Kitabı oku: «La Guerre et la Paix (Texte intégral)», sayfa 29

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CHAPITRE IV

I

Au commencement de l’année 1806, Nicolas Rostow et Denissow retournèrent chez eux en congé. Comme ce dernier allait à Voronège, Rostow lui proposa de faire avec lui la route jusqu’à Moscou, et même de s’y arrêter quelques jours chez ses parents. À l’avant-dernier relais, Denissow fêta la rencontre d’un ancien camarade, en vidant avec lui trois bouteilles de vin: aussi, malgré les terribles secousses qui le cahotaient dans le traîneau où il était couché tout de son long, il ne se réveilla pas un instant. Plus ils approchaient, plus l’impatience de Rostow augmentait:

«Plus vite, plus vite! Oh! Ces rues interminables, ces magasins, ces vendeurs de kalatch8, ces lanternes, ces isvostchiki! Se disait-il après avoir passé la barrière, où l’on avait inscrit leurs noms et leur arrivée en congé… – Denissow, nous y sommes! Il dort! – et il se pencha en avant, comme si, par ce mouvement, il pouvait augmenter la vitesse de leur course. – Voilà le carrefour où se tient Zakhar l’isvostchiki, et voilà Zakhar lui-même et son cheval!… Ah! Voilà la boutique où j’achetais du pain d’épice! Quand donc arriverons-nous? Va donc!

– Où faut-il s’arrêter? Demanda le postillon.

– Mais là-bas au bout, à ce grand bâtiment! Comment, ne le vois-tu pas? Tu sais pourtant bien que c’est notre maison! – Denissow! Denissow! Nous arrivons!»

Denissow souleva la tête et toussa sans répondre.

«Dmitri, dit Rostow en s’adressant au laquais assis près du cocher, est-ce bien chez nous cette lumière?

– Oh! Que oui, c’est dans le cabinet de votre père.

– Ils ne seront pas encore couchés? Hein, qu’en penses-tu?… À propos, n’oublie pas de déballer aussitôt mon nouvel uniforme, – et il passa la main sur sa jeune moustache… – Eh bien donc, en avant! Réveille-toi donc, Vasia…!

Mais Denissow s’était de nouveau endormi.

«Marche! Marche! Trois roubles de pourboire!» s’écria Rostow, qui, à quelques pas de chez lui, croyait ne jamais arriver. Le traîneau prit sur la droite et s’arrêta devant le perron. Rostow reconnut la corniche ébréchée, la borne du trottoir, et s’élança hors du traîneau avant qu’il se fût arrêté. Il franchit les marches d’un bond. L’extérieur de la maison était aussi froid, aussi calme que par le passé. Que faisait à ces murs de pierre l’arrivée ou le départ? Personne dans le vestibule! «Mon Dieu! Serait-il arrivé quelque chose?» se dit Rostow avec un serrement de cœur; il s’arrêta une minute, puis reprit sa course dans l’escalier aux marches usées, qu’il connaissait si bien. «Et voilà le même bouton de porte déjeté, dont la malpropreté agaçait toujours la comtesse, et voilà l’antichambre!» Elle n’était éclairée dans ce moment que par une chandelle.

Le vieux Michel dormait sur une banquette, et Procope, le laquais, cet athlète d’une force proverbiale qui soulevait l’arrière-train d’une voiture, tressait dans un coin des chaussures en écorce. Il se retourna au bruit de la porte qui s’ouvrait avec fracas, et sa figure endormie et insouciante exprima subitement une joie mêlée de terreur:

«Ah! Notre père et les saints archanges! Le jeune comte! S’écria-t-il. C’est-il possible?» Et Procope, tremblant d’émotion, se précipita vers la porte du salon; mais, revenant aussitôt sur ses pas, il se jeta sur l’épaule de son maître et la baisa.

«Ils se portent tous bien? Demanda Rostow, en lui retirant sa main.

– Dieu soit loué! Dieu soit loué! Ils viennent seulement de finir de dîner. Laisse-toi donc regarder, Votre Excellence!

