Kitabı oku: «Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour», sayfa 89
CHAPITRE II
Le marronnier précoce et grande observation.—Voyage au devant du printemps.—Départ de Paris pour Nice.—La cour de l'hôtel Borghèse.—Les aides-de-camp du prince.—M. de Montbreton et M. de Clermont-Tonnerre.—Rapidité extraordinaire.—Point de changemens de température.—Arrivée à Lyon et le souper de cent écus.—Le vin de l'Ermitage.—Deux mois en une nuit.—Admirable climat du Comtat.—Tristesse des oliviers.—La bonne femme de Brignolles.—Trente-six francs et six généraux.—Les gorges de l'Estrelle.—Quatre millions de diamans et petit conseil.—Absence de voleurs et mauvais chemins.—Le golfe Juan et la rade d'Antibes.—Bonnes relations entre les voyageurs.—Le bal de madame de Luynes et déguisemens.—Don Quichotte et M. de Louvois.—Arrivée à Nice.—Maison de M. Vinaille occupée par la princesse Borghèse.—Conversation avec le prince en regardant la mer.—Coup d'œil admirable.—Histoire des statues du prince.—La vente forcée.—Emploi de dix-huit millions.—Le prince trompé par l'empereur.—Influence de la conduite de l'empereur sur le caractère de son beau-frère.—Commencement de désenchantement.—Commensaux de la princesse.—Madame de Chambaudouin, la lectrice et les dames d'annonces.—Blangini et ses premiers concerts.—Premier dîner à la cour.—Ma présentation à la princesse.—Paulette, petit nom d'amitié.—Portrait de Pauline.—Conversation et musique.—Singulier caprice de la princesse.—Exil d'une minute.—La princesse et la femme.—Le colonel Gruyer.—Le général Garnier, plan des Alpes maritimes et bon effet du hasard.—Promenade dans Nice avec M. de Clermont-Tonnerre.—Madame d'Escars en surveillance et lettre à l'empereur.—Souvenir d'une visite chez Fouché.—Ordre de l'empereur de parler toujours français.—Tous les jours une lettre à l'empereur.—Promenade sur mer et amabilité de Pauline.—La pointe de Monaco et lecture inattendue.—Préparatifs de notre départ pour Turin.
Si je ne profitais pas de cette occasion pour faire une observation que je renouvelle chaque année, quand je me trouve à Paris, aux approches du printemps, je me le reprocherais toute ma vie. Parmi les marronniers des Tuileries, qui s'élèvent en dôme au dessus des statues d'Hippomène et d'Atalante, il en est un dont la verdure se développe avant celle de tous les autres arbres de Paris; voilà vingt-cinq ans au moins que j'en fais la remarque et jamais je n'ai trouvé mon arbre en défaut. Il y a plus, comme j'en parlais un jour devant quelques personnes, une d'elles me fit voir dans les papiers de son grand-père la même remarque consignée et se rapportant parfaitement au même marronnier, par la désignation du lieu où il est situé. À présent me voilà soulagé, car depuis long-temps je brûlais de faire part au public de cette grande et utile observation; c'est aux naturalistes à déterminer la cause de ce phénomène. Mais, quel rapport, dira-t-on peut-être, entre cet arbre et…?—Pardon, si je vous interromps, mais il y en a beaucoup, comme vous l'allez voir. Le sept d'avril, jour de notre départ pour rejoindre le prince et la princesse à Nice, les gousses de mon arbre étaient à peine gonflées; enfin, dans les jardins hâtifs de Paris aucun signe encore de verdure, et nous allions voyager au devant du printemps! Ceci n'est point une exagération, comme on le verra tout à l'heure.
Le sept d'avril, à une heure après midi, la veille du jour où devaient commencer les promenades de Longchamp, la grande cour de l'hôtel Borghèse84 retentissait du bruit des chevaux et des voitures de voyage. Six chevaux étaient attelés à une grande et commode berline, quatre à une dormeuse, et un onzième cheval était destiné au courrier à la livrée de l'empereur, chargé de commander nos relais sur toute la route. M. Louis de Montbreton, écuyer de la princesse, et roi du voyage en sa qualité d'écuyer, monta dans la dormeuse avec le colonel Gruyer, aide-de-camp du prince. La berline fut occupée par le chef de bataillon Henrion, le capitaine du génie Delmas, autres aides-de-camp du prince; M. Enard de Clermont-Tonnerre, chambellan de la princesse, et moi. Nous voilà partis.
