Kitabı oku: «La Guerre et la Paix (Texte intégral)», sayfa 10

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XXVI

Le valet de chambre à cheveux gris s’assoupissait aussi de son côté sur sa chaise, au bruit du ronflement égal de son maître, qui dormait dans son grand cabinet, et aux sons lointains du piano, sur lequel se succédaient jusqu’à vingt fois de suite les passages difficiles d’une sonate de Dreyschock.

Une voiture et une britchka s’arrêtèrent devant l’entrée principale. Le prince André descendit le premier de la voiture et aida sa jeune femme à le suivre.

Le vieux Tikhone, qui s’était doucement glissé hors de l’antichambre en refermant la porte derrière lui, leur annonça tout bas que le prince dormait. Ni l’arrivée du fils de la maison, ni aucun autre événement, quelque extraordinaire qu’il pût être, ne devait intervertir l’ordre de la journée. Le prince André le savait comme lui, et peut-être encore mieux, car il regarda à sa montre, pour se convaincre que rien n’était changé dans les habitudes de son père.

«Il ne s’éveillera que dans vingt minutes, dit-il à sa femme; allons chez la princesse Marie.»

La petite princesse avait pris de l’embonpoint, mais ses yeux et sa petite lèvre retroussée avec son fin duvet avaient toujours le même sourire gai et gracieux.

«Mais c’est un palais!» dit-elle à son mari. Elle exprimait son admiration comme si elle eût félicité un maître de maison sur la beauté de son bal. «Allons, vite, vite!»

Et elle souriait à son mari et au vieux Tikhone qui les conduisait.

«C’est Marie qui s’exerce; allons doucement, il faut la surprendre.»

Le prince André la suivait avec tristesse.

«Tu as vieilli, mon vieux Tikhone,» dit-il au serviteur qui lui baisait la main.

Au moment où ils allaient entrer dans la salle d’où partaient les accords du piano, une porte de côté s’ouvrit et livra passage à une jeune et jolie Française: c’était la blonde MlleBourrienne, qui parut transportée de joie et de surprise à leur vue, et s’écria: «Ah! Quel bonheur pour la princesse!… Il faut que je la prévienne!…

– Non, non, de grâce! Vous êtes MlleBourrienne: je vous connais déjà par l’amitié que vous porte ma belle-sœur, lui dit la princesse en l’embrassant. Elle ne nous attend guère, n’est-ce pas?…»

Ils étaient près de la porte derrière laquelle les mêmes morceaux allaient se répétant sans relâche. Le prince André fronça le sourcil, comme s’il s’attendait à éprouver une impression pénible.

Sa femme entra la première; la musique cessa brusquement. On entendit un cri, un bruit de baisers échangés, et le prince André put voir sa sœur et sa femme, qui ne s’étaient rencontrées qu’une fois, à l’époque de son mariage, tendrement serrées dans les bras l’une de l’autre, pendant que MlleBourrienne les regardait, la main sur le cœur et prête à pleurer et à rire tout à la fois.

Il haussa les épaules, et son front se plissa comme celui d’un mélomane qui entend une fausse note. Les deux jeunes femmes, ayant reculé d’un pas, se jetèrent de nouveau dans les bras l’une de l’autre pour s’embrasser encore en se prenant les mains et la taille. Finalement, elles fondirent en larmes, à sa grande stupéfaction. MlleBourrienne, profondément attendrie, se mit à pleurer. Le prince André se sentait mal à l’aise, mais sa femme et sa sœur semblaient trouver tout naturel que leur première entrevue ne pût se passer sans larmes.

«Ah! Chère. – Ah! Marie, dirent-elles à la fois en riant.

– Savez-vous bien que j’ai rêvé de vous cette nuit?

– Vous ne nous attendiez pas?… Mais, Marie, vous avez maigri!

– Et vous, vous avez repris…

– J’ai tout de suite reconnu Madame la princesse, s’écria MlleBourrienne.

– Et moi qui ne me doutais de rien… Ah! André, je ne vous voyais pas!»

Le prince André et sa sœur s’embrassèrent.

