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Kitabı oku: «La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle», sayfa 15
NEUVIÈME LETTRE
J'appréhende que vous ne soyez fâchée de ce que j'ai laissé passer un ordinaire sans vous écrire; mais, ma chère cousine, je voulais être informée de plusieurs choses dont je vais vous rendre compte.
Je vous parlerai d'abord des églises de Madrid. Je les trouve fort belles et très-propres. Les femmes de qualité n'y vont guère, parce qu'elles ont toutes des chapelles dans leurs maisons; mais il y a certains jours de l'année où elles ne manquent pas d'y aller. Ceux de la semaine sainte en sont; elles y font leurs stations et quelquefois elles vont s'y confesser.
L'église de Notre-Dame d'Atocha, c'est-à-dire Notre-Dame du Buisson, est fort belle. Elle est dans l'enceinte d'un vaste couvent, où il y a un grand nombre de religieux qui ne sortent presque jamais; c'est une de leurs observances. Leur vie est fort austère. L'on y vient en dévotion de toutes parts. Lorsque les rois d'Espagne ont quelque heureux événement, c'est le lieu où ils font chanter le Te Deum. Il y a une Vierge qui tient le petit Jésus. On la dit miraculeuse. Elle est noire; on l'habille souvent en veuve, mais aux grandes fêtes, elle est richement vêtue et si couverte de pierreries, qu'il ne se peut rien voir de plus magnifique. Elle a particulièrement un soleil autour de la tête, dont les rayons jettent un éclat admirable. Elle a toujours un grand chapelet dans sa main ou à sa ceinture. Cette chapelle est à côté de la nef de l'église, dans un lieu qui semblerait fort sombre, s'il n'y avait plus de cent grosses lampes d'or et d'argent toujours allumées. Le Roi y a son balcon avec une jalousie devant. L'on se sert dans toutes les églises de certains ronds de jonc fort propres, que l'on met sous ses genoux, et lorsqu'il arrive une personne de qualité ou une dame étrangère, le sacristain apporte un grand tapis devant elle, sur lequel il met un prie-Dieu et des carreaux, ou bien, il la fait entrer dans de petits cabinets tout peints et dorés, avec des vitres autour, où l'on est fort commodément. Il n'est pas de dimanche que l'autel ne soit éclairé de plus de cent cierges. Il est paré d'une prodigieuse quantité d'argenterie, et cela est ainsi dans toutes les églises de Madrid. L'on y fait des parterres de gazon ornés de fleurs; on les embellit de fontaines dont l'eau retombe dans des bassins, les uns d'argent, les autres de marbre ou de porphyre. L'on met autour un grand nombre de gros orangers aussi hauts que des hommes et qui sont dans de fort belles caisses. On y laisse aller des petits oiseaux qui font des manières de petits concerts. Cela est presque toute l'année, comme je viens de vous le représenter, et les églises ne sont jamais sans orangers et sans jasmins, qui les parfument bien plus agréablement que l'encens85.
On voit dans la chapelle de Nuestra Señora de Alucinada, une Vierge que l'on dit que saint Jacques apporta de Jérusalem et qu'il cacha dans une tour, laquelle était dans l'enceinte de Madrid. Les Maures ayant assiégé la ville, les habitants se trouvèrent réduits à une grande famine: de sorte qu'ils délibéraient pour se rendre, lorsqu'on trouva cette tour pleine de blé. Une telle abondance ne pouvait qu'être l'effet d'un miracle; le peuple ravi prit courage, et se défendit si bien, que les Maures, fatigués de la longueur du siége, se retirèrent. On trouva ensuite l'image de la Vierge, et en reconnaissance on lui bâtit une chapelle où l'on peignit cette histoire à fresque sur les tours. L'autel, le balustre et toutes les lampes sont d'argent massif.
Les Minimes ont une église proche de là dans laquelle est la chapelle de Nuestra Señora de la Soledad, où l'on dit le salut tous les soirs. C'est un lieu de grande dévotion, j'entends pour les véritables dévots, car il y a bien des personnes qui s'y donnent rendez-vous.
