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Kitabı oku: «La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle», sayfa 10
»Je la trouvais parfaitement belle; ses yeux étaient si vifs et si brillants, que l'on n'en soutenait l'éclat qu'avec peine. Don Fernand lui dit qui j'étais, et que j'allais voir une de mes proches parentes à Madrid. Son nom ne lui était pas inconnu non plus que sa personne; elle me dit même qu'il y avait peu que le Roi l'avait faite titulada et marquise de Castille. «Que je vous serais obligée, Madame, dis-je en l'interrompant, de m'apprendre ce que signifie ce titre-là, parce qu'elle m'en a parlé dans ses lettres sans me l'expliquer, non plus que celui de grandat et de majorasque. J'en ai entendu dire à plusieurs personnes; mais soit qu'elles l'ignorassent elles-mêmes ou qu'elles ne voulussent pas se donner la peine de me le dire, je n'en ai jamais été bien instruite.»
«Je vous apprendrai avec plaisir ce que j'en sais, reprit Doña Éléonor; et j'ai toujours entendu dire que, du temps des premiers rois d'Oviédo, de Galice et d'Asturie, ils étaient toujours élus par les prélats du royaume et par les ricos-hombres. Ces seigneurs n'ayant point encore obtenu les titres de ducs, de marquis et de comtes, qui les distinguent d'avec les gentilshommes, on les appelle ricos-hombres, ce qui était comme les grands d'Espagne d'aujourd'hui. C'était l'ordre qu'ils choisissent toujours pour régner les plus proches parents des Rois qui venaient de mourir. Mais cette coutume ne fut observée que depuis Pélage jusqu'à Ramire. En 843, on le déclara successeur d'Alphonse le Chaste, roi d'Asturie, et l'on admit sous son règne la succession du père au fils en ligne directe, ou du frère au frère, en ligne collatérale, pour la couronne; que ce consentement devint dès lors une loi municipale, qui s'est toujours depuis observée en Espagne. Vous remarquerez que le mot de ricos-hombres n'a pas la même signification que hombres ricos, qui veut dire hommes riches en français. Les ricos-hombres se couvraient devant le Roi, entraient aux états, y avaient leur voix active et passive. Sa Majesté leur accordait toutes ces prérogatives par des actes authentiques, et les titulados d'à présent sont les mêmes que l'on appelait alors ricos-hombres; mais leurs priviléges ne sont pas si étendus, et la plupart de ces honneurs, ainsi que je vous le dirai, ont été réservés aux grands d'Espagne54. Les titulados peuvent avoir un dais dans leur chambre, un carrosse dans Madrid à quatre chevaux, avec los tiros largos; ce sont de longs traits de soie, qui attachent les derniers chevaux aux premiers. Quand il y a des fêtes de taureaux, on leur donne des balcons dans la grande place, où leurs femmes sont régalées de corbeilles remplies de gants, de rubans, d'éventails, de bas de soie et de pastilles, avec une magnifique collation de la part du Roi ou de la ville, selon que c'est le Roi ou la ville qui donne ces fêtes au public. Ils ont leur banc marqué dans les cérémonies; et quand le Roi fait un titulados marquis de Castille, d'Aragon ou de Grenade, il entre aux États de ces royaumes-là55.
»A l'égard des grands, il y en a de trois classes différentes; et la manière dont le Roi leur parle en les faisant, les distinguent. Les uns sont ceux à qui il dit de se couvrir, sans y rien ajouter, la grandesse n'est attachée qu'à leur personne et n'est point conservée dans leur maison.
»Les autres que le Roi qualifie du titre d'une de leurs terres, comme par exemple, duc ou marquis d'un tel lieu: Couvrez-vous pour vous et pour les vôtres, sont grands d'une manière plus avantageuse que les premiers, parce que la grandesse étant attachée à leur terre passe à leur fils aîné; et s'ils n'en ont point, à leur fille ou à leur héritier. Cela fait que dans une seule maison il peut y avoir plusieurs grandesses, et que l'on voit des héritières qui en portent jusqu'à six ou sept à leurs maris, lesquels sont grands à cause des terres de leurs femmes.