«Quelle pleurnicheuse!» lui dit-il, pendant qu’elle fixait sur lui ses yeux encore voilés de pleurs, et que son tendre et lumineux regard cherchait le sien. La petite princesse bavardait sans s’arrêter. Sa lèvre supérieure ne cessait de s’abaisser, en effleurant celle de dessous pour se relever aussitôt et s’épanouir dans un gai sourire, qui faisait ressortir l’éclat de ses petites dents et celui de ses yeux.

«Ils avaient eu un accident, contait-elle tout d’une haleine, à la Spasskaïa-Gora… et cet accident aurait pu être grave… et puis elle avait laissé toutes ses robes à Pétersbourg; elle n’avait plus rien à mettre… et André était si changé… et Kitty Odintzow avait épousé un vieux bonhomme… et elle avait un mari pour sa belle-sœur, un mari sérieux… mais nous en causerons plus tard,» ajouta-t-elle.

La princesse Marie continuait à examiner son frère: on lisait l’affection et la tristesse dans ses beaux yeux. Ses pensées ne suivaient plus le caquetage de la jolie petite perruche, et elle interrompit même la description d’une des dernières fêtes données à Pétersbourg, pour demander à son frère s’il était tout à fait décidé à rejoindre l’armée.

«Oui, et pas plus tard que demain.»

Lise soupira.

«Il m’abandonne ici, s’écria-t-elle, et Dieu sait pourquoi, lorsqu’il aurait pu obtenir de l’avancement…»

La princesse Marie, sans l’écouter davantage, la regarda affectueusement, et désignant au prince André l’embonpoint exagéré de sa femme:

«Est-ce bien sûr?» dit-elle.

La jeune femme changea de couleur.

«Oui, répondit-elle en soupirant. Et c’est si effrayant!»

Ses lèvres se serrèrent, et, effleurant de sa joue le visage de sa belle-sœur, elle fondit en larmes.

«Il lui faut du repos, dit le prince André avec un air de mécontentement… N’est-ce pas, Lise? Emmène-la chez toi, Marie, pendant que j’irai chez mon père… Dis-moi, est-il toujours le même?

– Oui, toujours, au moins pour moi, reprit sa sœur.

– Et toujours les mêmes heures, les mêmes promenades dans les mêmes allées, et puis après cela vient le tour…»

Et l’imperceptible sourire du prince André disait assez que, malgré son respect filial, il était au courant des manies de son père.

«Oui, les mêmes heures, le même tour et les mêmes leçons de mathématiques et de géométrie,» reprit-elle en riant, comme si ces heures d’étude étaient les plus belles de son existence.

Lorsque les vingt dernières minutes consacrées au sommeil du vieux prince se furent écoulées, le vieux Tikhone vint chercher le prince André; son père lui faisait l’honneur de changer, à cause de lui, la règle de la journée en le recevant pendant sa toilette. Le vieux prince se faisait toujours poudrer pour le dîner et endossait alors une longue redingote à l’ancienne mode. Au moment où son fils entra dans son cabinet de toilette, il était enfoncé dans un fauteuil de cuir, et couvert d’un large peignoir blanc, la tête livrée aux mains du fidèle Tikhone. Le prince André s’avança vivement; l’expression chagrine qui était devenue son expression habituelle avait disparu; il y avait dans sa physionomie la même vivacité qui s’y montrait dans ses causeries avec Pierre.

«Ah! Te voilà, mon guerrier! Tu veux vaincre Bonaparte,» s’écria le vieux prince, en secouant sa tête poudrée, autant que le lui permettaient les mains de Tikhone qui tressait le catogan.

«Oui, oui, vas-y… ferme! De l’avant! Sans cela, il pourrait se faire qu’il nous comptât bientôt au nombre de ses sujets… Tu vas bien?…»

Et il lui tendit sa joue. La sieste l’avait mis de belle humeur, aussi avait-il l’habitude de dire: «avant dîner sommeil d’or, après dîner sommeil d’argent». Il lançait à son fils de joyeux regards de côté à travers ses épais sourcils, pendant que son fils l’embrassait à l’endroit indiqué, sans répondre à ses éternelles plaisanteries sur les militaires de l’époque actuelle et surtout sur Bonaparte.

