mais il fallait rompre le silence. Il lui demanda si elle avait été contente de la soirée. Elle répondit, avec sa simplicité habituelle, que jamais sa fête n’avait été pour elle plus agréable que cette année. Les plus proches parents causaient encore dans le grand salon. Le prince Basile s’approcha nonchalamment de Pierre, et celui-ci ne trouva rien de mieux à faire que de se lever précipitamment et de lui dire qu’il était déjà tard. Un regard sévèrement interrogateur se fixa sur lui, et parut lui dire que sa singulière réponse n’avait pas été comprise; mais le prince Basile, reprenant aussitôt sa figure doucereuse, le força à se rasseoir:

«Eh bien, Hélène? Dit-il à sa fille de ce ton d’affectueuse tendresse, naturelle aux parents qui aiment leurs enfants, et que le prince imitait sans la ressentir… «Sergueï Kousmitch… de tous côtés»… chantonna-t-il en tourmentant le bouton de son gilet.

Pierre comprit que cette anecdote n’était pas ce qui intéressait le prince Basile en ce moment, et celui-ci comprit que Pierre l’avait deviné. Il les quitta brusquement, et l’émotion que le jeune homme crut apercevoir sur les traits de ce vieillard le toucha; il se retourna vers Hélène: elle était confuse, embarrassée et semblait lui dire:

«C’est votre faute!»

«C’est inévitable, il le faut, mais je ne le puis», se dit-il en recommençant à causer de choses et d’autres et en lui demandant où était le sel de cette histoire de Sergueï Kousmitch.

Hélène lui répondit qu’elle ne l’avait pas même écoutée.

Dans la pièce voisine, la vieille princesse parlait de Pierre avec une dame âgée:

«Certainement c’est un parti très brillant, mais le bonheur, ma chère?

– Les mariages se font dans les cieux!» répondit la vieille dame.

Le prince Basile, qui rentrait en ce moment, alla s’asseoir dans un coin écarté, ferma les yeux et s’assoupit. Comme sa tête plongeait en avant, il se réveilla.

«Aline, dit-il à sa femme, allez voir ce qu’ils font.»

La princesse passa devant la porte du petit salon avec une indifférence affectée, et y jeta un coup d’œil.

«Ils n’ont pas bougé,» dit-elle à son mari.

Le prince Basile fronça le sourcil, fit une moue de côté, ses joues tremblotèrent, son visage prit une expression de mauvaise humeur vulgaire, il se secoua, et, rejetant sa tête en arrière, il entra à pas décidés dans le petit salon. Son air était si solennel et triomphant, que Pierre se leva effaré.

«Dieu merci, dit-il, ma femme m’a tout raconté.»

Et il serra Pierre et sa fille dans ses bras…

«Hélène, mon cœur, quelle joie! Quel bonheur!…»

Sa voix tremblait…

«J’aimais tant ton père… et elle sera pour toi une femme dévouée! Que Dieu vous bénisse!…»

Des larmes réelles coulaient sur ses joues…

«Princesse! Cria-t-il à sa femme, venez donc!»

La princesse arriva tout en pleurs, la vieille dame essuyait aussi ses larmes; on embrassait Pierre, et Pierre baisait la main d’Hélène; quelques secondes plus tard ils se retrouvèrent seuls:

«Tout cela doit être, se dit Pierre, donc il n’y a pas à se demander si c’est bien ou mal; c’est plutôt bien, car me voilà sorti d’incertitude.»

Il tenait la main de sa fiancée, dont la belle gorge se soulevait et s’abaissait tour à tour.

«Hélène,» dit-il tout haut.

Et il s’arrêta…

«Il est pourtant d’usage, pensait-il, de dire quelque chose dans ces cas extraordinaires, mais que dit-on?»

Il ne pouvait se le rappeler; il la regarda, elle se rapprocha de lui, toute rougissante.

«Ah! ôtez-les donc! ôtez-les,» dit-elle en lui indiquant ses lunettes.

Pierre enleva ses lunettes, et ses yeux effrayés et interrogateurs avaient cette expression étrange, familière à ceux qui en portent habituellement. Il se baissait sur sa main, lorsque d’un mouvement rapide et violent elle saisit ses lèvres au passage et y imprima fortement les siennes; ce changement de sa réserve habituelle en un abandon complet frappa Pierre désagréablement.

