Kitabı oku: «La Guerre et la Paix», sayfa 20
– Ce n’est pas moi qui suis un imbécile, c’est vous qui êtes des sottes! Peut-on pleurer pour des bagatelles?
– Tu te le rappelles? Demanda Natacha après un moment de silence.
– Si je me rappelle Nicolas? Dit Sonia en souriant.
– Mais non, Sonia… je veux dire… te le rappelles-tu bien… clairement?… te rappelles-tu tout?… disait avec force gestes Natacha, qui tâchait de donner à ses paroles une signification sérieuse. Moi, je me rappelle Nicolas… très bien. Quant à Boris, je ne me souviens plus de lui, mais là, pas du tout.
– Comment! Tu ne te souviens pas de Boris? Demanda Sonia stupéfaite.
– Ce n’est pas que je l’aie oublié, … je sais bien comment il est! Quand je ferme les yeux, je vois Nicolas, mais Boris…»
Et elle ferma les yeux.
«Il n’y a plus rien, rien!
– Ah! Natacha,» dit Sonia avec une exaltation sérieuse; elle la regardait sans doute comme indigne d’entendre ce qu’elle allait lui dire, ce qui ne l’empêcha pas d’accentuer malgré elle ses paroles avec une conviction émue: «J’aime ton frère, et quoi qu’il nous arrive, à lui ou à moi, je ne cesserai de l’aimer!»
Natacha la regardait de ses yeux curieux: elle sentait que Sonia venait de dire la vérité, que c’était de l’amour et qu’elle n’avait jamais encore éprouvé rien de pareil; elle voyait, mais sans le comprendre, que cela pouvait exister!
«Lui écriras-tu?»
Sonia réfléchit, car c’était une question qui la préoccupait depuis longtemps. Comment lui écrirait-elle? Et d’abord fallait-il lui écrire? Maintenant qu’il était un officier, et un héros blessé, le moment était venu, croyait-elle, de se rappeler à son souvenir et de lui rappeler ainsi l’engagement qu’il avait pris à son égard:
«Je ne sais pas; s’il m’écrit, je lui écrirai, répondit-elle en rougissant.
– Et ça ne t’embarrassera pas?
– Non.
– Eh bien, moi, j’aurais honte d’écrire à Boris, et je ne lui écrirai pas.
– Et pourquoi en aurais-tu honte?
– Je ne sais pas, mais j’en aurais honte.
– Et moi, je sais pourquoi elle en aurait honte, dit Pétia, offensé de l’apostrophe de sa sœur. C’est parce qu’elle s’est amourachée de ce gros avec des lunettes (c’est ainsi que Pétia désignait son homonyme, le nouveau comte Besoukhow), et maintenant c’est le tour du chanteur (il faisait allusion à l’Italien, au nouveau maître de chant de Natacha)… C’est pour cela qu’elle a honte!
– Es-tu bête, Pétia!
– Pas plus bête que vous, madame,» reprit le gamin de neuf ans du ton d’un vieux brigadier.
Cependant la comtesse s’était émue des réticences d’Anna Mikhaïlovna, et, revenue chez elle, elle ne quittait pas, de ses yeux prêts à fondre en larmes, la miniature de son fils. Anna Mikhaïlovna, tenant la lettre, s’arrêta sur le seuil de la chambre:
«N’entrez pas, disait-elle au vieux comte, qui la suivait… plus tard…»
Et elle referma la porte derrière elle.
Le comte appliqua son oreille au trou de la serrure, et n’entendit tout d’abord qu’un échange de propos indifférents, puis Anna Mikhaïlovna qui faisait un long discours, puis un cri, un silence… et deux voix qui se répondaient alternativement dans un joyeux duo. Anna Mikhaïlovna introduisit le comte. Elle portait sur sa figure l’orgueilleuse satisfaction d’un opérateur qui a mené à bonne fin une amputation dangereuse, et qui désire voir le public apprécier le talent dont il vient de faire preuve.