«Oui, me voici, mon père, et je vous ai aussi amené ma femme dans un état intéressant… Et vous, vous portez-vous bien?

– Mon cher ami, il n’y a que les imbéciles et les débauchés pour être malades, et tu me connais… Je travaille du matin au soir, je suis sobre, donc je me porte bien!

– Dieu merci! Reprit son fils.

– Dieu n’y est pour rien! Voyons… et revenant à son dada, voyons, conte-moi un peu comment les Allemands vous ont enseigné le moyen de battre Bonaparte, selon les règles de cette nouvelle science appelée stratégie?

– Laissez-moi un peu respirer, mon père, lui répondit en souriant le prince André, qui l’aimait et le respectait malgré ses manies. Je ne sais même pas encore où je loge.

– Sottises, sottises que tout cela,» s’écria le vieux en tortillant sa tresse pour s’assurer qu’elle était bien nattée.

Et saisissant la main de son fils:

«La maison destinée à ta femme est prête: la princesse Marie l’y conduira, la lui montrera, et elles bavarderont à remplir trois paniers… Affaires de femmes que tout cela… Je suis content de la recevoir. Voyons, mets-toi là et parle. J’admets l’armée de Michelson, de Tolstoy, car elles opéreront ensemble; mais l’armée du Midi, que fera-t-elle? La Prusse reste neutre, je le sais; mais l’Autriche, mais la Suède? Ajouta-t-il en se levant et en marchant dans la chambre, pendant que le vieux Tikhone le suivait, lui présentant les différentes pièces de son ajustement… Comment traversera-t-on la Poméranie?»

L’insistance de son père était si grande, que le prince André commença, à contrecœur d’abord et en s’animant ensuite, à développer, moitié en russe, moitié en français, le plan des opérations pour la nouvelle campagne qui était à la veille de s’ouvrir. Il expliqua comment une armée de 90000 hommes devait menacer la Prusse pour la faire sortir de sa neutralité et la forcer à l’action; comment une partie de ces troupes se joindrait aux Suédois à Stralsund; comment 220000 Autrichiens et 100000 Russes agiraient pendant ce temps en Italie et sur le Rhin; comment 50000 Russes et 80000 Anglais débarqueraient à Naples, et comment enfin ce total de 800000 hommes attaquerait les Français sur plusieurs points à la fois. Le vieux prince ne témoigna pas le moindre intérêt à ce long récit. On aurait dit qu’il ne l’avait même pas écouté, car il l’avait interrompu à trois reprises, sans cesser de marcher en s’habillant; la première fois il s’écria:

«Le blanc, le blanc!…»

Ce qui voulait dire que le vieux Tikhone se trompait de gilet. La seconde, il demanda si sa belle-fille accoucherait bientôt, et hocha la tête d’un air de reproche en ajoutant:

«C’est mal C’est mal! Continue!»

Et la troisième, pendant que son fils terminait son exposition, il entonna de sa voix fausse et cassée:

«Marlbrough s’en va-t-en guerre, ne sait quand reviendra.»

«Je ne vous dis pas que j’approuve ce plan, lui dit son fils en souriant légèrement. Je vous l’ai exposé tel qu’il est: Napoléon en aura bien certainement fait un qui vaudra le nôtre.

– Rien de neuf, rien de neuf là dedans, voilà ce que je te dirai.»

Et le vieux répéta entre ses dents, d’un air pensif:

«Ne sait quand reviendra»… Maintenant va-t’en dans la salle à manger!»

XXVII

Deux heures sonnaient lorsque le prince, rasé et poudré, fit son entrée dans la salle à manger, où l’attendaient sa belle-fille, sa fille, MlleBourrienne et l’architecte de la maison, qui était admis à sa table, quoique sa position inférieure ne lui donnât aucun droit à un pareil honneur. Le vieux prince, à cheval sur l’étiquette et sur la différence des rangs, n’invitait que rarement les gros bonnets de la province, mais il lui plaisait de montrer dans la personne de son architecte, qui se mouchait timidement dans un mouchoir à carreaux, que tous les hommes sont égaux. Il lui arrivait souvent de rappeler à sa fille que Michel Ivanovitch ne valait pas moins qu’eux, et c’était à lui qu’il s’adressait presque toujours pendant ses repas.