Rien n'est plus doux que de voyager de la sorte; on va grand train, et pas une minute à attendre aux relais; aussi ne mîmes-nous que quatre heures moins un quart à franchir les quatorze lieues de Paris à Fontainebleau. Nous ne devions nous arrêter qu'une seule nuit pour coucher à Lyon. Le lendemain, quand le jour vint à poindre, point de changement sensible encore dans la température ni dans la végétation. Le second jour, entre Roanne et Tarare, quelques feuilles, mais rares, des amandiers et des cerisiers en fleurs nous annoncèrent le retour de la belle saison; et le neuf, nous arrivâmes de fort bonne heure à Lyon, où, moyennant une légère rétribution de trois cents francs, nous trouvâmes à l'hôtel de l'Europe, sur la place Bellecour, chacun un lit, un bain, à souper et à déjeuner le lendemain matin. C'était un peu cher, mais l'ordre était donné de ne point lésiner et de payer largement sur toute la route: aussi, en arrivant à Nice, ne resta-t-il pas grand'chose des dix mille francs destinés aux dépenses du voyage.
Partis de Lyon le dix, nous suivîmes la route qui longe les bords du Rhône à travers le Dauphiné; nous dînâmes à Thain, sur le terroir qui produit l'excellent vin de l'Ermitage, et nous ne manquâmes pas d'en remplir les caves de nos voitures, en nargue des droits-réunis. Nous traversâmes de nuit Montélimart, et le lendemain quel réveil pour nous! Sans exagération nous avions changé de climat; nous étions sous un autre ciel; le temps était magnifique, la campagne verte et riante comme elle l'est à Paris à la fin de mai; enfin c'était le printemps dans toute sa splendeur; nous avions vécu deux mois en une nuit: et nous arrivâmes à Avignon par une chaleur très-forte, tandis qu'à Paris, il n'était pas encore prudent de quitter le coin du feu. Ce changement de température, et la richesse de la végétation du Comtat, produisit sur moi une impression que je ne puis rendre; et mes compagnons, bien que plus expérimentés que moi en fait de voyages, en furent également frappés.
Nous dînâmes à Avignon dans l'hôtel où depuis fut horriblement massacré l'infortuné maréchal Brune; vers le soir, nous traversâmes la Durance dans un bac, et nous nous avançâmes vers Aix, où nous arrivâmes le 12 au matin. Avant d'arriver à Aix, je me rappelle qu'à la pointe du jour nous nous étions arrêtés dans un hameau dépendant du bourg de Brignolles. De là, la vue s'étendait, à notre gauche et dans un fond, sur une vaste plaine entièrement plantée d'oliviers. L'arbre de Minerve, comme nous disions dans nos amplifications de collége, me parut d'une tristesse affreuse, et c'est peut-être pour cela que l'ingénieuse antiquité en avait fait le symbole de la déesse de la sagesse. Comme nous étions à contempler cette mer d'oliviers, une grosse femme, à l'accent provençal très-caractérisé, nous pria de faire honneur à son établissement en prenant chacun une tasse de café au lait de chèvre. Nous acceptâmes la proposition, et quand il fut question de payer, notre hôtesse, en essayant de donner de la grâce à son gros sourire, nous demanda trente-six francs. Malgré la recommandation de payer généreusement, nous ne pûmes nous empêcher de nous récrier un peu; mais elle, sans se déconcerter, nous tint à peu près cette harangue: «Si vous voulez payer ce que cela vaut, Messieurs, c'est huit sous par personne: mais nous sommes bien pauvres; et, d'ailleurs, ajouta-t-elle en se rengorgeant, on n'a pas tous les jours l'honneur de recevoir six généraux!» On lui donna un louis, ce dont elle parut fort satisfaite. Six généraux!… Cela valait bien ça.
