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Kitabı oku: «Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour», sayfa 81

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CHAPITRE III

Négociations pour un armistice.—Blücher et cent mille hommes.—Le prince de Schwartzenberg reprenant l'offensive.—Ruse de guerre.—L'empereur au devant de Blücher.—Halte au village d'Herbisse.—Le bon curé.—Politesse de l'empereur.—Singulière installation d'une nuit.—Le maréchal Lefebvre théologien.—L'abbé Maury maréchal, et le maréchal Lefebvre cardinal.—Le souper de campagne.—Gaîté et privation.—Le réveil du curé et générosité de l'empereur.—Fatalité du nom de Moreau.—Bataille de Craonne.—M. de Bussy, ancien camarade et aide-de-camp de l'empereur.—Empressement général à fournir des renseignemens.—Le brave Wolff et la croix d'honneur.—Plusieurs généraux blessés.—Habileté du général Drouot.—Défense des Russes.—M. de Rumigny au quartier-général et nouvelles du congrès.—Conférence secrète peu favorable à la paix.—Scène très-vive entre l'empereur et M. le duc de Vicence.—Insistance courageuse du ministre et conseils pacifiques.—Vous êtes Russe!—Véhémence de l'empereur.—Une victoire en perspective.—Larmes de M. le duc de Vicence.—Marche sur Laon.—L'armée française surprise par les Russes.—Mécontentement de l'empereur.—Prise de Reims par M. de Saint-Priest.—Valeur du général Corbineau.—Notre entrée à Reims pendant que les Russes en sortent.—Résignation des Rémois.—Bonne discipline des Russes.—Trois jours à Reims.—Les jeunes conscrits.—Six mille hommes et le général Janssens.—Les affaires de l'empire.—Le seul homme infatigable.

Après les brillans avantages remportés par l'empereur en l'espace de si peu de jours, et avec des forces si extraordinairement inférieures aux masses de l'ennemi, Sa Majesté, sentant la nécessité de laisser à ses troupes le temps de prendre à Troyes quelques jours de repos, était entrée en négociations pour un armistice avec le prince de Schwartzenberg. Dans ces circonstances, on vint annoncer à l'empereur que le général Blücher, qui avait été blessé à Méry, descendait le long des deux rives de la Marne à la tête d'une armée de troupes fraîches que l'on n'évaluait pas à moins de cent mille hommes, et qu'il marchait sur Meaux. De son côté, le prince de Schwartzenberg, ayant été informé de ce mouvement de Blücher, coupa court aux négociations, et reprit immédiatement l'offensive à Bar-sur-Seine. L'empereur, dont le génie suivait d'un seul coup d'œil toutes les marches, toutes les opérations de l'ennemi, mais ne pouvant être à la fois partout, résolut d'aller combattre Blücher en personne, et de faire croire, à l'aide d'un stratagème, à sa présence vis-à-vis Schwartzenberg. Deux corps d'armée, commandés, l'un par le maréchal Oudinot, l'autre par le maréchal Macdonald, furent donc envoyés à la rencontre des Autrichiens. Dès que les troupes furent à portée du camp ennemi, elles firent retentir l'air de ces cris de confiance et d'allégresse qui annonçaient ordinairement la présence de Sa Majesté. Pendant tout ce temps-là, nous nous rendions en toute hâte à la rencontre du général Blücher.

Nous fîmes halte au petit village d'Herbisse, où nous passâmes la nuit dans le presbytère. Le curé, en voyant arriver chez lui l'empereur avec les maréchaux, les aides-de-camp de Sa Majesté, les officiers d'ordonnance, le service d'honneur et les autres services, fut au moment d'en perdre la tête. Sa Majesté, en mettant pied à terre, lui dit: «Monsieur le curé, nous venons vous demander l'hospitalité pour une nuit. Ne vous effrayez pas de cette visite; nous nous ferons tout petits pour ne pas vous gêner.» L'empereur, conduit par le bon curé, qui suait à la fois d'empressement et d'embarras, s'établit dans la pièce unique, qui servait en même temps à notre hôte de cuisine, de salle à manger, de chambre à coucher, de cabinet et de salon. En un instant Sa Majesté se trouva entourée de ses cartes et de ses papiers, et elle se mit au travail avec autant d'aisance que dans son cabinet des Tuileries. Mais les personnes de sa suite eurent besoin d'un peu plus de temps pour s'installer. Ce n'était pas chose facile pour tant de monde de trouver place dans un fournil, dont, avec la chambre occupée par Sa Majesté, se composait sans plus le presbytère d'Herbisse; mais ces messieurs, bien qu'il y eût parmi eux plus d'un dignitaire et prince de l'empire, étaient accommodans et tout disposés à se prêter à la circonstance. C'était une chose remarquable, et qui peignait bien le caractère français, que la bonne humeur de ces braves guerriers, en dépit des combats qu'ils avaient chaque jour à soutenir, et des événemens, qui prenaient à chaque instant une tournure plus alarmante.