«C’est trop tard, trop tard, pensa-t-il… c’est fini, et d’ailleurs je l’aime!»

«Je vous aime!» ajouta-t-il tout haut, forcé de dire quelque chose.

Mais cet aveu résonna si misérablement à son oreille, qu’il en eut honte.

Six semaines après, il était marié et s’établissait, comme on le disait alors, en heureux possesseur de la plus belle des femmes et de plusieurs millions, dans le magnifique hôtel des comtes Besoukhow, entièrement remis à neuf pour la circonstance.

III

Le vieux prince Bolkonsky recevait en décembre 1805 une lettre du prince Basile, qui lui annonçait sa prochaine arrivée et celle de son fils:

«Je suis chargé d’une inspection: cent verstes de détour ne peuvent m’empêcher de venir vous présenter mes devoirs, mon très respecté bienfaiteur, lui écrivait-il; Anatole m’accompagne, il est en route pour l’armée et j’espère que vous voudrez bien lui permettre de vous exprimer de vive voix le profond respect qu’il vous porte, à l’exemple de son père.»

– Tant mieux, il n’y aura pas à mener Marie dans le monde, les soupirants viennent nous chercher ici;» voilà les paroles que laissa imprudemment échapper la petite princesse, en apprenant cette nouvelle. Le prince fronça le sourcil et garda le silence.

Deux semaines après la réception de cette lettre, les gens du prince Basile firent leur apparition: ils précédaient leurs maîtres, qui arrivèrent le lendemain.

Le vieux prince avait toujours eu une triste opinion du caractère du prince Basile, et dans ces derniers temps sa brillante carrière et les hautes dignités auxquelles il avait trouvé moyen de parvenir pendant les règnes des empereurs Paul et Alexandre, n’avaient fait que la fortifier. Il devina son arrière-pensée aux transparentes allusions de sa lettre et aux insinuations de la petite princesse, et sa mauvaise opinion se changea en un sentiment de profond mépris. Il jurait comme un diable en parlant de lui, et, le jour de son arrivée, il était encore plus grognon que d’habitude. Était-il de méchante humeur parce que le prince Basile arrivait, ou cette visite augmentait-elle sa méchante humeur? Le fait est qu’il était d’une humeur de dogue.

Tikhone avait même conseillé à l’architecte de ne pas entrer chez le prince:

«Écoutez-le donc marcher, lui avait-il dit, en attirant l’attention de ce commensal sur le bruit des pas du prince. C’est sur ses talons qu’il marche, et nous savons ce que cela veut dire.»

Malgré tout, dès les neuf heures du matin, le prince, vêtu d’une petite pelisse de velours, avec un collet de zibeline et un bonnet pareil, sortit pour faire sa promenade habituelle. Il avait neigé la veille; l’allée qu’il parcourait pour aller aux orangeries était balayée; on voyait encore les traces du travail du jardinier, et une pelle se tenait enfoncée dans le tas de neige molle qui s’élevait en muraille des deux côtés du chemin. Le prince fit, en silence et d’un air sombre, le tour des serres et des dépendances:

«Peut-on passer en traîneau? Demanda-t-il au vieil intendant qui l’accompagnait et qui semblait être la copie fidèle de son maître.

– La neige est très profonde, Excellence: aussi ai-je donné l’ordre de la balayer sur la grande route.»

Le prince fit un signe d’approbation, et monta le perron.

«Dieu soit loué! Se dit l’intendant, le nuage n’a pas crevé.»

Et il ajouta tout haut:

«Il aurait été difficile de passer, Excellence; aussi, ayant entendu dire qu’un ministre arrivait chez Votre Excellence…»

Le prince se retourna brusquement, et fixa sur lui des yeux pleins de colère:

«Comment, un ministre? Quel ministre? Qui a donné des ordres? S’écria-t-il de sa voix dure et perçante. Pour la princesse ma fille, on ne balaye pas la route, et pour un ministre… Il ne vient pas de ministre!…

– Excellence, j’avais supposé…

– Tu as supposé,» continua le prince hors de lui. Et en parlant à mots entrecoupés:

«Tu as supposé… brigand!… va-nu-pieds!… je t’apprendrai à supposer…»

Et, levant sa canne, il allait la laisser retomber certainement sur le dos d’Alpatitch, si celui-ci ne s’était instinctivement reculé.