»Les derniers ne se couvrent qu'après avoir parlé au Roi, et l'on fait la différence des uns aux autres en disant: Ils sont grands à vie ou à race. Il faut encore remarquer qu'il y en a que le Roi fait couvrir avant qu'ils lui parlent en leur disant: Cubrios, et ils parlent et écoutent parler le Roi toujours couverts. D'autres qui ne se couvrent qu'après lui avoir parlé et qu'il leur a répondu. Et les troisièmes qui ne se couvrent qu'après s'être retirés d'auprès du Roi vers la muraille; mais, lorsqu'ils sont tous ensemble dans des fonctions publiques ou à la chapelle, il n'y a aucune différente entre eux: ils s'assoient et se couvrent devant lui; et, lorsqu'il leur écrit, il les traite comme s'ils étaient princes, ou leur donne le titre d'Excellence. Ce n'est pas que quelques grands seigneurs se contentent de les traiter de Votre Seigneurie; mais cela est moins honnête et très-peu usité. Quand leurs femmes vont chez la Reine, elle les reçoit debout; et, au lieu d'être seulement assises sur le tapis de pied, on leur présente un carreau56.
«Pour les mayorasques, c'est une espèce de substitution qui se fait de la plupart des grandes terres qui appartiennent à des personnes de naissance; car celui qui ne serait pas noble et qui posséderait une de ces terres ne jouirait pas du privilége de mayorazgo; mais lorsque c'est un homme de qualité, quelques dettes qu'il ait, on ne saurait lui faire vendre ses terres en mayorasque s'il ne le veut bien, et il ne le veut presque jamais, de sorte que ses créanciers n'ont que la voie d'arrêter son revenu; et ce n'est pas encore la plus courte, parce qu'avant qu'ils en touchent un sol, les juges ordonnent une pension convenable, selon le rang de celui sur qui on vient de faire la saisie, tant pour ses enfants que pour sa table, ses habits, ses domestiques, ses chevaux et même ses menus plaisirs. D'ordinaire, tout le revenu est employé à cela sans que les créanciers soient en droit de s'en plaindre, bien qu'ils en souffrent beaucoup.
«Voilà, Madame, continua Doña Éléonor, ce que vous avez souhaité de savoir, et je me trouve heureuse d'avoir eu lieu de satisfaire votre curiosité.» Je lui témoignai qu'elle avait ajouté extrêmement au plaisir que je pouvais trouver dans le simple récit des choses dont je m'étais informée, et que je mettrais toujours une grande différence entre ce que j'apprendrais d'elle, ou ce que j'apprendrais d'une autre.
Elle me demanda si je savais celui que le Roi venait de nommer pour être son ambassadeur en Espagne; je lui dis qu'on ne me l'avait pas encore écrit. «Je n'ai pu apprendre qui c'est, ajouta-t-elle, avant que je sois partie de Madrid; mais j'ose dire que tout le monde ne nous convient pas. Nous souhaitons que l'on ait de bonnes qualités personnelles et de la naissance. Nous ne souffrons qu'avec peine qu'un homme d'un mérite et d'une condition médiocres soit revêtu d'une dignité qui l'élève si fort au-dessus des autres, lorsqu'il représente un grand monarque et qu'il traite de sa part avec le nôtre. Nous voulons, dis-je, qu'il honore son caractère autant que son caractère l'honore.»
Elle apprit ensuite à Don Fernand de Tolède que la marquise de la Garde, sa tante, était morte il y avait peu, et que le comte de Médelin, frère de cette dame, était mort le lendemain; que, plusieurs personnes croyaient que c'était de douleur de la mort de sa sœur. – «Hé quoi! Madame, dis-je en l'interrompant, les Espagnols ont-ils un si bon naturel? Il me semble que leur gravité s'accorde mal avec la tendresse.» Elle se prit à rire de ma question, et elle me dit que j'étais comme toutes les autres dames françaises qui se préviennent aisément contre les Espagnols; mais qu'elle espérait que lorsque je les connaîtrais, j'en aurais meilleure opinion. Elle eut l'honnêteté de me prier de venir me reposer quelques jours, proche de Lerma, dans une maison dont elle était la maîtresse. Je la remerciai de ses offres obligeantes, et lui dis que j'en aurais profité avec plaisir si j'avais des raisons moins pressantes d'aller à Madrid; mais que je l'assurais que lorsqu'elle y serait, je ne manquerais pas de la voir. Nous demeurâmes le reste du soir ensemble, et l'heure de se retirer étant venue, je lui dis adieu et la priai de m'accorder son amitié.