Dans la haute et spacieuse salle à manger, derrière chaque chaise se tenait un domestique, et le maître d’hôtel, une serviette sur le bras, promenait une dernière fois son regard inquiet de la table aux laquais, et du cartel à la porte qui allait s’ouvrir devant son maître. Le prince André examinait attentivement l’arbre généalogique de sa famille, encadré d’une baguette d’or. Cet objet, tout nouveau pour lui, était suspendu en face d’un autre immense tableau du même genre, indignement barbouillé par un artiste amateur. Ce barbouillage représentait le chef de la lignée des Bolkonsky, un descendant de Rurik, en prince souverain avec une couronne sur la tête. André ne put s’empêcher de sourire à la vue de ce portrait de haute fantaisie qui frisait la caricature.

«Ah! Je le reconnais bien là tout entier!»

La princesse Marie, qui venait d’entrer, le regardait avec étonnement, et ne comprenait pas ce qu’il pouvait y avoir là de risible; tout ce qui touchait à son père lui inspirait un respect religieux, qu’aucune critique ne pouvait affaiblir.

«Chacun a son talon d’Achille, continua le prince André… Avoir l’esprit qu’il a et se donner ce ridicule!…»

La princesse Marie, à laquelle déplaisait la hardiesse de ces propos, allait y répondre, lorsque les pas si impatiemment attendus se firent entendre. La démarche agile et légère du vieux prince, ses allures brusques et vives contrastaient si singulièrement avec la tenue sévère et correcte de sa maison, qu’on aurait pu y soupçonner une arrière-pensée de sa part.

Deux heures venaient donc de sonner au cartel, et la pendule du salon y répondait mélancoliquement, lorsque le prince parut; ses yeux brillants, pleins de feu, surplombés de leurs épais sourcils gris, glissèrent rapidement sur toutes les personnes présentes pour se fixer sur la petite princesse. À sa vue, elle fut saisie de ce sentiment de respect et de crainte que son beau-père savait inspirer à tout son entourage. Il lui caressa doucement les cheveux et lui donna une petite tape sur la nuque.

«Je suis bien aise, bien aise,» dit-il.

Et, l’ayant dévisagée une seconde, il la quitta aussitôt pour s’asseoir à table:

«Asseyez-vous, asseyez-vous, Michel Ivanovitch.»

Il indiqua à sa belle-fille une chaise à côté de lui, et le valet de chambre la lui avança.

«Oh! Oh! Fit le vieux prince en jetant un regard sur sa taille arrondie; trop de hâte, c’est mal! Il faut marcher, beaucoup marcher, beaucoup!…»

Et sa bouche riait d’un rire sec et désagréable, tandis que ses yeux ne disaient rien.

La petite princesse ne l’entendit pas ou fit semblant de ne pas l’avoir entendu; elle garda un silence embarrassé jusqu’au moment où il lui demanda des nouvelles de son père et de différentes autres connaissances; alors elle sourit et retrouva son entrain en lui racontant tous les petits commérages de la capitale.

«La pauvre comtesse Apraxine a perdu son mari et elle a pleuré toutes les larmes de son corps!…»

Plus elle s’animait, plus le vieux prince l’étudiait d’un air sévère; tout à coup il se détourna brusquement: on aurait dit qu’il n’avait plus rien à apprendre:

«Eh bien, Michel Ivanovitch, s’écria-t-il, il va arriver malheur à votre Bonaparte. Le prince André (il ne parlait jamais de son fils qu’à la troisième personne) me l’a expliqué; de terribles forces s’amassent contre lui… Et dire qu’à nous deux, vous et moi, nous l’avons toujours tenu pour un imbécile!»

Michel Ivanovitch savait parfaitement n’avoir jamais eu pareille opinion en si flatteuse compagnie: aussi comprit-il que sa personne servait d’entrée en matière; il regarda le jeune prince avec une certaine surprise, ne sachant pas trop ce qui allait suivre.

