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Kitabı oku: «La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle», sayfa 11

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Le succès de cette entreprise répondit à l'espérance que l'on en avait conçue; de manière que Philippe le Bon, duc de Bourgogne, institua l'ordre de la Toison d'or en l'honneur de Dieu, de la Vierge et de saint André, l'an 1429, et le propre jour de ses noces avec Isabeau, fille du roi de Portugal, fut choisi pour cette cérémonie. Elle se fit à Bruges; il ordonna que le duc de Bourgogne serait chef personnel de l'ordre, parce que saint André est patron de la Bourgogne. On appelle ceux qui l'ont Cavalleros del Tuzon, c'est-à-dire chevaliers de la Toison, et l'on peut remarquer par là que l'on fait une différence à l'égard de cet ordre, disant, quand on parle des autres: Fulano es cavallero de la orden de Santiago, ou de la orden de Calatrava, qui veut dire un tel est chevalier de l'ordre de Saint-Jacques ou de l'ordre de Calatrava.

Dans le temps que nous parlions ainsi, nous entendîmes un assez grand bruit, comme d'un équipage qui s'arrêtait. Au bout d'un moment, le valet de chambre de Don Frédéric de Cardone entra dans ma chambre, pour avertir son maître que M. l'archevêque de Burgos venait d'arriver.

C'est une rencontre heureuse pour moi, me dit-il, car j'étais parti de Madrid pour le voir, et, ne l'ayant pas trouvé à Burgos, j'en étais fort chagrin.

La fortune est toujours dans vos intérêts, lui dit Don Sanche en souriant; mais, pour ne pas vous retarder le plaisir de voir cet illustre parent, nous allons quitter notre reprise. Don Frédéric témoigna qu'il l'achèverait volontiers, et que son impatience céderait toujours à leur satisfaction.

Don Fernand et Don Sanche se levèrent. Apparemment, dit Don Estève, que Don Frédéric ne sera pas des nôtres de ce soir. J'en juge d'une autre manière, interrompit Don Fernand; l'archevêque est l'homme du monde le plus honnête; dès qu'il saura qu'il y a ici une dame française, il voudra la venir voir. Il me ferait beaucoup d'honneur, dis-je; mais avec tout cela j'en serais un peu embarrassée, car il faut souper et se coucher de bonne heure. J'achevais à peine ces paroles quand Don Frédéric revint sur ses pas. Dès que M. l'archevêque a su qu'il y avait une dame étrangère à Buitrago, me dit-il, il n'a plus songé à moi; et, si vous le voulez bien, Madame, il viendra vous offrir tout ce qui dépendra de lui en ce pays-ci.

Je répondis à cette civilité comme je le devais, et Don Frédéric, étant retourné vers lui, l'amena un moment après dans ma chambre. Je lui trouvai beaucoup de civilité; il parla peu et garda la gravité convenable à son caractère et à la nation espagnole. Il me plaignit fort de faire un si long voyage dans une saison si rigoureuse; il me pria de lui commander quelque chose en quoi il me pût obéir. C'est le compliment qu'on fait d'ordinaire en ce pays. Il avait par-dessus ses habits une soutanelle en velours violet, avec des hauts de manches tout plissés qui lui allaient jusqu'aux oreilles, et une paire de lunettes sur le nez.

Il fit apporter à ma fille un petit sagouin qu'il voulut lui donner; et, bien que j'en eusse de la peine, il fallut bien y consentir, par les instances qu'il m'en fit et par l'envie que mon enfant avait de l'accepter. Toutes les fois que M. l'archevêque prenait du tabac, ce qu'il faisait assez souvent, le petit singe lui tendait la patte et il en mettait dessus qu'il feignait de prendre. Ce prélat me dit que le Roi d'Espagne attendait avec une extrême impatience la réponse du marquis de Los Balbazes, sur les ordres qu'il lui avait donnés de demander, de sa part, Mademoiselle au Roi Très-Chrétien. S'il ne l'obtenait pas, ajouta-t-il, je ne sais ce qui en arriverait, car il est sensiblement touché de son mérite; mais toutes les apparences veulent que, si l'on considère bien la grandeur du Roi Très-Catholique, on souhaitera ce mariage. Quand le soleil se couche sur une partie de ses royaumes, il se lève sur l'autre; et ce monarque ne jouit pas seul de sa grandeur, il a le plaisir de la partager avec ses sujets; il est en état de les récompenser, de les rendre heureux, de les mettre dans des postes élevés où toute ambition est remplie, où ils reçoivent les mêmes honneurs que des souverains; et n'est-ce pas aussi ce que doit souhaiter un Roi, d'être en état de récompenser magnifiquement les services qu'on lui rend, de prévenir par ses bienfaits, et de forcer un ingrat à devenir reconnaissant? C'est une chose surprenante que le nombre d'emplois dans l'épée, de dignités dans l'Église et de charges de judicature que Sa Majesté donne tous les jours63.