Je me levai avant le jour parce que nous avions une furieuse journée à faire pour aller coucher à Aranda de Duero. Le temps s'étant adouci, il faisait un grand brouillard mêlé de pluie, et, en arrivant le soir, l'hôte nous dit que nous serions fort bien chez lui, mais que nous n'aurions point du tout de pain. «C'est pourtant une chose dont on se passe difficilement, répondis-je.» Et, en effet, cette nouvelle me chagrina. Je m'informai d'où venait cette disette; Il me fut dit que l'alcalde-mayor de la ville (c'est celui qui ordonne de tout, et qui est tout ensemble le gouverneur et le juge), avait envoyé quérir le pain et la farine qui étaient chez les boulangers et les avait fait apporter dans sa maison, pour en faire une distribution proportionnée aux besoins de chaque particulier; et que, ce qui avait donné lieu à cela, c'était que la rivière de Duero, qui passe autour de la ville, était gelée, et les rivières de Leon, de Suegra, de Burgos, de Termes et de Salamanque, qui s'y jettent et s'y perdent, avaient aussi cessé leurs cours; qu'ainsi, aucun moulin ne pouvait moudre, ce qui faisait appréhender la famine. Cela nous obligea de nous adresser à lui pour avoir le pain qui nous était nécessaire. Don Fernand lui envoya un gentilhomme de sa part, de celle des trois chevaliers et de la mienne. Aussitôt on nous envoya tant de pain, que nous en eûmes assez pour en donner à notre hôte et à sa famille qui en avait grand besoin.
Nous n'étions pas encore à table, lorsque mes gens apportèrent dans ma chambre plusieurs paquets de lettres qu'ils avaient trouvés sur les degrés de l'hôtellerie. Celui qui les portait, ayant bu plus qu'il ne fallait, s'y était endormi, et tous ses paquets étaient exposés à la curiosité des passants. Il y a, dans ce pays, un très-méchant ordre pour le commerce; et, lorsque le courrier de France arrive à Saint-Sébastien, on donne toutes les lettres qu'il apporte à des hommes qui vont fort bien à pied et qui se relayent les uns les autres. Ils mettent ces paquets dans un sac attaché avec de méchantes cordes sur leurs épaules, de manière qu'il arrive souvent que les secrets de votre cœur et de votre maison sont en proie au premier curieux qui fait boire ce misérable piéton. C'est ce qui arriva dans cette occasion, car Don Frédéric de Cardone, ayant regardé plusieurs dessus de lettres, reconnut l'écriture d'une dame à laquelle il prenait apparemment intérêt; du moins je le jugeai ainsi par l'émotion de son visage et par l'empressement avec lequel il ouvrit le paquet. Il lut la lettre et voulut bien me la montrer, sans vouloir me dire ni de qui elle venait, ni pour qui elle était, mais il me promit de m'en informer à Madrid. Comme je la trouvai bien écrite, il me vint dans l'esprit que vous seriez peut-être bien aise de voir le style d'une Espagnole quand elle écrit à ce qu'elle aime; je priai le chevalier de m'en laisser prendre une copie, mais il est vrai que la traduction ôte beaucoup d'agrément à cette lettre; la voici:
«Tout contribue à m'affliger dans la malheureuse ambassade où vous allez, sans compter que l'éloignement est le poison des plus fortes amitiés. Je ne puis me flatter que quelque rupture entre les souverains ne puisse abréger le temps de votre absence et me rendre un bien sans lequel je ne saurais vivre. De tous les princes de l'Europe, celui à qui l'on vous envoie est le plus uni avec nous; je ne prévois point de guerre contre lui; et ce fléau, dont le ciel punit les coupables, serait pour moi mille fois plus doux que la paix. Oui, je consentirais d'en porter seule tous les désastres, de voir mes terres ruinées, mes maisons en feu, de perdre mon bien et ma liberté, pourvu que nous fussions ensemble, et que, sans vous faire partager mes disgrâces, je puisse jouir du plaisir de vous voir. Vous devez juger, par de telles dispositions, de l'état