Cependant, nous n'avions plus qu'une nuit à passer en voiture, et nous devions traverser le soir, assez tard, la forêt et les gorges resserrées de l'Estrelle, lieu célèbre par la quantité des vols et des assassinats qui s'y étaient commis depuis long-temps et qui s'y commettaient encore quelquefois. Or nous aurions été de bien bonne prise; car précisément la vache placée sur l'impériale de la berline dans laquelle j'étais, contenait les diamans du prince et ceux de la princesse, et il y en avait pour une valeur de quatre millions au moins. Nous tînmes un petit conseil pour savoir si nous prendrions une escorte de gendarmerie. Après avoir pesé le pour et le contre, nous arrêtâmes qu'il valait mieux continuer notre route sans aucune précaution, pensant qu'une ostensible escorte de gendarmerie ne servirait qu'à donner l'éveil dans un pays où la plupart des brigands de nuit n'étaient que les honnêtes habitans du jour. Nous n'eûmes point à nous repentir du parti que nous avions pris; car nous ne rencontrâmes sur la route d'autre obstacle que le mauvais état des chemins, qui étaient affreux. C'est dans l'Estrelle que je vis pour la première fois cette espèce de chêne vert et élancé dont l'écorce forme le liége. La nuit passée sans encombre, nous aperçûmes la mer presque au point du jour; nous la perdîmes bientôt de vue pour nous enfoncer dans de nouvelles gorges, et nous arrivâmes enfin sur les bords de cette mer au golfe Juan, lieu destiné à devenir si célèbre, et dont aucun de nous alors n'aurait pu rêver la future célébrité. Nous déjeunâmes dans une cabane de pêcheur, que la mer baignait de ses flots, ayant en perspective l'île Sainte-Marguerite qui s'élevait au dessus des eaux, comme une vaste corbeille de verdure. À notre gauche se développait la rade d'Antibes jusqu'aux bouches du Var et jusqu'à Nice. Une friture d'anchois pêchés sous nos yeux nous parut une chose exquise, et là finit la provision que nous avions faite à l'Ermitage.
Pour peu que le lecteur ait voyagé, il sait quelle intimité s'établit entre personnes qui ont fait deux cents lieues dans la même voiture. La nôtre était d'autant plus grande que nous étions destinés à vivre ensemble; et d'après l'étude que j'avais faite de mes compagnons de voyage, je vis que ce serait une chose facile et agréable. La vérité est, que je ne connaissais ces messieurs que pour les avoir vus deux ou trois fois chez le prince, à l'exception toutefois de M. de Montbreton, homme bon et excellent s'il en fut. Je l'avais assez souvent rencontré dans le monde, dans les bals, notamment à l'hôtel de Luynes, et dans nos réunions maçonniques de la très-respectable loge écossaise de Sainte-Caroline. Il me serait impossible d'oublier la superbe mascarade de don Quichotte, qui produisit tant d'effet à un bal de madame de Luynes; mascarade dans laquelle M. de Montbreton, dans le personnage de Sancho, aurait été incontestablement le plus beau de la troupe, si M. de Louvois n'eût prêté sa figure au héros de la Manche.
Dans la journée du treize, nous arrivâmes à Nice vers deux heures, après avoir traversé le Var pour ainsi dire à pied sec. À Avignon, nous avions trouvé le printemps; nous trouvâmes presque l'été à Nice. On nous attendait, et nos logemens avaient été préparés à l'avance dans une maison particulière que le prince avait fait louer. Celle que la princesse avait occupée pendant l'hiver n'était pas assez spacieuse pour nous contenir tous; mais c'était notre grand quartier-général. C'était cependant une habitation délicieuse, appartenant à M. Vinaille, dont la fille avait un talent très-remarquable comme peintre de miniature. Cette maison, située à droite en arrivant à Nice, dominait un magnifique jardin d'orangers et de citronniers qui descendait en pente jusque sur le bord de la mer. Là règne une plage de sable dont l'inclinaison est si peu sensible, que quand la mer est calme on peut faire mouiller l'extrémité de ses souliers sans que la vague s'élève plus haut. Mon premier soin fut de me rendre dans l'appartement du prince, qui occupait l'étage supérieur, au dessus de l'appartement de la princesse. Nous nous mîmes à la fenêtre, le prince et moi, pour jouir de la plus belle vue que je pouvais alors me figurer. À droite s'étendaient les côtes de France, à gauche, la partie cintrée de la rade de Nice jusqu'à la pointe de Monaco, et devant nous la mer. Comme ce spectacle était nouveau pour moi, je ne me lassais pas de l'admirer. L'immobile uniformité de la mer n'était rompue que par quelques barques qui se hasardaient à peu de distance des côtes, mais qui revenaient chaque soir au port, dans la crainte de surprise par les bâtimens anglais, qui sillonnaient continuellement ces parages.