Effrayé de la hardiesse de son mouvement, cependant tout naturel, Alpatitch inclina sa tête chauve devant le prince, qui, malgré cette marque de soumission ou peut-être à cause d’elle, ne releva plus sa canne, tout en continuant à crier:

«Brigand! Qu’on rejette la neige sur la route!…»

Et il entra violemment chez lui.

La princesse Marie et MlleBourrienne attendaient le prince pour dîner; elles le savaient de très mauvaise humeur, mais la sémillante figure de MlleBourrienne semblait dire:

«Peu m’importe! Je suis toujours la même.»

Quant à la princesse Marie, si elle sentait bien qu’elle aurait dû imiter cette placide indifférence, elle n’en avait pas la force. Elle était pâle, effrayée, et tenait ses yeux baissés:

«Si je fais semblant de ne pas remarquer sa mauvaise humeur, pensait-elle, il dira que je ne lui témoigne aucune sympathie, et si je ne lui en montre pas, il m’accusera d’être ennuyeuse et maussade.»

Le prince jeta un regard sur la figure effarée de sa fille:

«Triple sotte, murmura-t-il entre ses dents, et l’autre n’est donc pas là? L’aurait-on déjà mise au courant?… – Où est la princesse? Elle se cache?

– Elle est un peu indisposée, répondit MlleBourrienne avec un sourire aimable, elle ne paraîtra pas; c’est si naturel dans sa situation.

– Hem! Hem! Cré!… cré!…» fit le prince en se mettant à table.

Son assiette lui paraissant mal essuyée, il la jeta derrière lui; Tikhone la rattrapa au vol et la passa au maître d’hôtel. La petite princesse n’était point souffrante, mais, prévenue de la colère du vieux prince, elle s’était décidée à ne pas sortir de ses appartements.

«J’ai peur pour l’enfant: Dieu sait ce qui peut lui arriver si je m’effraye,» disait-elle à MlleBourrienne, qu’elle avait prise en affection, qui passait chez elle ses journées, quelquefois même ses nuits, et devant laquelle elle ne se gênait pas pour juger et critiquer son beau-père, qui lui inspirait une terreur et une antipathie invincibles.

Ce dernier sentiment était réciproque, mais, chez le vieux prince, c’était le dédain qui l’emportait.

«Il nous arrive du monde, mon prince, dit MlleBourrienne en dépliant sa serviette du bout de ses doigts roses. Son Excellence le prince Kouraguine avec son fils, à ce que j’ai entendu dire?

– Hem! Cette Excellence est un polisson! C’est moi qui l’ai fait entrer au ministère, dit le prince d’un ton offensé. Quant à son fils, je ne sais pas pourquoi il vient; la princesse Élisabeth Carlovna et la princesse Marie le savent peut-être: moi, je ne le sais pas et n’ai pas besoin de le savoir!…»

Il regarda sa fille, qui rougissait.

«Es-tu malade, toi aussi? Est-ce par crainte du ministre? Comme disait tout à l’heure cet idiot d’Alpatitch.

– Non, mon père.»

MlleBourrienne n’avait pas eu de chance dans le choix de son sujet de conversation; elle n’en continua pas moins à bavarder, et sur les orangeries, et sur la beauté d’une fleur nouvellement éclose, si bien que le prince s’adoucit un peu après le potage.

Le dîner terminé, il se rendit chez sa belle-fille, qu’il trouva assise à une petite table et bavardant avec Macha, sa femme de chambre. Elle pâlit à la vue de son beau-père. Elle n’était guère en beauté en ce moment, elle était même plutôt laide.

Ses joues s’étaient allongées, elle avait les yeux cernés, et sa lèvre semblait se retrousser encore plus qu’auparavant.

«Ce n’est rien, je m’alourdis, dit-elle en réponse à une question de son beau-père, qui lui demandait de ses nouvelles.

– Besoin de rien?

– Non, merci, mon père.