où je suis, quand je pense qu'effectivement vous allez partir, que je reste à Madrid, que je n'ose vous suivre; que mon devoir étouffe tout d'un coup les projets que je pourrais faire pour me consoler, et que je vous perds enfin, dans le temps où je vous trouve le plus digne de ma tendresse; où j'ai plus de sujet d'être persuadée de la vôtre, et où je sens davantage les marques que vous m'en donnez. Je devrais vous cacher ma douleur et ne rien ajouter à la vôtre; mais quel moyen de pleurer et de pleurer sans vous! Hélas! hélas! je serai bientôt réduite à pleurer toute seule. Ne craignez-vous point qu'une affliction si vive ne me tue, et ne pourriez-vous pas feindre d'être malade pour ne me point quitter? Songez à tous les biens qui sont renfermés dans cette proposition. Mais je suis folle de vous la faire; vous préférez les ordres du Roi aux miens, et c'est me vouloir attirer de nouveaux chagrins que de vous mettre à une telle épreuve. Adieu, je ne vous demande rien, parce que j'ai trop à vous demander; je n'ai jamais été si affligée.»
Comme j'achevais de traduire la lettre que je vous envoie, le fils de l'alcalde vint me voir; c'était un jeune homme qui avait une bonne opinion de lui-même et qui était un vrai guap57. Que ce mot ne vous embarrasse pas, ma chère cousine; guap veut dire, en espagnol, brave, galant et même fanfaron. Ses cheveux étaient séparés sur le milieu de la tête et noués, par derrière, avec un ruban bleu, large de quatre doigts et long de deux aunes, qui tombait de toute sa longueur; il avait des chausses de velours noir qui se boutonnaient de cinq ou six boutons au-dessus du genou, et sans quoi il serait impossible de les ôter sans les déchirer en pièces, tant elles sont étroites en ce pays. Il avait une veste si courte qu'elle ne passait pas la poche, et un pourpoint à longues basques de velours noir ciselé, avec des manches pendantes, larges de quatre doigts; les manches du pourpoint étaient de satin blanc bordées de jais, et au lieu d'avoir des manches de chemise de toile, il en portait de taffetas noir fort bouffantes avec des manchettes de même; son manteau était de drap noir, et comme c'était un guap, il l'avait entortillé autour de son bras, parce que cela est plus galant, avec un broquel à la main; c'est une espèce de bouclier fort léger et qui a au milieu une pointe d'acier: ils le portent quand ils vont la nuit en bonne ou en mauvaise fortune. Il tenait, de l'autre main, une épée plus longue que demi-pique, et le fer qu'il y avait à la garde aurait pu suffire à faire une petite cuirasse; comme ces épées sont si longues qu'on ne pourrait les tirer du fourreau à moins que l'on ne fût aussi grand qu'un géant, ce fourreau s'ouvre en appuyant le doigt sur un petit ressort. Il avait aussi un poignard dont la lame était étroite; il était attaché à sa ceinture contre son dos; sa golille de carton, couverte d'un petit quintin, lui tenait le col si droit, qu'il ne pouvait ni baisser ni tourner la tête58. Rien n'est plus ridicule que ce hausse-col; car ce n'est ni une fraise, ni un rabat, ni une cravate; cette golille, enfin, ne ressemble à rien, incommode beaucoup et défigure de même. Son chapeau était d'une grandeur prodigieuse, la forme basse et doublée de taffetas noir avec un gros crêpe autour, comme un mari le porterait pour le deuil de sa femme. L'on m'a dit que ce crêpe est le titre le plus incontestable de la plus fine galanterie. Ceux qui se piquent de se mettre bien ne portent ni chapeaux bordés, ni plumes, ni nœuds de rubans d'or et d'argent; c'est un crêpe bien large et bien épais dont ils se parent, et il n'y a point de Chimène qui puisse tenir contre cette vision. Ses souliers étaient d'un maroquin aussi fin que les peaux dont on fait les gants, et tout découpés, malgré le froid, si justes aux pieds qu'il semblait qu'ils fussent collés dessus, et