M. l'archevêque se retira en me priant de permettre qu'il m'envoyât son oille, parce qu'elle était toute prête et que je n'aurais rien de meilleur à mon souper. Je l'en remerciai et je lui dis que la même raison m'engageait à la refuser, puisque, sans elle, il ferait aussi mauvaise chère que nous.

Cependant Don Frédéric de Cardone l'était déjà allé quérir, et il revint chargé d'une grande marmite d'argent; mais il fut bien attrapé de la trouver fermée avec une serrure; c'est la coutume en Espagne. Il voulut avoir la clef du cuisinier qui, trouvant mauvais que son maître ne mangeât pas son oille, répondit qu'il en avait malheureusement perdu la clef dans les neiges et qu'il ne savait plus où la prendre. Don Frédéric, fâché, voulut, malgré moi, l'aller dire à l'archevêque qui ordonna à son majordome de la faire trouver; il menaça le cuisinier, et la scène se passait si près de ma chambre, que je l'entendais tout entière. Mais, ce que j'y trouvai de meilleur, c'était les réponses du cuisinier qui disait: No puedo padecer la riñà, sendo Cristiano viejo, hidalgo como el Rey, y proco mas, ce qui veut dire: Je ne puis souffrir qu'on me querelle, étant de race de vieux chrétiens, nobles comme le Roi, et même un peu plus64.

C'est ordinairement de cette manière que les Espagnols se prisent. Celui-ci n'était pas seulement glorieux, il était opiniâtre, et, quoi que l'on pût faire et dire, il ne voulut point donner la clef de la marmite, de sorte que l'oille y demeura sans que nous y eussions goûté. Nous nous couchâmes assez tard; et, comme je n'ai pas été matinale, tout ce que j'ai pu faire avant de partir a été de finir cette lettre, et, dès demain, j'en recommencerai une autre, où vous serez informée de la suite de mon voyage. Continuez, ma chère cousine, d'y prendre un peu d'intérêt; c'est le moyen de me le rendre heureux et agréable.

A Buitrago, ce 13 mars 1679.

SEPTIÈME LETTRE

Il est bien aisé de s'apercevoir que nous ne sommes pas loin de Madrid; le temps est beau malgré la saison, et nous n'avons plus besoin de feu. Mais une chose assez surprenante, c'est que, dans les hôtelleries qui sont les plus proches de cette grande ville, on y est traité bien plus mal que dans celles qui en sont éloignées de cent lieues. L'on croirait bien plutôt arriver dans des déserts que d'approcher d'une ville où demeure un puissant roi, et je vous assure, ma chère cousine, que, dans toute notre route, je n'ai pas vu une maison qui plaise ni un beau château. J'en suis étonnée, car je croyais qu'en ce pays-ci, comme au nôtre, je trouverais de belles promenades et des petits palais enchantés; mais l'on y voit à peine quelques arbres qui croissent en dépit du terrain; et à l'heure qu'il est, bien que je ne sois qu'à dix lieues de Madrid, ma chambre est de plain-pied avec l'écurie; c'est un trou où il faut apporter de la lumière, à midi. Mais, bon Dieu! quelle lumière! il vaudrait mieux n'en point avoir du tout; car c'est une lampe qui ôte la joie, par sa triste lueur, et la santé, par sa fumée puante. L'on est allé partout, et même chez le curé, pour avoir une chandelle; il ne s'en est point trouvé, et je doute qu'il y ait des cierges dans son église. Il règne ici un fort grand air de pauvreté65. Don Fernand de Tolède, qui s'aperçoit de ma surprise, m'assure que je verrai de très-belles choses à Madrid; mais je ne puis m'empêcher de lui dire que je n'en suis guère persuadée. Il est vrai que les Espagnols soutiennent leur indigence par un air de gravité qui impose. Il n'est pas jusqu'aux paysans qui ne marchent à pas comptés. Ils sont, avec cela, si curieux de nouvelles, qu'il semble que tout leur bonheur en dépend. Ils sont entrés sans cérémonie dans ma chambre, la plupart sans souliers, et n'ayant sous les pieds qu'un méchant feutre rattaché par des cordes. Ils m'ont priée de leur apprendre ce que je savais de la cour de France. Après que je leur en eus parlé, ils ont examiné ce que je venais de dire, et puis ils ont fait leurs réflexions entre eux, laissant paraître un fonds d'esprit et de vivacité surprenant. Constamment cette nation a quelque chose de supérieur à bien d'autres. Il est venu parmi les autres femmes une manière de bourgeoise assez jolie: elle portait son enfant sur ses bras; il est d'une maigreur affreuse, et avait plus de cent petites mains, les unes de jais, les autres de terre ciselée, attachées à son col et sur lui de tous les côtés66. J'ai demandé à la mère ce que cela signifiait; elle m'a répondu que cela servait contre le mal des yeux. Comment, lui ai-je dit, est-ce que ces petites mains empêchent d'y avoir mal? Assurément, Madame, a-t-elle répliqué, mais ce n'est pas comme vous l'entendez; car vous saurez, si cela vous plaît, qu'il y a des gens en ce pays qui ont un tel poison dans les yeux, qu'en regardant fixement une personne, et particulièrement un jeune enfant, ils le font mourir en langueur. J'ai vu un homme qui avait un œil malin, c'est le nom qu'on lui donne, et comme il faisait du mal lorsqu'il regardait de cet œil, on l'obligea de le couvrir d'une grande emplâtre. Pour son autre œil, il n'avait aucune malignité, mais il arrivait quelquefois qu'étant avec ses amis, lorsqu'il voyait beaucoup de poules ensemble, il disait: Choisissez celle que vous voulez que je tue: on lui en montrait une, il ôtait son emplâtre, il regardait fixement la poule, et peu après, elle tournait plusieurs tours, étourdie, et tombait morte. Elle prétend aussi qu'il y a des magiciens, qui, regardant quelqu'un avec une mauvaise intention, leur donnent une langueur qui les fait devenir maigres comme des squelettes; et son enfant, m'a-t-elle dit, en est frappé. Le remède à cela, ce sont ces petites menottes, qui viennent d'ordinaire du Portugal. Elle m'a dit encore que c'est la coutume, lorsqu'on voit qu'une personne nous regarde attentivement, et qu'elle a assez méchante mine pour craindre qu'elle donne le mal d'ojos (on l'appelle ainsi, parce qu'il se fait par les yeux), de leur présenter une de ces petites mains de jais, ou la sienne même fermée, et de lui dire: toma la mano, ce qui veut dire, prends cette main. A quoi il faut que celui qu'on soupçonne réponde: Dios te bendiga, Dieu te bénisse; et s'il ne le dit pas, l'on juge qu'il est malintentionné, et là-dessus on peut le dénoncer à l'Inquisition, ou, si l'on est plus fort, on le bat jusqu'à ce qu'il ait dit Dios te bendiga.