«C’est un grand tacticien,» dit le prince à son fils, en désignant Michel Ivanovitch, et il reprit son thème favori, c’est-à-dire la guerre, Bonaparte, les grands capitaines et les hommes d’État du moment. Il n’y avait, selon lui, à la tête des affaires que des écoliers ignorant les premières notions de la science militaire et administrative; Bonaparte n’était qu’un petit Français sans importance, dont les succès devaient être attribués au manque des Potemkin et des Souvorow. L’état de l’Europe n’offrait aucune complication, et il n’y avait point de guerre sérieuse, mais une comédie de marionnettes, jouée par les grands faiseurs pour tromper le public.

Le prince André répondait gaiement à ces plaisanteries, et les provoquait même pour engager son père à continuer.

«Le passé l’emporte toujours sur le présent, et pourtant Souvorow s’est laissé prendre au piège tendu par Moreau; il n’a pas su s’en tirer.

– Qui te l’a dit? Qui te l’a dit? S’écria le prince. Souvorow…»

Et il jeta en l’air son assiette, que le vieux Tikhone eut l’adresse de saisir au vol.

«Frédéric et Souvorow, en voilà deux; mais Moreau! Moreau était prisonnier si Souvorow avait été libre d’agir; mais il avait sur son dos le Hof-kriegs-wurstschnapsrath, dont le diable ne se serait pas débarrassé. Vous verrez; vous verrez ce qu’est un Hof-kriegs-wurstschnapsrath! Si Souvorow n’a pas eu ses coudées franches avec lui, ce n’est pas Michel Koutouzow qui les aura. Non, mon ami, vos généraux ne vous suffiront pas: il vous faudra des généraux français, de ceux qui se retournent contre les leurs pour lutter avec Bonaparte. On a déjà envoyé à New-York l’Allemand Pahlen à la recherche de Moreau, ajouta-t-il en faisant allusion à la proposition faite à ce dernier d’entrer au service de la Russie. C’est inouï! Les Potemkin, les Souvorow, les Orlow, étaient-ils des Allemands? Crois-moi, ou bien ils n’ont plus de cervelle, ou bien c’est moi qui ai perdu la mienne. Je vous souhaite bonne chance, mais nous verrons. Bonaparte un grand capitaine? Oh! Oh!

– Je suis loin de trouver notre organisation parfaite, mais j’avoue que je ne partage pas votre manière de voir; moquez-vous de Bonaparte, si cela vous plaît: il n’en sera pas moins un grand capitaine.

– Michel Ivanovitch, s’écria le vieux prince, entendez-vous?»

L’architecte, qui était fort occupé de son rôti, avait espéré se faire oublier.

«L’entendez-vous? Je vous ai toujours soutenu que Bonaparte était un grand tacticien: eh bien, c’est aussi son avis à lui.

– Mais certainement, Excellence, murmura Michel Ivanovitch, pendant que le prince riait d’un rire sec.

– Bonaparte est né sous une heureuse étoile, ses soldats sont admirables, et puis il a eu la chance d’avoir affaire aux Allemands en premier et de les avoir battus: il faut être un bon à rien pour ne pas savoir les battre; depuis que le monde existe, on les a toujours rossés, et eux ne l’ont jamais rendu à personne!… Si! Pourtant, ils se sont rossés entre eux… mais cela ne compte pas! Eh bien, c’est à eux qu’il est redevable de sa gloire!…»

Et il se mit à énumérer toutes les fautes commises, selon lui, par Bonaparte, comme capitaine et comme administrateur. Son fils l’écoutait en silence, mais aucun argument n’aurait été assez fort pour ébranler ses convictions, aussi fermement enracinées que celles de son père; seulement, il s’étonnait et se demandait comment il était possible à un vieillard solitaire et retiré à la campagne de connaître aussi bien dans leurs moindres détails toutes les combinaisons politiques et militaires de l’Europe.

«Tu crois que je n’y comprends rien, parce que je suis vieux? Eh bien, voilà:… cela me travaille… je n’en dors pas la nuit… Où est-il donc, ton grand capitaine? Où a-t-il fait ses preuves?

– Ce serait trop long à démontrer.

