Kitabı oku: «Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour», sayfa 82
CHAPITRE IV
Expression familière à l'empereur.—Nouveau plan d'attaque.—Départ de Reims.—Mission secrète auprès du roi Joseph.—Précautions de l'empereur pour l'impératrice et le roi de Rome.—Conversation du soir.—Arrivée à Troyes de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse.—Belle conduite d'Épernay, M. Moët et la croix d'honneur.—Autre croix donnée à un cultivateur.—Retraite de l'armée ennemie.—Combat de Fère-Champenoise.—Le comte d'Artois à Nancy.—Le 20 mars, bataille d'Arcis-sur-Aube.—Le prince de Schwartzenberg sur la ligne de guerre.—Dissolution du congrès et présence de l'armée autrichienne.—Bataille de nuit.—L'incendie éclairant la guerre.—Retraite en bon ordre.—Présence d'esprit de l'empereur et secours aux sœurs de la charité.—Le nom des Bourbons prononcé pour la première fois par l'empereur.—Souvenir de l'impératrice Joséphine.—Les ennemis à Épernay.—Pillage et horreur qu'il inspire à Sa Majesté.—L'empereur à Saint-Dizier.—M. de Weissemberg au quartier-général.—Mission verbale pour l'empereur d'Autriche.—L'empereur d'Autriche contraint de se retirer à Dijon.—Arrivée à Doulevent et avis secret de M. de Lavalette.—Nouvelles de Paris.—La garde nationale et les écoles.—L'Oriflamme à l'Opéra.—Marche rapide du temps.—La bataille en permanence.—Reprise de Saint-Dizier.—Jonction du général Blücher et du prince de Schwartzenberg.—Nouvelles du roi Joseph.—Paris tiendra-t-il?—Mission du général Dejean.—L'empereur part pour Paris.—Je suis pour la première fois séparé de Sa Majesté.
Les choses en étaient arrivées au point où la grande question du triomphe ou de la défaite ne pouvait demeurer long-temps indécise. Selon une des expressions les plus habituellement familières à l'empereur, la poire était mûre; mais qui allait la cueillir? L'empereur à Reims paraissait ne pas douter que le résultat ne lui fût avantageux; par une de ces combinaisons hardies qui étonnent le monde et changent en une seule bataille la face des affaires, Sa Majesté n'ayant pu empêcher les ennemis d'approcher de la capitale, résolut de les attaquer sur leurs derrières, de les contraindre à faire volte face, à s'opposer à l'armée qu'elle allait commander en personne, et sauver ainsi Paris de la présence de l'ennemi. Ce fut pour l'exécution de cette audacieuse combinaison que l'empereur quitta Reims. Toutefois, songeant à sa femme et à son fils, l'empereur, avant de tenter cette grande entreprise, envoya dans le plus grand secret à son frère, le prince Joseph, lieutenant-général de l'empire, l'ordre de les faire mettre en lieu de sûreté dans le cas où le danger deviendrait imminent. Je ne sus rien de cet ordre le jour où il fut expédié, l'empereur l'ayant tenu secret pour tout le monde. Mais lorsque depuis j'appris que c'était de Reims que cette injonction avait été adressée au prince Joseph, j'ai pensé que je pourrais, sans crainte de me tromper, en fixer la date au 15 de mars. Ce soir-là, en effet, Sa Majesté m'avait beaucoup parlé, à son coucher, de l'impératrice et du roi de Rome; et comme en général, quand l'empereur avait été dominé dans la journée par une affection très-vive, cela lui revenait presque toujours le soir, j'ai pu en conclure que c'était ce jour-là même qu'il s'était occupé de mettre à l'abri des dangers de la guerre les deux objets de sa plus intime tendresse.