La chapelle de Saint-Isidore passe toutes les autres en beauté. C'est le patron de Madrid, qui n'était qu'un pauvre laboureur. Les murailles de la chapelle sont tout incrustées de marbre de plusieurs couleurs, avec des colonnes de même, et des figures de quelques saints. Son tombeau est au milieu et quatre colonnes de porphyre soutiennent au-dessus une couronne de marbre qui représente des fleurs avec les couleurs qui leur sont naturelles. Rien ne peut être mieux travaillé, et l'on peut dire que l'art a surpassé la nature. Les figures des douze apôtres ornent au dehors le dôme de la chapelle.
J'ai vu à Saint-Sébastien (qui est à présent une paroisse) une chaise que la Reine mère a fait faire, pour porter le Saint-Sacrement aux malades quand il fait mauvais temps. Elle est de velours cramoisi en broderie d'or, couverte de chagrin et garnie de clous d'or. Le tour est orné de grandes glaces, et du milieu de son impériale il s'élève une manière de petit clocher rempli de plusieurs clochettes d'or. Quatre prêtres la portent, lorsque quelque personne de qualité est malade et demande à recevoir Notre-Seigneur. Il est suivi de tous les gens de la Cour. Plus de mille flambeaux de cire blanche éclairent, avec divers instruments, et l'on s'arrête dans les grandes places qui sont sur le chemin, pendant que le peuple, à genoux, reçoit la bénédiction et que les musiciens chantent et jouent de la harpe et de la guitare. C'est ordinairement le soir qu'on le porte ainsi avec beaucoup de cérémonie et de respect.
Lorsqu'on doit célébrer quelque fête dans une église, dès la veille l'on fiche de grandes perches en terre au haut desquelles sont des espèces de réchauds assez profonds, que l'on emplit de copeaux de bois avec du soufre et de l'huile. Cela brûle très-longtemps et rend une fort grande clarté. On forme des allées avec ces perches; c'est une sorte d'illumination très-agréable. L'on s'en sert aussi dans toutes les réjouissances publiques.
Les femmes qui vont à la messe, hors de chez elles, en entendent une douzaine et marquent tant de distractions, que l'on voit bien qu'elles sont occupées d'autre chose que de leurs prières. Elles portent des manchons qui ont plus d'une grande demi-aune de long. Ils sont de la plus belle martre zibeline que l'on puisse voir et valent jusqu'à quatre et cinq cents écus. Il faut qu'elles étendent leurs bras autant qu'elles peuvent pour mettre seulement le bout de leurs doigts à l'entrée de leurs manchons. Il me semble que je vous ai déjà dit qu'elles sont extrêmement petites, et ces manchons ne sont guère moins grands qu'elles. Elles portent toujours un éventail, et, soit l'hiver ou l'été, tant que la messe dure, elles s'éventent sans cesse. Elles sont assises, dans l'église, sur leurs jambes et prennent du tabac à tous moments, sans se barbouiller comme on fait d'ordinaire, car elles ont pour cela, aussi bien qu'en toute autre chose, des petites manières propres et adroites. Lorsqu'on lève Notre-Seigneur, les femmes et les hommes se donnent chacun une vingtaine de coups de poing dans la poitrine, ce qui fait un tel bruit que la première fois que je l'entendis, j'eus une grande frayeur, et je crus que l'on se battait.
Quant aux cavaliers (je veux parler de ceux qui sont galants de profession et qui portent un crêpe autour de leur chapeau), lorsque la messe était finie, ils allaient se ranger autour du bénitier; toutes les dames s'y rendaient, ils leur présentaient de l'eau bénite et leur disaient en même temps des douceurs. Elles y répondaient fort juste en peu de mots, car il faut convenir qu'elles disent précisément ce qu'il faut, et elles n'ont pas la peine de le chercher, leur esprit y fournit sur-le-champ. Mais M. le nonce a défendu, sous peine d'excommunication, que les hommes présentent de l'eau bénite aux femmes. On dit que cette défense est intervenue à la prière de quelques maris jaloux. Quoi qu'il en soit, on l'observe, et même elle porte que les cavaliers ne se donneront point d'eau bénite entre eux86.