Les plus jeunes officiers faisaient cercle autour de la nièce du curé, qui leur chantait des cantiques champenois. Le bon curé, au milieu de ses allées et venues continuelles, et des peines qu'il se donnait pour jouer dignement son rôle de maître de maison, se vit attaqué sur son terrain, c'est-à-dire sur son bréviaire, par le maréchal Lefebvre, qui avait fait dans sa jeunesse quelques études pour être prêtre, et n'avait conservé, disait-il, de sa première vocation, que la coiffure, parce que c'était la plus tôt peignée. Le digne maréchal entremêlait ses citations latines de ces locutions militaires dont il n'était point avare, faisant rire aux éclats les assistans, y compris le curé lui-même, qui lui dit: «Monseigneur, si vous aviez continué vos études pour la prêtrise, vous seriez devenu cardinal pour le moins.—Pourquoi non? observa un des officiers; si l'abbé Maury eût été sergent-major en 89, il serait peut-être aujourd'hui maréchal de France.—Ou bien mort, ajouta le duc de Dantzick, en se servant d'un terme beaucoup plus énergique; et tant mieux pour lui, il ne verrait pas les Cosaques à vingt lieues de Paris.—Oh! bah! monseigneur, reprit le même officier, nous les en chasserons.—Oui, murmura entre ses dents le maréchal, va-t-en voir s'ils viennent.»

En ce moment arriva le mulet de la cantine, long-temps et impatiemment attendu. Il n'y avait point de table; on en fit une avec une porte jetée sur des tonneaux: des siéges furent improvisés avec quelques planches. Les principaux officiers s'assirent, et les autres mangèrent debout. Le curé prit place à la table militaire, sur laquelle il avait placé lui-même les meilleures bouteilles de sa cave, et sa naïve bonhomie continua d'égayer les convives. La conversation vint à rouler sur la situation d'Herbisse et des environs. Le curé ne pouvait revenir de son étonnement en voyant que ses hôtes connaissaient le pays jusque dans les moindres détails. «Ah çà, s'écriait-il en les considérant l'un après l'autre, vous êtes donc Champenois?» Pour mettre fin à sa surprise, ces messieurs tirèrent de leurs poches des plans sur lesquels ils lui firent lire les noms des plus petites localités. Mais alors son étonnement ne fit que changer d'objet; il n'avait jamais imaginé que la science militaire exigeât des études si scrupuleuses. «Quels travaux! répétait le bon curé, que de peines! et tout cela pour s'envoyer des boulets de canon!» Le souper fini, on s'occupa du coucher, et l'on trouva dans les granges voisines un abri et de la paille. Il ne resta en dehors, et près de la porte de la chambre occupée par l'empereur, que les officiers de service, Roustan et moi. Chacun eut sa botte de paille pour s'en faire un lit. Notre digne hôte, ayant cédé le sien à Sa Majesté, resta avec nous, et se reposa comme nous de ses fatigues de la journée. Il dormait encore de son premier somme lorsque le quartier-général quitta le presbytère, car l'empereur se leva et partit avant le point du jour. Le curé, à son réveil, témoigna tout son chagrin de n'avoir pu faire ses adieux à Sa Majesté. On lui remit dans une bourse la somme que l'empereur, lorsqu'il s'arrêtait chez des particuliers peu fortunés, avait coutume de leur laisser pour les indemniser de leurs dépenses et de leur peine, et nous nous remîmes en marche sur les pas de l'empereur, qui courait au-devant des Prussiens.