De Reims nous nous dirigeâmes sur Épernay, dont la garnison et les habitans venaient de repousser l'ennemi, qui la veille même s'était présenté pour s'en emparer. Ce fut là que l'empereur apprit l'arrivée à Troyes de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse. Sa Majesté, pour témoigner aux habitans d'Épernay sa satisfaction pour leur belle conduite, les récompensa dans la personne de leur maire en lui donnant la croix de la Légion-d'Honneur. C'était M. Moët, dont la réputation est devenue presque aussi européenne que la renommée du vin de Champagne.
Pendant cette campagne, sans devenir prodigue de la croix d'honneur, Sa Majesté en distribua plusieurs à ceux des habitans qui se mettaient en avant pour repousser l'ennemi. Ainsi, par exemple, je me rappelle qu'avant de quitter Reims elle en donna une à un simple cultivateur du village de Selles, duquel j'ai oublié le nom. Ce brave homme ayant appris qu'un détachement de Prussiens s'approchait de sa commune, s'était mis à la tête des gardes nationales qu'il avait enflammées par ses paroles et par son exemple, et le résultat de son entreprise fut quarante-cinq prisonniers, dont trois officiers, qu'il ramena dans la ville.
Que de traits, semblables à celui-là, dont il est malheureusement impossible de se souvenir! Quoi qu'il en soit de tant de belles actions demeurées dans l'oubli, l'empereur, en quittant Épernay, marcha sur Fère-Champenoise, je ne dirai plus en toute hâte, car c'est un terme dont il faudrait se servir pour chacun des mouvemens de Sa Majesté, qui fondait, avec la rapidité de l'aigle, sur le point où sa présence lui semblait le plus nécessaire. Cependant l'armée ennemie qui avait passé la Seine à Pont et à Nogent, ayant appris la réoccupation de Reims par l'empereur, et comprenant le mouvement qu'il voulait faire sur ses derrières, commença sa retraite le 17 et releva successivement les ponts qu'elle avait jetés à Pont, à Nogent et à Arcis-sur-Aube. Le 18 eut lieu le combat de Fère-Champenoise que Sa Majesté livrait pour balayer la route qui la séparait d'Arcis-sur-Aube, où se trouvaient l'empereur Alexandre et le roi de Prusse, qui, ayant appris ce nouveau succès de l'empereur, rétrogradèrent précipitamment jusqu'à Troyes. L'intention connue de Sa Majesté était alors de remonter jusqu'à Bar-sur-Aube; déjà nous avions passé l'Aube à Plancy et la Seine à Méry, mais il fallut revenir sur Plancy. C'était le 19, le jour même où le comte d'Artois arrivait à Nancy, et où avait lieu la rupture du congrès de Châtillon dont j'ai été entraîné à parler dans le chapitre précédent, pour obéir à l'ordre dans lequel se présentaient mes souvenirs.
Le 20 de mars était, comme l'on sait, une date de prédestination dans la vie de l'empereur et qui devait le devenir bien plus encore un an après à pareil jour. Le 20 de mars 1814 le roi de Rome accomplissait sa troisième année, tandis que l'empereur s'exposait, s'il se peut, encore plus que de coutume. À la bataille d'Arcis-sur-Aube, qui eut lieu ce jour-là, Sa Majesté vit qu'enfin elle allait avoir de nouveaux ennemis à combattre; les Autrichiens entraient en ligne, et une armée immense sous les ordres du prince de Schwartzenberg se développa devant lui quand il croyait n'avoir sur les bras qu'une affaire d'avant-garde. Ainsi, et ce rapprochement ne paraîtra peut-être pas indifférent, l'armée autrichienne ne commença à combattre sérieusement et à attaquer l'empereur en personne que le lendemain de la rupture du congrès de Châtillon. Était-ce un résultat du hasard, ou bien l'empereur d'Autriche avait-il voulu demeurer en seconde ligne et ménager la personne de son gendre, tant que la paix lui paraîtrait possible? c'est une question qu'il ne m'appartient pas de résoudre.