De quelque qualité que soient les Espagnoles, elles n'ont jamais de carreau dans l'église, et l'on ne leur porte point la robe. Pour nous, quand nous y entrons avec nos habits à la française, tout le monde s'assemble et nous environne; mais ce qui m'incommode fort, ce sont les femmes grosses qui sont beaucoup plus curieuses que les autres, et pour lesquelles on a ici les dernières complaisances, parce que l'on prétend que lorsqu'elles veulent quelque chose et qu'on leur refuse, il leur prend aussitôt un certain mal qui les fait accoucher d'un enfant mort. De sorte qu'elles sont en droit de tirailler, de déganter et de faire tourner les gens comme il leur plaît.
Les premiers jours que cela m'arriva, je n'y entendais point raillerie, et je leur parlai si sèchement qu'il y en eut qui se mirent à pleurer et qui n'osèrent y revenir. Mais il y en avait d'autres qui ne se rebutaient point; elles voulaient voir mes souliers, mes jarretières, ce que j'avais dans mes poches; et, sur ce que je ne le souffrais point, ma parente me dit que si le peuple voyait cela, il vous jetterait des pierres, et qu'il fallait que je les laissasse faire. Les filles qui me servent en sont encore plus tourmentées que moi. Je n'oserais vous dire jusqu'où va la curiosité de ces femmes grosses.
L'on m'a conté qu'un jeune homme de la Cour étant éperdument amoureux d'une fort belle dame que son mari gardait à vue, et ne pouvant trouver moyen de lui parler, se déguisa en femme grosse et fut chez elle. Il s'adressa au jaloux et lui dit qu'il avait l'antojo (c'est le terme) d'entretenir sa femme en particulier. Le mari, déçu par la figure, ne mit point en doute que ce ne fût une jeune femme grosse, et aussitôt il lui fit donner par son épouse une longue et très-agréable audience.
Quand il prend envie à ces femmes grosses de voir le Roi, elles le lui font dire, et il a la bonté de venir sur un grand balcon qui donne sur la cour du palais, et s'y tient autant qu'elles le veulent.
Il y a quelque temps qu'une Espagnole, nouvellement arrivée de Naples, fit prier le Roi qu'elle pût le voir, et quand elle l'eut assez regardé, transportée de son zèle, elle lui dit en joignant les mains: Je prie Dieu, Sire, qu'il vous fasse la grâce de devenir un jour Vice-Roi de Naples. L'on prétend que l'on fit jouer cette pièce pour informer le Roi que la magnificence du Vice-Roi d'alors, qui n'était pas aimé, passait de beaucoup la sienne. Il vient très-souvent des dames au logis que nous ne connaissons point, et auxquelles ma parente fait beaucoup d'honnêtetés, parce qu'elles sont grosses et qu'il ne faut pas les fâcher.
Grâces au ciel, le carême est passé, et bien que je n'aie fait maigre que la semaine sainte, ce temps-là m'a paru plus long que tout le carême n'aurait fait à Paris, parce qu'il n'y a point de beurre ici. Celui que l'on y trouve vient de plus de trente lieues, enveloppé comme des petites saucisses dans des vessies de cochon. Il est plein de vers et plus cher que celui de Vanvre. On peut se retrancher sur l'huile, car elle est excellente; mais tout le monde ne l'aime pas, et moi, par exemple; je n'en mange point sans m'en trouver fort mal.
Ajoutez à cela que le poisson est très-rare; il est impossible d'en avoir de frais qui vienne de la mer, car elle est éloignée de Madrid de plus de quatre-vingts lieues. Quelquefois on apporte des saumons dont on fait des pâtés qui se mangent à la faveur de l'épice et du safran. Il y a peu de poisson d'eau douce, et, l'on ne s'embarrasse guère de tout cela, puisque personne ne fait carême, ni maîtres, ni valets, à cause de la difficulté qu'il y a de trouver de quoi le faire. On prend la bulle chez M. le nonce; elle coûte quinze sous de notre monnaie87. Elle permet de manger du beurre et du fromage pendant le carême, et les issues les samedis de toute l'année. Je trouve assez singulier que l'on mange, ce jour-là, les pieds, la tête, les gésiers, et que l'on n'ose pas manger autre chose du même animal.