– Ainsi donc, tout va bien?

– Dieu merci, Dieu merci!»

Rostow, oubliant Denissow et ne voulant pas se laisser devancer par le domestique, jeta sa pelisse et entra, en courant sur la pointe des pieds, dans la grande salle obscure; les tables de jeux y étaient à la même place, et le lustre était toujours enveloppé dans sa housse. Il n’était pas arrivé au salon qu’un ouragan impétueux s’abattit sur lui d’une porte latérale et le couvrit de baisers. Un second, un troisième l’enveloppèrent à leur tour. Ce ne fut plus qu’embrassements, exclamations et larmes de joie. Il ne savait lequel des trois était son père, Natacha, ou Pétia; tous criaient, parlaient et l’embrassaient en même temps, mais il remarqua l’absence de sa mère.

«Et moi qui ne le savais pas?… Nicolouschka… mon ami.

– Le voilà! C’est bien lui… Kolia, mon bijou… Est-il changé! Et il n’y a pas de lumière! Vite du thé…

– Mais embrasse-moi donc!…

– Ma bonne petite âme!…»

Sonia, Natacha, Pétia, Anna Mikhaïlovna, Véra, le vieux comte, tous le serraient dans leurs bras à tour de rôle, et les domestiques et les filles de chambre, entrant à la suite les uns es autres, poussaient des exclamations. Pétia se cramponnait à ses jambes et criait:

«Et moi donc, et moi donc!»

Natacha, après l’avoir étouffé de baisers, avait saisi sa veste et sautait comme une chèvre, sans changer de place et en poussant des cris aigus.

On ne voyait que des yeux brillants de larmes de joie et d’affection, et les lèvres se rapprochaient pour échanger de nouveaux baisers.

Sonia, rouge comme le koumatch9, le tenait par la main et fixait sur lui un regard rayonnant de bonheur. Elle venait d’avoir seize ans: elle était jolie, et l’exaltation du moment doublait encore sa beauté. Toute haletante, elle ne le quittait pas des yeux et souriait. Il lui répondit par un regard plein de reconnaissance; mais on voyait qu’il cherchait, qu’il attendait quelqu’un, sa mère, qui ne s’était pas encore montrée, tout à coup on entendit derrière la porte des pas si précipités, rapides, qu’ils ne pouvaient être que ceux de la comtesse. Tous s’écartèrent, et il s’élança à son cou. Elle tomba dans ses bras en sanglotant; sans avoir la force de relever la tête, elle se serrait contre lui, sa figure appuyée contre les froids brandebourgs de son uniforme. Denissow, qui était entré sans être remarqué, les regardait et s’essuyait les yeux.

«Vasili Denissow, l’ami de votre fils, dit-il au comte qui regardait avec étonnement le nouveau venu.

– Ah! Je sais, je sais. Très heureux, dit le comte en l’embrassant. Nicolouchka nous l’avait écrit… Natacha, Véra, le voilà, c’est Denissow!»

Tous ces visages rayonnants de joie se tournèrent aussitôt vers la personne ébouriffée de Denissow et l’entourèrent.

«Mon cher petit Denissow!» dit Natacha, à laquelle la joie avait troublé la cervelle, et, s’élançant vers lui, elle l’embrassa. Denissow, légèrement embarrassé, rougit et, prenant la main de Natacha, la baisa galamment.

Sa chambre étant préparée, on l’y conduisit, pendant que les Rostow se groupaient autour de Nicolas dans le grand salon.

La vieille comtesse n’avait pas lâché la main de son fils, et elle la portait à chaque instant à ses lèvres; frères et sœurs suivaient à l’envi chacun de ses gestes, de ses mots, de ses regards, se disputant à qui serait le plus près de lui, et s’arrachant la tasse de thé, le mouchoir, la pipe, pour les lui présenter.

La première minute du retour de Rostow lui avait fait éprouver une sensation de bonheur si complète, qu’elle lui semblait ne pouvoir plus que s’affaiblir, et, dans son émotion, il en demandait encore et encore.