La bataille d'Arcis-sur-Aube fut terrible: elle ne finit point avec le jour. L'empereur occupait toujours la ville, malgré les efforts réunis d'une armée de cent trente mille hommes de troupes fraîches qui en attaquaient trente mille harassés de fatigue. On se battit encore pendant la nuit, où l'incendie des faubourgs éclairait notre défense et les travaux des assiégeans. Tenir plus long-temps devint impossible, et cependant un seul pont restait à l'armée pour effectuer sa retraite. L'empereur en fit construire un second, et la retraite commença, mais en en bon ordre, malgré les masses nombreuses qui nous menaçaient de près. Cette malheureuse affaire fut la plus désastreuse que Sa Majesté eût encore éprouvée de toute la campagne, puisque les routes de la capitale se trouvaient découvertes; mais les prodiges du génie et de la valeur furent inutiles contre le nombre. Une chose bien capable de donner une idée de la présence d'esprit que savait conserver l'empereur dans les positions les plus critiques, c'est que, avant d'évacuer Arcis, il fit remettre une somme assez considérable aux sœurs de la charité, pour subvenir aux premiers soins dus aux blessés.
Le 21 au soir nous arrivâmes à Sommepuis, où l'empereur passa la nuit. Là, je l'entendis pour la première fois prononcer le nom des Bourbons. Sa Majesté, extrêmement agitée, en parlait d'une manière entrecoupée, qui ne me permit d'en saisir d'autres mots que ceux-ci, qu'elle répéta plusieurs fois: «Les rappeler moi-même!… Rappeler les Bourbons… Que dirait l'ennemi? Non, non, impossible!… Jamais!» Ces mots échappés à l'empereur dans une de ces préoccupations auxquelles il était sujet quand son âme était violemment contractée, me frappèrent d'un étonnement que je ne puis rendre; car il ne m'était pas venu une seule fois à l'idée qu'il pût y avoir en France un autre gouvernement que celui de Sa Majesté. D'ailleurs on concevra facilement que dans la position où j'étais, j'avais à peine entendu parler des Bourbons, si ce n'est à l'impératrice Joséphine, mais seulement dans les premiers temps du consulat, lorsque j'étais encore à son service.
Les diverses divisions de l'armée française et les masses des ennemis étaient alors tellement serrées les unes contre les autres, que celles-ci occupaient immédiatement les points que nous étions obligés d'abandonner: ainsi dès le 22 les alliés s'emparèrent d'Épernay, et pour punir cette ville fidèle de la défense qu'elle avait faite précédemment, en ordonnèrent le pillage. Le pillage! L'empereur l'appelait le crime de la guerre; plusieurs fois je lui ai entendu exprimer vivement l'horreur qu'il lui inspirait; aussi ne voulut-il jamais l'autoriser durant la longue série de ses triomphes. Le pillage! Et pourtant toutes les proclamations de nos dévastateurs déclaraient effrontément qu'ils ne faisaient la guerre qu'à l'empereur, et on eut l'audace de le répéter, et on eut la sottise de le croire! Sur ce point, j'ai trop bien vu ce que j'ai vu pour avoir jamais cru à ces magnanimités idéales dont on s'est tant vanté depuis.