Je ne vous assure pas, comme une chose certaine, que le conte de la poule soit positivement vrai; mais ce qui est de vrai, c'est qu'ici l'on est fortement persuadé qu'il y a des gens qui vous font du mal en vous regardant, et même il y a des églises où l'on va en pèlerinage pour en être guéri. J'ai demandé à cette jeune femme s'il ne paraissait rien d'extraordinaire dans ce qu'ils appellent les yeux malins. Elle m'a dit que non, si ce n'est qu'ils sont remplis d'une vivacité et d'un tel brillant, qu'il semble qu'ils soient tout de feu, et qu'on dirait qu'ils vont vous pénétrer comme un dard. Elle m'a dit encore que, depuis peu, l'Inquisition avait fait arrêter une vieille femme que l'on accusait d'être sorcière, et qu'elle croyait que c'était elle qui avait mis son enfant dans le pitoyable état où je le voyais. Je lui ai demandé ce que l'on ferait de cette femme. Elle m'a dit que, s'il y avait des preuves assez fortes, on la brûlerait infailliblement, ou qu'on la laisserait dans l'Inquisition, et que le meilleur parti pour elle, c'était d'en sortir avec le fouet dans les rues; qu'on attache ces sorcières à la queue d'un âne, ou qu'on les monte dessus, coiffées d'une mitre de papier peint de toutes les couleurs, avec des écriteaux qui apprennent les crimes qu'elles ont commis; qu'en ce bel équipage on les promène par la ville, où chacun a la liberté de les frapper ou de leur jeter de la boue. Mais, lui ai-je dit, par où trouvez-vous que si elle restait en prison, leur condition serait pire? Oh! Madame, m'a-t-elle dit, je vois bien que vous n'êtes pas encore informée de ce que c'est que l'Inquisition. Tout ce que l'on en peut dire n'approche point des rigueurs que l'on y exerce. L'on vous arrête et l'on vous jette dans un cachot, vous y passez deux ou trois mois, quelquefois plus ou moins, sans que l'on vous parle de rien. Au bout de ce temps, on vous mène devant les juges, qui, d'un air sévère, vous demandent pourquoi vous êtes là; il est assez naturel de répondre que vous n'en savez rien. Ils ne vous en disent pas davantage, et vous renvoient dans cet affreux cachot, où l'on souffre tous les jours des peines mille fois plus cruelles que la mort même. L'on n'en meurt pourtant point et l'on est quelquefois un an en cet état. Au bout de ce temps, on vous ramène devant les mêmes juges, ou devant d'autres, car ils changent et vont en différents pays. Ceux-là vous demandent encore pourquoi vous êtes détenu; vous répondez que l'on vous a fait prendre et que vous en ignorez le sujet. On vous renvoie dans le cachot, sans parler davantage. Enfin l'on y passe quelquefois sa vie. Et comme je lui ai demandé si c'était la coutume qu'on s'accusât soi-même, elle me dit que pour certaines gens, c'était assurément le meilleur et le plus court; mais que les juges ne tenaient cette conduite que contre ceux contre lesquels il n'y avait pas de peines assez fortes, car, d'ordinaire, lorsque quelqu'un accuse une personne de crimes capitaux, il faut que le dénonciateur reste en prison avec le criminel, et cela est cause que l'on y est un peu plus modéré. Elle m'a conté des particularités, des supplices de toutes les manières, dont je ne veux point remplir cette lettre; rien n'est plus effroyable. Elle m'a dit encore qu'elle a connu un Juif, nommé Ismaël, qui fut mis dans la prison de l'Inquisition de Séville, avec son père, qui était un rabbin de leur loi. Il y avait quatre ans qu'ils y étaient, lorsqu'Ismaël, ayant fait un trou, grimpa jusqu'au plus haut d'une tour, et se servant des cordes qu'il avait préparées, il se laissa couler le long du mur avec beaucoup de péril. Mais, lorsqu'il fut descendu, il se reprocha qu'il venait d'abandonner son père, et, sans considérer le risque qu'il courait de plus d'une manière, puisque son père et lui étaient jugés et devaient être conduits dans peu de jours à Madrid avec plusieurs autres, pour y souffrir le dernier supplice, il ne laissa pas de se déterminer; il remonta généreusement sur la tour, descendit dans son cachot, en tira son père, le fit sauver avant lui et se sauva ensuite67. J'ai trouvé cette action fort belle, et digne d'être donnée pour exemple aux chrétiens, dans un siècle où le cœur se révolte aisément contre les devoirs les plus indispensables de la nature.