«C’est fait!» dit-elle au comte, pendant que la comtesse, tenant d’une main le portrait et de l’autre la lettre, les baisait tour à tour. Elle tendit les mains à son mari, embrassa sa tête chauve, par-dessus laquelle elle envoya un nouveau regard à la lettre et au portrait, et le repoussa doucement, pour approcher encore une fois la lettre et le portrait de ses lèvres. Véra, Natacha, Sonia, Pétia entrèrent au même moment, et on leur lut la lettre de Nicolas, dans laquelle il décrivait, en quelques lignes, la campagne, les deux batailles auxquelles il avait pris part, son avancement, et qui finissait par ces mots: «Je baise les mains à maman, et à papa, en demandant leur bénédiction, et j’embrasse Véra, Natacha et Pétia.» Il envoyait aussi ses compliments à M. Schelling, à MmeShoss, sa vieille bonne, et suppliait sa mère de vouloir bien donner de sa part un baiser à sa chère Sonia, à laquelle il pensait toujours autant, et qu’il aimait toujours. Sonia à ces mots devint pourpre, et ses yeux se remplirent de larmes. Ne pouvant soutenir les regards dirigés sur elle, elle se sauva dans la grande salle, en fit le tour, pirouetta sur ses talons comme une toupie, et, toute rayonnante de plaisir, elle fit le ballon avec sa robe, et s’accroupit sur le plancher. La comtesse pleurait.
«Il n’y a pas de quoi pleurer, maman, dit Véra. Il faut se réjouir au contraire!»
C’était juste, et cependant le comte, la comtesse, Natacha, tous la regardèrent d’un air de reproche:
«De qui donc tient-elle?» se demanda la comtesse.
La lettre du fils bien-aimé fut lue et relue une centaine de fois, et ceux qui désiraient en entendre le contenu devaient se rendre chez la comtesse, car elle ne s’en dessaisissait pas. Lorsque la comtesse en faisait la lecture aux gouverneurs, aux gouvernantes, à Mitenka, aux connaissances de la maison, c’était chaque fois pour elle une nouvelle jouissance, et chaque fois elle découvrait de nouvelles qualités à son Nicolas chéri. C’était si étrange en effet pour elle de se dire que ce fils qu’elle avait porté dans son sein, il y avait vingt ans, que ce fils à propos duquel elle se disputait avec son mari qui le gâtait, que cet enfant qu’elle croyait entendre bégayer «maman»… était là-bas, loin d’elle, dans un pays étranger, qu’il s’y conduisait en brave soldat, qu’il y remplissait sans mentor son devoir d’homme de cœur! L’expérience de tous les jours, qui nous montre le chemin parcouru insensiblement par les enfants, depuis le berceau jusqu’à l’âge d’homme, n’avait jamais existé pour elle. Chaque pas de son fils vers la virilité lui paraissait aussi merveilleux que s’il eût été le premier exemple d’un semblable développement.
«Quel style, quelles jolies descriptions! Et quelle âme! Et sur lui-même, rien… aucun détail! Il parle d’un certain Denissow, et je suis sûre qu’il aura montré plus de courage qu’eux tous. Quel cœur! Je le disais toujours lorsqu’il était petit, toujours!»
Pendant une semaine on ne s’occupa que de faire des brouillons, et d’écrire, et de recopier la lettre que toute la maison envoyait à Nicolouchka. Sous la surveillance de la comtesse et du comte, on préparait l’argent et les effets nécessaires à l’équipement du nouvel officier, Anna Mikhaïlovna, en femme pratique, avait su ménager à son fils une protection dans l’armée, et se faciliter avec lui des moyens de correspondre, en envoyant ses lettres au grand-duc Constantin, commandant de la garde. Les Rostow, de leur côté, supposaient qu’on adressant leurs lettres «à la garde russe, à l’étranger», c’était parfaitement clair et précis, et que, si les lettres arrivaient jusqu’au grand-duc commandant de la garde, il n’y avait aucune raison pour qu’elles n’arrivassent pas également au régiment de Pavlograd, qui devait se trouver dans le voisinage. Il fut pourtant décidé qu’on enverrait le tout à Boris par le courrier du grand-duc, et que Boris serait chargé de le transmettre à leur fils. Père, mère, Sonia et les enfants, tous avaient écrit, et le vieux comte avait joint au paquet six mille roubles pour l’équipement.