Ce fut là que j'appris du prince l'histoire de ses statues, que l'empereur venait tout récemment de lui acheter. Un jour, comme il sortait du lever de l'empereur, celui-ci le fit rappeler et l'emmena avec lui dans son cabinet. Après avoir été d'une amabilité extrême, l'empereur, rompant tout à coup la conversation fraternelle qu'il avait établie entre eux: «À propos, lui dit-il, j'ai oublié de te dire que j'achetais tes statues.» Le prince, pris au dépourvu, et profondément étonné de cette brusque interpellation, allégua d'abord qu'il n'avait pas le droit d'en disposer, que la galerie qu'il possédait était substituée dans sa famille; se hasardant ensuite à ajouter que, quand même elle ne le serait pas, il regarderait comme un devoir de conserver une collection que son père avait pris tant de peine à compléter. «Substituée! interrompit l'empereur avec une humeur marquée, substituée! qu'est-ce cela? Est-ce que je reconnais des substitutions? D'ailleurs, je ne te demande pas si tu veux vendre tes statues; je te dis que je les achète: mets-y un prix.»
«Voyant que l'empereur le prenait sur ce ton-là, me dit le prince, je vis bien qu'il fallait céder. N'osant d'ailleurs mettre un prix à mes statues, je lui dis, ce qui est vrai, que mon père en avait refusé vingt-cinq millions, que lui offrit une compagnie anglaise. Là-dessus l'empereur se calma tout à coup, et me dit d'un ton très-amical: «Écoute, mon ami: vingt-cinq millions, cela serait trop; cependant j'y veux mettre un bon prix; je t'en donne dix-huit millions, et je te ferai très-prochainement savoir quel sera le mode de paiement que j'aurai arrêté.»
Je ne saurais dire combien j'étais peiné en apprenant ces choses, et combien je le fus encore plus quand j'appris comment l'empereur paya au prince ses dix-huit millions. Cela commença à me désenchanter sur cette grandeur impériale, que j'aurais voulu voir toujours au milieu d'une auréole de gloire. Or, voici ce qui advint: l'empereur donna au prince trois cent mille livres de rentes sur le grand livre, comme si la rente eût été au pair pour six millions; ensuite il lui donna pour six autres millions le domaine de Lucedio, domaine national situé en Piémont, à quelques lieues de Verceil, et qui n'en valait pas plus de la moitié. Un million fut destiné par l'empereur à achever de payer l'hôtel de Paris et à le faire remeubler à neuf; ensuite l'empereur fit dire qu'il gardait entre ses mains les quatre autres millions pour en faire plus tard un emploi convenable, en achetant pour le prince une belle résidence aux environs de Paris. Maintenant, récapitulons: six et six font douze, et un treize, et quatre dix-sept. Le prince fit lui-même cette addition, d'où il lui sembla résulter qu'il y avait soustraction d'un million sur dix-huit, et il en fit l'observation à l'empereur, qui lui répondit: «Et le million que je t'ai donné d'avance à Tilsitt!» Il n'y eut rien à répliquer, et il fallut bien que la volonté de l'empereur fût faite en toutes choses.
La conduite de l'empereur en cette circonstance eut une influence fâcheuse sur le caractère du prince. Naturellement méfiant, et trompé de la sorte par son beau-frère, il ne crut plus à la probité de personne; malheur presque aussi grand chez un prince que de croire à la probité de tout le monde. En outre, tout objet d'art lui devint fastidieux, et arrêta en lui le penchant qu'il aurait eu à protéger les artistes en achetant leurs ouvrages. Quand on lui en proposait, ce qui m'arriva plusieurs fois, il me répondait: «Que voulez-vous que j'achète des tableaux et des statues! Est-ce que je pourrai jamais remplacer ma galerie?» À cette réponse, je n'avais rien à répliquer.
L'histoire des statues du prince m'a presque fait oublier que nous n'étions encore qu'à Nice; j'y reviens. Comme les logemens étaient peu nombreux dans la maison qui nous était destinée, je me trouvai colloqué dans la même chambre que le colonel Gruyer; et là commença entre ce brave militaire, cet excellent homme, et moi, une liaison que rien n'a jamais altérée. Celui-là, certes, était bien peu fait pour être le commensal d'une cour; et il en était de même du chef de bataillon Henrion: c'étaient des hommes si droits, si francs! Aussi le salon leur était-il fort antipathique, et ils aimaient bien mieux le champ de bataille.