Le 23, nous étions à Saint-Dizier, où l'empereur était revenu à son premier plan d'attaque sur les derrières de l'ennemi. Le lendemain, au moment où Sa Majesté montait à cheval pour se porter sur Doulevent, on lui amena un officier-général autrichien, dont la présence causa une assez vive sensation au quartier général, puisqu'elle retarda de quelques minutes le départ de l'empereur. J'appris bientôt que c'était M. le baron de Weissemberg, ambassadeur d'Autriche à Londres, qui revenait d'Angleterre. L'empereur l'engagea à le suivre à Doulevent, où Sa Majesté le chargea d'une mission verbale pour l'empereur d'Autriche, tandis que M. le colonel Galbois était chargé de porter à ce monarque une lettre que l'empereur lui avait fait écrire par M. le duc de Vicence. Mais à la suite d'un mouvement de l'armée française sur Chaumont et sur la route de Langres, l'empereur d'Autriche s'étant trouvé séparé de l'empereur Alexandre, s'était vu contraint de rétrograder jusqu'à Dijon. Je me rappelle qu'en arrivant à Doulevent, Sa Majesté reçut un avis secret de son fidèle directeur général des postes, M. de Lavalette. Cet avis, dont j'ignorais le contenu, parut produire une assez vive sensation sur l'empereur; mais bientôt il reprit aux yeux de ceux qui l'entouraient sa sévérité accoutumée; depuis quelque temps je voyais bien qu'elle n'était qu'apparente. J'ai su depuis que M. de Lavalette faisait savoir à l'empereur qu'il n'y avait pas un instant à perdre pour sauver la capitale. Un tel avis venu d'un tel homme ne pouvait être que l'expression de la plus exacte vérité, et c'est cette conviction même qui contribuait à augmenter les soucis de l'empereur. Jusque là les nouvelles de Paris avaient été favorables; on y parlait du zèle, du dévouement de la garde nationale, que rien ne démentait. On avait donné sur les divers théâtres des pièces patriotiques, et notamment à l'Opéra, l'Oriflamme80, circonstances bien petites en apparence, mais qui agissent cependant assez vivement sur des esprits enthousiastes pour n'être point à dédaigner. Enfin le peu de nouvelles que nous avions nous représentaient Paris comme entièrement dévoué à Sa Majesté et prêt à se défendre contre une attaque. Certes, ces nouvelles n'étaient point mensongères; la belle conduite de la garde nationale sous les ordres du maréchal Moncey, l'enthousiasme des écoles, la bravoure des élèves de l'école polytechnique en fournirent bientôt la preuve; mais les événemens furent plus forts que les hommes.
Cependant le temps marchait; nous approchions du fatal dénouement; chaque jour, chaque instant voyait ces masses immenses, accourues de toutes les extrémités de l'Europe, serrer Paris, le presser de ses millions de bras, et pendant ces derniers jours, on peut dire que la bataille était en permanence. Le 26 encore, l'empereur, appelé par le bruit d'une assez forte canonnade, s'était porté sur Saint-Dizier. Attaquée par des forces très-supérieures, son arrière-garde s'était vue contrainte d'évacuer cette ville; mais le général Milhaud et le général Sébastiani repoussent l'ennemi sur la Marne, au gué de Valcourt; la présence de l'empereur produit son effet accoutumé, nous rentrons dans Saint-Dizier, et l'ennemi se disperse dans le plus grand désordre sur la route de Vitry-le-François et sur celle de Bar-sur-Ornain. L'empereur se dirige sur cette dernière ville, croyant avoir en tête le prince de Schwartzenberg; sur le point d'y arriver il apprend que ce n'est plus le généralissime autrichien qu'il a combattu, mais seulement un de ses lieutenans, le comte de Witzingerode. Schwartzenberg l'a trompé; depuis le 23 il a fait sa jonction avec le général Blücher, et ces deux généraux en chef de la coalition poussent leurs flots de soldats sur la capitale.
Quelque désastreuses que fussent ces nouvelles apportées au quartier général, l'empereur voulut en vérifier lui-même l'exactitude. De retour à Saint-Dizier, il fait une course sur Vitry, pour s'assurer de la marche des alliés sur Paris. Il a vu, ses doutes sont dissipés. Paris tiendra-t-il assez long-temps pour qu'il puisse écraser l'ennemi contre ses murs? Voilà désormais sa seule, son unique pensée. Aussitôt il est à la tête de son armée, et nous marchons sur Paris par la route de Troyes. À Doulencourt il reçoit un courrier du roi Joseph, qui lui annonce la marche des alliés sur Paris. À l'instant même il expédie le général Dejean auprès de son frère, pour lui donner avis de sa prochaine arrivée. Qu'on se défende deux jours, deux jours seulement, et les armées alliés n'auront entrevu les murs de Paris que pour y trouver leur tombeau. Dans quelle anxiété se trouvait alors l'empereur! Il part avec ses escadrons de service; je l'accompagne, et il me laisse pour la première fois à Troyes le 30 au matin, ainsi qu'on le verra dans le chapitre suivant.