«Je continuais d'entretenir avec plaisir cette bonne Espagnole, lorsque Constance, celle de mes femmes que vous connaissez, m'est venue dire, avec beaucoup d'empressement, qu'elle venait de voir M. Daucourt, et que, si je voulais, elle l'irait appeler. C'est un gentilhomme qui est riche et que j'ai connu à Paris. Il est honnête garçon, homme d'esprit et bien fait de sa personne. Je sais qu'il a à Madrid son frère, lequel est auprès de Don Juan d'Autriche. Ayant témoigné que je serais bien aise de lui parler, Constance l'est allée chercher et me l'a amené. Après les premières honnêtetés, et m'être informée des nouvelles de ma parente, que je croyais bien qu'il connaissait, je lui ai demandé de ses nouvelles particulières et s'il était bien content de son voyage. Ah! Madame, ne me parlez pas de mon voyage, s'est-il écrié, il n'en a jamais été un plus malheureux, et si vous étiez venue quelques jours plus tôt, vous m'auriez vu pendre. Comment, lui ai-je dit, qu'entendez-vous par là? J'entends, m'a-t-il dit; que tout au moins j'en ai eu la peur entière, et que voici bien le pays du monde le plus déplaisant pour les étrangers. Mais, Madame, si vous avez assez de loisir, et que vous en vouliez savoir davantage, je vous conterai mon aventure. Elle est singulière, et vous prouvera bien ce que j'ai l'honneur de vous dire. Vous me ferez beaucoup de plaisir, lui ai-je dit, nous sommes ici dans un lieu où quelque nouvelle, agréablement contée, nous sera d'un grand secours. Il la commença aussitôt de cette manière:

»Quelques affaires qui me regardent et l'envie de revoir un frère dont j'étais éloigné depuis plusieurs années, m'obligèrent, Madame, de faire le voyage de Madrid. Je ne savais guère les coutumes de cette ville-là; je croyais que l'on allait chez les femmes sans façon, que l'on jouait, que l'on mangeait avec elles; mais je fus étonné d'apprendre que chacune d'elles est plus retirée dans sa maison qu'un chartreux ne l'est dans sa cellule, et qu'il y avait des gens qui s'aimaient depuis deux ou trois ans, qui ne s'étaient encore jamais parlé. Des manières si singulières me firent rire; je dis là-dessus toutes les bonnes et les mauvaises plaisanteries qui me vinrent en l'esprit; mais je traitai la chose plus sérieusement, lorsque j'appris que ces femmes, si bien enfermées, étaient plus aimables que toutes les autres femmes ensemble; qu'elles avaient une délicatesse, une vivacité et des manières que l'on ne trouvait que chez elles; que l'amour y paraissait toujours nouveau, et que l'on ne changeait jamais une Espagnole que pour une autre Espagnole. J'étais au désespoir des difficultés qu'il y avait pour les aborder; un de mes amis, appelé Belleville, qui avait fait le voyage avec moi, et qui est un joli garçon, n'enrageait guère moins de son côté que je faisais du mien. Mon frère, qui craignait qu'il ne nous arrivât quelque fâcheux accident, nous disait sans cesse que les maris en ce pays-ci étaient très-jaloux, grands tueurs de gens, et qui ne faisaient pas plus de difficulté de se défaire d'un homme que d'une mouche. Cela n'accommodait guère deux hommes qui n'étaient pas encore las de vivre.

»Nous allions dans tous les endroits où nous croyions voir des dames; nous en voyions en effet, mais ce n'était pas contentement; toutes les révérences que nous leur faisions ne nous produisaient rien, chacun de nous revenait tous les soirs fort las et fort dégoûté de nos inutiles promenades.

»Une nuit que Belleville et moi fûmes veiller au Prado (c'est une promenade plantée de grands arbres, ornée de plusieurs fontaines jaillissantes, dont l'eau, qui tombe à gros bouillons dans des bassins, coule, quand on le veut, dans le cours pour l'arroser et le rendre plus frais et plus agréable), cette nuit-là, dis-je, était la plus belle que l'on pouvait souhaiter. Après avoir mis pied à terre et renvoyé notre carrosse, nous nous promenâmes doucement. Or, nous avions déjà fait quelques tours d'allées, lorsque nous nous assîmes sur le bord d'une fontaine; nous commençâmes là de faire nos plaintes ordinaires. Mon cher Belleville, dis-je à mon ami, ne serons-nous jamais assez heureux pour trouver une Espagnole qui soit de ces spirituelles et engageantes tant vantées? Hélas! dit-il, je le désire trop pour l'espérer; nous n'avons trouvé jusqu'ici que ces laides créatures qui courent après les gens pour les faire désespérer, et qui sont, sous leurs mantilles blanches, plus jaunes et plus dégoûtantes que des bohémiennes; je vous avoue que celles-là ne me plaisent point, et que, malgré leur vivacité, je ne puis me résoudre à lier une conversation avec elles.