Après nous être débarbouillés de la poussière du voyage, nous revînmes tous, vers six heures, chez la princesse. Le prince et elle dînèrent seuls; ce que l'on appelle, en style de cour, dans leur intérieur. Pour nous, nous dînâmes tous ensemble, avec les personnes qui avaient accompagné la princesse. C'était donc pour moi de nouvelles figures à examiner, et la plupart étaient fort agréables à voir. Madame de Chambaudouin, femme du préfet d'Évreux, était là la seule dame d'honneur; les autres étaient des lectrices, des demoiselles d'annonce, mademoiselle Millo et mademoiselle de Quincy, dont j'aurai à reparler. Là je retrouvai Blangini, musicien plein de goût, que j'avais déjà connu à Paris lorsqu'il donnait tous les dimanches matin, rue Basse-du-Rempart, des concerts que la mode avait pris sous sa protection. Blangini avait inspiré de l'intérêt à tout le monde par le soin qu'il avait pris de sa famille. Forcé de fuir le Piémont, sa patrie, poursuivi par les barbets, qui commirent tant de cruautés dans les Alpes maritimes, chargé d'une mère, de quatre sœurs ou frères en bas âge, il s'était réfugié à Paris, étant à peine âgé de dix-huit ans, et, par l'exercice de son talent, il était parvenu à élever et à établir sa famille; une de ses sœurs même était devenue lectrice de la princesse, ou plutôt cantatrice; car elle chantait à merveille; ce dont je pus juger plus tard à Turin.
Après le dîner, magnifiquement servi, comme on peut le croire, quoique cela ne ressemblât pas encore au luxe des tables de Turin, on vint annoncer que le prince et la princesse étaient dans le salon. Chacun s'empressa d'y monter; mais comme je n'avais pas encore été présenté à la princesse, je ne savais pas trop ce que je devais faire, n'ignorant pas combien une infraction à l'étiquette serait un cas grave. Dans le doute, je m'abstins, priant seulement M. de Montbreton de demander au prince s'il avait quelque ordre à me donner. L'ordre fut de monter; et le prince, qui était venu au devant de moi dans un premier salon, me dit fort aimablement: «Puisqu'il n'y a pas ici de maître des cérémonies pour vous présenter à la princesse, je vais vous présenter moi-même à ma femme.» La présentation eut lieu immédiatement, et je dus juger, à l'accueil charmant que je reçus, que l'on n'avait pas encore médit de moi. Je remarquai qu'en parlant à la princesse, son mari l'appelait Paulette, petit nom d'amitié qu'il lui donnait en diminutif du nom de Pauline, quand ils n'étaient point en bisbille. La conversation roula sur Paris, sur les riens du grand monde, sur les spectacles, les modes, enfin, sur ces importantes frivolités sans lesquelles la plupart des gens n'auraient pas grand'chose à se dire; mais le plus qu'il me fut possible, je réduisis mon rôle à celui d'observateur, et j'avoue que cela m'amusait beaucoup. M. de Clermont-Tonnerre était celui qui tenait le dez, et je me confirmai dans l'opinion que j'avais déjà que c'était un homme fort aimable, et surtout racontant à merveille.
Je voyais Pauline pour la première fois; elle me parut d'une beauté très-supérieure encore à tout ce que j'en avais entendu dire: c'était réellement la perfection. Il y avait en elle je ne sais quoi d'idéal, de fin, de coquet, dont il est impossible de rendre compte; enfin, c'était une femme femme, et c'est, selon moi, le plus grand éloge qu'on puisse faire d'une femme: ceux qui s'y connaissent me comprendront. On voyait de la vie dans sa langueur et de l'énergie dans sa faiblesse apparente; son regard surtout avait quelque chose de pénétrant et de spirituel qui donnait à sa physionomie, sinon à ses traits, quelque ressemblance avec la physionomie de l'empereur. Je m'efforçai de ne rien laisser paraître de l'admiration réelle que j'éprouvai; car je savais déjà qu'un visage discret, sinon menteur, était de mise indispensable à la cour. L'impassibilité que j'affectai fut probablement cause du singulier caprice dont je devins l'objet au moment où j'y pensais le moins. La musique avait succédé à la conversation; déjà Blangini et mademoiselle Millo avaient chanté d'une manière ravissante le duo d'Armide; alors on pria la princesse de chanter aussi, et, par discrétion, je n'osai joindre mes instances à celles de quelques-uns de ces messieurs, me modelant en cela sur les aides-de-camp du prince.
Le piano était au milieu du salon. Bien que la princesse nous eût tous invités à nous asseoir, j'étais resté debout, le bras gauche appuyé sur la cheminée, de telle sorte que je me trouvais presque en face des exécutans. Cependant la princesse venait de céder aux instances de ces messieurs et de ces dames; elle était debout devant le piano, s'apprêtant à chanter un duetto italien avec Blangini; déjà même la ritournelle était achevée, et la princesse commençait à filer un premier son, quand, s'arrêtant tout à coup, après avoir eu un instant les yeux dirigés de mon côté, elle me dit: «Je ne chanterai pas si vous restez; non!… On m'a dit que vous étiez très-méchant, et je suis sûre que vous vous moqueriez de moi.» J'assurai la princesse du contraire; mais, comme tout en souriant elle répétait que je me moquerais d'elle, je lui dis que je ne me pardonnerais jamais de priver la société du bonheur d'entendre Son Altesse Impériale, et je m'avançai vers la porte, que je refermai doucement sur moi.
Au bout d'une minute d'exil, je rompis mon ban; et voici pourquoi. J'avais réfléchi; ceci, m'étais-je demandé, est-il bien un ordre de princesse? assurément non. Qu'est-ce donc? un caprice de femme; donc il doit être passé, puisqu'il a une minute de date. Si j'ai l'air d'en avoir douté, je passe évidemment pour un sot; et d'ailleurs, si la princesse se fâche, ce qui n'est pas probable, la femme pardonnera. Enhardi par ce beau raisonnement, je rentrai donc tout doucement, et je me remis à la place où j'étais précédemment; ce que la princesse vit très-bien, mais ce qui ne l'empêcha nullement d'achever son duo. Quand il fut fini, je m'approchai de la princesse, à laquelle je demandai très-respectueusement si Son Altesse voulait bien me permettre de l'avoir entendue. «Pardi, me dit-elle en riant, il est bien temps!»
Vers onze heures, on se retira. Gruyer et moi nous regagnâmes notre chambre commune, où, avant de nous endormir, nous fîmes la causette, prenant pour texte la soirée qui venait de s'écouler. Mon brave colonel ne manqua pas de me dire de prendre bien garde à moi; conseil fort sage, mais dont je n'avais pas besoin, car je connaissais le terrain sur lequel j'avais à marcher.
Le lendemain, j'allai de bonne heure chez le prince; il me donna à examiner une nombreuse collection de cartes topographiques, et me dit de lui en donner mon opinion par écrit: c'était le plan des Alpes maritimes, dressé sur une échelle assez vaste, par le général Garnier. Je l'avais connu à Paris, comme un brave soldat et comme un intrépide joueur de bouillotte; mais à son ton et à ses manières un peu sanculotides, je ne me serais jamais douté qu'il fût un ingénieur aussi habile. Il avait fait ses cartes pour être offertes à l'empereur, si on les en jugeait dignes. Comme il était alors à Nice, il devait venir le jour même savoir ce que le prince en pensait, et voilà que ce jugement se trouvait remis à ma décision. Or je déclare avec toute franchise que nul plus que moi n'était incapable de juger le travail du général Garnier; ce qui, toutefois, ne m'arrêta pas une seule minute. Je consignai dans une note que ses plans étaient d'une parfaite exactitude, pensant que si je me trompais, l'auteur du moins rendrait justice à mes connaissances, et en cette occasion le hasard me servit à miracle; car j'ai su depuis que les cartes du général Garnier, qui sont encore, je le crois, au dépôt de la guerre, furent considérées comme les meilleures cartes topographiques des Alpes maritimes que l'on eût encore faites.
Cela réussit quelquefois; mais il ne serait pas bon de s'y fier toujours. Toutefois, sous le gouvernement impérial, tout marchait si vite que l'on aurait pardonné plus facilement une erreur que la moindre hésitation; aussi racontait-on qu'un jour l'empereur, s'étant brusquement approché d'un colonel, lui dit: «Combien d'hommes dans votre régiment?—Douze cent vingt-cinq.—Combien à l'hôpital?—Treize cent dix.—C'est bon.» Le colonel avait répondu si rapidement que l'empereur avait à peine eu le temps de comparer ses réponses.
Les journées que nous passâmes à Nice se ressemblèrent beaucoup. J'allai voir la ville, qui me parut fort peu remarquable par ses édifices. Je la parcourus un jour avec M. de Clermont-Tonnerre; et il n'y a point d'exagération à dire que si, dans les jardins, l'odeur de la fleur d'oranger se fait toujours sentir, l'odeur du fromage nous poursuivit dans presque toutes les rues, mitigée seulement paf l'odeur de l'ail. Il y avait alors à Nice quelques Français exilés de Paris; j'y rencontrai M. Alexandre de la Tour-du-Pin, et M. de Clermont-Tonnerre y alla voir madame d'Escars et sa fille, mademoiselle de Nadaillac, qui avaient obtenu la permission de s'y fixer, après avoir été long-temps détenues à l'île Sainte-Marguerite. Il me donna sur la captivité de ces dames des détails qui me firent vraiment pitié, et dès le jour même je proposai au prince d'écrire à l'empereur en leur faveur. Je vis avec une vive satisfaction, par la manière dont ma proposition fut accueillie, que je n'éprouverais jamais de difficultés pour des demandes de cette nature. Madame d'Escars obtint quelque temps après l'autorisation de revenir dans l'intérieur de la France. Nous écrivîmes aussi à Fouché, qui était encore ministre de la police, pour l'engager à être favorable à la demande qui lui serait probablement renvoyée. J'avais vu ce personnage célèbre la veille de notre départ pour Paris, car j'avais oublié d'aller prendre des passe-ports pour notre voyage, et comme les bureaux étaient fermés le soir, Fouché seul pouvait me les faire expédier sur-le-champ, ce qu'il fit avec la meilleure grâce du monde. Pendant que l'on exécutait l'ordre qu'il avait donné pour nos passe-ports, je remarquai qu'il me regardait fort attentivement, après quoi il me donna, quoique sans me connaître, quelques instructions, me recommandant surtout de lui donner souvent des renseignemens sur l'état des prisonniers en Piémont; et, chose assez singulière, la même recommandation se trouvait au nombre des instructions particulières que l'empereur avait remises au prince. Je me rappelle que l'empereur y insistait principalement sur ce que chacun de nous parlât français, et évitât de se jamais servir de la langue italienne. Je fis à Nice une étude de ces instructions, et j'en eus tout le loisir, car nous n'avions encore à faire que des projets de gouvernement. Il était dit encore dans les instructions de l'empereur que le prince, à dater de son arrivée à Turin, lui écrirait tous les jours.
Le seize au matin, comme nous finissions de déjeuner, on vint dire au colonel Gruyer et à moi que la princesse nous demandait. Nous nous hâtâmes de nous rendre à ses ordres, et nous trouvâmes chez elle le prince et madame de Chambaudouin. La princesse me dit d'une manière fort affable: «Je vous ai entendu dire hier que vous n'aviez jamais été sur la mer; je veux voir si cela vous fera mal au cœur.» Je fus enchanté de cette proposition; car, à part son rang et même sa beauté, Pauline était en vérité une femme extrêmement aimable quand le vent de ses caprices était au beau. Nous descendîmes tous les cinq par le jardin, la princesse ayant pris mon bras, et nous trouvâmes sur le bord de la mer une élégante chaloupe garnie d'une seule voile, et dirigée par quatre rameurs. Nous mîmes une heure environ à gagner en ligne droite la pointe de Monaco, trajet d'une lieue et demie, et voilà, je l'avoue, la plus longue navigation qui puisse me donner des droits à être un jour ministre de la marine. Quant à l'essai que voulait faire la princesse, il me réussit au mieux, car je n'éprouvai pas le plus léger symptôme de ce qu'on appelle le mal de mer. Nous descendîmes à terre, et nous allâmes nous promener dans une magnifique campagne qui appartient aussi à M. Vinaille. Nous nous assîmes sur le gazon, où la princesse, qui avait fait apporter un livre, voulut que je fisse la lecture. À quatre heures, nous reprîmes la route de Nice par la même voie, ne me lassant point d'admirer le magnifique coup d'œil qu'offrent les côtes, vues à une certaine distance, et qui semblent se rapprocher sans que l'on sente le mouvement qui en rapproche, au contraire. Je sus dans cette promenade, vraiment délicieuse, que le jour de notre départ pour Turin était fixé au surlendemain, et que nous nous y rendrions par le col de Tende. Ainsi donc, adieu, Nice.