VII
Le 12 novembre, l’armée de Koutouzow, campée aux alentours d’Olmütz, se préparait à être passée en revue par les deux empereurs de Russie et d’Autriche. La garde, qui venait d’arriver, bivouaquait à quinze verstes de là, pour paraître le lendemain matin à dix heures sur le champ de manœuvres.
Nicolas Rostow avait reçu ce même jour un billet de Boris. Boris lui annonçait que le régiment d’Ismaïlovsky s’arrêtait à quelques verstes, et qu’il l’attendait pour lui remettre la lettre et l’argent. La nécessité de ce dernier envoi se faisait vivement sentir, car, après la campagne, et pendant le séjour à Olmütz, Nicolas avait été exposé à toutes les tentations imaginables, grâce aux cantines bien fournies des vivandiers, et grâce aussi aux juifs autrichiens, qui pullulaient dans le camp. Ce n’était dans le régiment de Pavlograd que banquets sur banquets pour fêter les récompenses reçues; puis des courses sans fin à la ville, où une certaine Caroline la Hongroise avait ouvert un restaurant, dont le service était fait par des femmes. Rostow avait fêté tout dernièrement son avancement, avait acheté Bédouin, le cheval de Denissow, et se trouvait endetté jusqu’au cou envers ses camarades et le vivandier. Après avoir dîné avec des amis, il se mit en quête de son camarade d’enfance, dans le bivouac de la garde. Il n’avait pas encore eu le temps de s’équiper, et portait toujours sa veste râpée de junker, ornée de la croix de soldat, un pantalon à fond de cuir et le ceinturon avec l’épée d’officier; son cheval était un cheval cosaque acheté d’occasion, et son shako bosselé était posé de côté, d’un air tapageur. En s’approchant du régiment d’Ismaïlovsky, il ne pensait dans sa joie qu’à émerveiller Boris et ses camarades de la garde par son air de hussard aguerri qui n’en est pas à sa première campagne.
La garde avait exécuté une promenade plutôt qu’une marche, en faisant parade de sa belle tenue et de son élégance. Les havresacs étaient transportés dans des charrettes, et, à chacune de leurs courtes étapes, les officiers trouvaient des dîners excellents, préparés par les autorités de l’endroit. Les régiments entraient dans les villes et en sortaient musique en tête, et pendant toute la marche, ce dont la garde était très fière, les soldats, obéissant à l’ordre du grand-duc, marchaient au pas et les officiers suivaient à leur rang. Depuis leur départ, Boris n’avait pas quitté Berg, qui était devenu chef de compagnie, et qui, par son exactitude au service, avait su gagner la confiance de ses chefs, et arranger fort avantageusement ses petites affaires. Boris avait eu soin de faire bon nombre de connaissances, qui pouvaient lui devenir très utiles dans un moment donné, entre autres celle du prince André Bolkonsky, à qui il avait apporté une lettre de Pierre, et il espérait être attaché, par sa protection, à l’état-major du général en chef. Berg et Boris, tous deux tirés à quatre épingles, et complètement reposés de leur dernière étape, jouaient aux échecs sur une table ronde, dans le logement propre et soigné qui leur avait été assigné; le long tuyau de la pipe de Berg se prélassait entre ses jambes, pendant que Boris, de ses blanches mains, mettait les pièces en piles, sans perdre de vue la figure de son partenaire, absorbé comme toujours par son occupation du moment:
«Eh bien, comment en sortirez-vous?
– Nous allons voir!»
La porte s’ouvrit à ce moment.
«Le voilà enfin! S’écria Rostow… Ah! Et Berg est aussi là?
– Petits enfants, allez faire dodo,» ajouta-t-il en fredonnant une chanson de sa vieille bonne, qui avait toujours le don de les faire pouffer de rire, Boris et lui.
«Dieu de Dieu, que tu es changé!»
Boris se leva pour aller à la rencontre de son ami, sans oublier toutefois d’arrêter dans leur chute les différentes pièces du jeu; il allait l’embrasser, lorsque Rostow fit un mouvement de côté. Avec cet instinct naturel à la jeunesse, qui ne songe qu’à s’écarter des sentiers battus, Rostow cherchait constamment à exprimer ses sentiments d’une façon neuve et originale, et à ne se conformer en rien aux habitudes reçues. Il n’avait d’autre désir que de faire quelque chose d’extraordinaire, ne fût-ce que de pincer son ami, et surtout d’éviter l’accolade habituelle. Boris au contraire déposa tout tranquillement et affectueusement sur ses joues les trois baisers de rigueur.
Six mois à peine s’étaient écoulés depuis leur séparation, et en se retrouvant ainsi au moment où ils faisaient leurs premiers pas dans la vie, ils furent frappés de l’énorme changement qui était survenu en eux, et qui résultait évidemment du milieu dans lequel ils s’étaient développés.
«Ah! Vous autres, maudits frotteurs de parquets, qui rentrez d’une promenade, coquets et pimpants, tandis que nous, pauvres pécheurs de l’armée…» disait Rostow, qui, avec sa jeune voix de baryton et ses mouvements accentués, cherchait à se donner la désinvolture d’un militaire de l’armée, par opposition avec l’élégance de la garde, en montrant son pantalon couvert de boue.
L’hôtesse allemande passa en ce moment la tête par la porte.
«Est-elle jolie? Dit Rostow, en clignant de l’œil.
– Ne crie donc pas si fort! Tu les effrayes, lui dit Boris. Sais-tu bien que je ne t’attendais pas sitôt, car ce n’est qu’hier soir que j’ai remis mon billet à Bolkonsky, un aide de camp que je connais. Je n’espérais pas qu’il te le ferait parvenir aussi vite… Eh bien, comment vas-tu? Tu as reçu le baptême du feu?»
Rostow, sans répondre, joua avec la croix de soldat de Saint-Georges qui était suspendue aux brandebourgs de son uniforme et, indiquant son bras en écharpe:
«Comme tu vois!
– Ah! Ah! Dit Boris en souriant, nous aussi, mon cher, nous avons fait une campagne charmante. Son Altesse Impériale suivait le régiment, et nous avions toutes nos aises. En Pologne, des réceptions, des dîners, des bals à n’en plus finir… Le césarévitch est très bienveillant pour tous les officiers!»
Et ils se racontèrent mutuellement toutes les différentes phases de leur existences: l’un, la vie de bivouac, l’autre les avantages de sa position dans la garde avec de hautes protections.
«Oh! La garde! Dit Rostow. Donne-moi du vin.»
Boris fit une grimace, mais, tirant sa bourse de dessous ses oreillers bien blancs, il fit apporter du vin.
«À propos, voici ton argent et la lettre.»
Rostow jeta l’argent sur le canapé, et saisit la lettre en mettant ses deux coudes sur la table pour la lire commodément. La présence de Berg le gênait; se sentant regardé fixement par lui, il se fit aussitôt un écran de sa lettre.
«On ne vous a pas ménagé l’argent! Dit Berg, en contemplant le gros sac enfoncé dans le canapé, et nous autres, nous tirons le diable par la queue, avec notre solde.
– Écoutez, mon cher, la première fois que vous recevrez une lettre de chez vous et que vous aurez mille questions à faire à votre ami, je vous assure que je m’en irai tout de suite pour vous laisser toute liberté: ainsi donc, disparaissez bien vite… et allez-vous-en au diable! S’écria-t-il en le faisant pivoter et en le regardant amicalement pour adoucir la vivacité par trop franche de ses paroles. Ne m’en veuillez pas, n’est-ce pas, je vous traite en vieille connaissance!
– Mais je vous en prie, comte, je le comprends parfaitement, dit Berg de sa voix enrouée.
– Allez chez les maîtres de la maison: ils vous ont invité,» ajouta Boris.
Berg passa une redingote sans tache, releva ses cheveux par devant à la façon de l’empereur Alexandre, et, convaincu de l’effet irrésistible produit par sa toilette, il sortit avec un sourire de satisfaction sur les lèvres.
«Ah! Quel animal je suis! Dit Rostow, en lisant sa lettre.
– Pourquoi?
– Un véritable animal de ne pas leur avoir écrit une seconde fois… ils se sont tellement effrayés! Eh bien, as-tu envoyé Gavrilo chercher du vin? Bravo! Nous allons nous en donner!»
Parmi les missives de ses parents il y avait une lettre de recommandation pour le prince Bagration. La vieille comtesse, d’après le conseil d’Anna Mikhaïlovna, l’avait obtenue d’une de ses connaissances, et elle demandait à son fils de la porter au plus tôt à son destinataire, afin d’en tirer profit.
«Quelle folie! J’en ai bien besoin! Dit Rostow, en jetant la lettre sur la table.
– Pourquoi l’as-tu jetée?
– C’est une lettre de recommandation, je m’en moque pas mal.
– Comment, tu t’en moques pas mal? Mais elle te sera nécessaire.
– Je n’ai besoin de rien; ce n’est pas moi qui irai mendier une place d’aide de camp!
– Pourquoi donc?
– C’est un service de domestique.
– Ah! Tu es toujours le même, à ce que je vois, dit Boris.
– Et toi, toujours le même diplomate; mais il ne s’agit pas de cela… que deviens-tu? Dit Rostow.
– Comme tu le vois, jusqu’à présent tout va bien, mais je t’avoue que mon but est d’être attaché comme aide de camp, et de ne pas rester dans les rangs.
– Pourquoi cela?
– Parce qu’une fois qu’on est entré dans la carrière militaire, il faut tâcher de la faire aussi brillante que possible.
– Ah! C’est comme cela!»
Et il attacha des regards fixes sur son ami, en s’efforçant, mais en vain, de pénétrer le fond de sa pensée.
Le vieux Gavrilo entra avec le vin demandé.
«Il faudrait envoyer chercher Alphonse Carlovitch, il boirait avec toi à ma place.
– Si tu veux; comment est-il ce Tudesque? Demanda Rostow d’un air méprisant.
– C’est un excellent homme, très honnête et très agréable.»
Rostow examina de nouveau Boris et soupira. Berg une fois revenu, la conversation des trois officiers devint plus vive, autour de la bouteille de vin. Ceux de la garde mettaient Rostow au courant des plaisirs qu’ils rencontraient sur leur marche, des réceptions qu’on leur avait faites en Russie, en Pologne et à l’étranger. Ils citaient les mots et les anecdotes de leur chef le grand-duc, à propos de sa bonté et de la violence de son caractère. Berg, qui, selon son habitude, se taisait toujours lorsque le sujet ne le touchait pas directement, raconta complaisamment comment en Galicie il avait eu l’honneur de causer avec Son Altesse Impériale, comment le grand-duc s’était plaint à lui de l’irrégularité de leur marche, et comment, s’approchant un jour en colère de la compagnie, il en avait appelé le chef «Arnaute»! C’était l’expression favorite du césarévitch, dans ses accès d’emportement.
«Vous ne me croirez pas, comte, mais j’étais si sûr de mon bon droit, que je n’éprouvai pas la moindre frayeur; sans me vanter, je vous avouerai que je connais aussi bien les ordres du jour et nos règlements, que «Notre Père qui êtes aux cieux». Aussi n’y a-t-il jamais de fautes de discipline à reprocher ma compagnie, et je comparus devant lui avec une conscience tranquille…»
À ces mots, le narrateur se leva pour montrer comment il s’était avancé, en faisant le salut militaire. Il aurait été difficile de voir une figure témoignant à la fois plus de respect et de contentement de soi-même.
«Il écume, poursuivit-il, m’envoie à tous les diables, et m’accable d’«Arnaute» et de «Sibérie»! Je me garde bien de répondre. «Es-tu muet?» s’écrie-t-il. Je continue à me taire… Eh bien! Comte, qu’en dites-vous? Le lendemain, dans l’ordre du jour, pas un mot à propos de cette scène! Voilà ce que c’est que de ne pas perdre la tête! Oui, comte, c’est ainsi, répéta-t-il, en allumant sa pipe et en lançant en l’air des anneaux de fumée.