n'avaient point de talon. Il me fit, en entrant, une révérence à l'espagnole, les deux jambes croisées l'une sur l'autre et se baissant gravement comme font les femmes lorsqu'elles saluent quelqu'un59. Il était fort parfumé, et ils le sont tous beaucoup; sa visite ne fut pas longue; il savait assez son monde; il n'oublia pas de me dire qu'il allait souvent à Madrid, et qu'il ne se faisait pas de courses de taureaux où il n'exposât sa vie. Comme j'avais sur le cœur le peu de soin qu'on prend des lettres, je lui parlai du courrier que mes gens avaient trouvé endormi sur le degré; il me dit que cela venait de la négligence du grand maître des postes, ou, pour mieux dire, de ce qu'il voulait trop gagner; et que, si le Roi en était informé, il ne le souffrirait pas. Ce nom de grand maître des postes fit que je lui demandai si l'on allait quelquefois en poste en Espagne; il me dit que oui, pourvu qu'on eût la permission du Roi ou du grand maître, qui est toujours un homme d'une naissance distinguée, et qu'à moins d'un ordre bien signé et en bonne forme, on ne donnait point de chevaux. Mais, lui dis-je, un homme qui vient de se battre ou qui a d'autres raisons de vouloir faire diligence, que fait-il? Rien, Madame, me dit-il; s'il a de bons chevaux il s'en sert, et, s'il n'en a pas, il est assez embarrassé; mais lorsque l'on veut aller en poste et que l'on ne part pas directement de Madrid, il suffit de prendre un billet de l'alcalde, qui veut dire gouverneur des villes par où l'on passe. Ma curiosité étant satisfaite sur ce chapitre, le galant Espagnol se retira, et nous soupâmes tous ensemble à notre ordinaire.
Il y avait déjà du temps que j'étais couchée et endormie, quand je fus réveillée par un son de cloches et par un bruit confus de voix effroyables. Je ne savais encore ce qui le causait, lorsque Don Fernand de Tolède et Don Frédéric de Cardone, sans frapper à ma porte, l'enfoncèrent, et m'appelant de toutes leurs forces pour me trouver (car ils n'avaient point de lumière), vinrent l'un et l'autre à mon lit, et jetant ma robe sur moi, ils m'emportèrent avec ma fille au plus vite jusqu'au haut de la maison. Je ne peux vous représenter mon étonnement et ma crainte; je leur demandai enfin ce qui était arrivé. Ils me dirent que le dégel était venu tout d'un coup avec tant de violence, que les rivières, grossies par les torrents qui tombaient de tous côtés des montagnes dont la ville est entourée, s'étaient débordées et l'inondaient; qu'au moment qu'ils m'étaient venus prendre, l'eau était déjà dans ma chambre, et que le désordre était horrible. Il n'était pas nécessaire qu'ils m'en dissent davantage, car j'entendais des cris affreux et l'eau ébranlait toute la maison. Je n'ai jamais eu si grand'peur, je regrettais tendrement ma chère patrie. Hélas! disais-je, j'ai bien fait du chemin pour me venir noyer au quatrième étage d'une hôtellerie d'Aranda. Toute mauvaise plaisanterie à part, je croyais mourir, et j'étais si troublée que je fus prête vingt fois de prier MM. de Tolède et de Cardone de m'entendre en confession. Je crois que dans la suite ils en auraient plus ri que moi. Nous fûmes jusqu'au jour dans les alarmes continuelles; mais l'alcalde et les habitants de la ville travaillèrent si promptement et si utilement à détourner les torrents, et à faire écouler les eaux, que nous n'en eûmes que la peur. Deux de nos mulets furent noyés, mes litières et mes hardes si pénétrées d'eau, que, pour les faire sécher, il a fallu rester un jour tout entier: et ce n'était pas une chose trop facile, car il n'y a pas de cheminée aux hôtelleries. L'on chauffa le four et l'on mit toutes mes hardes dedans. Je vous assure que je n'ai point gagné à cette malheureuse inondation; je me couchai après cela, où pour mieux dire, je me mis dans le bain, mon lit étant aussi mouillé que tout le reste.