CHAPITRE V
Souvenirs déplorables.—Les étrangers à Paris.—Ordre de l'empereur.—Départ de Sa Majesté de Troyes.—Dix lieues en deux heures.—L'empereur en cariole.—J'arrive à Essone.—Ordre de me rendre à Fontainebleau.—Arrivée de Sa Majesté.—Abattement de l'empereur.—Le maréchal Moncey à Fontainebleau.—Morne silence de l'empereur.—Préoccupation continuelle.—Seule distraction de l'empereur causée par ses soldats.—Première revue de Fontainebleau.—Paris, Paris!—Nécessité de parler de moi.—Ma maison pillée par les Cosaques.—Don de 50,000 fr.—Augmentation graduelle de l'abattement de l'empereur.—Défense à Roustan de donner des pistolets à l'empereur.—Bonté extrême de l'empereur envers moi.—Don de 100,000 fr.—Sa Majesté daignant entrer dans mes intérêts de famille.—Reconnaissance impossible à décrire.—100,000 fr. enfouis dans un bois.—Le garçon de garde-robe Denis.—L'origine de tous mes chagrins.
Quel temps, grand dieu! Quelle époque et quels événemens que ceux dont j'ai maintenant à rappeler les déplorables souvenirs! Me voilà arrivé à ce jour fatal, où les armées de l'Europe coalisée allaient fouler le sol de Paris, de cette capitale vierge depuis plusieurs siècles de la présence de l'étranger. Quel coup pour l'empereur! Et que sa grande âme expiait cruellement ses entrées triomphales à Vienne et à Berlin! C'était donc en vain qu'il avait déployé une si incroyable activité pendant l'admirable campagne de France où son génie s'était trouvé rajeuni comme au temps de ses campagnes d'Italie! C'était après Marengo que je l'avais vu pour la première fois le lendemain d'une bataille; quel contraste avec son attitude abattue quand je le revis le 31 mars à Fontainebleau!
Ayant accompagné partout Sa Majesté, je me trouvais auprès d'elle, à Troyes, le 30 mars au matin.
L'empereur en partit à dix heures, suivi seulement du grand maréchal et de M. le duc de Vicence. On savait alors au quartier-général que les troupes alliées s'avançaient sur Paris; mais nous étions loin de soupçonner qu'au moment même du départ précipité de Sa Majesté, la bataille devant Paris était engagée dans sa plus grande force; du moins je n'avais rien entendu dire qui pût me le faire croire. Je reçus l'ordre de me diriger sur Essonne, et comme les moyens de transport étaient devenus très-rares et très-difficiles, je n'y pus arriver que le 31 de grand matin. J'y étais depuis peu de temps, lorsqu'un courrier m'apporta l'ordre de me diriger sur Fontainebleau, ce que je fis sur-le-champ. Ce fut alors que j'appris que l'empereur s'était rendu de Troyes à Montereau en deux heures, ayant fait ainsi un trajet de dix lieues dans ce court espace de temps. J'appris encore que l'empereur et sa suite peu nombreuse avaient été obligés d'avoir recours au moyen d'une cariole pour se rendre sur la route de Paris, entre Essonne et Villejuif. Il s'était avancé jusqu'à la Cour de France, dans l'intention de marcher sur Paris; mais là, ayant eu la nouvelle et la cruelle certitude de la capitulation de Paris, il m'avait fait expédier le courrier dont je viens de parler tout à l'heure.