L'empereur voulait arriver à Soissons avant les alliés; mais quoiqu'ils eussent eu à traverser des chemins difficilement praticables, ils avaient de l'avance sur nos troupes, et en entrant à la Ferté Sa Majesté les vit se retirer sur Soissons. L'empereur se réjouit à cette vue. Soissons était défendu par une bonne garnison, et pouvait arrêter l'ennemi, tandis que les maréchaux Marmont et Mortier, et Sa Majesté en personne, attaquant Blücher en queue et sur les deux flancs, l'auraient enfermé comme dans un piége. Mais cette fois encore l'ennemi échappa aux combinaisons de l'empereur au moment où il croyait le saisir. À peine Blücher se fut-il présenté devant Soissons, que les portes lui en furent ouvertes. Déjà le général Moreau, commandant de la place, avait livré la ville à Bülow, et assuré ainsi aux alliés le passage de l'Aisne. En recevant cette désolante nouvelle, l'empereur s'écria: «Ce nom de Moreau m'a toujours été fatal.»

Cependant Sa Majesté, continuant de poursuivre les Prussiens, s'occupa de suspendre le passage de l'Aisne. Le 5 mars, elle envoya en avant le général Nansouty, qui, avec sa cavalerie, enleva le pont, repoussa l'ennemi jusqu'à Corbeny, et fit prisonnier un colonel russe. Après avoir passé la nuit à Béry-au-Bac, l'empereur marchait sur Laon, lorsqu'on vint lui annoncer que l'ennemi venait au devant de nous. Ce n'étaient point les Prussiens, mais un corps d'armée russe commandé par Sacken. En avançant, nous trouvâmes les Russes établis sur les hauteurs de Craonne, et masquant la route de Laon. Leur position paraissait être inattaquable. Néanmoins l'avant-garde de notre armée, conduite par le maréchal Ney, s'élança et parvint à occuper Craonne. C'était assez pour ce jour-là, et l'on passa des deux côtés la nuit à se préparer à la bataille du lendemain. L'empereur passa cette nuit au village de Corbeny, mais sans se coucher. Il arrivait à toute heure des habitans des villages voisins pour donner des renseignemens sur la position de l'ennemi et sur la distribution du terrain. Sa Majesté les interrogeait elle-même, les louait ou même les récompensait de leur zèle, et mettait à profit leurs lumières et leurs services. Ce fut ainsi qu'ayant reconnu dans le maire d'une commune des environs de Craonne un de ses anciens camarades au régiment de La Fère, elle le mit au nombre de ses aides-de-camp, et l'engagea à servir de guide sur ce terrain, que personne ne connaissait mieux que lui. M. de Bussy (c'était le nom de cet officier) avait quitté la France pendant la terreur, et depuis sa rentrée de l'émigration il n'avait point repris de service, et vivait retiré dans ses terres.

L'empereur retrouva encore dans cette même nuit un de ses anciens compagnons d'armes au régiment de La Fère: c'était un Alsacien nommé Wolff, qui avait été sergent d'artillerie dans ce régiment, où il avait eu l'empereur et M. de Bussy pour supérieurs. Il arrivait de Strasbourg, et rendait témoignage de la bonne disposition des habitans dans toute l'étendue des départemens qu'il avait traversés. L'ébranlement causé dans les armées alliées par les premières attaques de l'empereur s'était fait ressentir jusqu'aux frontières, et sur toutes les routes les paysans, soulevés et armés, avaient coupé la retraite et tué beaucoup de monde à l'ennemi. Des corps de partisans s'étaient formés dans les Vosges, et avaient à leur tête des officiers d'un courage éprouvé et habitués à ce genre de guerre. Les garnisons des villes et places fortes de l'est étaient pleines de courage et de résolution; et il n'aurait pas tenu à la bonne volonté de la population de cette partie de l'empire que la France ne devînt, suivant le vœu exprimé par l'empereur, le tombeau des armées étrangères. Le brave Wolff, après avoir donné ces renseignemens à Sa Majesté, les répéta devant beaucoup d'autres personnes, au nombre desquelles je me trouvais. Il ne resta que quelques heures à se reposer, et repartit sur-le-champ; mais l'empereur ne le renvoya pas sans l'avoir décoré de la croix d'honneur, en récompense de son dévouement.

La bataille de Craonne commença ou plutôt recommença le 7 à la pointe du jour. L'infanterie était commandée par M. le prince de la Moskowa et par M. le duc de Bellune, qui fut blessé dans cette journée. MM. les généraux Grouchy et Nansouty, le premier commandant la cavalerie de l'armée, le second à la tête de la cavalerie de la garde, reçurent aussi de graves blessures. Le difficile n'était pas tant de gravir les hauteurs que de s'y tenir. Toutefois l'artillerie française, dirigée par le modeste et habile général Drouot, força celle de l'ennemi à céder peu à peu le terrain; mais cette lutte fut horriblement sanglante. Les deux penchans de la hauteur étaient trop escarpés pour permettre d'attaquer les Russes en flanc, de sorte que leur retraite était lente et meurtrière. Ils reculèrent pourtant, et abandonnèrent le champ de bataille à nos troupes. Poursuivis jusqu'à l'auberge de l'Ange-Gardien, située sur la grande route de Soissons à Laon, ils firent volte-face, et tinrent encore quelques heures en cet endroit.

