Kitabı oku: «La Guerre et la Paix», sayfa 19

Yazı tipi:

«Je ne vous empêche pas de causer, avait-il l’air de dire, mais quant à moi, je n’en ai nulle envie!»

La conscience de sa supériorité donnait à ses rapports avec les femmes une certaine nuance de dédain, qui avait le don d’éveiller en elles la curiosité, la crainte, l’amour même. Il paraissait leur dire:

«Je vous connais, croyez-moi! Pourquoi dissimuler?… vous ne demandez pas mieux!»

Peut-être ne le pensait-il pas, c’était même probable, car jamais il ne se donnait la peine de réfléchir, mais il imposait cette conviction, et la princesse Marie l’éprouva si bien, qu’elle s’empara aussitôt du prince Basile, afin de faire comprendre à son fils qu’elle ne se trouvait pas digne d’occuper son attention. La conversation était vive et animée, grâce surtout au babillage de la petite princesse, qui entr’ouvrait à plaisir ses lèvres pour montrer ses dents blanches. Elle avait engagé avec le prince Basile une de ces causeries qui lui étaient habituelles et qui pouvaient faire supposer qu’entre elle et son interlocuteur il y avait un échange de souvenirs mutuels, d’anecdotes connues d’eux seuls, tandis que ce n’était qu’un léger tissu de phrases brillantes, qui ne supposait aucune intimité antérieure.

Le prince Basile lui donnait la réplique, ainsi qu’Anatole, qu’elle connaissait à peine. MlleBourrienne crut aussi de son devoir de faire sa partie dans cet échange de souvenirs, étrangers pour elle, et la princesse Marie se vit entraînée à y prendre gaiement part.

«Nous pourrons au moins jouir de vous complètement, cher prince: ce n’était pas ainsi aux soirées d’Annette, vous vous sauviez toujours… cette chère Annette!

– Vous n’allez pas au moins me parler politique, comme Annette?

– Et notre table de thé?

– Oh oui!

– Pourquoi ne veniez-vous jamais chez Annette? Demanda-t-elle à Anatole. Ah! Je le sais, allez, votre frère Hippolyte m’a raconté vos exploits!» Et elle ajouta, en le menaçant de son joli doigt: «Je les connais, vos exploits de Paris!

– Et Hippolyte ne t’a pas raconté, demanda le prince Basile à son fils, en saisissant la main de la petite princesse comme pour la retenir, il ne t’a pas raconté comme il séchait sur pied pour cette charmante princesse et comme elle le mettait à la porte… Oh! C’est la perle des femmes, princesse,» dit-il à la princesse Marie.

MlleBourrienne, de son côté, au mot de «Paris», profita de l’occasion pour jeter dans la conversation ses souvenirs personnels.

Elle questionna Anatole sur son séjour à Paris:

«Paris lui avait-il plu?

Anatole, heureux de lui répondre, souriait en la regardant; ayant décidé à l’avance dans son for intérieur qu’il ne s’ennuierait pas à Lissy-Gory:

«Elle n’est pas mal, pas mal du tout, cette demoiselle de compagnie, disait-il à part lui; j’espère que l’autre la prendra avec elle quand elle m’épousera…; la petite est, ma foi, gentille!»

Le vieux prince s’habillait dans son cabinet sans se hâter: grognon et pensif, il réfléchissait à ce qu’il devait faire. L’arrivée de ces visiteurs le contrariait.

«Que me veulent-ils, le prince Basile et son fils? Le père est un hâbleur, un homme de rien, son fils doit être gentil!

Leur arrivée le contrariait surtout parce qu’elle ramenait sur le tapis une question qu’il s’efforçait toujours d’éloigner, en cherchant à se tromper lui-même. Il s’était bien souvent demandé s’il se déciderait un jour à se séparer de sa fille, mais jamais il ne se posait catégoriquement cette question, sachant bien que, s’il y répondait en toute justice, sa réponse serait contraire non seulement à ses sentiments, mais encore à toutes ses habitudes. Son existence sans elle, malgré le peu de cas qu’il paraissait en faire, lui semblait impossible:

«Qu’a-t-elle besoin de se marier pour être malheureuse? Voilà Lise, qui certainement n’aurait pu trouver un meilleur mari… est-elle contente de son sort? Laide et gauche comme elle est, qui l’épousera pour elle? On la prendra pour sa fortune, pour ses alliances! Ne serait-elle pas beaucoup plus heureuse de rester fille?»

Ainsi pensait le vieux prince, en s’habillant, et il se disait que cette terrible alternative était à la veille d’une solution, car l’intention évidente du prince Basile est de faire sa demande, sinon aujourd’hui, à coup sûr demain. Sans doute le nom, la position dans le monde, tout est convenable, mais est-il digne d’elle?… «C’est ce que nous verrons! C’est ce que nous verrons,» ajouta-t-il tout haut.

Et il se dirigea d’un pas ferme et décidé vers le salon. En entrant, il embrassa d’un seul coup d’œil tous les détails, et le changement de toilette de la petite princesse, et les rubans de MlleBourrienne, et la monstrueuse coiffure de sa fille, et son isolement et les sourires de Bourrienne et d’Anatole:

«Elle est attifée comme une sotte, pensa-t-il, et lui, qui n’a pas l’air d’y prendre garde!

– Bonjour, dit-il en s’approchant du prince Basile. Je suis content de te voir.

– L’amitié ne connaît pas les distances, répondit le prince Basile, en parlant comme toujours d’un ton assuré et familier. Voici mon cadet, aimez-le, je vous le recommande!

– Beau garçon, beau garçon, dit le maître de la maison, en examinant Anatole. Viens ici, embrasse-moi là.»

Et il lui présenta sa joue. Anatole l’embrassa, en le regardant curieusement, mais avec une tranquillité parfaite, dans l’attente d’une de ces sorties originales et brusques dont son père lui avait parlé.

Le vieux prince s’assit à sa place habituelle dans le coin du canapé, et, après avoir offert un fauteuil au prince Basile, il l’entreprit sur la politique et les nouvelles du jour; sans cesser de paraître l’écouter avec attention, il ne perdait pas de vue sa fille.

«Ah! C’est ce qu’on écrit de Potsdam.»

Et, répétant les dernières paroles de son interlocuteur, il se leva et s’approcha d’elle:

«Est-ce pour les visiteurs que tu t’es ainsi parée? Belle, très belle, ma foi! Une nouvelle coiffure à leur intention!… Eh bien, alors je te défends, devant eux, de jamais te permettre à l’avenir de te pomponner sans mon autorisation.

– C’est moi, mon père, qui suis la coupable, dit la petite princesse en s’interposant.

– Vous avez, madame, tous les droits possibles de vous parer à votre guise, lui répondit-il en lui faisant un profond salut, mais elle n’a pas besoin de se défigurer: elle est assez laide comme cela!…»

Et il se rassit à sa place, sans s’occuper davantage de la princesse Marie, qui était prête à pleurer.

«Je trouve au contraire que cette coiffure va fort bien à la princesse, dit le prince Basile.

– Eh bien, dis donc, mon jeune prince… comment t’appelle-t-on? Viens ici, causons et faisons connaissance.

– C’est maintenant que la farce va commencer, se dit Anatole en s’asseyant à côté de lui.

– Ainsi donc, mon bon, on vous a élevé à l’étranger? Ce n’est pas comme nous, ton père et moi, auxquels un sacristain a enseigné à lire et à écrire!… Eh bien, dites-moi, mon ami, vous servez dans la garde à cheval à présent? Ajouta-t-il en le regardant fixement de très près.

– Non, j’ai passé dans l’armée, répondit Anatole, qui réprimait avec peine une folle envie de rire.

– Ah! Ah! C’est parfait! C’est donc que vous voulez servir l’Empereur et la patrie? On est à la guerre… un beau garçon comme cela doit servir, doit servir… au service actif!

– Non, prince, le régiment est déjà en marche, et moi j’y suis attaché… – À quoi donc suis-je attaché, papa? Dit-il en riant à son père.

– Il sert bien, ma foi: il demande à quoi il est attaché! Ha! Ha!»

Et le vieux prince partit d’un éclat de rire, auquel Anatole fit écho, quand tout à coup le premier s’arrêta tout court et fronça violemment les sourcils:

«Eh bien, va-t-en,» lui dit-il.

Et Anatole alla rejoindre les dames.

«Tu l’as fait élever à l’étranger, n’est-ce pas, prince Basile?

– J’ai fait ce que j’ai pu, répondit le prince Basile, car l’éducation que l’on donne là-bas est infiniment supérieure.

– Oui, tout est changé aujourd’hui, tout est nouveau!… Beau garçon, beau garçon! Allons chez moi.»

À peine furent-ils arrivés dans son cabinet, que le prince Basile s’empressa de lui faire part de ses désirs et de ses espérances.

«Crois-tu donc que je la tienne enchaînée, et que je ne puisse pas m’en séparer? Que se figurent-ils donc? S’écria-t-il avec colère; mais demain si elle veut, cela m’est bien égal! Seulement je veux mieux connaître mon gendre!… Tu connais mes principes: agis donc franchement. Je lui demanderai demain devant toi si elle veut, et dans ce cas il restera; il restera ici, je veux l’étudier!…»

Et le vieux prince termina par son ébrouement habituel, en donnant à sa voix cette même intonation aiguë qu’il avait eue en prenant congé de son fils.

«Je vous parlerai bien franchement, – dit le prince Basile, et il prit le ton matois de l’homme convaincu qu’il est inutile de ruser avec un auditeur trop clairvoyant, – car vous voyez au travers des gens. Anatole n’est pas un génie, mais c’est un honnête et brave garçon, c’est un bon fils.

– Bien, bien, nous verrons!»

À l’apparition d’Anatole, les trois femmes, qui vivaient solitaires, et privées depuis longtemps de la société des hommes, sentirent, toutes les trois également, que leur existence jusque-là avait été incomplète. La faculté de penser, de sentir, d’observer, se trouva décuplée en une seconde chez toutes les trois, et les ténèbres qui les enveloppaient s’éclairèrent tout à coup d’une lumière inattendue et vivifiante.

La princesse Marie ne pensait plus ni à sa figure ni à sa malencontreuse coiffure, elle s’absorbait dans la contemplation de cet homme si beau et si franc, qui pouvait devenir son mari. Il lui paraissait bon, courageux, énergique, généreux; au moins en était-elle persuadée; mille rêveries de bonheur domestique s’élevaient dans son imagination: elle essayait de les chasser et de les cacher au fond de son cœur:

«Ne suis-je pas trop froide? Pensait-elle; si je garde cette réserve, c’est parce que je me sens trop vivement attirée vers lui!… Il ne peut pourtant pas deviner ce que je pense, et croire qu’il m’est désagréable.»

Et la princesse Marie faisait son possible pour être aimable, sans y réussir.

«La pauvre fille! Elle est diablement laide!» pensait Anatole.

MlleBourrienne avait aussi son petit lot de pensées éveillées en elle par la présence d’Anatole. La jolie jeune fille, qui n’avait ni position dans le monde, ni parents, ni amis, ni patrie, n’avait jamais songé sérieusement à être toute sa vie la lectrice du vieux prince et l’amie de la princesse Marie. Elle attendait depuis longtemps ce prince russe, qui, du premier coup d’œil, saurait apprécier sa supériorité sur ses jeunes compatriotes, laides et mal fagotées, s’éprendrait d’elle et l’enlèverait. MlleBourrienne s’était composée toute une petite histoire, qu’elle tenait d’une de ses tantes et que son imagination se complaisait à achever. C’était le roman d’une jeune fille séduite, que sa pauvre mère accablait de reproches, et souvent elle se sentait émue jusqu’aux larmes de ce récit fait à un séducteur imaginaire… Ce prince russe qui devait l’enlever était là… Il lui déclarerait son amour… elle mettrait en avant: «ma pauvre mère,» et il l’épouserait. C’est ainsi que MlleBourrienne imposait, chapitre par chapitre, son roman, tout en causant des merveilles de Paris. Elle n’avait aucun plan préconçu, mais tout était classé à l’avance dans sa tête, et tous ces éléments épars se groupaient autour d’Anatole, auquel elle voulait plaire à tout prix.

Quant à la petite princesse, comme un vieux cheval de bataille qui, malgré son âge, dresse instinctivement l’oreille au son de la trompette, elle se préparait à faire une charge à fond de coquetterie, sans y mettre la moindre arrière-pensée, et sous la seule impulsion d’une gaieté naïve et étourdie. Anatole avait l’habitude, lorsqu’il se trouvait dans la société des femmes, de se poser en homme blasé et fatigué de leurs avances; mais, en voyant l’impression qu’il produisait sur celles-ci, il ne put s’empêcher d’éprouver une véritable satisfaction d’amour-propre, d’autant plus qu’il sentait déjà naître dans son cœur, pour la jolie et provocante MlleBourrienne, un de ces accès de passion sans frein qui s’emparaient de lui avec une violence irrésistible et l’entraînaient à commettre les actions les plus hardies et les plus brutales.

Après le thé, la société avait passé dans le salon voisin; la princesse Marie fut priée de se mettre au piano. Anatole s’accouda sur l’instrument à côté de MlleBourrienne, et ses yeux pétillants et rieurs ne quittaient pas la princesse Marie, qui sentait avec une émotion de joie douloureuse ce regard fixé sur elle. Sa sonate favorite la transportait dans un monde de suaves harmonies intimes, dont la poésie devenait plus forte, plus vibrante, sous l’influence de ce regard. Il était dirigé sur elle, et cependant il ne s’adressait en réalité qu’au petit pied de MlleBourrienne, qu’Anatole pressait doucement du sien. Elle regardait aussi la princesse Marie, et dans ses beaux yeux trahissait également une expression de joie émue et mêlée d’espérance.

«Comme elle m’aime, pensait la princesse, comme je suis heureuse et quel bonheur pour moi d’avoir une amie comme elle, et un mari comme lui!… Mais sera-t-il jamais mon mari?»

Le soir après le souper, quand on se sépara, Anatole baisa la main de la princesse, qui trouva le courage de le regarder. Il baisa également la main de la jeune Française: ce n’était pas assurément convenable, mais il le fit avec son assurance habituelle. Elle rougit, tout effrayée, et regarda la princesse Marie:

«Quelle délicatesse, pensa cette dernière. Amélie craindrait-elle par hasard ma jalousie? Croit-elle que je ne sais pas apprécier sa tendresse si pure et son dévouement?»

Et, s’approchant de MlleBourrienne, elle l’embrassa avec affection. Anatole s’avança galamment vers la petite princesse pour lui baiser la main:

«Non, non! Quand votre père m’écrira que vous vous conduisez bien, je vous donnerai ma main à baiser, pas avant.

Et, le menaçant du doigt, elle sortit en souriant.

V

Chacun rentra chez soi, et, à part Anatole, qui s’endormit aussitôt, personne ne ferma l’œil de longtemps.

«Sera-t-il vraiment mon mari, cet homme si beau, si bon, surtout si bon!» pensait la princesse Marie.

Et elle éprouvait une terreur qui n’était pas dans sa nature: elle avait peur de se retourner, de bouger; il lui semblait que quelqu’un se tenait là, dans ce coin sombre, derrière le paravent, et ce quelqu’un était le diable, ce quelqu’un était cet homme au front blanc, aux sourcils noirs, aux lèvres vermeilles!

Elle appela sa femme de chambre, et la pria de passer la nuit auprès d’elle.

MlleBourrienne arpenta longtemps le jardin d’hiver, attendant vainement aussi quelqu’un, souriant à quelqu’un, et s’émouvant parfois aux paroles de sa «pauvre mère», qui lui reprochait sa chute.

La petite princesse grondait sa femme de chambre: son lit était mal fait: elle ne pouvait s’y coucher d’aucune façon; tout lui était lourd et incommode… c’était son fardeau qui la gênait. Il la gênait d’autant plus ce soir, que la présence d’Anatole l’avait reportée à une époque où, vive et légère, elle n’avait aucun souci: assise, en camisole et en bonnet de nuit, dans un fauteuil, pour la troisième fois elle faisait refaire son lit et retourner les matelas par sa femme de chambre endormie.

«Je t’avais bien dit qu’il n’y avait que des creux et des bosses; tu comprends bien que je n’aurais pas mieux demandé que de dormir? Ainsi ce n’est pas ma faute,» disait-elle du ton boudeur d’un enfant qui va pleurer.

Le vieux prince ne dormait pas non plus. Tikhone, à travers son sommeil, l’entendait marcher et s’ébrouer; il lui semblait que sa dignité avait été offensée, et cette offense était d’autant plus vive, qu’elle ne se rapportait pas à lui, mais à sa fille, à sa fille qu’il aimait plus que lui-même. Il avait beau se dire qu’il prendrait son temps pour décider quelle serait dans cette affaire la ligne de conduite à suivre, une ligne de conduite selon la justice et l’équité, ses réflexions ne faisaient que l’irriter davantage:

«Elle a tout oublié pour le premier venu, tout, jusqu’à son père… et la voilà qui court en haut, qui se coiffe et qui fait des grâces, et qui ne ressemble plus à elle-même! Et la voilà enchantée d’abandonner son père, et pourtant elle savait que je le remarquerais! Frr… frr… frr… Est-ce que je ne vois pas que cet imbécile ne regarde que la Bourrienne?… Il faut que je la chasse! Et pas un brin de fierté pour le comprendre; si elle n’en a pas pour elle, qu’elle en ait pour moi! Il faudra lui montrer que ce bellâtre ne pense qu’à la Bourrienne. Pas de fierté!… je le lui dirai!»

Dire à sa fille qu’elle se faisait des illusions et qu’Anatole s’occupait de la Française était, il le savait bien, le plus sûr moyen de froisser son amour-propre. Sa cause serait gagnée; en d’autres termes, son désir de garder sa fille serait satisfait. Cette idée le calma, et il appela Tikhone pour se faire déshabiller.

«C’est le diable qui les a envoyés,» se disait-il pendant que Tikhone passait la chemise de nuit sur ce vieux corps parcheminé, dont la poitrine était couverte d’une épaisse toison de poils gris.

«Je ne les ai pas invités, et les voilà qui me dérangent mon existence, et il me reste si peu de temps à vivre… Au diable!»

Tikhone était habitué à entendre le prince parler tout haut; aussi reçut-il d’un visage impassible le coup d’œil furibond qui émergeait de la chemise.

«Sont-ils couchés?»

Tikhone, comme tous les valets de chambre bien appris, devinait d’instinct la direction des pensées de son maître:

«Ils se sont couchés et ont éteint leurs lumières, Excellence.

– Bien nécessaire, bien nécessaire,» marmotta le vieux.

Et, glissant ses pieds dans ses pantoufles, et endossant sa robe de chambre, il alla s’étendre sur le divan qui lui servait de lit.

Quoique peu de paroles eussent été échangées entre Anatole et MlleBourrienne, ils s’étaient parfaitement compris; quant à la partie du roman qui précédait l’apparition de «ma pauvre mère», ils sentaient qu’ils avaient beaucoup de choses à se dire en secret; aussi, dès le lendemain matin, cherchèrent-il les occasions d’un tête-à-tête, et ils se rencontrèrent inopinément dans le jardin d’hiver, pendant que la princesse Marie descendait, plus morte que vive, pour se rendre chez son père à l’heure habituelle. Il lui semblait que non seulement chacun savait que son sort allait se décider dans la journée, mais qu’elle-même y était toute disposée. Elle lisait cela sur la figure de Tikhone, sur celle du valet de chambre du prince Basile, qu’elle croisa dans le corridor, portant de l’eau chaude à son maître, et qui lui fit un profond salut.

Le vieux prince, ce matin-là, se montra plein de bienveillance et d’aménité pour sa fille; elle connaissait depuis longtemps cette façon d’agir, qui n’empêchait pas ses mains sèches de se crisper de colère contre elle pour un problème d’arithmétique qu’elle ne saisissait pas assez vite, et qui le poussait à se lever, à s’éloigner d’elle et à répéter à plusieurs reprises les mêmes paroles d’une voix sourde et contenue.

Il entama le sujet qui le préoccupait, sans la tutoyer:

«On m’a fait une proposition qui vous concerne, lui dit-il en souriant d’un sourire forcé; vous aurez probablement deviné que le prince Basile n’a pas amené ici son élève (c’est ainsi qu’il appelait Anatole, sans trop savoir pourquoi) pour mes beaux yeux; vous connaissez mes principes: c’est pour cela que je vous parle en ce moment.

– Comment dois-je vous comprendre, mon père? Dit la princesse, pâlissant et rougissant tour à tour.

– Comment comprendre? S’écria le vieux en s’échauffant. Le prince Basile te trouve à son goût comme belle-fille et il te fait la proposition au nom de son élève: c’est clair! Comment comprendre? C’est à toi que je le demande.

– Je ne sais pas, mon père, ce que vous… murmura la princesse.

– Moi, moi, je n’ai rien à y voir, laissez-moi donc de côté, ce n’est pas moi qui me marie!… Que voulez-vous?… c’est là ce qu’il me serait agréable d’apprendre?»

La princesse devina que son père ne voyait pas ce mariage d’un bon œil, mais elle se dit aussitôt que c’était le moment ou jamais de décider de son sort. Elle baissa les yeux pour ne pas voir ce regard qui lui ôtait toute faculté de penser et devant lequel elle était habituée à plier:

«Je ne désire qu’une chose: agir selon votre volonté, mais s’il m’était permis d’exprimer mon désir…

– Parfait! S’écria le prince en l’interrompant: il te prendra avec la dot et il y accrochera MlleBourrienne; c’est elle qui sera sa femme, et toi…»

Il s’arrêta en voyant l’impression que ses paroles produisaient sur sa fille; elle baissait la tête, et elle était prête à fondre en larmes.

«Voyons, voyons, je plaisante. Souviens-toi d’une chose, princesse, mes principes reconnaissent à une jeune fille le droit de choisir. Tu es libre, mais n’oublie pas que le bonheur de toute ta vie dépend du parti que tu vas prendre… je ne parle pas de moi.

– Mais je ne sais, mon père…

– Je n’en parle pas; quant à lui, il épousera qui on voudra; mais toi, tu es libre: va dans ta chambre, réfléchis, et apporte-moi ta réponse dans une heure; tu auras à te prononcer devant lui. Je sais bien, tu vas prier, je ne t’en empêche pas; prie, tu ferais mieux de réfléchir pourtant; va!… Oui ou non, oui ou non, oui ou non!» criait-il pendant que sa fille s’éloignait chancelante, car son sort était décidé et décidé pour son bonheur.

Mais l’allusion de son père à MlleBourrienne était terrible; à la supposer fausse, elle n’y pouvait penser de sang-froid. Elle retournait chez elle par le jardin d’hiver, lorsque la voix si connue de MlleBourrienne la tira de son trouble. Elle leva les yeux et vit à deux pas d’elle Anatole qui embrassait la jeune Française, en lui parlant à l’oreille. La figure d’Anatole exprimait les sentiments violents qui l’agitaient, quand il se retourna vers la princesse, oubliant son bras autour de la taille de la jolie fille.

«Qui est là? Que me veut-on?» semblait-il dire.

La princesse Marie s’était arrêtée pétrifiée, les regardant sans comprendre. MlleBourrienne poussa un cri et s’enfuit. Anatole salua la princesse avec un sourire fanfaron, et haussant les épaules, il se dirigea vers la porte qui conduisait à son appartement.

Une heure plus tard, Tikhone, qui avait été envoyé prévenir la princesse Marie, lui annonça qu’on l’attendait, et que le prince Basile était là. Il la trouva dans sa chambre, assise sur le canapé, passant doucement la main sur les cheveux de MlleBourrienne, qui pleurait à chaudes larmes. Les doux yeux de la princesse Marie, pleins d’une pitié tendre et affectueuse, avaient retrouvé leur calme et leur lumineuse beauté.

«Non, princesse, je suis perdue à jamais dans votre cœur.

– Pourquoi donc? Je vous aime plus que jamais et je tâcherai de faire tout mon possible…, répondit la princesse Marie avec un triste sourire. Remettez-vous, mon amie, je vais aller trouver mon père.»

Le prince Basile, assis les jambes croisées, et tenant une tabatière dans sa main, simulait un profond attendrissement, qu’il paraissait s’efforcer de cacher sous un rire ému. À l’entrée de la princesse Marie, aspirant à la hâte une petite prise, il lui saisit les deux mains:

«Ah! Ma bonne, ma bonne, le sort de mon fils est entre vos mains. Décidez, ma bonne, ma chère, ma douce Marie, que j’ai toujours aimée comme ma fille.»

Il se détourna, car une larme venait en effet de poindre dans ses yeux.

«Frr… Frr…! Au nom de son élève et fils, le prince te demande si tu veux, oui ou non, devenir la femme du prince Anatole Kouraguine? Oui ou non, dis-le, s’écria-t-il; je me réserve ensuite le droit de faire connaître mon opinion… oui, mon opinion, rien que mon opinion, ajouta-t-il en répondant au regard suppliant du prince Basile… Eh bien! Oui ou non?

– Mon désir, mon père, est de ne jamais vous quitter, de ne jamais séparer mon existence de la vôtre. Je ne veux pas me marier, répondit la princesse Marie, en adressant un regard résolu de ses beaux yeux au prince Basile et à son père.

– Folies, bêtises, bêtises, bêtises!» s’écria le vieux prince, en attirant sa fille à lui, et en lui serrant la main avec une telle violence, qu’elle cria de douleur.

Le prince Basile se leva.

«Ma chère Marie, c’est un moment que je n’oublierai jamais; mais dites-moi, ne nous donnerez-vous pas un peu d’espérance? Ne pourra-t-il toucher votre cœur si bon, si généreux? Je ne vous demande qu’un seul mot: peut-être?

– Prince, j’ai dit ce que mon cœur m’a dicté, je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait, mais je ne serai jamais la femme de votre fils!

– Voilà qui est terminé, mon cher; très content de te voir, très content. Retourne chez toi, princesse… Très content, très content,» répéta le vieux prince, en embrassant le prince Basile.

«Je suis appelée à un autre bonheur, se disait la princesse Marie, je serai heureuse en me dévouant et en faisant le bonheur d’autrui, et, quoi qu’il m’en coûte, je n’abandonnerai pas la pauvre Amélie. Elle l’aime si passionnément et s’en repent si amèrement. Je ferai tout pour faciliter son mariage avec lui. S’il manque de fortune, je lui en donnerai à elle, et je prierai mon père et André d’y consentir!… Je me réjouirais tant de la voir sa femme, elle si triste, si seule, si abandonnée!… Comme elle doit l’aimer pour s’être oubliée ainsi! Qui sait? J’aurais peut-être agi de même!»

VI

La famille Rostow se trouvait depuis longtemps sans nouvelles de Nicolas, lorsque dans le courant de l’hiver le comte reçut une lettre sur l’adresse de laquelle il reconnut l’écriture de son fils. Il se précipita aussitôt, en marchant sur la pointe des pieds afin de ne pas être entendu, tout droit dans son cabinet, où il s’enferma pour la lire tout à son aise. Anna Mikhaïlovna, qui avait eu connaissance de l’arrivée de la lettre, car elle n’ignorait jamais rien de ce qui se passait dans la maison alla, à pas discrets, retrouver le comte dans son cabinet et l’y surprit pleurant et riant tout à la fois.

«Mon bon ami? Dit d’un ton interrogatif et mélancolique Anna Mikhaïlovna, toute prête à prendre part à ce qui lui arrivait, et qui, malgré l’heureuse tournure de ses affaires, continuait à demeurer chez les Rostow.

– De Nicolouchka… une lettre!… Il a été blessé, ma chère… blessé, ce cher enfant… ma petite comtesse!… fait officier, ma chère… grâce à Dieu!… Mais comment le lui dire?» balbutia le comte en sanglotant.

Anna Mikhaïlovna s’assit à ses côtés, essuya les larmes du comte qui tombaient sur la lettre, la parcourut et, après s’être également essuyé les yeux, calma l’agitation du comte, lui assurant que pendant le dîner elle préparerait la comtesse, et que le soir, après le thé, on pourrait lui annoncer la nouvelle.

Elle tint en effet sa promesse, et pendant le repas elle ne cessa de broder sur le thème de la guerre, demanda à deux reprises quand on avait reçu la dernière lettre de Nicolas, quoiqu’elle le sût parfaitement, et fit observer qu’on devait s’attendre, à tout moment, à avoir de ses nouvelles, peut-être même avant que la journée fût passée. Chaque fois qu’elle recommençait ses allusions, la comtesse l’examinait, ainsi que son mari, avec inquiétude, et Anna Mikhaïlovna détournait adroitement la conversation sur des sujets indifférents. Natacha, qui, de toute la famille, saisissait le plus facilement la moindre nuance dans les inflexions de la voix, le plus léger changement dans les traits et les regards, avait aussitôt dressé les oreilles, devinant qu’il y avait là-dessous un secret concernant son frère, entre son père et Anna Mikhaïlovna, et que cette dernière y préparait sa mère. Malgré toute son audace, connaissant la sensibilité de cette mère par rapport à son fils, Natacha n’osa adresser aucune question; son inquiétude l’empêcha de manger, elle ne faisait que se tourner et se retourner sur sa chaise, au grand déplaisir de sa gouvernante. Aussitôt le dîner fini, elle se précipita à la poursuite d’Anna Mikhaïlovna, qu’elle rattrapa dans le salon; elle se suspendit à son cou de toute la force de son élan: «Tante, bonne tante, qu’y a-t-il?

– Rien, ma petite.

– Chère petite âme de tante, je sais que vous savez quelque chose, et je ne vous lâcherai pas.»

Anna Mikhaïlovna secoua la tête.

«Vous êtes une fine mouche, mon enfant!

– Nicolas a écrit, pas vrai? S’écria Natacha, lisant une réponse affirmative sur la figure de sa tante.

– Chut! Sois prudente; tu sais comme ta mère est impressionnable!

– Je le serai, je vous le promets; dites-moi seulement ce qu’il y a? Vous ne voulez pas me le raconter? Eh bien, alors j’irai tout de suite le lui dire!»

Anna Mikhaïlovna la mit au courant en peu de mots, en lui réitérant l’injonction de garder le silence.

«Je vous donne ma parole d’honneur, dit Natacha en se signant, que je ne le dirai à personne…»

Et elle courut aussitôt rejoindre Sonia, à laquelle elle cria de loin, avec une joie exubérante:

«Nicolas est blessé! Une lettre!

~ Nicolas!» dit Sonia en pâlissant subitement.

À la vue de l’impression produite par ses paroles, Natacha comprit tout à coup ce qui se mêlait de triste à cette joyeuse nouvelle.

Elle se jeta sur Sonia et l’embrassa en pleurant:

«Il n’a été qu’un peu blessé, il a été fait officier et il se porte bien, car c’est lui-même qui écrit!

– Quelles pleurnicheuses vous faites, vous autres femmes! Dit Pétia en faisant de grandes enjambées dans la chambre, d’un air décidé. – Eh bien, moi, je suis content, très content, que mon frère se soit distingué! Vous n’êtes que des pleurnicheuses, vous n’y comprenez rien!»

Natacha sourit à travers ses larmes.

«Et tu as lu la lettre? Demanda Sonia.

– Non, je ne l’ai pas lue, mais Anna Mikhaïlovna m’a dit que le mauvais moment était passé et qu’il était officier.

– Dieu soit loué, dit Sonia en faisant le signe de la croix, mais elle t’aura peut-être trompée. Allons chez maman.»

Pétia continuait sa promenade en silence.

«Si j’avais été à la place de Nicolouchka, j’en aurais tué encore davantage, de ces Français; ce sont des misérables; j’en aurais tué tant et tant que j’en aurais fait une montagne, voilà!

– Tais-toi donc, Pétia, tu es un imbécile!

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Yaş sınırı:
0+
Litres'teki yayın tarihi:
03 temmuz 2025
Hacim:
1860 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
9788027301898
Yayıncı:
Telif hakkı:
Bookwire
İndirme biçimi:
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