Il n'y avait pas long-temps que j'étais à Fontainebleau lorsque l'empereur y arriva; il avait un air pâle et fatigué que je ne lui avais jamais vu au même degré, et lui, qui savait si bien commander aux impressions de son âme, ne paraissait point chercher à dissimuler le découragement qui se manifestait dans son attitude et sur son visage. On voyait combien il était bourrelé de tous les événemens désastreux qui, depuis quelques jours, s'accumulaient les uns sur les autres dans une affreuse progression.
L'empereur ne dit rien à personne, et s'enferma immédiatement dans son cabinet avec les ducs de Vicence et de Bassano, et le prince de Neufchâtel. Ces messieurs restèrent long-temps avec l'empereur, qui reçut ensuite quelques officiers-généraux. Sa Majesté se coucha fort tard et me parut toujours fort accablée; de temps en temps j'entendais quelques soupirs étouffés qui sortaient de sa poitrine, et auxquels se joignait le nom de Marmont, ce que je ne savais comment m'expliquer, n'ayant encore rien appris sur la manière dont avait été faite la capitulation de Paris, et sachant que M. le duc de Raguse était un des maréchaux pour lesquels l'empereur avait toujours eu le plus d'affection. Je vis venir ce soir même à Fontainebleau le maréchal Moncey, qui la veille avait si vaillamment commandé la garde nationale à la barrière de Clichy, et le maréchal duc de Dantzig.
J'aurais peine à peindre la tristesse morne et silencieuse qui régna à Fontainebleau pendant les deux jours qui suivirent. Abattu sous tant de coups qui l'avaient frappé, l'empereur ne se rendait que très-peu dans son cabinet, où il passait ordinairement tant d'heures consacrées au travail. Il était tellement absorbé dans le conflit de ses pensées, que souvent il ne s'apercevait pas que les personnes qu'il avait fait appeler étaient près de lui; il les regardait pour ainsi dire sans les voir, et restait quelquefois près d'une demi-heure sans leur adresser la parole. Alors, comme se réveillant à peine de cet état d'engourdissement, il leur adressait une question dont il n'avait pas l'air d'entendre la réponse; la présence même du duc de Bassano et du duc de Vicence, qu'il faisait le plus fréquemment demander, ne rompait pas toujours cet état de préoccupation, pour ainsi dire léthargique. Les heures des repas étaient les mêmes, et l'on servait comme à l'ordinaire, mais tout se passait dans un silence que rompait seul le bruit inévitable du service. À la toilette de l'empereur, même silence; pas un mot ne sortait de sa bouche, et si le matin je lui proposais une de ces potions qu'il prenait habituellement, non-seulement je n'en obtenais aucune réponse, mais rien sur sa figure, que j'observais attentivement, ne pouvait me faire croire qu'il m'eût entendu. Cette situation était horrible pour toutes les personnes attachées à Sa Majesté.
L'empereur était-il réellement vaincu par sa mauvaise fortune? Son génie était-il engourdi comme son corps? Je dirai avec toute franchise que, le voyant si différent de ce que je l'avais vu, après les désastres de Moscou, et même quelques jours auparavant quand je le quittai à Troyes, je le croyais fermement: mais il n'en était rien: son âme était en proie à une idée fixe, l'idée de reprendre l'offensive et de marcher sur Paris. En effet, s'il restait consterné même dans l'intimité de ses plus fidèles ministres et de ses généraux les plus habiles, il se ranimait à la vue de ses soldats, pensant sans doute que les uns lui suggéreraient des conseils de prudence, tandis que les autres ne répondraient jamais que par les cris de vive l'empereur! aux ordres les plus téméraires qu'il voudrait leur donner. Aussi, dès le 2 d'avril, avait-il, pour ainsi dire, secoué momentanément son abattement pour passer en revue, dans la cour du palais, sa garde, qui venait de le rejoindre à Fontainebleau. Il parla à ses soldats d'une voix ferme et leur dit:
«Soldats! l'ennemi nous a dérobé trois marches et s'est rendu maître de Paris, il faut l'en chasser. D'indignes Français, des émigrés auxquels nous avons pardonné, ont arboré la cocarde blanche, et se sont joints aux ennemis. Les lâches! ils recevront le prix de ce nouvel attentat. Jurons de vaincre ou de mourir, et de faire respecter cette cocarde tricolore, qui, depuis vingt ans, nous trouve sur le chemin de la gloire et de l'honneur.»