L'empereur, qui dans cette bataille, comme dans toutes les autres de cette campagne, avait payé de sa personne et couru autant de dangers que le soldat le plus exposé, transporta son quartier-général au hameau de Bray. À peine entré dans la chambre qui lui servait de cabinet, il me fit appeler, se débotta, en s'appuyant sur mon épaule, mais sans proférer une parole, jeta son chapeau et son épée sur la table, et s'étendit sur son lit en poussant un profond soupir, ou plutôt une de ces exclamations telles qu'on ne saurait dire si c'est le découragement ou simplement la fatigue qui les arrache. Sa Majesté avait le visage attristé et soucieux; cependant elle dormit de lassitude durant quelques heures. Je la réveillai pour lui annoncer l'arrivée de M. de Rumigny, qui apportait des dépêches de Châtillon. Dans la disposition d'esprit où était en ce moment l'empereur, il paraissait prêt à accepter toutes les conditions raisonnables qui lui seraient offertes: aussi, je l'avoue, avais-je l'espérance (et beaucoup d'autres l'avaient comme moi) que nous touchions au moment d'obtenir cette paix si ardemment désirée. L'empereur reçut M. de Rumigny sans témoins, et le tête-à-tête dura long-temps. Rien ne transpira de ce qu'ils s'étaient dit, et il me parut qu'il n'y avait rien de bon à conclure de ce mystère. Le lendemain, de très-bonne heure, M. de Rumigny repartit pour Châtillon, où l'attendait M. le duc de Vicence, et à quelques paroles que prononça Sa Majesté en montant à cheval pour se rendre à ses avant-postes, il fut aisé de voir qu'elle n'avait pu encore se résigner à l'idée de faire une paix qu'elle regardait comme un déshonneur.

Pendant que M. le duc de Vicence était à Châtillon ou à Lusigny pour traiter de la paix, les ordres de l'empereur faisaient ralentir ou presser la conclusion du traité suivant ses succès ou ses désavantages. À chaque lueur d'espérance il demandait plus qu'on ne voulait lui accorder, imitant en cela l'exemple que lui avaient donné les souverains alliés, dont les exigences, depuis l'armistice de Dresde, augmentaient toujours à mesure qu'ils avançaient vers la France. Lorsqu'enfin tout fut rompu, M. le duc de Vicence rejoignit Sa Majesté à Saint-Dizier. J'étais dans un petit salon si près de sa chambre à coucher que je ne pus m'empêcher d'entendre leur entretien. M. le duc de Vicence pressait vivement l'empereur d'accéder aux conditions proposées, disant qu'elles étaient encore raisonnables, mais que plus tard elles ne le seraient peut-être plus. Comme M. le duc de Vicence revenait toujours à la charge en combattant l'éloignement de l'empereur pour une décision positive, Sa Majesté éclata en lui disant avec beaucoup de véhémence: «Vous êtes Russe, Caulaincourt!—Non, Sire, répondit vivement le duc, non, je suis Français! Je crois le prouver en pressant Votre Majesté de faire la paix.»

La discussion continua ainsi avec chaleur dans des termes que malheureusement je ne puis me rappeler. Ce que je sais bien, c'est que toutes les fois que M. le duc de Vicence insistait et s'efforçait de faire apprécier à Sa Majesté les raisons pour lesquelles la paix lui paraissait indispensable, l'empereur répliquait: «Si je gagne une bataille, comme j'en suis sûr, je serai le maître d'exiger de meilleures conditions… Le tombeau des Russes est marqué sous les murs de Paris!… Mes mesures sont toutes prises, et la victoire ne peut me manquer.»

Après cet entretien, qui dura plus d'une heure, et dans lequel M. le duc de Vicence ne put rien obtenir, je le vis sortir de la chambre de Sa Majesté. Il traversa rapidement le salon où j'étais. J'eus cependant le temps de remarquer que sa figure était extrêmement animée, et que, cédant à sa vive émotion, de grosses larmes tombaient de ses yeux. Sans doute il avait été vivement blessé de ce que l'empereur lui avait dit de son penchant pour la Russie. Quoi qu'il en soit, depuis ce jour je ne revis plus M. le duc de Vicence qu'à Fontainebleau.

Cependant l'empereur marchait avec l'avant-garde, et voulait arriver à Laon dans la soirée du 8; mais pour gagner cette ville il fallait traverser, sur une chaussée étroite, des terrains marécageux. L'ennemi était maître de cette route, et s'opposa à notre passage. Après quelques coups de canon échangés, Sa Majesté remit au lendemain l'attaque pour forcer le passage, et revint, non pas coucher (car dans ce temps de crise elle se couchait rarement), mais passer la nuit au hameau de Chavignon. Au milieu de cette nuit, le général Flahaut vint annoncer à l'empereur que les commissaires des puissances alliées avaient rompu les conférences de Lusigny. On n'en instruisit point l'armée, quoique cette nouvelle n'eût probablement excité la surprise de personne. Avant le jour, le général Gourgaud partit à la tête d'une troupe choisie parmi les plus braves soldats de l'armée, et suivant un chemin de traverse qui tournait à gauche, au milieu des marais, tomba à l'improviste sur l'ennemi, lui tua beaucoup de monde à la faveur de l'obscurité, et attira de son côté l'attention et les efforts des généraux alliés, pendant que le maréchal Ney, toujours en tête de l'avant-garde, profitait de cette manœuvre audacieuse pour forcer le passage de la chaussée. Toute l'armée se hâta de suivre ce mouvement, et le 9 au soir elle était en vue de Laon et rangée en ordre de bataille devant l'ennemi, qui occupait la ville et les hauteurs. Le corps d'armée du duc de Raguse était arrivé par une autre route, et se trouvait aussi en ligne devant l'armée russe et prussienne. Sa Majesté passa la nuit à expédier ses ordres et à tout préparer pour la grande attaque, qui devait avoir lieu le lendemain dès la pointe du jour.

L'heure marquée étant arrivée, je venais de terminer à la hâte la courte toilette de l'empereur, et il avait déjà le pied à l'étrier, lorsque l'on vit accourir à pied et hors d'haleine des cavaliers du corps d'armée de M. le duc de Raguse. Sa Majesté les fit amener devant elle, et leur demanda d'un ton de colère d'où provenait ce désordre; ils dirent que leurs bivouacs avaient été attaqués inopinément par l'ennemi, qu'eux et leurs camarades avaient résisté autant qu'ils l'avaient pu à des forces écrasantes, quoiqu'ils eussent eu à peine le temps de sauter sur leurs armes; mais qu'il avait enfin fallu céder au nombre, et que ce n'était que par miracle qu'ils avaient échappé au massacre. «Oui, leur dit l'empereur en fronçant le sourcil, par miracle d'agilité: nous verrons cela tout à l'heure. Qu'est devenu le maréchal?» L'un des soldats répondit qu'il avait vu M. le duc de Raguse tomber mort; un autre qu'il avait été fait prisonnier. Sa Majesté envoya ses aides-de-camp et officiers d'ordonnance à la découverte, et il se trouva que le rapport des cavaliers n'était que trop vrai. L'ennemi n'avait pas attendu qu'on l'attaquât; il avait fondu sur le corps d'armée de M. le duc de Raguse, l'avait enveloppé, et lui avait pris une partie de son artillerie. Du reste, le maréchal n'avait été ni blessé ni fait prisonnier; il était sur la route de Reims, s'efforçant d'arrêter et de ramener les débris de son corps d'armée.

La nouvelle de ce désastre ajouta encore au chagrin de Sa Majesté. Toutefois l'ennemi fut repoussé jusqu'aux portes de Laon; mais la reprise de la ville était devenue impossible. Après quelques tentatives infructueuses, ou plutôt après quelques fausses attaques dont le but était de cacher sa retraite à l'ennemi, l'empereur revint à Chavignon, où nous passâmes la nuit. Le lendemain, 11, nous quittâmes ce village, et l'armée se replia sur Soissons. Sa Majesté descendit à l'évêché, et manda aussitôt M. le maréchal Mortier et les principaux officiers de la place, pour s'occuper avec eux des moyens de mettre la ville en état de défense. Pendant deux jours, l'empereur s'enferma pour travailler dans son cabinet, et il n'en sortait que pour aller examiner le terrain, visiter les fortifications, donner partout ses ordres, et en surveiller l'exécution. Au milieu de ces préparatifs de défense, Sa Majesté apprit que la ville de Reims avait été prise par le général russe Saint-Priest, malgré la vigoureuse résistance du général Corbineau, dont on ignorait le sort, mais que l'on croyait mort ou tombé entre les mains des Russes. Sa Majesté confia la défense de Soissons au maréchal duc de Trévise, et se dirigea de sa personne sur Reims à marches forcées. Nous arrivâmes le soir même aux portes de cette ville. Les Russes n'attendaient pas là Sa Majesté. Nos soldats engagèrent le combat sans avoir pris aucun repos, et se battirent avec la résolution que la présence et l'exemple de l'empereur ne manquaient jamais de leur inspirer. Le combat dura toute la soirée, et se prolongea même fort avant dans la nuit; mais le général Saint-Priest ayant été grièvement blessé, la résistance de ses troupes commença à mollir, et sur les deux heures après minuit elles abandonnèrent la ville. L'empereur et son armée y entrèrent par une porte pendant que les Russes en sortaient par une autre. Les habitans se pressèrent en foule autour de Sa Majesté, qui s'informa, avant de descendre de cheval, du dégât qu'elle supposait avoir été fait par l'ennemi. On répondit à l'empereur que la ville n'avait souffert que le dommage qui avait dû inévitablement résulter d'une lutte sanglante et nocturne, et que du reste le général ennemi avait sévèrement maintenu la discipline parmi ses troupes pendant son séjour et au moment de sa retraite. Au nombre des personnes qui entouraient Sa Majesté en ce moment se trouva le brave général Corbineau; il était en habit bourgeois, et était resté déguisé et caché dans une maison particulière de la ville. Le lendemain au matin, il se présenta de nouveau devant l'empereur, qui l'accueillit fort bien, et lui fit compliment du courage qu'il avait déployé dans des circonstances si difficiles. M. le duc de Raguse avait rejoint Sa Majesté sous les murs de Reims, et il avait contribué, avec son corps d'armée, à la reprise de la ville. Lorsqu'il parut devant l'empereur, celui-ci s'emporta en vifs et durs reproches au sujet de l'affaire de Laon; mais sa colère ne fut pas de longue durée. Sa Majesté reprit bientôt avec M. le maréchal le ton d'amitié dont elle l'honorait habituellement. Ils eurent ensemble une longue conférence, et M. le duc de Raguse resta à dîner avec l'empereur.

Sa Majesté passa trois jours à Reims, pour donner à ses troupes le temps de se reposer et de se refaire avant de continuer cette rude campagne. Elles en avaient besoin; car de vieux soldats n'auraient qu'à grande peine résisté à des marches forcées continuelles, et dont le terme n'était jamais qu'une sanglante bataille; et pourtant la plupart des braves qui obéissaient avec une si infatigable ardeur aux ordres de l'empereur, et qui ne se refusaient à aucune fatigue, à aucun danger, étaient des conscrits levés en toute hâte et envoyés au combat contre des troupes aguerries et les mieux disciplinées de l'Europe. La plupart n'avaient pas eu le temps d'apprendre à faire l'exercice, et prenaient leur première leçon devant l'ennemi. Brave jeunesse, qui se sacrifiait sans murmurer, et à laquelle une seule fois l'empereur ne rendit pas justice dans une circonstance que j'ai précédemment racontée, et où M. Larrey joua un si beau rôle! Il est de toute vérité, en effet, que la terrible campagne de 1814 fut faite en majeure partie avec de nouvelles levées.

Durant la halte de trois jours que nous fîmes à Reims, l'empereur y vit arriver avec une joie très-vive, et qu'il manifesta, un corps d'armée de six mille hommes que lui amenait le fidèle général hollandais Janssens. Ce renfort de troupes exercées ne pouvait venir plus à propos. Pendant que nos soldats reprenaient haleine pour recommencer bientôt une lutte désespérée, Sa Majesté se livrait aux travaux les plus divers avec son ardeur accoutumée. Au milieu des soins et des dangers de la guerre, l'empereur ne négligeait aucune des affaires de l'empire; il travaillait tous les jours pendant plusieurs heures avec M. le duc de Bassano, recevait de Paris des courriers, dictait ses réponses, fatiguait ses secrétaires presque à l'égal de ses généraux et de ses soldats. Quant à lui-même, il demeurait toujours infatigable.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 haziran 2018
Hacim:
1701 s. 3 illüstrasyon
Telif hakkı:
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