»Dans le moment qu'il achevait ces mots, nous vîmes sortir d'une porte voisine deux femmes; elles avaient quitté leurs jupes de dessus, qui sont toujours fort unies; et, quand elles entr'ouvraient leurs mantes, le clair de la lune nous les faisait voir toutes brillantes d'or et de pierreries. Vrai Dieu! s'écria Belleville, voici tout au moins deux fées. Parlez mieux, lui dis-je, ce sont tout au moins deux anges. En les voyant approcher, nous nous levâmes et leur fîmes la plus profonde révérence que nous eussions jamais faite. Elles passèrent doucement et nous regardèrent, tantôt d'un œil et tantôt de l'autre, avec les petites minauderies qui siéent si bien aux Espagnoles. Elles s'éloignèrent un peu; nous étions en doute si elles reviendraient sur leurs pas, ou si nous devions les suivre; et pendant que nous délibérions ensemble, nous les vîmes approcher; elles s'arrêtèrent quand elles furent proche de nous; une d'elles prit la parole et nous demanda si nous savions l'espagnol. Je vois à vos habits, continua-t-elle, que vous êtes étrangers; mais dites-moi, je vous prie, de quel pays vous êtes? Nous lui répondîmes que nous étions Français, que nous savions assez mal l'espagnol, mais que nous avions grande envie de le bien apprendre; que nous étions persuadés que, pour y réussir, il fallait aimer une Espagnole, et qu'il ne tiendrait pas à nous, si nous en trouvions quelqu'une qui voulût être aimée. L'affaire est délicate, reprit l'autre dame qui n'avait point encore parlé, et je plaindrais celle qui s'y embarquerait; car l'on m'a dit que les Français ne sont pas fidèles. Ha! Madame, s'écria Belleville, on a eu dessein de leur rendre un mauvais office auprès de vous, mais c'est une médisance qu'il est aisé de détruire; et bien que je donnasse mon cœur à une jolie femme, je sens bien que je ne pourrais pas le reprendre de même. Eh quoi! interrompit celle qui m'avait déjà parlé, êtes-vous capable de vous engager sans réflexion et à une première vue? j'en aurais un peu moins bonne opinion de vous. Ha! pourquoi, s'écria-t-il, Madame, perdre un temps qui doit être si précieux. S'il est bon d'aimer, il est bon de commencer tout le plus tôt que l'on peut; les cœurs qui sont nés pour l'amour s'usent et se gâtent quand ils n'en ont point. Vos maximes sont galantes, dit-elle, mais elles me paraissent dangereuses; il ne faut pas seulement éviter de les suivre, je tiens qu'il faut éviter de les entendre. Et, en effet, elles voulaient se retirer, lorsque nous les priâmes, avec beaucoup d'instance, de rester encore quelques moments au Prado, et nous leur dîmes tout ce qui pouvait les obliger de se faire connaître et de nous donner la satisfaction de les voir sans leurs mantes. La conversation était assez vive et assez agréable; elles avaient infiniment d'esprit; et comme elles savaient ménager leurs avantages, elles nous montraient leurs mains en raccommodant sans affectation leurs coiffures; et ces mains étaient plus blanches que la neige: malgré le soin apparent qu'elles prenaient de se cacher, nous les voyions assez pour remarquer qu'elles avaient le teint fort beau, les yeux vifs et les traits assez réguliers. Nous les quittâmes le plus tard que nous pûmes, et nous les conjurâmes de revenir à la promenade, ou de nous accorder la permission d'aller chez elles. Elles ne convinrent de rien; et, en effet, nous fûmes plusieurs fois de suite au Prado, et toujours proche de la fontaine où nous les avions vues la première fois, sans que nous pussions les apercevoir. Voilà bien du temps perdu, disions-nous; quel moyen de passer sa vie dans cette grande oisiveté! il faut renoncer à des dames d'un accès si difficile. C'était bien aussi notre dessein, mais il ne dura guère; car, à peine l'avions-nous formé, que nous vîmes sortir de la même porte les deux inconnues. Nous les abordâmes respectueusement, et nos manières honnêtes ne leur déplurent pas. Belleville donna la main à la plus petite et moi à la plus grande. Je lui fis des reproches auxquels elle ne me parut point indifférente, et, devenant plus hardi, je lui parlai des sentiments qu'elle m'avait inspirés, et je l'assurai qu'il ne tiendrait qu'à elle de m'engager pour le reste de ma vie; elle me parut fort réservée sur la plus petite marque de bonté. Dans la suite de notre conversation, elle me dit qu'elle était héritière d'un assez grand bien, qu'elle s'appelait Inès, que son père avait été chevalier de Saint-Jacques et qu'il était d'une qualité distinguée; que celle qui l'accompagnait se nommait Isabelle, et qu'elles étaient cousines. Toutes ces particularités me firent plaisir, parce que je trouvais en elle une personne de naissance, et que cela flattait ma vanité. Je la priai, en la quittant, de m'accorder la permission de l'aller voir. Ce que vous désirez est en usage dans votre pays, me dit-elle, et si j'en étais, je me ferais un plaisir d'en suivre les coutumes; mais les nôtres sont différentes, et, bien que je ne comprenne aucun crime en ce que vous me demandez, je suis obligée de garder des mesures de bienséance auxquelles je ne veux point manquer. Je chercherai quelque moyen de vous voir sans cela, reposez-vous-en sur moi, et ne me sachez pas mauvais gré de vous refuser une chose dont je ne suis pas absolument la maîtresse. Adieu, continua-t-elle, je penserai à ce que vous souhaitez, et je vous informerai de ce que je puis. Je lui baisai la main, et me retirai fort touché de ses manières, de son esprit et de sa conduite.

»Aussitôt que je me trouvai seul avec Belleville, je lui demandai s'il était content de la conversation qu'il venait d'avoir. Il me dit qu'il avait sujet de l'être, et qu'Isabelle lui paraissait douce et aimable. Vous êtes bien heureux, lui dis-je de lui avoir déjà trouvé de la douceur. Inès ne m'a pas donné lieu de croire qu'elle en a, son caractère est enjoué, elle tourne tout ce que je lui dis en raillerie, et je désespère de lier une affaire sérieuse avec elle. Nous demeurâmes quelques jours sans les voir, ni personne de leur part; mais un matin que j'entendais la messe, une vieille femme, cachée sous sa mante, s'approcha de moi, et me présenta un billet, où je lus ces mots:

»Vous me paraissez trop aimable pour vous voir souvent, et je vous avoue que je me défie un peu de mon cœur; si le vôtre est véritablement touché pour moi, il faut songer à l'hymen. Je vous ai dit que je suis riche et je vous ai dit vrai. Le parti que je vous offre n'est point mauvais à prendre. Pensez-y, je me trouverai ce soir aux bords du Mançanarez, où vous me pourrez dire vos sentiments.