L'enthousiasme des troupes fut extrême à la voix de leur chef; tous s'écrièrent: Paris! Paris! Mais l'empereur n'en reprit pas moins son accablement en passant le seuil du Palais, ce qui venait sans doute de la crainte trop bien fondée, de voir son immense désir de marcher sur Paris, contenu par ses lieutenans. Au surplus, ce n'est que depuis, en réfléchissant sur ces événemens, que je me suis permis d'interpréter de la sorte les combats qui se livraient dans l'âme de l'empereur, car alors, tout entier à mon service, je n'aurais pas même osé concevoir l'idée de sortir du cercle de mes fonctions ordinaires.
Cependant les affaires devenaient de plus en plus contraires aux vœux et aux projets de l'empereur; M. le duc de Vicence, qu'il avait envoyé à Paris, où s'était formé un gouvernement provisoire, sous la présidence du prince de Bénévent, en revint sans avoir pu réussir dans sa mission auprès de l'empereur Alexandre, et chaque jour Sa Majesté apprenait avec une vive douleur l'adhésion des maréchaux et celle d'un grand nombre de généraux au nouveau gouvernement. Celle du prince de Neufchâtel lui fut particulièrement sensible, et je puis dire que, étrangers comme nous l'étions aux combinaisons de la politique, nous en fûmes tous frappés d'étonnement.
Ici, je me vois dans la nécessité de parler de moi, ce que j'ai fait le moins possible dans le cours de mes mémoires, et je pense que c'est une justice que me rendront tous mes lecteurs; mais ce que j'ai à dire se lie trop intimement aux derniers temps que j'ai passés auprès de l'empereur, et importe trop d'ailleurs à mon honneur personnel pour que je puisse supposer que qui que ce soit m'en fasse un reproche. J'étais, comme on peut le croire, fort inquiet du sort de ma famille, dont je n'avais depuis long-temps reçu aucune nouvelle, et en même temps la maladie cruelle dont j'étais atteint avait fait d'affreux progrès par suite des fatigues des dernières campagnes. Toutefois les souffrances morales auxquelles je voyais l'empereur en proie, absorbaient tellement toutes mes pensées, que je ne prenais aucune précaution contre les douleurs physiques qui me tourmentaient, et je n'avais pas même songé à demander une sauve-garde pour la maison de campagne que je possédais dans les environs de Fontainebleau. Des corps francs, s'en étant emparés, y avaient établi leur logement après avoir tout pillé, tout brisé, et détruit jusqu'au petit troupeau de mérinos que je devais aux bontés de l'impératrice Joséphine. L'empereur en ayant été informé par d'autres que par moi, me dit un matin à sa toilette: «Constant, je vous dois une indemnité.—Sire?—Oui, mon enfant, je sais qu'on vous a pillé; je sais que vous avez fait des pertes considérables à la campagne de Russie; j'ai donné l'ordre de vous compter cinquante mille francs pour vous couvrir de tout cela.» Je remerciai Sa Majesté, qui m'indemnisait au delà de mes pertes.
Ceci se passait dans les premiers jours de notre dernier séjour à Fontainebleau. À la même époque, comme on parlait déjà de la translation de l'empereur à l'île d'Elbe, M. le grand-maréchal du palais me demanda un jour si je suivrais Sa Majesté dans cette résidence. Dieu m'est témoin que je n'avais d'autre désir, d'autre pensée que de consacrer toute ma vie au service de l'empereur; aussi n'eus-je pas besoin d'un instant de réflexion pour répondre à M. le grand maréchal, que cela ne pouvait pas faire l'objet d'un doute, et je m'occupai presque immédiatement des préparatifs nécessaires pour un voyage qui n'était pas de long cours, mais dont aucune intelligence humaine n'aurait pu alors assigner le terme.