La boucherie est ouverte le carême comme le carnaval. C'est quelque chose de bien incommode que la manière dont on y vend la viande. Elle est enfermée chez le boucher, à qui on parle au travers d'une petite fenêtre; on lui demande la moitié d'un veau, et le reste à proportion; il ne daigne ni vous répondre, ni vous donner quoi que ce soit; vous vous retranchez à une longe de veau; il vous fait payer d'avance et puis vous donne, par sa lucarne, un gigot de mouton; vous le lui rendez, en disant que ce n'est point cela que vous voulez; il le reprend et vous donne à la place un aloyau de bœuf. On crie encore plus fort pour avoir la longe, il ne s'en émeut pas davantage, jette votre argent et vous ferme la fenêtre au nez. On s'impatiente, on va chez un autre qui en fait tout autant et quelquefois pis. De sorte que le meilleur est de leur demander la quantité de viande que l'on veut et de les laisser faire à leur tête. Cette viande fait mal au cœur, tant elle est maigre, sèche et noire; mais, telle qu'elle est, il en faut moins qu'en France pour faire une bonne soupe. Tout est si nourrissant ici, qu'un œuf vous profite plus qu'un pigeon ailleurs. Je crois que c'est un effet du climat.
Quant au vin, il ne me semble point bon. Ce n'est pas de ce pays-ci que l'on boit l'excellent vin d'Espagne. Il vient de l'Andalousie et des îles Canaries, encore faut-il qu'il passe la mer pour prendre cette force et cette douceur qui le rendent bon. A Madrid, il est assez fort et même un peu trop, mais il n'a point le goût agréable. Ajoutez à cela qu'on le met dans des peaux de bouc qui sont apprêtées, et il sent toujours la poix ou le brûlé. Je ne suis pas surprise que les hommes fassent si peu de débauche avec une telle liqueur. On en vend pour si peu d'argent que l'on en veut, pour un double ou pour deux; mais celui qui se débite ainsi aux pauvres gens devient encore plus mauvais, parce qu'on le laisse dans de grandes terrines de terre, tout le jour à l'air, et l'on en prend là pour ceux qui en veulent. Il s'aigrit et sent si fort, qu'en passant devant ces sortes de cabarets, l'odeur en fait mal à la tête.
Le carême ne change rien aux plaisirs; ils sont toujours si modérés, ou, du moins, ceux que l'on prend font si peu de bruit, qu'ils sont de toutes les saisons.
Personne ne se dispense, pendant la semaine sainte, d'aller en station; particulièrement depuis le mercredi jusqu'au vendredi. Il se passe, ces trois jours-là, des choses bien différentes entre les véritables pénitents, les amants et les hypocrites. Il y a des dames qui ne manquent point d'aller, sous prétexte de dévotion, en de certaines églises où elles savent, depuis un an entier, que celui qu'elles aiment se trouvera; et, bien qu'elles soient accompagnées d'un grand nombre de dueñas, comme la presse est toujours grande, l'amour leur donne tant d'adresse, qu'elles se dérobent en dépit des argus et vont dans une maison prochaine, qu'elles connaissent à quelque enseigne et qui est louée exprès sans servir à personne que dans ce seul moment. Elles retournent ensuite à la même église où elles trouvent leurs femmes occupées à les chercher. Elles les querellent de leur peu de soin pour les suivre; et le mari, qui a gardé pendant toute l'année sa chère épouse, la perd dans le temps où elle lui devrait être la plus fidèle. La grande contrainte où elles vivent leur inspire le désir de s'affranchir, et leur esprit, soutenu de beaucoup de tendresse, leur donne le moyen de l'exécuter88.
C'est une chose bien désagréable de voir les disciplinants. Le premier que je rencontrai pensa me faire évanouir. Je ne m'attendais point à ce beau spectacle, qui n'est capable que d'effrayer; car, enfin, figurez-vous un homme qui s'approche si près qu'il vous couvre toute de son sang: c'est là un de leurs tours de galanterie. Il y a des règles pour se donner la discipline de bonne grâce, et les maîtres en enseignent l'art comme on montre à danser et à faire des armes. Ils ont une espèce de jupe de toile de batiste fort fine qui descend jusque sur le soulier; elle est plissée à petits plis et si prodigieusement ample qu'ils y emploient jusqu'à cinquante aunes de toile. Ils portent sur la tête un bonnet trois fois plus haut qu'un pain de sucre et fait de même; il est couvert de toile de Hollande; il tombe de ce bonnet un grand morceau de toile qui couvre tout le visage et le devant du corps; il y a deux petits trous par lesquels ils voient; ils ont derrière leur camisole deux grands trous sur leurs épaules; ils portent des gants et des souliers blancs, et beaucoup de rubans qui attachent les manches de la camisole et qui pendent sans être noués. Ils en mettent aussi un à leur discipline; c'est d'ordinaire leur maîtresse qui les honore de cette faveur. Il faut, pour s'attirer l'admiration publique, ne point gesticuler des bras, mais seulement que ce soit du poignet et de la main; que les coups se donnent sans précipitation, et le sang qui en sort ne doit point gâter leurs habits. Ils se font des écorchures effroyables sur les épaules, d'où coulent deux ruisseaux de sang; ils marchent à pas comptés dans les rues; ils vont devant les fenêtres de leurs maîtresses où ils se fustigent avec une merveilleuse patience. La dame regarde cette jolie scène au travers des jalousies de sa chambre, et, par quelque signe, elle l'encourage à s'écorcher tout vif, et elle lui fait comprendre le gré qu'elle lui sait de cette sotte galanterie. Quand ils rencontrent une femme bien faite, ils se frappent d'une certaine manière qui fait ruisseler le sang sur elle. C'est là une fort grande honnêteté, et la dame reconnaissante les en remercie. Quand ils ont commencé de se donner la discipline, ils sont obligés, pour la conservation de leur santé, de la prendre tous les ans, et, s'ils y manquent, ils tombent malades. Ils ont aussi de petites aiguilles dans des éponges, et ils s'en piquent les épaules et les côtés avec autant d'acharnement que s'ils ne se faisaient point de mal89. Mais voici bien autre chose: c'est que le soir, les personnes de la Cour vont aussi faire cette promenade. Ce sont, d'ordinaire, de jeunes fous qui font avertir tous leurs amis du dessein qu'ils ont. Aussitôt on va les trouver, fort bien armés. Le marquis de Villahermosa90 en a été cette année, et le duc de Vejar a été l'autre. Ce duc sortit de la maison sur les neuf heures du soir; il avait cent flambeaux de cire blanche que l'on portait deux à deux devant lui. Il était précédé de soixante de ses amis, et suivi de cent autres qui avaient tous leurs pages et leurs laquais. Cela faisait une fort belle procession. On sait quand il doit y avoir des gens de cette qualité. Toutes les dames sont aux fenêtres avec des tapis sur des balcons et des flambeaux attachés aux côtés, pour mieux voir et pour être mieux vues. Le chevalier de la discipline passe avec son escorte et salue la bonne compagnie; mais, ce qui fait souvent le fracas, c'est que l'autre disciplinant qui se pique de bravoure et de bon air, passe par la même rue avec grand monde. Cela est arrivé de cette manière à ceux que je viens de vous nommer. Chacun d'eux voulut avoir le haut du pavé, et aucun ne le voulut céder. Les valets qui tenaient les flambeaux se les portèrent au visage et se grillèrent la barbe et les cheveux. Les amis de l'un tirèrent l'épée contre les amis de l'autre. Nos deux héros qui n'avaient point d'autres armes que cet instrument de pénitence, se cherchèrent; et s'étant trouvés, ils commencèrent entre eux un combat singulier. Après avoir usé leurs disciplines sur les oreilles l'un de l'autre, et couvert la terre de petits bouts de corde dont elles étaient faites, ils s'entre-donnèrent des coups de poing comme auraient pu faire deux crocheteurs. Cependant il n'y a pas toujours de quoi rire à cette momerie-là, car l'on s'y bat fort bien, l'on s'y blesse, l'on s'y tue, et les anciennes inimitiés trouvent lieu de se renouveler et de se satisfaire. Enfin le duc de Vejar céda au marquis de Villahermosa. On ramassa les disciplines rompues que l'on raccommoda comme on put; le bonnet qui était tombé dans le ruisseau fut décrotté et remis sur la tête du pénitent; on emporta les blessés chez eux. La procession commença de marcher plus gravement que jamais et parcourut la moitié de la ville.
Le duc avait bien envie le lendemain de reprendre sa revanche, mais le Roi lui envoya défendre, ainsi qu'au marquis, de sortir de leurs maisons. Pour revenir à ce que l'on fait dans ces occasions, vous saurez que lorsque ces grands serviteurs de Dieu sont de retour chez eux, il y a un repas magnifique préparé avec toutes sortes de viandes; vous remarquerez que c'est un des derniers jours de la semaine sainte. Mais après une si bonne œuvre, ils croient qu'il leur est permis de faire un peu de mal. D'abord, le pénitent se fait frotter fort longtemps les épaules avec des éponges trempées dans du sel et du vinaigre, de peur qu'il n'y reste du sang meurtri; ensuite il se met à table avec ses amis et reçoit d'eux les louanges et les applaudissements qu'il croit avoir bien mérités. Chacun lui dit, à son tour, que de mémoire d'homme on n'a vu prendre la discipline de si bonne grâce. On exagère toutes les actions qu'il a faites; et surtout le bonheur de la dame pour laquelle il a fait cette galanterie. La nuit entière s'écoule en ces sortes de contes, et quelquefois celui qui s'est si bien étrillé en est tellement malade, que le jour de Pâques il ne peut pas aller à la messe. Ne croyez pas, au moins, que je m'avise d'embellir l'histoire pour vous réjouir. Tout cela est vrai à la lettre et je ne vous mande rien que vous ne puissiez vérifier par toutes les personnes qui ont été à Madrid.
Mais il y a de véritables pénitents qui font une extrême peine à voir. Ils sont vêtus tout de même que ceux qui se disciplinent, excepté qu'ils sont nus depuis les épaules jusqu'à la ceinture et qu'une natte étroite les emmaillotte et les serre à tel point, que ce qu'on voit de leur peau est tout bleu et tout meurtri, leurs bras sont entortillés dans la même natte et tout étendus. Ils portent jusqu'à sept épées passées dans leur dos et dans leurs bras91. Ces épées leur font des blessures dès qu'ils se remuent trop fort ou qu'ils viennent à tomber, ce qui leur arrive souvent, car ils vont nu-pieds, et le pavé est si pointu que l'on ne peut se soutenir dessus sans se couper les pieds. Il y en a d'autres qui, au lieu de ces épées, portent des croix si pesantes qu'ils en sont accablés. Ne pensez pas que ce soit des personnes du commun, il y en a de la première qualité. Ils, sont obligés de se faire accompagner par plusieurs de leurs domestiques qui sont déguisés et dont le visage est couvert, de peur qu'on ne les reconnaisse. Ces gens portent du vin, du vinaigre et d'autres choses pour en donner, de temps en temps, à leur maître, qui tombe bien souvent comme mort de la peine et de la fatigue qu'il souffre. Ce sont, d'ordinaire, les confesseurs qui enjoignent ces pénitences, et l'on tient qu'elles sont si rudes que celui qui les fait ne passe point l'année. M. le nonce m'a dit qu'il avait fait défense à tous les confesseurs de les ordonner. Cependant j'en ai vu plusieurs; apparemment cela venait de leur propre dévotion.
Depuis les premiers jours de la semaine sainte jusqu'à la Quasimodo, on ne peut sortir sans trouver un nombre infini de pénitents de toutes les sortes, et le vendredi saint, ils se rendent tous à la procession. Il n'y en a qu'une générale dans la ville, composée de toutes les paroisses et de tous les religieux. Ce jour-là, les dames sont plus parées qu'à celui de leurs noces. Elles se mettent sur leurs balcons, qui sont ornés de riches tapis et de beaux carreaux; elles sont quelquefois cent dans une seule maison. La procession se fait sur les quatre heures du soir, et à huit, elle n'est pas finie, car je ne vous puis dire la quantité innombrable de monde que j'y ai vu, à compter depuis le Roi, Don Juan, les cardinaux, les ambassadeurs, les grands, les courtisans et toutes les personnes de la Cour et de la ville. Chacun tient un cierge, et chacun a ses domestiques en très-grand nombre, qui portent des torches ou des flambeaux. On voit à cette procession toutes les bannières et les croix couvertes de crêpe. Il y a un très-grand nombre de tambours qui en sont couverts de même et qui battent comme à la mort d'un général. Les trompettes sonnent des airs tristes. La garde du Roi, composée de quatre compagnies de différentes nations, savoir: de Bourguignons, d'Espagnols, d'Allemands et de la Lancilla, porte ses armes couvertes de deuil, et les traîne par terre. Il y a de certaines machines qui sont élevées sur des théâtres, et qui représentent les mystères de la vie et de la mort de Notre-Seigneur. Les figures sont de grandeur naturelle, très-mal faites et très-mal habillées. Il y en a de si pesantes, qu'il faut cent hommes pour les porter, et il en passe un nombre surprenant, car chaque paroisse a les siennes. Je remarquai la Sainte Vierge qui fuyait en Égypte. Elle était montée sur un âne très-bien caparaçonné. La housse était toute brodée de belles perles; la machine était grande et fort lourde92.
L'on appréhende ici qu'on ne manque quelquefois à faire ses dévotions à Pâques; c'est pourquoi un prêtre de chaque paroisse va dans les maisons savoir du maître combien il y a de communiants chez lui. Lorsqu'il en est informé, il l'écrit sur son registre. Quand on a communié, l'on vous donne un billet qui en fait foi. A la Quasimodo, on va dans toutes les maisons querir les billets que l'on doit avoir, suivant le premier mémoire, et si l'on ne peut les fournir, on fait une exacte perquisition de celui ou de celle qui n'a pas communié. En ce temps-là, les pauvres qui sont malades mettent un tapis à leurs portes et on leur apporte la communion avec une procession fort belle et fort dévote.
Depuis que je suis à Madrid, je n'ai guère vu d'enterrements magnifiques, excepté celui d'une fille du duc de Medina-Celi. Son cercueil était d'un bois rare des Indes, mis dans un sac de velours bleu, croisé de bandes d'argent, et les glands de même attachaient le sac par les deux bouts, comme une valise faite d'étoffe. Le cercueil était dans un chariot couvert de velours blanc, avec des festons et des couronnes de fleurs artificielles tout autour. On la portait ainsi à Medina-Celi, ville capitale du duché de ce nom.
Ordinairement, on habille les morts des habits de quelque ordre religieux, et on les porte le visage découvert jusque dans l'église où ils doivent être inhumés. Si ce sont des femmes, on leur met l'habit de carmélite. Cet ordre est en grande vénération ici; les princesses du sang s'y retirent. Les Reines même, lorsqu'elles deviennent veuves, sont obligées d'y passer le reste de leur vie, à moins que le Roi en ait ordonné autrement avant sa mort, comme fit Philippe IV en faveur de la Reine Marie-Anne d'Autriche, sa femme. Et à l'égard d'une Reine répudiée, il faut aussi qu'elle se mette en religion, car, répudiées ou non, elles n'ont pas la liberté de se remarier.
Les Rois d'Espagne se tiennent si fort au-dessus des autres rois, qu'ils ne veulent pas qu'une princesse qui a été leur épouse le devienne jamais d'un autre, en eût-elle la plus grande passion du monde.
Don Juan a une fille naturelle, religieuse carmélite de Madrid. Elle est d'une beauté admirable, et l'on dit qu'elle n'avait aucune envie de prendre le voile; mais c'était sa destinée, et c'est celle de bien d'autres de sa qualité qui n'en sont guère plus contentes qu'elle.
On les nomme les Descalzas Reales, ce qui veut dire les demoiselles royales. Cela s'étend même jusqu'aux maîtresses du Roi, soit qu'elles soient filles ou veuves. Quand il cesse de les aimer, il faut qu'elles se fassent religieuses.