– Je vous en félicite,» dit Rostow.
Mais Boris, devinant ses intentions moqueuses à l’endroit de Berg, détourna adroitement la conversation en priant son ami de leur dire quand et comment il avait été blessé. Rien ne pouvait être plus agréable à Rostow, qui commença son récit; s’animant de plus en plus, il se mit à raconter l’affaire de Schöngraben, non pas comme elle s’était passée, mais comme il aurait souhaité qu’elle se fût passée c’est-à-dire embellie par sa féconde imagination. Rostow aimait sans doute la vérité, et tenait à s’y confirmer; cependant il s’en éloigna malgré lui, imperceptiblement. Un exposé exact et prosaïque aurait été mal reçu par ses camarades, qui, ayant, comme lui, entendu plus d’une fois décrire des batailles, et s’en étant fait une idée précise, n’auraient ajouté aucune foi à ses paroles, et peut-être même l’auraient accusé de ne pas avoir saisi l’ensemble de ce qui s’était passé sous ses yeux. Comment leur raconter tout simplement qu’il était parti au galop, que, tombé de cheval, il s’était foulé le poignet et enfui à toutes jambes devant un Français? Se borner ainsi à la pure vérité aurait demandé un grand effort de sa part. Lâchant la bride à sa fantaisie, il leur narra comment, au milieu du feu, une folle ardeur s’étant emparée de lui, il avait tout oublié, s’était précipité comme la tempête sur un carré, y sabrant de droite et de gauche, comment enfin il était tombé d’épuisement…, etc., etc.
«Tu ne peux te figurer, ajouta-t-il, l’étrange et terrible fureur qui s’empare de vous pendant la mêlée!»
Comme il prononçait cette belle péroraison, le prince Bolkonsky entra dans la chambre. Le prince André, qui était flatté de voir les jeunes gens s’adresser à lui, aimait à les protéger. Boris lui avait plu, et il ne demandait pas mieux que de lui rendre service. Envoyé chez le césarévitch par Koutouzow avec des papiers, il était venu en passant. À la vue du hussard d’armée, échauffé par le récit de ses exploits (il ne pouvait souffrir les individus de cette espèce), il fronça le sourcil, sourit affectueusement à Boris et, s’inclinant légèrement, s’assit sur le canapé. Rien ne pouvait lui être plus désagréable que de tomber dans une société déplaisante pour lui. Rostow, devinant sa pensée, rougit jusqu’au blanc des yeux: malgré son indifférence et son dédain pour l’opinion de ces messieurs de l’état-major, il se sentit gêné par le ton cassant et moqueur du prince André; remarquant aussi que Boris semblait avoir honte de lui, il finit par se taire. Ce dernier demanda s’il y avait des nouvelles et si l’on pouvait sans indiscrétion connaître les dispositions futures.
«On va probablement marcher en avant,» dit Bolkonsky, qui tenait à ne pas se compromettre devant des étrangers.
Berg profita de l’occasion pour s’informer, avec sa politesse habituelle, si la ration de fourrage ne serait pas doublée pour les chefs de compagnie de l’armée. Le prince André lui répondit, avec un sourire, qu’il n’était pas juge de questions d’État aussi graves.
«J’ai un mot à vous dire concernant votre affaire, dit-il à Boris, mais nous en causerons plus tard. Venez chez moi après la revue, nous ferons tout ce qu’il sera possible de faire…»
Et s’adressant à Rostow, dont il ne semblait pas remarquer l’air confus et passablement irrité:
«Vous racontiez l’affaire de Schöngraben? Vous étiez là?
– J’étais là!» répondit Rostow d’un ton agressif.
Bolkonsky, trouvant l’occasion toute naturelle de s’amuser de sa mauvaise humeur, lui dit:
«Oui, on invente pas mal d’histoires sur cet engagement!