– Eh bien, va le rejoindre, ton Bonaparte! Voilà encore un admirateur de votre goujat d’empereur! S’écria-t-il en excellent français.

– Vous savez que je ne suis pas bonapartiste, mon prince.

– «Ne sait quand reviendra,» fredonna le vieillard d’une voix fausse, et c’est en riant tout jaune qu’il se leva de table.

Tant qu’avait duré la discussion, la petite princesse était restée silencieuse et effarouchée, regardant tour à tour son mari, son beau-père et sa belle-sœur. À peine le dîner fini, elle prit cette dernière par le bras, et l’entraînant dans la pièce voisine:

«Quel homme d’esprit que votre père! C’est à cause de cela, je crois, qu’il me fait peur!

– Il est si bon!» répondit la princesse Marie.

XXVIII

On était au lendemain et le prince André partait dans la soirée. Quant au vieux prince, il n’avait rien changé à ses habitudes et s’était retiré chez lui après le dîner. Sa belle-fille était chez la princesse Marie, pendant que son fils, après avoir ôté son uniforme et mis une redingote sans épaulettes, faisait ses derniers préparatifs de départ avec l’aide de son valet de chambre. Il visita lui-même avec soin sa calèche de voyage, ses valises, et donna l’ordre d’atteler. Il ne restait plus dans sa chambre que les menus objets qui le suivaient partout: une cassette, une cantine en argent, deux pistolets et un sabre turc, que son père avait rapportés de l’assaut d’Otchakow et dont il lui avait fait cadeau; tout était rangé dans le plus grand ordre, nettoyé, remis à neuf, et placé dans des fourreaux de drap solidement attachés.

Pour peu qu’on soit enclin à la réflexion, on est presque toujours dans une disposition d’esprit sérieuse au moment d’un départ ou d’un changement d’existence: on jette un coup d’œil en arrière et l’on fait des plans pour l’avenir. Le prince André était soucieux et attendri: il marchait de long en large, les mains croisées derrière le dos, regardant sans voir et hochant la tête d’un air absorbé. Craignait-il l’issue de la guerre, ou regrettait-il sa femme? L’un et l’autre peut-être; mais il était évident qu’il ne tenait pas à être surpris dans ces dispositions, car, à un bruit de pas qui se fit entendre dans la pièce voisine, il s’approcha vivement de la table, dégagea ses mains et fit semblant de ranger sa cassette, pendant que sa figure reprenait son expression habituelle de calme impénétrable.

La princesse Marie entra en courant, et toute hors d’haleine: «On m’a dit que tu avais fait atteler, et moi qui désirais causer seule avec toi… car Dieu sait pour combien de temps nous allons nous séparer… Cela ne t’ennuie pas au moins que je sois venue?… Tu es bien changé, Andrioucha,» ajouta-t-elle, comme pour expliquer sa question.

Elle n’avait pu s’empêcher de sourire en l’appelant ainsi, car il lui paraissait étrange que ce beau garçon, dont l’extérieur était si sévère, fût l’Andrioucha de ses jeux, le petit gamin efflanqué et polisson de son enfance.

«Où est Lise? Dit-il en répondant à la question de sa sœur par un sourire.

– Elle s’est endormie de fatigue sur mon canapé! Ah! André, quel trésor de femme vous avez là!… Une véritable enfant, gaie, vive: aussi je l’aime bien.»

Le prince André s’était assis à côté de sa sœur et gardait le silence; un sourire ironique se jouait sur ses lèvres, elle le remarqua et reprit:

«Il faut être indulgent pour ses petites faiblesses… Qui n’en a pas? Elle a été élevée dans le monde: sa position actuelle est très difficile… il faut se mettre à la place de chacun: tout comprendre, c’est tout pardonner. Tu avoueras qu’il est bien dur pour elle, dans l’état où elle se trouve, de se séparer de son mari et de rester seule à la campagne… oui, c’est très dur d’être obligée de rompre ainsi avec ses habitudes passées.»

Le prince André l’écoutait comme on écoute les personnes que l’on connaît à fond.

«Mais toi, tu vis bien à la campagne?… Tu trouves donc cette existence bien difficile à supporter?

– Oh! Moi, c’est tout différent. Je ne connais rien, et je ne puis désirer une autre existence; mais, pour une jeune femme habituée à la vie du monde, enterrer ses plus belles années dans cette solitude, car, tu le sais, mon père est toujours occupé, et moi… et moi? Quelle ressource puis-je être pour elle?… Elle a toujours vécu dans la meilleure société… il ne lui reste donc que MlleBourrienne…

– Elle me déplaît, votre Bourrienne!

– Oh! Je t’assure qu’elle est très bonne, très gentille et surtout très malheureuse!… Elle n’a personne au monde… À dire vrai, elle me gêne plus qu’elle ne m’est utile; j’ai toujours été un véritable sauvageon et je préfère être seule!… Mon père l’aime, il est toujours bon pour elle et pour Michel Ivanovitch, car il est leur bienfaiteur, et comme dit Sterne: «On aime les gens en raison du bien qu’on leur fait et non du bien qu’ils nous font»… Mon père l’a recueillie orpheline, sur le pavé, et elle est vraiment bonne!… Sa façon de lire lui plaît, et tous les soirs elle lui fait sa lecture.

– Voyons, Marie, dis-moi franchement, tu dois bien souffrir parfois du caractère de notre père?»

La princesse Marie, atterrée par cette question, balbutia avec effort:

«Moi, souffrir?

– Il a toujours été dur, mais maintenant il doit être terriblement difficile à vivre, continua le prince André pour éprouver sa sœur.

– Tu es bon, André, très bon, mais tu pèches par orgueil, reprit-elle, comme si elle eût répondu à ses propres pensées, et c’est très mal! Comment peux-tu te permettre un pareil jugement et supposer que notre père puisse inspirer autre chose que la vénération? Je suis heureuse et satisfaite auprès de lui, et je regrette que ce bonheur ne soit pas partagé par tout le monde.»

Son frère secoua la tête avec incrédulité.

«Une seule chose, à te parler franchement, m’inquiète et me tourmente: ce sont ses opinions en matière religieuse. Je ne puis comprendre qu’un homme aussi intelligent puisse s’égarer et s’aveugler au point de discuter sur des questions claires comme le jour. Voilà bien véritablement mon seul chagrin! Du reste il me semble, depuis quelque temps, voir en lui un léger progrès: ses plaisanteries sont moins mordantes, il a même consenti à recevoir la visite d’un moine, avec lequel il s’est longuement entretenu.

– Oh! Oh! Je crains bien qu’avec lui, sur ce point, toi et le moine vous ne perdiez votre latin.

– Ah! Mon ami, je prie Dieu de toute mon âme et j’espère qu’il m’entendra… André, ajouta-t-elle timidement, j’ai une prière à t’adresser!

– Que puis-je faire pour toi?

– Promets-moi de ne point la rejeter, cela ne te causera aucune peine: ce n’est rien, crois-le bien, qui soit indigne de toi, et ce sera pour moi une grande consolation. Promets-le-moi, Andrioucha, et, plongeant la main dans son sac, elle en retira un objet, qu’elle tint caché, comme si elle n’osait le présenter à son frère avant d’en avoir reçu une bonne et formelle réponse.

– Dussé-je même faire un grand sacrifice, je…

– Tu n’as qu’à en penser ce qu’il te plaira. Tu es tout juste comme mon père, mais peu m’importe; promets-le-moi, je t’en prie; notre grand-père l’a déjà portée pendant les guerres qu’il a faites, et tu la porteras aussi, n’est-ce pas?

– Mais de quoi s’agit-il donc?

– André, je te bénis avec cette petite image, et tu vas me promettre de ne jamais l’ôter de ton cou.

– Uniquement pour te faire plaisir, et si elle n’est pas d’un poids à me le rompre», répliqua le prince André; mais l’expression chagrine que prit la figure de sa sœur, à cette mauvaise plaisanterie, le fit changer de ton: «Certainement, mon amie, je la reçois avec plaisir.