J'ai vu quelques-unes des œuvres de sainte Thérèse, écrites de sa propre main; son caractère est lisible, grand et médiocrement beau. Doña Béatrix Carillo, qui est sa petite-nièce, les garde fort précieusement. C'est elle qui me les a montrées. Ce sont des lettres dont on a fait un recueil; je ne crois pas qu'on les ait jamais imprimées. Elles sont parfaitement belles, et on voit dans toutes un certain air de gaieté et de douceur qui marque beaucoup le caractère de cette grande sainte.
Pendant le Carême et même dans les autres temps, on trouve des prédicateurs à chaque coin de rue, qui font là des sermons fort mal étudiés et qui font aussi fort peu de fruit; mais, du moins, ils contentent et leur zèle et leur désir de prêcher. Leurs plus fidèles auditeurs sont les aveugles, qui tiennent lieu ici de nos chanteurs du Pont-Neuf. Chacun d'eux, conduit par un petit chien, qui les mène fort bien, va chantant des romances et des jacara (ce sont de vieilles histoires, ou des événements modernes que le peuple est bien aise de savoir); ils ont un petit tambour et une flûte dont ils jouent. Ils disent souvent la chanson du Roi François Ier: Quand le Roi partit de France, à malheur il en partit… Vous la savez assurément, ma chère cousine, car qui ne la sait pas? Cette chanson est chantée en fort mauvais français par des gens qui n'en entendent pas un seul mot; tout ce qu'ils en savent, c'est que le Roi fut pris par les Espagnols, et, comme cette prise est fort à leur gloire, ils en veulent faire passer le souvenir à leurs enfants.
Il y a une fleur de lis toute dorée sur le haut de la chambre où ce Roi était prisonnier, et je ne dois pas oublier de vous dire que la prison est un des plus beaux bâtiments de Madrid; les fenêtres en sont aussi larges que celles des autres maisons. A la vérité, il y a des barreaux de fer, mais ils sont tous dorés et d'une distance assez éloignée pour ne pas faire soupçonner qu'on les a mis là pour empêcher qu'on ne se sauve93. Je demeurai surprise de la propreté apparente d'un lieu si désagréable en effet, et je pensai que l'on voulait démentir en Espagne le proverbe français qui dit: «Qu'il n'y a pas de belles prisons, ni de laides amours.» Pardonnez-moi ce proverbe, je ne les aime pas assez pour vous en étourdir souvent.
Tous les meubles que l'on voit ici sont extrêmement beaux, mais ils ne sont pas faits si proprement que les nôtres, et il s'en faut du tout qu'ils ne soient si bien entendus. Ils consistent en tapisseries, cabinets, peintures, miroirs et argenteries. Les vice-rois de Naples et les gouverneurs de Milan ont rapporté d'Italie de très-excellents tableaux; les gouverneurs des Pays-Bas ont eu des tapisseries admirables; les vice-rois de Sicile et de Sardaigne des broderies et des statues; ceux des Indes des pierreries et de la vaisselle d'or et d'argent. Ainsi, chacun revenant de temps en temps chargé des richesses d'un royaume, ils ne peuvent pas manquer d'avoir enrichi cette ville de quantité de choses précieuses.
Je ne vis jamais moines si gros, si grands, si grossiers et si rogues. L'orgueil leur sortait par les yeux et toute leur contenance; la présence de Leurs Majestés ne l'affaiblissait point. Ce qui me surprit à n'en pas croire mes yeux, fut l'arrogance et l'effronterie avec lesquelles ces maîtres moines poussaient leurs coudes dans le nez des dames et dans celui de la camarera-mayor comme des autres, qui toutes à ce signal baisaient leurs manches, redoublaient après leurs révérences, sans que le moine branlât le moins du monde. (Mémoires du duc de Saint Simon, t. XIX, p. 90.)
Le jeudi saint, on fit, l'après-dîner, la grande procession des pénitents, où il y eut plus de deux mille hommes qui se fouettèrent. J'approuvai fort qu'avec les cloches qui cessent, les carrosses cessent d'aller par la ville; on ne va plus à cheval, ni les dames en chaises. On ne porte plus d'épée et aucun ne s'accompagne de sa livrée. Il se fait aussi cette nuit-là beaucoup de désordres que je n'approuvai pas. (Collection des mémoires relatifs à l'histoire de France, t. XX, p. 156.)