– Oui, oui, on invente des histoires! Dit Rostow en jetant tour à tour sur Boris et sur Bolkonsky un regard devenu furieux; oui, il y a beaucoup d’histoires, mais nos relations, les relations de ceux qui ont été exposés au feu de l’ennemi, celles-là ont du poids, et un poids d’une bien autre valeur que celles de ces élégants de l’état-major, qui reçoivent des récompenses sans rien faire…
– Selon vous, je suis de ceux-là?» reprit avec sang-froid et en souriant doucement le prince André.
Un singulier mélange d’impatience et de respect pour le calme du maintien de Bolkonsky agitait Rostow.
«Je ne dis pas cela pour vous, je ne vous connais pas, et n’ai pas, je l’avoue, le désir de vous connaître davantage. Je le dis pour tous ceux des états-majors en général.
– Et moi, dit le prince André, en l’interrompant d’une voix mesurée et tranquille, je vois que vous voulez m’offenser, ce qui serait par trop facile si vous vous manquiez de respect à vous-même; mais vous reconnaîtrez sans doute aussi que l’heure et le lieu sont mal choisis pour l’essayer. Nous sommes tous à la veille d’un duel sérieux et important, et ce n’est pas la faute de Droubetzkoï, votre ami d’enfance, si ma figure a le malheur de vous déplaire. Du reste, ajouta-t-il en se levant, vous connaissez mon nom et vous savez où me trouver; n’oubliez pas que je ne me considère pas le moins du monde comme offensé, et, comme je suis plus âgé que vous, je me permets de vous conseiller de ne donner aucune suite à votre mauvaise humeur. Ainsi donc, Boris, à vendredi après la revue, je vous attendrai…»
Et le prince André sortit en les saluant.
Rostow ahuri ne retrouva pas son aplomb. Il s’en voulait mortellement de n’avoir rien trouvé à répondre, et, s’étant fait amener son cheval, il prit congé de Boris assez sèchement.
«Fallait-il aller provoquer cet aide de camp poseur, ou laisser tomber l’affaire dans l’eau?»
Cette question le tourmenta tout le long de la route. Tantôt il se représentait le plaisir qu’il éprouverait à voir la frayeur de ce petit homme orgueilleux, tantôt il se surprenait avec étonnement à désirer, avec une ardeur qu’il n’avait jamais ressentie, l’amitié de cet aide de camp qu’il détestait.
VIII
Le lendemain de l’entrevue de Boris et de Rostow, les troupes autrichiennes et russes, au nombre de 80000 hommes, y compris celles qui arrivaient de Russie et celles qui avaient fait la campagne, furent passées en revue par l’empereur Alexandre, accompagné du césarévitch, et l’empereur François, suivi d’un archiduc. Dès l’aube du jour, les troupes, dans leur tenue de parade, s’alignaient sur la plaine devant la forteresse. Une masse mouvante, aux drapeaux flottants, s’arrêtait au commandement des officiers, se divisait et se formait en détachements, se laissant dépasser par un autre flot bariolé d’uniformes différents. Plus loin, c’était la cavalerie, habillée de bleu, de vert, de rouge, avec ses musiciens aux uniformes brodés, qui s’avançait au pas cadencé des chevaux noirs, gris et alezans; puis venait l’artillerie, qui, au bruit d’airain de ses canons reluisants et tressautant sur leurs affûts, se déroulait comme un serpent, entre la cavalerie, et l’infanterie, pour se rendre à la place qui lui était réservée, en répandant sur son passage l’odeur des mèches allumées. Les généraux en grande tenue, chamarrés de décorations, collets relevés, et la taille serrée, les officiers élégants et parés, les soldats aux visages rasés de frais, aux fourniments brillants, les chevaux bien étrillés, à la robe miroitante comme le satin, à la crinière bien peignée, tous comprenaient qu’il allait se passer quelque chose de grave et de solennel. Du général au soldat, chacun se sentait un grain de sable dans cette mer vivante, mais avait conscience en même temps de sa force comme partie de ce grand tout.
Après maints efforts, à dix heures, tout fut prêt. L’armée était placée sur trois rangs: la cavalerie en premier, l’artillerie ensuite et l’infanterie en dernier.
Entre chaque arme différente il y avait un large espace. Chacune de ces trois parties se détachait vivement sur les deux autres. L’armée de Koutouzow, dont le premier rang de droite était occupé par le régiment de Pavlograd, puis les nouveaux régiments de l’armée et de la garde arrivés de Russie, puis l’armée autrichienne, tous, rivalisant de bonne tenue, étaient sur la même ligne et sous le même commandement.
Tout à coup un murmure, semblable à celui du vent bruissant dans le feuillage, parcourut les rangs:
«Ils arrivent! Ils arrivent!» s’écrièrent quelques voix.
Et la dernière inquiétude de l’attente se répandit comme une traînée de poudre.
Un groupe s’était en effet montré dans le lointain. Au même moment, un léger souffle traversant le calme de l’air agita les flammes des lances et les drapeaux, dont les plis s’enroulaient autour des hampes. Il semblait que ce frissonnement témoignât de la joie de l’armée à l’approche des souverains:
«Silence!» cria une voix.
Puis, ainsi que le chant des coqs se répondant aux premières lueurs de l’aurore, le mot fut répété sur différents points, et tout se tut.
On n’entendit plus, dans ce calme profond, que le pas des chevaux qui approchaient: les trompettes du 1er régiment sonnèrent une fanfare, dont les sons entraînants paraissaient sortir de ces milliers de poitrines joyeusement émues à l’arrivée des empereurs. À peine la musique avait-elle cessé, que la voix jeune et douce de l’empereur Alexandre prononça distinctement ces mots:
«Bonjour, mes enfants!»
Et le 1er régiment fit éclater un hourra si retentissant et si prolongé, que chacun de ces hommes tressaillit à la pensée du nombre et de la puissance de la masse dont il faisait partie.
Rostow, placé au premier rang dans l’armée de Koutouzow, la première sur le passage de l’empereur, éprouva, comme tous les autres, ce sentiment général d’oubli de soi-même, d’orgueilleuse conscience de sa force et d’attraction passionnée vers le héros de cette solennité.
Il se disait qu’à une parole de cet homme toute cette masse et lui-même, infime atome, se précipiteraient dans le feu et dans l’eau, tout prêts à commettre des crimes ou des actions héroïques, et il se sentait frémir et presque défaillir à la vue de celui qui personnifiait cette parole.
Les cris de hourra! Hourra! Retentissaient de tous côtés, et les régiments, l’un après l’autre, sortant de leur immobilité et de leur silence de mort, étaient évoqués à la vie, lorsque l’Empereur passait devant eux, et le recevaient au son des fanfares, en poussant des hourras qui se confondaient avec les hourras précédents en une clameur assourdissante.
Au milieu de ces lignes noires, immobiles, qui semblaient pétrifiées sous leurs larges shakos, des centaines de cavaliers caracolaient dans une élégante symétrie. C’était la suite des deux Empereurs, sur qui était, concentrée toute l’attention contenue et émue de ces 80000 hommes.
Le jeune et bel Empereur, en uniforme de garde à cheval, le tricorne posé de côté, avec son visage agréable, sa voix douce et bien timbrée, attirait surtout les regards.
Rostow, qui était placé non loin des trompettes, suivait de sa vue perçante l’approche de son souverain, et, lorsqu’il en eut distingué à vingt pas les traits rayonnants de beauté, de jeunesse et de bonheur, il se sentit pris d’un élan irrésistible de tendresse et d’enthousiasme: tout dans l’extérieur du souverain le ravissait.
Arrêté en face du régiment de Pavlograd, le jeune Empereur, s’adressant à l’Empereur d’Autriche, prononça en français quelques paroles et sourit.
Rostow sourit aussi, et sentit que son amour ne faisait que croître; il aurait voulu lui en donner une preuve, et l’impossibilité de le faire le rendait tout malheureux. L’Empereur appela le chef de régiment.
«Mon Dieu! Que serait-ce s’il s’adressait à moi! J’en mourrais de joie!
– Messieurs, dit l’Empereur en s’adressant aux officiers (et Rostow crut entendre une voix du ciel), je vous remercie de tout mon cœur. Vous avez mérité les drapeaux de Saint-Georges et vous vous en montrerez dignes!