Le lendemain, il dormit jusqu’à dix heures du matin.

Dans la pièce voisine, imprégnée d’une forte odeur de tabac, traînaient de tous côtés des sabres, des gibernes, des havresacs, des malles ouvertes, des bottes sales, à côté desquelles se dressaient contre le mur d’autres bottes bien cirées, avec leurs éperons. Les domestiques portaient des lavabos, de l’eau chaude pour la barbe, et les habits qu’ils venaient de brosser.

«Eh! Grichka, la pipe! S’écria Denissow d’une voix enrouée. – Rostow, lève-toi donc!» Rostow, se frottant les yeux, souleva de dessus son chaud oreiller sa chevelure emmêlée:

«Est-il tard?

– Mais oui, il est tard, il est dix heures,» répondit la voix de Natacha. Et l’on entendit derrière la porte un frôlement de robes et de jupons, fortement empesés, qui se mêlait aux chuchotements et aux rires des jeunes filles, dont on apercevait par l’entrebâillement les rubans bleus, les yeux noirs et les figures joyeuses. C’étaient Natacha, Sonia et Pétia qui venaient savoir s’il était levé.

«Nicolouchka, lève-toi! Répétait Natacha.

– Tout de suite!»

Pétia, ayant aperçu un sabre, s’en saisit aussitôt. Emporté par l’élan guerrier que la vue d’un frère aîné, militaire, provoque toujours chez les petits garçons, et oubliant qu’il n’était pas convenable pour ses sœurs de voir des hommes déshabillés, il ouvrit brusquement la porte:

«Est-ce ton sabre?» se mit-il à crier, pendant que les petites filles se jetaient de côté. Denissow, épouvanté, cacha aussitôt ses pieds velus sous la couverture, en appelant des yeux son camarade à son secours. La porte se referma sur Pétia.

«Nicolas, dit Natacha, viens ici en robe de chambre.

– Est-ce son sabre ou le vôtre?» demanda Pétia en s’adressant à Denissow, dont les longues moustaches noires lui inspiraient du respect.

Rostow se chaussa à la hâte, endossa sa robe de chambre et passa dans l’autre pièce, où il trouva Natacha qui avait mis une de ses bottes à éperons et glissait son pied dans l’autre. Sonia pirouettait et faisait le ballon. Toutes deux, fraîches, gaies et animées, portaient de nouvelles robes bleues pareilles. Sonia s’enfuit au plus vite, et Natacha, s’emparant de son frère, l’emmena pour causer avec lui plus à son aise. Il s’établit alors entre eux un feu roulant de questions et de réponses, qui avaient pour objet des bagatelles d’un intérêt tout personnel. Natacha riait à chaque mot, non de ce qu’il disait, mais parce que la joie qui remplissait son âme ne pouvait se traduire que par le rire.

«Comme c’est bien! C’est parfait!» répétait-elle.

Et Rostow, sous l’influence de ces chaudes effluves de tendresse, retrouvait insensiblement ce sourire d’enfant, qui, depuis son départ, ne s’était pas épanoui une seule fois sur ses traits.

«Sais-tu que tu es devenu un homme, un véritable homme?… et je suis si fière de t’avoir pour frère!» Elle lui passa les doigts sur la moustache. «Je voudrais bien savoir comment vous êtes, vous autres hommes… Est-ce que vous nous ressemblez? Non, n’est-ce pas?

– Pourquoi Sonia s’est-elle sauvée? Lui demanda son frère.

– Oh! C’est toute une histoire. Comment parleras-tu à Sonia? La tutoieras-tu?

– Mais je ne sais pas, comme cela viendra.

– Eh bien, alors, dis-lui: «vous,» je t’en prie, et tu sauras après pourquoi.

– Mais pourquoi?

– Eh bien, je vais te le dire: Sonia est mon amie, et une si grande amie, que j’ai brûlé mon bras pour elle, – et, relevant sa manche de mousseline, elle laissa voir sur son bras blanc et mince, un peu plus bas que l’épaule, à l’endroit couvert ordinairement par le haut des manches, une tache rouge.