Nos voyageurs ont jugé qu'il fallait me laisser un peu en repos; j'ai employé une partie de ma journée à vous écrire. Adieu, ma chère cousine, il est temps de finir. Je suis toujours plus à vous que personne au monde.
A Aranda de Duero, ce 9 de mars.
SIXIÈME LETTRE
L'exactitude que j'ai à vous apprendre les choses que je crois dignes de votre curiosité m'oblige très-souvent de m'informer de plusieurs particularités que j'aurais négligées, si vous ne m'aviez pas dit qu'elles vous font plaisir, et que vous aimez à voyager sans sortir de votre cabinet.
Nous partîmes d'Aranda par un temps de dégel qui rendait l'air bien plus chaud, mais qui rendait aussi les chemins plus mauvais. Nous trouvâmes peu après la montagne de Somosierra, qui sépare la Vieille-Castille de la nouvelle, et nous ne la traversâmes pas sans peine, tant pour sa hauteur que pour la quantité de neige dont les fonds étaient remplis, et où nous tombions quelquefois comme dans des précipices, croyant le chemin uni. L'on appelle ce passage Puerto60. Il semble que ce nom ne devrait être donné qu'à un port où l'on s'embarque sur la mer ou sur la rivière, mais c'est ainsi qu'on explique le passage d'un royaume dans un autre; et toujours en faisant son chemin il en coûte, car les gardes des douanes, qui font payer les droits du Roi, attendent les voyageurs sur les grands chemins, et ne les laissent point en repos, qu'ils ne leur aient donné quelque chose.
En arrivant à Buitrago, nous étions aussi mouillés que la nuit d'inondation à Aranda, et encore que je fusse en litière, je ne m'apercevais guère moins du mauvais temps que si j'eusse été à pied ou à cheval, parce que les litières sont si mal faites en ce pays, et si mal fermées, que lorsque les mulets passent quelque ruisseau, ils jettent avec leurs pieds une partie de l'eau dans la litière, et quand elle y est une fois, elle y demeure, de sorte que je fus obligée, en arrivant, de changer de linge et d'habits. Ensuite Don Fernand, les trois cavaliers, ma fille et mes femmes, vinrent avec moi au château dont on m'avait beaucoup parlé.
Il me parut aussi régulièrement bâti que celui de Lerma, un peu moins grand, mais plus agréable. Les appartements en sont mieux tournés, et les meubles ont quelque chose de fort riche et même de singulier, tant par leur antiquité que par leur magnificence. Ce château est, comme celui de Lerma, à Don Rodrigo de Silva de Mendoza, duc de Pastrana et de l'Infantado. Sa mère se nomme Doña Catalina de Mendoza et Sandoval, héritière des duchés de l'Infantado et de Lerma. Il vient de père en fils de Ruy Gomes de Silva, qui fut fait duc de Pastrana et prince d'Eboli par le Roi Philippe II. Cette princesse d'Eboli, dont il a été tant parlé pour sa beauté, était sa femme, et le Roi en était très-amoureux. On me montra son portrait, qui doit avoir été fait par un excellent peintre; elle est représentée toute de sa grandeur, assise sous un pavillon attaché à quelques branches d'arbre; il semble qu'elle se lève, car elle n'a sur elle qu'un linge fin qui laisse voir une partie de son corps. Si elle l'avait aussi beau qu'il paraît dans son portrait, et si ses traits étaient aussi réguliers, on doit croire qu'elle était la plus charmante de toutes les femmes; ses yeux sont si vifs et si remplis d'esprit qu'il semble qu'elle va vous parler. Elle a la gorge, les bras, les pieds et les jambes nus; ses cheveux tombent sur son sein, et des petits amours, qui paraissent dans tous les coins du tableau, s'empressent pour la servir: les uns tiennent son pied et lui mettent un brodequin, les autres passent des fleurs dans ses cheveux, il y en a qui soutiennent son miroir. On en voit plus loin qui lui aiguisent des flèches, pendant que les autres en emplissent son carquois et bandent son arc. Un faune la regarde au travers des branches, elle l'aperçoit et elle le montre à un petit Cupidon qui est appuyé sur ses genoux, et qui pleure, comme s'il en avait peur ce qui la fait sourire. Toute la bordure est d'argent ciselé et doré en beaucoup d'endroits. Je demeurai longtemps à la regarder avec un extrême plaisir, mais on me fit passer dans une autre galerie où je la vis encore. Elle était peinte dans un très-grand tableau, à la suite de la Reine Élisabeth, fille de Henri II, Roi de France, que Philippe II, Roi d'Espagne, épousa au lieu de la donner au prince Don Carlos son fils, avec qui elle avait été accordée. La Reine faisait son entrée à cheval, comme c'est la coutume, et je trouvai la princesse d'Eboli moins brillante auprès d'elle qu'elle ne m'avait paru étant seule. Il faut juger par là des charmes de cette jeune Reine; elle était vêtue d'une robe de satin bleu, mais du reste tout de même que je vous ai représenté la comtesse de Lemos. Le Roi la regardait passer de dessus un balcon. Il était habillé de noir avec le collier de la Toison; ses cheveux roux et blancs, le visage long, pâle, vieux, ridé et laid. L'infant Don Carlos accompagnait la Reine; il était fort blanc, la tête belle, les cheveux blonds, les yeux bleus, et il regardait la Reine avec une langueur si touchante, qu'il paraît que le peintre a pénétré le secret de son cœur, et qu'il a voulu l'exprimer. Son habit était blanc et brodé de pierreries; il était en pourpoint tailladé, avec un petit chapeau relevé par le côté, couvert de plumes blanches. Je vis dans la même galerie un autre tableau qui me toucha fort: c'était le prince Don Carlos mourant. Il était assis dans un fauteuil, son bras appuyé sur une table qui était devant lui, et sa tête penchée sur sa main; il tenait une plume comme s'il eût voulu écrire, il y avait devant lui un vase où il paraissait quelque reste d'une liqueur brune, et apparemment que c'était un poison. Un peu plus loin, l'on voyait préparer le bain, où l'on devait lui ouvrir les veines; le peintre avait représenté parfaitement bien l'état où l'on se trouve dans une occasion si funeste; et comme j'avais lu son histoire et que j'en avais été attendrie, il me sembla qu'effectivement je le voyais mourir61. On me dit que tous ces tableaux étaient de grand prix. On me conduisit dans une chambre dont l'ameublement avait appartenu à l'archiduchesse Marguerite d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas, et l'on prétend qu'elle y a travaillé elle-même; c'est un petit lit de gaze sur lequel on a appliqué des plumes d'oiseaux de toutes les couleurs, et cela forme des grotesques, des plumes, des fleurs, des petits animaux. La tapisserie est pareille, et les différentes nuances des plumes font un effet très-agréable. Voilà ce que je remarquai de plus singulier au château de Buitrago; et comme il était déjà tard, nous en sortîmes.
Il y avait plusieurs jours que je n'avais eu le plaisir de voir jouer à l'hombre, je fis apporter des cartes. Don Fernand avec deux des chevaliers commencèrent une reprise; je m'intéressai à mon ordinaire, et Don Estève de Carvajal en fit autant; de sorte qu'après avoir regardé jouer quelques moments, je lui demandai auquel des trois chevaliers était la commanderie, d'où ils revenaient lorsque je les rencontrai. Il me dit qu'elle n'était pas à un d'eux; qu'ils y étaient allés voir un de leurs amis communs, sur un accident très-fâcheux qui lui était arrivé à la chasse. Me trouvant sur le chapitre des commanderies, je le priai de m'apprendre si les ordres de Saint-Jacques, de Calatrava et d'Alcantara étaient anciens. Il me dit qu'il y avait plus de cinq cents ans qu'ils subsistaient; que l'on appelait autrefois l'ordre de Calatrava, le Galant; celui de Saint-Jacques, le Riche; celui d'Alcantara, le Noble. Ce qui les faisait nommer ainsi, c'est que, d'ordinaire, il n'entrait dans Calatrava que des jeunes cavaliers; que Saint-Jacques était plus riche que les deux autres; et que, pour être reçu chevalier d'Alcantara, il fallait faire ses preuves de quatre races; au lieu que pour entrer dans les autres, il ne faut les faire que de deux. Dans les premiers temps que ces ordres furent établis, les chevaliers faisaient des vœux, vivaient très-régulièrement en communauté et ne portaient des armes que pour combattre les Maures; mais, ensuite, il y entra les plus grands seigneurs du royaume, qui obtinrent la liberté de se marier, sous cette condition qu'ils seraient obligés d'en demander une dispense expresse au Saint-Siége. Il faut avoir un brevet du Roi, faire ses preuves de noblesse et prouver aussi que l'on vient de Cristianos Viejos, c'est-à-dire qu'il n'est entré dans la famille du père ni de la mère aucun Juif ni Maure. Le Pape Innocent VIII donna, en 1489, au Roi Ferdinand et à ses successeurs la disposition de toutes les commanderies de ces trois ordres, que l'on nomme militaires. Le Roi d'Espagne en dispose, en effet, sous le titre d'administrateur perpétuel, et il jouit des trois grandes maîtrises, qui lui valent plus de quatre cent mille écus de rente. Lorsqu'il tient chapelle comme grand maître de l'ordre ou qu'il fait quelque assemblée, les chevaliers ont le privilége d'être assis et couverts devant lui. Don Estève ajouta que l'ordre de Calatrava avait trente-quatre commanderies et huit prieurés, qui valaient cent mille ducats de revenu; qu'Alcantara avait trente-trois commanderies, quatre alcaldies et quatre prieurés, qui rapportaient quatre-vingt mille ducats, et que les quatre-vingt-sept commanderies de Saint-Jacques, tant en Castille qu'au royaume de Leon, valaient plus de deux cent soixante-douze mille ducats. Vous pouvez juger par là, Madame, continua-t-il, qu'il y a des ressources pour les pauvres gentilshommes espagnols62.
Je conviens, lui dis-je, que ce serait une chose très-avantageuse pour eux, s'ils étaient les seuls que l'on voulût admettre dans ces trois ordres; mais il me semble que vous venez de me dire que les plus grands seigneurs en possèdent les plus belles commanderies. C'est par une règle générale, interrompit-il, qui veut toujours que les biens aillent aux plus riches, quoiqu'il y eût de la justice d'en faire part aux autres; et les aînés de grande qualité auraient encore de quoi se satisfaire en obtenant l'ordre de la Toison, qui distingue extrêmement ceux que le Roi en honore. Cependant, comme c'est une faveur qui n'est accompagnée d'aucun revenu et qu'elle ne se donne pas même aisément, peu de gens la recherchent et l'on ne voit, d'ordinaire, l'ordre de la Toison qu'à des princes. Si vous savez qui l'a instituée, lui dis-je, vous m'obligerez de m'en informer. On prétend, reprit-il, que dans le temps que les Maures possédaient la plus grande et la meilleure partie de l'Espagne, un villageois, qui vivait selon Dieu, le priant avec ferveur de délivrer le royaume de ces infidèles, aperçut un ange qui descendait du ciel, lequel lui donna une toison d'or et lui commanda de s'en servir pour amasser des troupes, parce que, à cette vue, on ne refuserait pas de le suivre et de combattre les ennemis de la foi. Ce saint homme obéit, et plusieurs gentilshommes prirent les armes sur ce qu'il leur dit.
Après avoir lu les savantes recherches de M. Gachard et de M. de Mouy, on est surpris de la crédulité des historiens qui, sans le moindre motif, ont propagé la fable dont parle madame d'Aulnoy.