– C’est bien, c’est bien!…»

Et il sortit. Alpatitch se trouva sur son chemin dans l’antichambre.

«La route est-elle recouverte?

– Oui, Excellence: pardonnez-moi, c’était par bêtise.»

Le prince l’interrompit avec un sourire forcé:

«C’est bon, c’est bon!…»

Et lui tendant la main, que l’autre baisa, il rentra dans son cabinet.

Le prince Basile arriva le soir même. Il trouva sur la grande route des cochers et des gens de la maison, qui, à force de cris et de jurons, firent franchir à son «vasok» (voiture sur patins) et à ses traîneaux la neige qui avait été amoncelée exprès.

On avait préparé pour chacun d’eux une chambre séparée.

Anatole, sans habit, les poings sur les hanches, regardait fixement de ses beaux grands yeux et avec un sourire distrait un coin de la table devant laquelle il était assis. Toute l’existence n’était pour lui qu’une série de plaisirs ininterrompue, y compris même cette visite à un vieillard morose et à une héritière sans beauté. À tout prendre, elle pouvait, à son avis, avoir même un résultat comique. Et pourquoi ne pas l’épouser puisqu’elle est riche? La richesse ne gâte rien! Une fois rasé et parfumé avec ce soin et cette élégance qu’il apportait toujours aux moindres détails de sa toilette, portant haut sa belle tête avec une expression naturellement conquérante, il rentra chez son père, autour duquel s’agitaient deux valets de chambre. Le prince Basile salua son fils gaiement d’un signe de tête, comme pour lui dire:

«Tu es très bien ainsi!

– Voyons, mon père, sans plaisanterie, elle est tout simplement monstrueuse? Dit Anatole, en reprenant un sujet qu’il avait plus d’une fois abordé pendant le voyage.

– Pas de folies, je t’en prie, fais ton possible, et c’est là le principal, pour être respectueux et convenable envers le vieux.

– S’il me décoche des choses par trop désagréables, je m’en irai, je vous en avertis; je les déteste, ces vieux!

– N’oublie pas que tout dépend de toi.»

En attendant, on connaissait déjà, du côté des femmes, non seulement l’arrivée du ministre et de son fils, mais les moindres détails sur leurs personnes. La princesse Marie, seule dans sa chambre, faisait d’inutiles efforts pour surmonter son émotion intérieure:

«Pourquoi ont-ils écrit? Pourquoi Lise m’en a-t-elle parlé? C’est impossible, je le sens!…»

Et elle ajoutait, en se regardant dans la glace:

«Comment ferai-je mon entrée dans le salon? Je ne pourrai jamais être moi-même, même s’il me plaît?»

Et la pensée de son père la remplissait de terreur. Macha avait déjà raconté à la petite princesse et à MlleBourrienne comment ce beau garçon, au visage vermeil et aux sourcils noirs, s’était élancé sur l’escalier comme un aigle, enjambant trois marches à la fois, tandis que le vieux papa traînait lourdement, clopin-clopant, un pied après l’autre.

«Ils sont arrivés, Marie, le savez-vous?» lui dit sa belle-sœur, en entrant chez elle avec MlleBourrienne.

La petite princesse, dont la marche s’alourdissait de plus en plus, s’approcha d’un fauteuil et s’y laissa tomber: elle avait quitté son déshabillé du matin et avait mis une de ses plus jolies toilettes; sa coiffure était soignée, mais l’animation de sa figure ne parvenait pas à cacher le changement de ses traits. Cette mise élégante le faisait au contraire ressortir davantage. MlleBourrienne, de son côté, avait fait des frais qui mettaient en relief les charmes de sa jolie personne.

«Eh bien, et vous restez comme vous êtes, chère princesse? Dit-elle. On va venir annoncer que ces messieurs sont au salon, il faudra descendre, et vous ne faites pas un petit bout de toilette?»

La petite princesse sonna aussitôt une femme de chambre et passa gaiement en revue la garde-robe de sa belle-sœur. La princesse Marie s’en voulait à elle-même de son émotion, comme d’un manque de dignité, et en voulait aussi à ses deux compagnes de trouver cela tout simple. Le leur reprocher, c’eût été trahir les sensations qu’elle éprouvait; le refus de se parer aurait amené des plaisanteries et des conseils sans fin. Elle rougit, l’éclat de ses beaux yeux s’éteignit, sa figure se marbra, et, en victime résignée, elle s’abandonna à la direction de sa belle-sœur et de MlleBourrienne, qui toutes deux s’occupèrent, à qui mieux mieux, à la rendre jolie. La pauvre fille était si laide, qu’aucune rivalité entre elles n’était possible; aussi déployèrent-elles toute leur science à l’habiller convenablement, avec la foi naïve des femmes dans la puissance de l’ajustement.

«Vraiment, ma bonne amie, cette robe n’est pas jolie, dit Lise en se reculant pour mieux juger de l’ensemble. Faites apporter l’autre, la robe massacat! Il s’agit peut-être du sort de toute ta vie… Ah non! Elle est trop claire, elle ne te va pas.»

Ce n’était pas la robe qui manquait de grâce, mais bien la personne qu’elle habillait. La petite princesse et MlleBourrienne ne s’en rendaient pas compte, persuadées qu’un nœud bleu par-ci, une mèche de cheveux relevée par-là, qu’une écharpe abaissée sur la robe brune, remédieraient à tout. Elles ne voyaient pas qu’il était impossible de remédier à l’expression de ce visage effaré; elles avaient beau en changer le cadre, il restait toujours insignifiant et sans attrait. Après deux ou trois essais, la princesse Marie, toujours soumise, se trouva tout à coup coiffée avec les cheveux relevés, ce qui la défigurait encore davantage, et vêtue de l’élégante robe massacat à écharpe bleue; la petite princesse, en ayant fait deux fois le tour pour la bien examiner de tous les côtés et en arranger les plis, s’écria enfin avec désespoir:

«C’est impossible! Non, Marie, décidément cela ne vous va pas! Je vous aime mieux dans votre petite robe grise de tous les jours; non, de grâce, faites cela pour moi!… Katia, dit-elle à la femme de chambre, apportez la robe grise de la princesse. Vous allez voir, dit-elle à MlleBourrienne, en souriant d’avance à ses combinaisons artistiques, vous allez voir ce que je vais produire.»

Katia apporta la robe; la princesse Marie restait immobile devant la glace. MlleBourrienne remarqua que ses yeux étaient humides, que ses lèvres tremblaient, et qu’elle était prête à fondre en larmes.

«Voyons, chère princesse, encore un petit effort.»

La petite princesse, enlevant la robe à la femme de chambre, s’approcha de sa belle-sœur.

«Allons, Marie, nous allons faire cela bien gentiment, bien simplement.»

Et toutes trois riaient et gazouillaient comme des oiseaux.

«Non, laissez-moi!»

Et sa voix avait une inflexion si sérieuse, si mélancolique, que le gazouillement de ces oiseaux s’arrêta court. Elles comprirent à l’expression de ces beaux yeux suppliants qu’il était inutile d’insister.

«Au moins changez de coiffure! Je vous le disais bien, continua la princesse en s’adressant à MlleBourrienne, que Marie a une de ces figures auxquelles ce genre de coiffure ne va pas du tout, mais du tout! Changez-la, de grâce!

– Laissez-moi, laissez-moi, tout cela m’est parfaitement égal.»

Ses compagnes ne pouvaient en effet s’empêcher de le reconnaître. La princesse Marie, parée de la sorte, était, il est vrai, plus laide que jamais, mais elles connaissaient la puissance de ce regard mélancolique, indice chez elle d’une décision ferme et résolue.

«Vous changerez tout cela, n’est-ce pas?» dit Lise à sa belle-sœur, qui demeura silencieuse.

Et la petite princesse quitta la chambre. Restée seule, Marie ne se regarda pas dans la glace, et, oubliant de mettre une autre coiffure, elle resta complètement immobile. Elle pensait au mari, à cet être fort et puissant, doué d’un attrait incompréhensible, qui devait la transporter dans son monde à lui, complètement différent du sien, et plein de bonheur. Elle pensait à l’enfant, à son enfant semblable à celui de la fille de sa nourrice, qu’elle avait vu la veille. Elle le voyait déjà suspendu à son sein… son mari était là… il les regardait tendrement, elle et son enfant… «Mais tout cela est impossible! Je suis trop laide!» pensa-t-elle.

«Le thé est servi, le prince va sortir de chez lui!» lui cria tout à coup la femme de chambre, à travers la porte.

Elle tressaillit et elle eut peur de ses propres pensées. Avant de descendre, elle entra dans son oratoire, et, fixant ses regards sur l’image noircie du Sauveur, éclairée par la douce lueur de la lampe, elle joignit les mains, et se recueillit quelques instants. Le doute tourmentait son âme: les joies de l’amour, de l’amour terrestre lui seraient-elles données? Dans ses songes sur le mariage, elle entrevoyait toujours le bonheur domestique complété par des enfants; mais son rêve secret, presque inavoué à elle-même, était de goûter de cet amour terrestre, et ce sentiment était d’autant plus fort, qu’elle le cachait aux autres et à elle-même: «Mon Dieu, comment chasser de mon cœur ces insinuations diaboliques? Comment me dérober à ces horribles pensées, pour me soumettre avec calme à ta volonté?» À peine avait-elle adressé à Dieu cette prière qu’elle en trouva la réponse dans son cœur: «Ne désire rien pour toi-même, ne cherche rien, ne te trouble pas et n’envie rien à personne; l’avenir doit te rester inconnu, mais il faut que cet avenir te trouve prête à tout! S’il plaît à Dieu de t’éprouver par les devoirs du mariage, que sa volonté s’accomplisse!» Ces pensées la calmèrent, mais elle garda au fond de son cœur le désir de voir se réaliser son rêve d’amour, elle soupira, se signa et descendit, sans plus penser ni à sa robe, ni à sa coiffure, ni à son entrée, ni à ce qu’elle dirait. Quelle valeur ces misères pouvaient-elles avoir devant les desseins du Tout-Puissant, sans la volonté duquel il ne tombe pas un cheveu de la tête de l’homme!

IV

La princesse Marie trouva déjà au salon le prince Basile et son fils, causant avec la petite princesse et MlleBourrienne. Elle s’avança gauchement, en marchant pesamment sur ses talons. Les deux hommes et MlleBourrienne se levèrent, et la petite princesse s’écria: «Voilà Marie!»

Son coup d’œil les enveloppa tous distinctement. Elle vit se fondre en un aimable sourire l’expression grave qui avait passé sur le visage du prince Basile à sa vue; elle vit les yeux de sa belle-sœur suivre avec curiosité sur la figure des visiteurs l’impression qu’elle produisait; elle vit MlleBourrienne avec ses rubans et son joli visage, qui n’avait jamais été aussi animé, tourné vers lui, mais elle ne le vit pas, lui! Seulement, elle comprit instinctivement que quelque chose de grand, de lumineux, de beau, s’approchait d’elle à son entrée. Le prince Basile fut le premier à lui baiser la main; ses lèvres effleurèrent le front chauve incliné sur elle7, et, répondant à ses compliments, elle l’assura qu’elle ne l’avait point oublié. Anatole survint, mais elle ne pouvait le voir: elle sentit sa main emprisonnée dans une autre main ferme et douce, et elle toucha à peine de ses lèvres un front blanc, ombragé de beaux cheveux châtains. Relevant les yeux, elle fut frappée de sa beauté. Il se tenait devant elle, un doigt passé dans la boutonnière de son uniforme, la taille cambrée; il se balançait légèrement sur un pied, et la regardait en silence, sans penser à elle. Anatole n’avait pas la compréhension vive, il n’était pas éloquent, mais en revanche il possédait ce calme si précieux dans le monde et cette assurance que rien ne pouvait ébranler. Un homme timide, qui se serait montré embarrassé de l’inconvenance de son silence à une première entrevue, et qui aurait fait des efforts pour en sortir, aurait empiré la situation, tandis qu’Anatole, qui ne s’en préoccupait guère, continuait à examiner la coiffure de la princesse Marie, sans se presser le moins du monde de sortir de son mutisme:

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Yaş sınırı:
0+
Litres'teki yayın tarihi:
03 temmuz 2025
Hacim:
1860 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
9788027301898
Yayıncı:
Telif hakkı:
Bookwire
İndirme biçimi:
Metin
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