Cependant, dans son intérieur, l'empereur devenait de jour en jour plus triste et plus soucieux, et dès que je le voyais seul, ce qui lui arrivait souvent, je cherchais le plus possible à être auprès de lui. Je remarquai la vive agitation que lui causait la lecture des dépêches qu'il recevait de Paris; cette agitation fut plusieurs fois telle que je m'aperçus qu'il s'était déchiré la cuisse avec ses ongles, au point que le sang en sortait, sans que lui-même s'en fût aperçu. Je prenais alors la liberté de l'en prévenir le plus doucement qu'il m'était possible, dans l'espoir de mettre un terme à ces violentes préoccupations qui me navraient le cœur. Plusieurs fois aussi l'empereur demanda ses pistolets à Roustan; j'avais heureusement eu la précaution, voyant Sa Majesté si violemment tourmentée, de lui recommander de ne jamais les lui donner, quelqu'instance que fît l'empereur. Je crus devoir rendre compte de tout ceci à M. le duc de Vicence, qui m'approuva en tout point.
Un matin, je ne me rappelle plus si c'était le 10 ou le 11 d'avril, mais ce fut bien certainement un de ces deux jours-là, l'empereur, qui ne m'avait rien dit le matin, me fit appeler pendant la journée. À peine fus-je entré dans sa chambre, qu'il me dit avec le ton de la plus obligeante bonté: «Mon cher Constant, voilà un bon de cent mille francs que vous allez recevoir chez Peyrache; si votre femme arrive ici avant notre départ, vous les lui donnerez; si elle tarde, enterrez-les dans un coin de votre campagne; prenez exactement la désignation du lieu, que vous lui enverrez par une personne sûre. Quand on m'a bien servi on ne doit pas être misérable. Votre femme achètera une ferme ou placera cet argent: elle vivra avec votre mère et votre sœur, et vous n'aurez pas alors la crainte de la laisser dans le besoin.» Plus ému encore de la bonté prévoyante de l'empereur, qui daignait descendre dans les détails de mes intérêts de famille, que satisfait de la richesse du présent qu'il venait de me faire, je trouvai à peine des expressions pour lui peindre ma reconnaissance; et, telle était d'ailleurs notre insouciance de l'avenir, tant était loin de nous la seule pensée que le grand empire pût avoir une fin, que ce fut alors seulement que je pensai à l'état de détresse dans lequel j'aurais laissé ma famille, si l'empereur n'y eût aussi généreusement pourvu. Je n'avais en effet aucune fortune, et ne possédais au monde que ma maison dévastée et les cinquante mille francs destinés à la réparer.
Dans ces circonstances, ne sachant pas quand je reverrais ma femme, je me mis en mesure de suivre le conseil que Sa Majesté avait bien voulu me donner; je convertis mes cent mille francs en or, que je mis dans cinq sacs; j'emmenai avec moi le garçon de garde-robe, nommé Denis, dont la probité était à toute épreuve, et nous prîmes le chemin de la forêt, afin de n'être vus d'aucune des personnes qui habitaient ma maison. Nous entrâmes avec précaution dans un petit enclos qui m'appartenait, et dont la porte était masquée par les bois, quoique encore privés de leur feuillage; à l'aide de Denis, je parvins à enfouir mon trésor après avoir pris une exacte désignation du lieu, et je revins au palais, étant, certes, bien loin de prévoir combien ces maudits cent mille francs devaient me causer de chagrins et de tribulations, ainsi qu'on le verra dans l'un des chapitres suivans.
(Note de l'éditeur.)