– C’est moi qui me suis brûlée pour lui prouver mon amour. J’ai pris une règle rougie au feu et me la suis appliquée là!»

Étendu sur le canapé, garni de coussins, de leur chambre d’étude, regardant les yeux brillants de Natacha, Rostow s’enfonçait de nouveau avec bonheur dans ce monde enfantin, dans ce monde intime de la famille, dont les propos n’avaient de sens et de valeur que pour lui, et lui faisaient éprouver une des plus douces jouissances de sa vie; aussi la brûlure du bras, comme témoignage d’affection, lui parut-elle toute simple: il le comprenait sans s’en étonner.

«Et bien, et après? C’est tout?

– Nous sommes si liées, si liées, que ceci n’est rien… ce ne sont que des folies… nous sommes amies pour toujours! Quand elle aime quelqu’un, c’est pour la vie; quant à moi, je ne la comprends pas, j’oublie tout de suite.

– Eh bien, et puis?

– Eh bien, elle t’aime comme elle m’aime!» Natacha rougit. – Tu dois te rappeler, tu sais, avant ton départ… Eh bien, elle assure que tu oublieras tout cela… Et elle dit: «Je l’aimerai, moi, toujours; mais lui il faut qu’il soit libre!» N’est-ce pas que c’est beau et que c’est noble, bien noble, n’est-ce pas?»

Et Natacha demandait cela avec un tel sérieux et avec une telle émotion, qu’on voyait bien qu’elle devait s’être attendrie plus d’une fois déjà sur ce sujet. Rostow réfléchit quelques secondes.

«Je ne reprends pas ma parole, dit-il. Et puis, Sonia est si ravissante, qu’il faudrait être un triple imbécile pour refuser un honneur pareil…

– Non, non, s’écria Natacha. Nous en avons déjà parlé. Nous étions sûres, vois-tu, que tu répondrais ainsi. Mais cela ne se peut pas, parce que, comprends-le bien, si tu te regardes seulement comme lié par ta parole, il en résulte qu’elle a l’air de l’avoir dit exprès… Tu l’épouseras alors par point d’honneur, et ce ne sera plus du tout la même chose.»

Rostow ne trouva rien à redire: Sonia l’avait frappé la veille par sa beauté, et ce matin elle lui avait semblé encore plus jolie. Elle avait seize ans, elle l’aimait avec passion, et il en était sûr! Pourquoi ne pas l’aimer dès lors, même en ajournant toute idée de mariage? «J’ai encore tant de plaisirs et de jouissances inconnues devant moi! Se disait-il. Oui, c’est très bien combiné, il ne faut pas s’engager.»

«C’est parfait, nous en causerons plus tard, dit-il à haute voix… Mais comme je suis content de te revoir! Et toi, es-tu restée fidèle à Boris?

– Ah! Quelle folie! S’écria Natacha en riant. Je ne pense, ni à lui, ni à personne, et je n’en veux rien savoir.

– Bravo! Mais alors…

– Moi, dit Natacha? – et un sourire éclaira son petit visage. As-tu vu Duport, le fameux danseur? Non! Alors tu ne comprendras pas, regarde! – Natacha, arrondissant les bras et levant le coin de sa robe, s’élança, se retourna, fit un entrechat, puis deux, et, s’élevant sur les pointes, fit ainsi quelques pas. – Je me tiens, tu vois, sur mes pointes! Tu le vois? Eh bien, jamais je ne me marierai, je me ferai danseuse. Seulement n’en parle pas!»

Rostow éclata d’un rire si joyeux et si franc, que Denissow le lui envia, et Natacha ne put s’empêcher de le partager.

«Qu’en dis-tu? C’est bien, n’est-ce pas?

– Comment! Si c’est bien?… Tu ne veux donc plus épouser Boris?»

Elle devint pourpre:

«Je ne veux épouser personne, et je le lui dirai à lui-même, lorsque je le verrai.

– Oui da! Dit Rostow.

– Bah! Ce sont des folies, continua-t-elle en riant… et ton Denissow, est-il bon?

– Très bon.

– Eh bien, adieu, habille-toi… Et il n’est pas effrayant, ton Denissow?

– Pourquoi effrayant?… Vaska est un brave garçon.

– Tu l’appelles Vaska? Comme c’est drôle!… Et il est vraiment bon?

– Mais oui!

– Adieu, dépêche-toi, et viens prendre le thé… tous ensemble!»

Natacha quitta la chambre sur la pointe des pieds comme une véritable danseuse, et en souriant comme une petite fille de quinze ans. Rostow se rendit bientôt au salon, où il trouva Sonia; il rougit et ne sut comment l’aborder. Ils s’étaient embrassés la veille dans leur première explosion de joie, mais aujourd’hui ils comprenaient que ce n’était plus possible; il sentait poser sur lui le regard interrogateur de sa mère et de ses sœurs, qui cherchaient à pressentir ce qu’il allait faire. Il lui baisa la main et lui dit «vous», tandis que leurs yeux, se rencontrant, semblaient se tutoyer et s’embrasser avec tendresse; ceux de Sonia semblaient implorer son pardon, pour avoir osé lui rappeler sa promesse par l’intermédiaire de Natacha et le remercier de son amour. Lui, de son côté, la remerciait de l’avoir dégagé de sa parole et lui disait qu’il ne cesserait jamais de l’aimer, parce que la voir c’était l’aimer.

«Voilà qui est singulier, dit Véra, profitant d’un moment de silence général: Sonia et Nicolas se disent «vous,» comme des étrangers.» Elle avait dit juste comme toujours, mais comme toujours aussi elle avait parlé mal à propos, et chacun, sans en excepter la vieille comtesse, qui voyait dans cet amour un obstacle à un brillant mariage pour son fils, rougit d’un air embarrassé. Denissow entra au même moment, vêtu d’un nouvel uniforme, pommadé, parfumé, frisé comme un jour de bataille, et son amabilité inusitée avec les dames causa à Rostow une profonde surprise.

II

Revenu de l’armée, Nicolas Rostow fut reçu, par sa famille, en fils chéri, en héros; par sa parenté, en jeune homme distingué et bien élevé; par ses connaissances, comme un charmant lieutenant de hussards, danseur élégant et l’un des plus beaux partis de Moscou.

Les Rostow comptaient tout Moscou au nombre de leurs habitués. Le comte, qui avait renouvelé à la Banque l’engagement de ses terres, était complètement à flot cette année, et Nicolas, devenu propriétaire d’un superbe trotteur, poussait le genre jusqu’à porter un pantalon comme personne n’en avait encore vu dans la ville, et des bottes à la mode, aux points relevées, avec de petits éperons en argent. Il passait gaiement son temps, et éprouvait ce sentiment du bien-être retrouvé que l’on ressent si vivement lorsqu’on en a été longtemps privé. Grandi et devenu homme à ses propres yeux, le souvenir de son désespoir, quand il avait manqué son examen de catéchisme, de l’emprunt fait à Gavrilo l’isvostohik, des baisers échangés en secret avec Sonia, tout cela ne lui semblait qu’un enfantillage qui se perdait bien loin derrière lui; tandis que maintenant il était un lieutenant de hussards avec le dolman argenté, la croix de soldat de Saint-Georges sur la poitrine; il avait un beau trotteur qu’il entraînait pour les courses de société, en compagnie d’amateurs connus, âgés et respectables; il avait lié connaissance avec une dame qui demeurait sur le boulevard et chez laquelle il passait ses soirées; enfin, il dirigeait la mazurka au bal des Arkharow, parlait guerre avec le feld-maréchal Kamenski, dînait au club anglais, et tutoyait un colonel de quarante ans, ami de Denissow.

Comme il n’avait pas vu l’Empereur depuis longtemps, la passion qu’il éprouvait autrefois pour lui s’était affaiblie, mais il aimait à en parler et à laisser croire que son dévouement avait un motif inexplicable pour le commun des mortels, tout en partageant, au fond de son cœur, l’adoration dont Moscou, qui avait décerné à l’empereur Alexandre le surnom d’«Ange terrestre», entourait son souverain bien-aimé.

Pendant son court séjour dans sa famille, Rostow s’était plutôt éloigné que rapproché de Sonia, malgré sa beauté, ses attraits et l’amour qui éclatait dans toute sa personne. Il passait par cette phase de jeunesse où chaque minute est si emplie, que le jeune homme n’a pas le temps de penser à aimer. Il craignait de s’engager, il était jaloux de cette indépendance qui pouvait seule lui permettre de réaliser tous ses désirs, et il se disait à la vue de Sonia: «J’en trouverai beaucoup comme elle, beaucoup qui me sont encore inconnues! Il sera toujours temps d’aimer et de m’en occuper plus tard.» Il dédaignait, dans sa virilité, de vivre au milieu des femmes et faisait mine d’aller à contre-cœur au bal et dans le monde; mais les courses, le club anglais, les parties fines, Denissow et les visites là-bas, c’était autre chose, et c’était vraiment là ce qui convenait à un jeune et élégant hussard!

Au commencement de mars, le vieux comte Ilia Andréïévitch fut très occupé des préparatifs d’un dîner qu’on donnait au club anglais en l’honneur du prince Bagration.

Le comte se promenait en robe de chambre dans la grande salle, donnant des ordres à Phéoctiste, le célèbre maître d’hôtel du club, et lui recommandait de se pourvoir de primeurs, de poisson bien frais, de veau bien blanc, d’asperges, de concombres, de fraises!… Le comte était membre et directeur du club depuis sa fondation. Personne mieux que lui ne savait organiser sur une grande échelle un banquet solennel, d’autant mieux qu’il payait de sa poche le surplus des dépenses prévues. Le chef et le maître d’hôtel recevaient avec une satisfaction évidente les instructions du comte, sachant par expérience ce que leur rapporterait un dîner de plusieurs milliers de roubles.

«Rappelle-toi bien, n’oublie pas les crêtes, les crêtes dans le potage à la tortue.

– Il faudra donc trois plats froids? Demanda le cuisinier.

– Il me paraît difficile qu’il y en ait moins, répondit le comte après un moment de silence.

– Il faudra donc acheter les grands sterlets? Demanda le maître d’hôtel.

– Certainement! Que faire d’ailleurs, puisqu’on ne cède pas sur le prix… Ah! Mon Dieu, mon Dieu, et moi qui allait oublier une seconde entrée! Où est ma tête? Mon Dieu!

– Où me procurerai-je des fleurs?

– Mitenka! Mitenka! Va-t’en au grand galop à ma «datcha» s’écria le comte en s’adressant à son intendant. Donne l’ordre à Maxime, le jardinier, d’employer à la corvée pour m’amener tout ce qu’il y a dans mes orangeries. Il faut que deux cents orangers soient ici vendredi. Qu’on les emballe bien et qu’on les recouvre de feutre!»

Ses dispositions achevées, il se disposait à aller retrouver «sa petite comtesse» et à se reposer un peu chez elle, lorsque se souvenant de différentes recommandations qu’il avait oubliées, il fit appeler de nouveau le maître queux et le maître d’hôtel, et recommença ses explications. La porte s’ouvrit, et le jeune comte entra d’un pas léger et assuré, en faisant sonner ses éperons. Les bons résultats d’une vie tranquille et heureuse se lisaient sur son teint reposé.

«Ah! Mon garçon, la tête me tourne, dit le vieux comte un peu honteux de ses graves occupations; allons, aide-moi, il faudra avoir les chanteurs de régiment, il y aura aussi un orchestre… et les bohémiens? Qu’en penses-tu? Vous les aimez vous autres militaires?

– Vraiment, cher père, je parie que le prince Bagration quand il se préparait à la bataille de Schöngraben, était moins affairé que vous aujourd’hui.

– Essayes-en, je te le conseille,» dit le vieux comte avec une feinte colère, et se retournant vers le maître d’hôtel, qui les examinait tour à tour avec une bonhomie intelligente: «Voilà la jeunesse, Phéoctiste; elle se moque de nous autres vieux.

– C’est vrai, Excellence; elle ne demande qu’à bien boire et à bien manger; quant aux apprêts et au service ça lui est bien égal.

– C’est ça, c’est ça,» s’écria le comte, et, empoignant les deux mains de son fils: «Je te tiens, polisson, et tu vas me faire le plaisir de prendre mon traîneau à deux chevaux et d’aller chez Besoukhow lui demander de ma part des fraises et des ananas. Il n’y en a que chez lui. S’il n’y est pas, va les demander aux princesses, puis tu iras au Rasgoulaï. Ipatka, le cocher, connaît le chemin; tu y trouveras Illiouchka le bohémien, celui qui dansait en casaquin blanc chez le comte Orlow, et tu l’amèneras ici.

– Avec les bohémiennes? Ajouta Nicolas en riant.

– Voyons, voyons!» dit son père.

Le vieux comte en était là de ses recommandations, lorsque Anna Mikhaïlovna, qui, selon son habitude, était entrée à pas de loup, parut subitement auprès d’eux, avec cet air affairé et mêlé de fausse humilité chrétienne qui lui était habituel. Le comte, surpris en robe de chambre, ce qui du reste lui arrivait tous les jours, se confondit en excuses.

«Ce n’est rien, cher comte, dit-elle, en fermant doucement les yeux. Quant à votre commission, c’est moi qui la ferai. Le jeune Besoukhow vient d’arriver, et nous en obtiendrons tout ce dont vous avez besoin. Il faut que je le voie. Il m’a envoyé une lettre de Boris, qui, Dieu merci, est attaché à l’état-major.»

Le comte, enchanté de son obligeance, lui fit atteler sa petite voiture.

«Vous lui direz de venir; je l’inscrirai. Est-il avec sa femme?»

Anna Mikhaïlovna leva les yeux au ciel, et son visage exprima une profonde douleur.

«Ah! Mon ami, il est bien malheureux, et, si ce qu’on dit est vrai, c’est affreux, mais qui pouvait le prévoir? C’est une âme si belle et si noble que ce jeune Besoukhow! Ah! Oui, je le plains de tout cœur, et je ferai tout ce qui me sera humainement possible pour le consoler.

– Mais qu’y a-t-il donc? Demandèrent à la fois le père et le fils.

– Vous connaissez, n’est-ce pas? Dologhow, le fils de Marie Ivanovna, dit Anna Mikhaïlovna en soupirant et en parlant à mi-voix et à mots couverts, comme si elle craignait de se compromettre. Eh bien… c’est «lui» qui l’a protégé, qui l’a invité à venir chez «lui» à Pétersbourg, et maintenant «elle», elle est arrivée ici, avec cette tête à l’envers à sa suite, et le pauvre Pierre est, dit-on, abîmé de douleur.»

Malgré tout son désir de témoigner sa sympathie pour le jeune comte, les intonations et les demi-sourires d’Anna Mikhaïlovna en laissaient percer une plus vive encore peut-être pour cette «tête à l’envers», comme elle appelait Dologhow.

«Tout cela est bel et bon, mais il faut qu’il vienne au club… cela le distraira. Ce sera un banquet monstre!»

Le lendemain, 3 mars, à deux heures de l’après-midi, deux cent cinquante membres du club anglais et cinquante invités attendaient pour dîner leur hôte illustre, le prince Bagration, le héros de la campagne d’Autriche.

La nouvelle de la bataille d’Austerlitz avait frappé Moscou de stupeur. Jusqu’à ce moment, la victoire avait été si fidèle aux Russes que la nouvelle d’une défaite ne rencontra que des incrédules, et l’on essaya de l’attribuer à des causes extraordinaires. Lorsque dans le courant du mois de décembre le fait fut devenu incontestable, on avait l’air, au club anglais, où se réunissaient toute l’aristocratie de la ville et tous les hauts dignitaires les mieux informés, de s’être donné le mot pour ne faire aucune allusion ni à la guerre ni à la dernière bataille. Les personnages influents, qui donnaient d’habitude le ton aux conversations, tels que le comte Rostopchine, le prince Youry Vladimirovitch Dolgoroukow, Valouïew, le comte Markow, le prince Viazemsky, ne se montraient pas au club, mais se voyaient en petit comité, et les Moscovites, habitués d’ordinaire, comme le comte Rostow, à n’exprimer d’autre opinion que celle d’autrui, étaient restés quelque temps sans guide et sans données précises sur la marche de la guerre. Sentant instinctivement que les nouvelles étaient mauvaises et qu’il était difficile de s’en rendre exactement compte, ils gardaient un silence prudent. Les gros bonnets, semblables au jury qui sort de la salle des délibérations, rentrèrent au club et donnèrent leur avis; tout redevint pour eux d’une clarté inéluctable, et ils découvrirent à l’instant mille et une raisons pour expliquer à leur façon cette catastrophe incroyable, inadmissible: la déroute des Russes. À partir de ce moment, on ne fit plus, dans tous les coins de Moscou, que broder sur le même thème, qui était invariablement la mauvaise fourniture des vivres, la trahison des Autrichiens, du Polonais Prsczebichewsky, du Français Langeron, l’incapacité de Koutouzow, et (bien bas, bien bas) la jeunesse, l’inexpérience et la confiance mal placée de l’Empereur. En revanche, on était unanime pour dire que nos troupes avaient accompli des prodiges de valeur: soldats, officiers, généraux, tous avaient été héroïques. Mais le héros des héros était le prince Bagration, qui s’était couvert de gloire à Schöngraben et à Austerlitz, où seul il avait su conserver sa colonne en bon ordre, tout en se repliant avec elle et en défendant pas à pas sa retraite contre un ennemi deux fois plus nombreux. Son manque de parenté à Moscou, où il était étranger, y avait singulièrement facilité sa promotion au titre de héros. On saluait en lui le simple soldat de fortune, le soldat sans protections, sans intrigues, qui ne songe qu’à se battre pour son pays, et dont le nom se rattachait du reste aux souvenirs de la campagne d’Italie et de Souvarow. La malveillance et la désapprobation que Koutouzow avait accumulées sur sa tête s’accentuaient plus vivement encore par le contraste des honneurs rendus à Bagration, «qu’il aurait fallu inventer s’il n’avait pas existé,» comme avait dit un jour ce mauvais plaisant de Schinchine, en parodiant les paroles de Voltaire. On ne parlait de Koutouzow que pour le blâmer et l’accuser d’être une girouette de cour et un vieux satyre.

Tout Moscou répétait les paroles du prince Dolgoroukow: «À force de forger, on devient forgeron,» en se consolant de la défaite actuelle par le souvenir des victoires passées, et les aphorismes de Rostopchine, qui disait à qui voulait l’entendre que «le soldat français avait besoin d’être excité à la bataille par des phrases ronflantes; qu’il fallait à l’Allemand une logique serrée pour le convaincre qu’il était plus dangereux de fuir que de marcher à l’ennemi, et que, quant au Russe, on était obligé de le retenir et de le supplier de se modérer.»

Chaque jour, on citait de nouveaux traits de courage accomplis à Austerlitz par nos soldats et par nos officiers: celui-ci avait sauvé un drapeau, celui-là avait tué cinq français, cet autre avait pris cinq canons. Berg n’était pas oublié, et, ceux mêmes qui ne le connaissaient pas racontaient que, blessé à la main droite, il avait pris son épée de la main gauche et avait bravement continué sa marche en avant. Quant à Bolkonsky, personne n’en disait mot; ses plus proches parents regrettaient seuls sa mort prématurée et plaignaient sa jeune femme enceinte et son original de père.

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1870 s. 1 illüstrasyon
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4064066445522
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