»Comme je n'étais pas en lieu où j'eusse de quoi lui faire réponse, je me contentai de lui écrire sur mes tablettes:

»Vous êtes en état de me faire faire le voyage que vous voudrez. Je sens bien que je vous aime trop pour mon repos, et que je devrais me défier beaucoup plus de ma faiblesse que vous n'avez sujet de vous défier de la vôtre. Cependant je me trouverai au Mançanarez, résolu de vous obéir, quoi que vous vouliez de moi.

»Je donnai mes tablettes à cette honnête messagère, qui avait la mine d'en voler les plaques et les fermoirs avant que de les rendre. Je priai Belleville de me laisser aller seul à mon rendez-vous. Il me dit qu'il en avait de la joie, parce qu'Isabelle l'avait fait avertir qu'elle lui voulait parler en particulier à la Floride. Nous attendîmes avec impatience l'heure marquée, et nous nous séparâmes tous deux, après nous être souhaité une heureuse aventure.

»Dès que je fus arrivé au bord de l'eau, je regardai avec soin tous les carrosses qui passèrent; mais il m'aurait été difficile d'y rien connaître, parce qu'ils étaient fermés avec des doubles rideaux. Enfin, il en vint un qui s'arrêta, et j'aperçus des femmes qui me faisaient signe de m'approcher. Je le fis promptement; c'était Inès, qui était encore plus cachée qu'à son ordinaire, et que je ne pouvais discerner d'avec les autres qu'au son de sa voix. Que vous êtes mystérieuse, lui dis-je; pensez-vous, Madame, qu'il n'y ait pas de quoi me faire mourir de chagrin de ne vous voir jamais et d'en avoir toujours tant d'envie? Si vous voulez venir avec moi, me dit-elle, vous me verrez, mais je veux dès ici vous bander les yeux. En vérité, lui dis-je, vous m'avez paru fort aimable jusqu'à présent; mais ces airs mystérieux, qui ne mènent à rien et qui font souffrir, ne me conviennent guère. Si je suis assez malheureux pour que vous me croyiez un malhonnête homme, vous ne devez jamais vous fier en moi; mais, au contraire, si vous m'avez donné votre estime, vous me la devez témoigner par un procédé plus franc. Vous devez être persuadé, interrompit-elle, que j'ai de puissantes raisons d'en user comme je fais, puisque, malgré ce que vous venez de me dire, je ne change point de résolution: la chose cependant dépend de vous; mais à mon égard, je ne souffrirai point que vous montiez dans mon carrosse qu'à cette condition. Comme les Espagnoles sont naturellement opiniâtres, je choisis plutôt de me laisser bander les yeux que de rompre avec elle. J'avoue que j'avais quelque sorte de vanité de ces apparences de bonne fortune, et je m'imaginais être avec quelque princesse qui ne voulait pas que je la connusse en ce moment, mais que je trouverais dans la suite une des plus parfaites et des plus riches de l'Espagne. Cette vision m'empêcha de m'opposer plus longtemps à ce qu'elle voulait. Je lui dis qu'elle était la maîtresse de me bander les yeux, et même de me les crever, si elle y trouvait quelque plaisir. Elle m'attacha un mouchoir autour de la tête, si serré, qu'elle me fit d'abord une douleur effroyable: je me mis ensuite auprès d'elle; il était déjà nuit, je ne savais point où nous allions, et je m'abandonnai absolument à sa conduite.

»Inès avait avec elle deux autres filles; le carrosse fit tant de tours, que nous courûmes la plus grande partie des rues de Madrid. Inès m'entretenait avec trop d'esprit pour que je m'aperçusse de la longueur du chemin; et j'étais charmé de l'entendre, lorsque notre malheureux carrosse, qui était assez mal attelé, fut accroché par un autre, et renversé tout d'un coup. Ainsi nous nous trouvâmes dans ce que l'on appelle la marée, c'est-à-dire dans un des plus grands et des plus vilains ruisseaux de la ville. Je n'ai jamais été si chagrin que je le fus; les trois señoras étaient tombées sur moi, elles m'étouffaient par leur pesanteur et me rendaient sourd par leurs cris. Mes yeux étaient toujours bandés, et mon visage se trouvait tourné d'une certaine manière que je ne pouvais crier à mon tour, sans avaler de cette eau puante. C'est là que je fis quelques réflexions sur les contre-temps de la vie, et quoique j'aimasse beaucoup Inès, je sentais que je m'aimais encore davantage, et que j'aurais souhaité de ne l'avoir jamais vue. Sans que j'aie positivement su ce qui se passa, je me sentis délivré du fardeau qui m'accablait, et lorsque je me fus relevé à l'aide de quelques gens qui me tirèrent de là, je ne trouvai plus Inès ni ses compagnes. Ceux qui étaient autour de moi riaient comme des fous de me voir les yeux bandés, et si mouillé de cette eau noire, qu'il semblait que l'on m'eût trempé dans de l'encre. Je demandai au cocher où était sa maîtresse. Il me dit que la dame avec qui j'étais n'était point sa maîtresse, et qu'elle s'en était allée en me maudissant; qu'elle était fort crottée, qu'il ne la connaissait point, et qu'elle lui avait seulement dit en partant que c'était moi qui le payerais. Et où l'as-tu donc prise, lui dis-je? A la porte de las Delcalças Reales, me dit-il; une vieille m'est venue quérir et m'a mené prendre celle-là. Je l'obligeai pour mon argent de me conduire chez moi. J'attendis Belleville avec une impatience mêlée de chagrin; il revint fort tard et fort content d'Isabelle, à laquelle il trouvait assez de bonté et bien de l'esprit.