– Il vaincra ta résistance, Il te sauvera, Il te pardonnera, et Il t’amènera à Lui, car Lui seul est la vérité et la paix,» dit-elle d’une voix tremblante d’émotion, en élevant au-dessus de la tête de son frère, d’un geste solennel et recueilli, une vieille image noircie par le temps. La sainte image, de forme ovale, représentait le Sauveur. Elle était enchâssée d’argent et suspendue à une petite chaîne du même métal. Après s’être signée, elle la baisa et la lui présenta: «Fais-le pour moi, je t’en prie!»

Ses beaux yeux brillaient d’un doux et tendre éclat, son visage pâle et maladif en était comme transfiguré. Son frère étendit la main pour prendre l’image, mais elle l’arrêta. Il comprit et la baisa, en faisant le signe de la croix d’un air à la fois attendri et railleur.

«Merci, mon ami, dit-elle en l’embrassant et en reprenant sa place à ses côtés. Sois bon et généreux, André, ne juge pas Lise avec sévérité… Elle est bonne, gentille, et sa position est très pénible.

– Mais il me semble, Marie, que je n’ai jamais rien reproché à ma femme, ni témoigné aucun mécontentement. Pourquoi toutes ces recommandations?»

Elle rougit, et se tut, confuse et interdite.

«Mettons que je ne t’ai rien dit, mais je vois que d’autres ont parlé, et cela m’afflige.»

Sa figure et son cou se marbraient de taches rouges, et elle faisait d’inutiles efforts pour lui répondre, car son frère avait deviné juste.

La petite princesse avait en effet beaucoup pleuré en lui confiant ses craintes: elle était sûre de mourir en couches, disait-elle, et se trouvait bien à plaindre… elle en voulait au sort, à son beau-père, à son mari. Puis, cette crise de larmes l’ayant épuisée, elle s’était endormie de fatigue.

Le prince André eut pitié de sa sœur.

«Écoute, Marie: je n’ai jamais rien reproché à ma femme, je ne l’ai jamais fait et ne le ferai jamais. Je n’ai également aucun tort envers elle, et je tâcherai de n’en jamais avoir… Mais si tu tiens à savoir la vérité, à savoir si je suis heureux… Eh bien! Non, je ne le suis pas. Elle, non plus, n’est pas heureuse!… Pourquoi cela? Je l’ignore.»

En achevant ces mots, il se pencha et embrassa sa sœur, mais sans voir le doux rayonnement de son regard, car ses yeux s’étaient arrêtés sur la porte entre-bâillée.

«Allons la retrouver, Marie, il faut lui dire adieu; ou plutôt vas-y d’abord et réveille-la, je vais venir… Pétroucha! Dit-il, en appelant son valet de chambre: viens ici, emporte-moi tous ces objets: tu mettras ceci à ma droite, et cela sous le siège.»

La princesse Marie se leva et s’arrêta à mi-chemin:

«André, si vous aviez la foi, vous vous seriez adressé à Dieu, pour lui demander l’amour que vous ne ressentez pas, et votre vœu aurait été exaucé!

– Ah oui! Comme cela, peut-être bien!… Va, Marie, je te rejoins.»

Peu d’instants après, le prince André traversait la galerie qui réunissait l’aile du château au corps de logis, et il y rencontra la jolie et sémillante MlleBourrienne; c’était la troisième fois de la journée qu’elle se trouvait sur son chemin.

«Ah! Je vous croyais chez vous?» dit-elle en rougissant et en baissant les yeux.

Le visage du prince André prit une expression de vive irritation, et pour toute réponse il lui lança un regard empreint d’un tel mépris, qu’elle s’arrêta interdite et disparut aussitôt. En approchant de la chambre de sa sœur, il entendit la voix enjouée de sa femme qui s’était réveillée, et bavardait comme si elle avait à rattraper le temps perdu.

«Vous figurez-vous, Marie, disait-elle en riant aux éclats, la vieille comtesse Zoubow avec ses fausses boucles et la bouche pleine de fausses dents, comme si elle voulait défier les années… ah! Ah! Ah!»

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Yaş sınırı:
0+
Litres'teki yayın tarihi:
16 ekim 2024
Hacim:
1870 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
4064066445522
Yayıncı:
Telif hakkı:
Bookwire
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