63.Madame d'Aulnoy place ici la très-longue liste des vice-royautés, gouvernements, archevêchés et évêchés, que nous renvoyons à l'appendice D.
64.«En Espagne, dit Lope de Vega, tout le monde est si bien né, que la nécessité de servir distingue seule le pauvre du riche.» Le propos de ce cuisinier n'a donc rien qui doive nous surprendre; il pouvait être parfaitement un hidalgo. Le comte de Froberg, voyageant en Espagne et cherchant un domestique, vit entrer chez lui un homme des montagnes du Santander, auquel il dit d'aller chercher ses certificats. Cet homme, ne comprenant pas ce qu'on lui demandait, rapporta les titres les plus authentiques de noblesse depuis le roi Ordono II. (Weiss, t. II, p. 257.)
65.On s'est persuadé d'âge en âge que l'Espagne avait été riche et prospère à une époque antérieure. En réalité, elle a eu toujours cet aspect misérable qu'on lui voit de nos jours. Nous en trouvons la preuve dans le voyage du Vénitien Navagero, qui écrivait en 1526, époque où le Pérou n'attirait pas encore les commerçants en Amérique, et où les effets si funestes de la domination des rois austro-bourguignons ne se faisaient pas encore sentir. Il nous montre la Catalogne dépeuplée et pauvre en produits agricoles, l'Aragon désert et peu cultivé partout où ce pays n'est pas vivifié par le cours des rivières. Les anciens canaux, si nécessaires à la prospérité publique, tombant en ruine dans les environs des villes peuplées, telles que Tolède; dans le reste de la Castille, plusieurs grandes étendues de déserts, dans lesquels on ne trouvait quelquefois qu'une venta ordinairement inhabitée, ressemblant plus à un caravansérail qu'à une auberge. (Ranke, l'Espagne p. 417.)
66.Au dire du duc de Noailles, une des amulettes les plus curieuses de cette époque, était la clochette que les Espagnols portaient pour se garantir des atteintes de la foudre. Surpris en route par un orage, le Roi Philippe V vit les seigneurs qui l'accompagnaient tirer leurs clochettes et les faire tinter. Le fou rire que causa au Roi ce carillon, fut considéré par les Espagnols comme la preuve d'une force d'âme dont ils lui firent grand honneur (Collection des Mémoires, t. XXXIV, p. 92.)
67.La religion des Espagnols était fort grossière, leur esprit nullement enclin aux controverses; aussi l'Inquisition avait-elle plus affaire à des Juifs qu'à des hérétiques proprement dits.
  «Comme je passais à Logroño, dit le conseiller Bertault, on me dit qu'on y avait mis depuis peu à l'Inquisition un gentilhomme de qualité qui avait parlé et disputé un peu dessus la liberté et dessus la grâce. Mais il est vrai qu'ils n'y en mettent guère de cette nature, à cause que personne ne sait rien, et ainsi ils ne parlent guère de choses de religion. Ils n'y mettent guère souvent que ceux qui sont soupçonnés de morisme et de judaïsme, dont ils en prennent souvent qu'ils mènent par les rues, avec une coroca, qui est une espèce de bonnet pointu et fort haut de papier jaune et rouge, pour quoi on les appelle encorocados. Le conseil et les officiers de l'Inquisition marchent devant en mules, et les familiers après, et les encorocados sont au milieu. On les mène ainsi dans l'église des Dominicains, et on leur fait un grand sermon. Il y en a d'autres qu'on fouette quand ils sont relaps, d'autres à qui l'on ordonne el sanbenito. C'est une espèce d'étole qu'on les oblige de porter à leur col, et on les appelle sanbenitos. On écrit les noms de tous ceux qui ont été pris ainsi en l'année sur les murailles des églises, avec des croix de Saint-André, et la plupart des églises d'Espagne en sont pleines.» (Relation de l'État d'Espagne, p. 89.)
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
570 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain