Kitabı oku: «La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle», sayfa 16
On change de meubles plusieurs fois l'année. Les lits d'hiver sont de velours chamarrés de gros galons d'or; mais ils sont si bas et les pentes si hautes, que l'on est comme enseveli dedans. On n'a l'été ni rideau, ni quoi que ce soit autour de son lit; cela est de fort méchante grâce. L'on y met quelquefois de la gaze de couleur pour garantir des moucherons.
On passe l'hiver dans les appartements hauts, et l'on monte quelquefois jusqu'au quatrième étage, selon le froid qu'il fait, pour s'en garantir. On occupe à présent les appartements d'été qui sont bas et fort incommodes. Toutes les maisons ont beaucoup de plain-pied, on traverse douze ou quinze salles ou chambres tout de suite. Ceux qui sont les moins bien logés en ont six ou sept. Les pièces sont d'ordinaire plus longues que larges; les plafonds ne sont ni peints ni dorés, ils sont de plâtre et tout unis, mais d'une blancheur à éblouir, car tous les ans on les gratte et on les reblanchit aussi bien que les murailles, qui semblent être de marbre, tant elles sont polies. Le carreau des appartements d'été est fait d'une certaine matière qui, après que l'on a jeté dessus dix seaux d'eau, sèche au bout d'une demi-heure et laisse une fraîcheur agréable, de sorte que le matin on arrose tout, et peu après on étend des tapis d'un jonc fort fin, mêlé de différentes couleurs, qui couvrent le pavé. L'appartement est tapissé de ce même jonc, de la hauteur d'une aune, pour empêcher que la fraîcheur des murailles n'incommode ceux qui s'y appuient. Il y a au-dessus de ce jonc des tableaux et des miroirs. Les carreaux de brocart d'or et d'argent sont placés sur les tapis avec des tables et des cabinets très-beaux, et d'espace en espace, des caisses d'argent remplies d'orangers et de jasmins. L'on met des paillassons aux fenêtres, qui garantissent du soleil, et l'on se promène sur le soir dans les jardins. Il y a plusieurs maisons qui en ont de fort beaux où l'on trouve des grottes et des fontaines en grande quantité, car les eaux sont ici en abondance et fort bonnes. On compte dans le nombre de ces belles maisons celles du duc d'Ossone, de l'amirante de Castille, de la comtesse d'Oñate et du connétable de Castille. Mais j'ai tort de vouloir vous les spécifier, car il est constant qu'il y en a une quantité considérable94.
Au reste, il me semble qu'après toutes les précautions que je vois prendre, la chaleur, quelque excessive qu'elle soit, ne peut incommoder, nous le verrons. Ne pensez pas, s'il vous plaît, qu'il n'y ait que les grands seigneurs qui occupent des appartements bas, chacun veut avoir le sien, à la vérité selon son pouvoir; mais ne fût-ce qu'une petite cave, ils y demeurent de bon cœur.
Il y a peu de menu peuple dans Madrid, et l'on n'y voit guère que des personnes de qualité. Si l'on en excepte sept ou huit rues pleines de marchands, vous ne trouvez aucune boutique dans cette ville, si ce ne sont celles où se vendent les confitures et les liqueurs, les eaux glacées et la pâtisserie.
Je ne veux pas omettre de vous dire que mille gens ont des dais ici; car, sans compter les princes et les ducs, les titrés (qui sont en grand nombre) en ont aussi. Les titrés sont ce qu'on appelle les grands d'Espagne: les vrais marquis, les vrais comtes. S'il y a trente chambres de plain-pied chez eux, vous y trouverez trente dais. Ma parente en a vingt chez elle. Le Roi l'a faite marquise de Castille. Vous ne sauriez croire, comme je tiens bien ma gravité sous un dais, particulièrement quand on m'apporte mon chocolat; car trois ou quatre pages vêtus de noir, comme de vrais notaires, me servent à genoux. C'est une coutume à laquelle j'ai peine à m'accoutumer, parce qu'il me semble que ce respect ne devrait être rendu qu'à Dieu. Mais cela est tellement d'usage ici, que si un apprenti savetier présentait une savate à son maître, il mettrait un genou en terre. Cette qualité de titulos donne beaucoup de priviléges, dont je vous ai déjà parlé, et particulièrement celui d'avoir un dais. On ne met point de balustres autour du lit.
Je vous l'ai déjà dit, ma chère cousine, il s'en faut beaucoup que nous ne soyons si bien meublés en France que les personnes de qualité le sont ici, principalement en vaisselle d'argent. C'est une différence si notable, qu'on ne la croirait pas si on ne la voyait. L'on ne se sert point de vaisselle d'étain, celle d'argent ou de terre sont les seules qui soient en usage; et vous saurez que les assiettes ici ne sont guère moins pesantes que les plats en France; car tout est d'une pesanteur surprenante.
Le duc d'Albuquerque est mort il y a déjà quelque temps. On m'a dit qu'on avait employé six semaines à écrire sa vaisselle d'or et d'argent et à la peser; pendant ce temps, on y passait chaque jour deux heures entières; cela ne se faisait qu'à gros frais. Il y avait, entre autres choses, quatorze cents douzaines d'assiettes, cinquante grands plats et sept cents petits. Tout le reste à proportion, et quarante échelles d'argent pour monter jusqu'au haut de son buffet, qui était par gradins comme un autel, placé dans une grande salle. Quand on me dit cette opulence d'un particulier, je crus qu'on se moquait de moi; j'en demandai la confirmation à Don Antoine de Tolède, fils du duc d'Albe, qui était au logis. Il m'assura que c'était la vérité, et que son frère, qui ne s'estimait pas riche en vaisselle d'argent, avait six cents douzaines d'assiettes d'argent et huit cents plats. C'est une chose qui ne leur est guère nécessaire pour les grands repas qu'ils font, à moins que l'on ne soit aux mariages où tout est fort magnifique. Mais ce qui cause cette abondance de vaisselle, c'est qu'on l'apporte toute faite des Indes, et qu'elle ne paye point de droits au Roi. Il est vrai qu'elle n'est guère mieux faite que les pièces de quatre pistoles, que l'on frappe dans les galions, en revenant de ce pays-là95.
C'est une chose digne de compassion que le mauvais ménage des grands seigneurs. Il y en a beaucoup qui ne veulent point aller dans leurs États (c'est ainsi qu'ils nomment leurs terres, leurs villes et leurs châteaux). Ils passent leur vie à Madrid, et se rapportent de tout à un intendant qui leur fait croire ce qu'il juge le plus à propos pour son profit. Ils ne daignent pas seulement s'informer s'il dit vrai ou s'il ment; cela serait trop exact et, par conséquent, au-dessous d'eux. Voilà déjà une faute bien considérable; cette profusion de vaisselle pour mettre deux œufs et un pigeon en est une autre.
Mais ce n'est pas seulement sur ces choses-là qu'ils manquent, c'est aussi sur la dépense journalière de leur maison. On ne sait ce que c'est que de faire des provisions de quoi que ce puisse être. On va querir chaque jour ce qu'il faut, et le tout à crédit, chez le boulanger, le rôtisseur, le boucher, et ainsi des autres. On ignore même ce qu'ils écrivent sur leurs livres; et ce qu'ils donnent, ils le mettent au prix qu'ils veulent; cela n'est ni examiné, ni contrarié. Il y a souvent cinquante chevaux dans une écurie qui n'ont ni paille, ni avoine; ils périssent de faim. Et lorsque le maître est couché, s'il se trouvait mal la nuit, on y serait bien empêché, car il ne reste chez lui ni vin, ni eau, ni pain, ni viande, ni charbon, ni bougie; en un mot, rien du tout, parce que encore on ne prend les choses si justes qu'il n'en demeure. Les domestiques ont la coutume d'emporter ces choses chez eux, et le lendemain on recommence la même provision.
On ne tient pas une meilleure conduite avec les marchands. Un homme ou une femme de qualité aimerait mieux mourir que de marchander une étoffe, des dentelles ou des bijoux, ni de reprendre le reste d'une pièce d'or; ils le donnent encore au marchand pour la peine de leur avoir vendu dix pistoles ce qui n'en vaut pas cinq. S'ils ont un prix raisonnable, c'est que celui qui leur vend a la conscience assez bonne pour ne se prévaloir pas de leur facilité à donner tout ce qu'on leur demande, et comme ils ont crédit des dix années de suite, sans penser à payer, ils se trouvent à la fin accablés de leurs dettes.
Il est fort rare qu'ils s'embarquent dans de longs procès, et qu'ils laissent décréter leurs biens; ils s'exécutent eux-mêmes. Ils assemblent leurs créanciers, et ils leur donnent une certaine quantité de terres, dont ils jouissent pendant un temps. Quelquefois ils cèdent tout, et gardent une pension viagère, qui ne peut être arrêtée par les créanciers qui pourraient dans la suite leur prêter quelque chose. Mais afin qu'ils n'y soient pas trompés, on affiche les conventions du seigneur et de ses créanciers.
Tout le papier de chicane est marqué et coûte plus que le commun. Il y a un certain temps où l'on fait la distribution des procès. On les instruit à Madrid, et l'on n'y en juge guère. On met toutes les pièces d'une partie dans un sac; celles de l'autre dans un autre; l'instruction dans un troisième. Et quand le temps de distribuer un procès est venu, on les envoie aux parlements éloignés, de manière qu'on est bien souvent jugé sans en savoir rien. On écrit sur un registre où le procès a été envoyé, et on le tient fort secret. Quand l'arrêt est prononcé, on le renvoie à Madrid, et on le signifie aux parties. Cela épargne bien des peines et des sollicitations, qui devraient être toujours défendues. Quant aux affaires que l'on a ici, elles sont d'une longueur mortelle, soit à la cour, soit à la ville, et ruinent en peu de temps. Les praticiens espagnols sont grands fripons de leur métier.
Il y a plusieurs conseils différents, tous composés de personnes de qualité, et la plupart sont conseillers d'épée. Le premier est le conseil d'État, les autres s'appellent conseil suprême de guerre, conseil royal de Castille, alcaldes de cour, conseil de la Sainte-Inquisition, conseil des ordres, conseil sacré suprême et royal d'Aragon, conseil royal des Indes, conseil de la chambre de Castille, conseil d'Italie, conseil des Finances, conseil de la Croisade, conseil de Flandre, chambres pour le droit des maisons, chambres pour les bois de Sa Majesté, chambre des millions.
On a si peu d'économie ici, que lorsqu'un père meurt et qu'il laisse de l'argent comptant et des pupilles, l'on enferme l'argent dans un bon coffre sans le faire profiter. Par exemple, le duc de Frias, dont la veuve est remariée au connétable de Castille96, a laissé trois filles, et six cent mille écus comptants. On les a mis dans trois coffres, avec le nom de chacune des petites filles. L'aînée n'avait pas sept ans; elle est mariée à présent, en Flandre, au comte de Ligne. Les tuteurs ont toujours gardé les clefs de ces coffres, et n'ont ouvert celui de l'aînée que pour en compter l'argent à son mari. Voyez quelle perte d'intérêts; mais ils disent que ce serait bien pis s'ils venaient à perdre le principal; qu'on croit quelquefois l'avoir bien placé, et qu'il l'est fort mal; qu'une banqueroute fait tout perdre, et qu'ainsi il vaut mieux ne rien gagner que de hasarder le bien des pupilles.
Il est temps que je finisse, ma chère cousine, je craindrais de vous fatiguer par une plus longue lettre. Je vous supplie de faire rendre toutes celles que je vous envoie et de me pardonner la liberté que je prends. Adieu, je vous embrasse et je vous aime toujours de tout mon cœur.
A Madrid, ce 17 avril 1679.
DIXIÈME LETTRE
Vous m'avez fait un grand plaisir de m'apprendre que vous recevez toutes mes lettres, car j'étais en peine des deux dernières. Et puisque vous le voulez, ma chère cousine, je continuerai de vous informer de tout ce qui se passe ici et de tout ce que j'y vois.
Le palais royal est situé sur une éminence dont la pente va jusqu'aux bords de la rivière nommée Mançanarez. Ses vues s'étendent sur la campagne qui, en ce lieu-là, est assez agréable. L'on y va par la Calle Mayor, c'est-à-dire par la Grand'Rue. En effet, elle est fort longue et fort large. Plusieurs maisons considérables en augmentent la beauté. Une place spacieuse est devant le palais. Les personnes, de quelque qualité qu'elles soient, n'entrent point en carrosse dans la cour. On arrête sous la grande voûte de la porte, à moins qu'on y fasse des feux de joie ou quelque course de masques, car alors les carrosses y entrent. Un fort petit nombre de hallebardiers se tiennent à la porte. Lorsque je demandai pourquoi un si grand Roi avait si peu de monde à le garder: Comment, Madame, me dit un Espagnol, ne sommes-nous pas tous ses gardes? Il règne trop bien dans le cœur de ses sujets pour en devoir rien craindre, et pour s'en défier. Le palais est à l'extrémité de la ville, vers le midi. Il est bâti de pierres fort blanches. Deux pavillons de briques terminent la façade; le reste n'est point régulier. Il y a derrière deux cours carrées, bâties chacune des quatre côtés. La première est ornée de deux grandes terrasses qui règnent tout du long. Elles sont élevées sur de hautes arcades; des balustres de marbre bordent ces terrasses, et des bustes de la même matière ornent la balustrade. Ce que j'y ai trouvé d'assez singulier, c'est que les statues des femmes ont du rouge aux joues et aux épaules. On entre par de beaux portiques qui conduisent au degré, lequel est extrêmement large. On trouve des appartements remplis d'excellents tableaux, de tapisseries admirables, de statues très-rares, de meubles magnifiques, en un mot de toutes les choses qui conviennent à un palais royal97. Mais il y a plusieurs chambres qui sont obscures. J'en ai vu qui ne reçoivent de jour que par la porte, et auxquelles l'on n'a pas fait de fenêtres. Celles qui en ont ne sont guère plus claires, parce que les ouvertures sont fort petites. Ils disent que les chaleurs sont si grandes, qu'il faut éviter, tant que l'on peut, de laisser entrer le soleil. Il est encore vrai que le verre est rare et fort cher, de sorte qu'à l'égard des autres maisons, il y a beaucoup de fenêtres sans vitres, et lorsqu'on vient à parler d'une maison où il ne manque rien, l'on dit: En un mot, elle est vitrée. Ce défaut de vitre ne paraît point au dehors à cause des jalousies. Le palais est orné de plusieurs balcons dorés qui font un très-bel effet. Tous les conseils s'y tiennent, et lorsque le Roi y veut aller, il passe par des galeries et des corridors sans être aperçu98. Il y a bien du monde persuadé que le château de Madrid, que François Ier fit bâtir proche du bois de Boulogne, a été pris sur le modèle du palais du Roi d'Espagne; mais c'est une erreur, rien n'est moins ressemblant. Les jardins ne répondent pas à la dignité de ce lieu. Ils ne sont ni aussi étendus ni aussi bien cultivés qu'ils devraient être. Le terrain, comme je l'ai marqué, s'étend jusqu'au bord du Mançanarez. Tout est enclos de murailles, et si ces jardins ont quelque beauté, elle vient toute de la nature. On travaille avec application à mettre l'appartement de la jeune Reine en état de la recevoir. Tous ses officiers ont été nommés, et le Roi l'attend avec la dernière impatience.
Le Buen-Retiro est une maison royale à l'une des portes de la ville. Le comte-duc y fit faire d'abord une petite maison qu'il nomma Galinera, pour mettre des poules fort rares qu'on lui avait données, et comme il allait les voir assez souvent, la situation de ce lieu, qui est sur le penchant d'une colline et dont la vue est très-agréable, l'engagea d'entreprendre un bâtiment considérable. Quatre gros corps de logis et quatre gros pavillons font un carré parfait. On trouve au milieu un parterre rempli de fleurs et une fontaine dont la statue, qui jette beaucoup d'eau, arrose, quand on veut, les fleurs et les contre-allées par lesquelles on passe d'un corps de logis à l'autre. Ce bâtiment a le défaut d'être trop bas. Les appartements en sont vastes, magnifiques et embellis de bonne peinture. Tout y brille d'or et de couleurs vives dont les plafonds et les lambris sont ornés99. Je remarquai dans une grande galerie l'entrée de la Reine Élisabeth, mère de la feue Reine. Elle est à cheval, vêtue de blanc, avec une fraise au cou et un guard-infant. Elle a un petit chapeau garni de pierreries avec des plumes et une aigrette. Elle était grasse, blanche et très-agréable; les yeux beaux, l'air doux et spirituel. La salle pour les comédies est d'un beau dessin, fort grande, tout ornée de sculpture et de dorure. L'on peut être quinze dans chaque loge sans s'incommoder. Elles ont toutes des jalousies, et celle où se met le Roi est fort dorée. Il n'y a ni orchestre ni amphithéâtre; on s'assoit dans le parterre sur des bancs. On voit, au bord de la terrasse, la statue de Philippe II, sur un cheval de bronze. Cette pièce est d'un prix considérable. Les curieux se font un plaisir de dessiner le cheval. Le parc a plus d'une grande lieue de tour. On y trouve plusieurs pavillons détachés fort jolis et dans lesquels il y a assez de logement. Ce n'a pas été sans beaucoup de frais, que l'on a fait venir des sources d'eau vive dans un canal et dans un carré d'eau sur lequel le Roi a de petites gondoles peintes et dorées. Il y va pendant les grandes chaleurs de l'été, parce que les fontaines, les arbres et les prairies rendent cet endroit plus frais et plus agréable que les autres. Il y a des grottes, des cascades, des étangs, du couvert, et même quelque chose de champêtre en certains endroits, qui conserve la simplicité de la campagne et qui plaît infiniment.
La Casa del Campo sert de ménagerie. Elle n'est pas grande, mais sa situation est belle, étant au bord du Mançanarez. Les arbres y sont fort hauts, et fournissent de l'ombre en tout temps. Je parle des arbres de ce pays-ci, parce que l'on n'y en trouve que très-peu. Il y a de l'eau en divers endroits, particulièrement un étang qui est entouré de grands chênes. La statue de Philippe IV est dans le jardin. Ce lieu est un peu négligé. J'y ai vu des lions, des ours, des tigres et d'autres animaux féroces, lesquels vivent longtemps en Espagne, parce que le climat n'est guère différent de celui d'où ils viennent. Bien des gens y vont rêver, et les dames choisissent ordinairement cet endroit pour s'y promener, parce qu'il est moins fréquenté que les autres. Mais j'en reviens au Mançanarez. C'est une rivière qui n'entre point dans la ville. En de certains temps, ce n'est ni une rivière ni un ruisseau, quoiqu'elle devienne quelquefois si grosse et si rapide, qu'elle entraîne tout ce qu'elle trouve sur son passage. Pendant l'été, on s'y promène en carrosse. Les eaux en sont tellement basses dans cette saison, qu'à peine pourrait-on s'y mouiller le pied, et cependant en hiver elle inonde tout d'un coup les campagnes voisines100. Cela tient de ce que les neiges qui couvrent les montagnes, venant à se fondre, les torrents d'eau entrent avec abondance dans le Mançanarez. Philippe II fit bâtir un pont dessus, que l'on nomme le pont de Ségovie. Il est superbe, et pour le moins aussi beau que le Pont-Neuf, qui traverse la Seine à Paris. Quand les étrangers le voient, ils s'éclatent de rire. Ils trouvent qu'il est ridicule d'avoir fait un tel pont dans un lieu où il n'y a point d'eau. Il y en eut un qui dit plaisamment là-dessus, qu'il conseillerait de vendre le pont pour acheter de l'eau.
La Floride est une maison très-agréable et dont les jardins plaisent infiniment. Des statues d'Italie, et de la main des meilleurs maîtres, y sont en grand nombre. Les eaux y font un doux murmure qui charme avec l'odeur des fleurs, dont on a pris soin de rassembler les plus rares et les plus odoriférantes. On descend de là au Prado Nuevo, où il y a des fontaines jaillissantes, et les arbres y sont extrêmement hauts. C'est une promenade qui, pour n'être pas unie, n'en est guère moins agréable, sa pente étant si douce que l'on ne s'aperçoit guère de l'inégalité de ce lieu.
Il y a encore la Carzuela, qui n'a que des beautés champêtres, et quelques salles assez fraîches, où le Roi passe et se repose au retour de la chasse. Mais la vue en fait le plaisir, et l'on aurait pu y ménager de grandes beautés.
Pour vous parler d'autre chose que des maisons du Roi, je vous dirai, ma chère cousine, que le premier jour de mai, l'on fait le cours hors la porte de Tolède. Cela se nomme el sotillo, et personne ne se dispense d'y aller. J'y ai donc été, bien plus pour y voir que pour être vue, quoique mes habits à la française me rendent assez remarquable et m'attirent bien des regards. Les femmes de grande qualité ne se vont promener en toute leur vie que la première année de leur mariage, j'entends aux promenades publiques, et encore c'est tête-à-tête, avec leur époux, la dame au fond, le mari au-devant, les rideaux tout ouverts, et elle est fort parée. Mais c'est une sotte chose à voir que ces deux figures droites comme des cierges, qui se regardent sans se dire en une heure un seul mot. Il y a de certains jours destinés à la promenade; tout Madrid y va, le Roi s'y trouve rarement101; mais excepté Sa Majesté et un petit nombre de gens qui font leur cour, tout le reste du monde n'y manque jamais. Ce qui incommode fort, ce sont ces longs traits qui tiennent un si grand espace de pays, que tous les chevaux s'y embarrassent. Il y a beaucoup de dames qui ne sont pas de celles du premier rang, qui vont à ces promenades, leurs rideaux tout fermés. Elles ne voient que par de petites vitres qui sont attachées aux mantelets du carrosse. Le soir, il y vient aussi de grandes dames incognito. Elles se font même un plaisir d'aller au Prado à pied quand la nuit est venue. Elles mettent des mantilles blanches sur leur tête. Ce sont des espèces de capes d'une étoffe de laine, qui les couvrent. Elles les bordent de soie noire. Il n'y a que les femmes du commun et celles qui cherchent des aventures qui en portent; mais quelquefois, comme je vous le dis, il y a des dames de la cour qui vont en cet équipage. Les cavaliers, de leur côté, mettent pied à terre et leur disent des mots nouveaux; mais à bien attaqué, bien défendu.
Le comte de Berka, envoyé d'Allemagne, m'a conté que, comme il soupait l'autre jour, ses fenêtres fermées à cause du froid, l'on frappa assez fort contre les jalousies de la salle. Il envoya voir qui c'était: on trouva trois femmes en mantilles blanches qui prièrent qu'on leur ouvrît les fenêtres afin qu'elles pussent le voir. Il leur manda qu'elles seraient plus commodément dans la salle. Elles entrèrent toutes cachées et se mirent dans un coin, se tenant debout tant qu'il fut à table. Il les pria inutilement de s'asseoir et de manger des confitures, elles ne voulurent faire ni l'un ni l'autre, et, après lui avoir dit beaucoup de plaisanteries où la vivacité de leur esprit parut tout entière, elles sortirent. Il avait reconnu que c'étaient les duchesses de Medina-Celi, d'Ossone et d'Uzeda (il les avait vues chez elles, car les ambassadeurs ont la liberté d'aller quelquefois chez les grandes dames en visite d'audience); mais il en voulut avoir une plus forte certitude et il les fit suivre. On les vit rentrer chez elles par une fausse porte où quelques-unes de leurs femmes les attendaient. Ces petits déguisements ne se passent pas toujours avec autant d'innocence.
Pour les hommes, lorsqu'il est nuit, ils se promènent à pied dans le Prado. Ils abordent les carrosses où ils voient des dames, s'appuyant sur la portière, et jetant des fleurs et des eaux parfumées sur elles. Quand on le leur permet, ils entrent dans le carrosse avec elles.
A l'égard de la promenade du premier de mai; c'est un vrai plaisir de voir les bourgeois et le peuple assis, les uns dans les blés, les autres sur le bord du Mançanarez; quelques-uns à l'ombre, quelques autres au soleil, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs amis ou leurs maîtresses. Les uns mangent une salade d'ail et d'oignons; les autres, des œufs durs; quelques-uns du jambon et même des Galinas de leche (ce sont des poulardes excellentes). Tous buvant de l'eau comme des canes, et jouant de la guitare ou de la harpe102. Le Roi y vint avec Don Juan, le duc de Medina-Celi, le connétable de Castille et le duc de Pastrane. Je vis seulement son carrosse de toile cirée verte, tiré par six chevaux pies, les plus beaux de l'univers, tout chargés de petites papillotes d'or et de nœuds de ruban couleur de rose. Les rideaux du carrosse étaient de damas vert avec une frange d'or; mais si bien fermés que l'on ne pouvait rien remarquer que par les petites glaces des mantelets. C'est la coutume que lorsque le Roi passe on s'arrête, et, par respect, on tire les rideaux; mais nous en usâmes à la mode française, et nous laissâmes les nôtres ouverts, nous contentant de faire une profonde révérence. Le Roi remarqua que j'avais sur moi une épagneule que la marquise d'Alhuye, qui est une fort aimable dame, m'avait priée de porter à la connétable Colonne, et, comme je l'aimais fort, elle me l'envoyait de temps en temps. Le Roi me la fit demander par le comte de Los Arcos, capitaine de la garde espagnole, lequel marchait à cheval à côté de la portière. Je la donnai aussitôt, et elle eut l'honneur d'être caressée par Sa Majesté, qui trouva les petites sonnettes qu'elle avait au cou et les boucles de ses oreilles fort à son gré. Il a une chienne qu'il aime fort, et il envoya savoir si je voulais bien qu'il les prît pour Daraxa; c'est ainsi qu'elle s'appelle.
Vous jugez bien, ma chère cousine, ce que je répondis. Il me renvoya l'épagneule sans collier et sans boucles, et il chargea le comte de Los Arcos de me donner une boîte d'or tout unie, pleine de pastilles qu'il avait sur lui, souhaitant que je la gardasse. Elle est d'un prix fort médiocre, mais je l'estime infiniment venant d'une telle main.
Ce fut Don Juan, qui est un des amis de ma parente, qui m'attira cette marque de la bonté du Roi; car il savait que j'étais à Madrid, bien que je n'eusse pas encore eu l'honneur de le voir.
Deux jours après, comme j'étais seule dans mon appartement, occupée à peindre un petit ouvrage, je vis entrer un homme que je ne connaissais point, mais qui me parut d'assez bonne mine, pour juger à sa physionomie qu'il était de qualité. Il me dit que, n'ayant pas trouvé ma parente, il avait résolu de l'attendre, parce qu'il avait une lettre à lui donner. Après quelques moments de conversation, il la fit tomber sur Don Juan, et il me dit qu'il ne doutait point que je ne le visse souvent. Je répliquai qu'il était bien vrai que depuis que j'étais arrivée, ce prince était venu voir ma parente, mais qu'il ne m'avait pas demandée. C'est, peut-être, ajouta-t-il, que vous étiez malade ce jour-là. Je n'ai point été malade, répliquai-je, et j'aurais été bien aise de le voir et de l'entendre, parce qu'on m'en a dit du bien et du mal, et que je voudrais démêler si on lui fait tort ou justice. Ma parente, à qui je l'ai témoigné, m'a dit qu'il n'y avait pas moyen, et qu'il est si dévot qu'il ne veut parler à aucune dame. Serait-il possible, dit-il en souriant, que la dévotion lui eût si fort renversé l'esprit? Pour moi, je me persuade qu'il vous a demandée, et qu'on lui a assuré que vous aviez la fièvre. La fièvre, repris-je, voilà qui me paraît bien positif. Hé! de grâce, comment le savez vous? Ma parente arriva dans ce moment. Elle demeura fort surprise de trouver Don Juan avec moi, et je ne le fus pas moins qu'elle, car je ne savais point que ce fût lui. Il lui dit plusieurs fois qu'il ne lui pouvait pardonner l'idée qu'elle m'avait donnée de lui; qu'il n'était point un bigot, et qu'il était persuadé que la dévotion ne rendait personne sauvage.
Je le trouvai fort bien fait, l'air galant, les manières polies et civiles, extrêmement d'esprit et de vivacité. Comme ma parente en a beaucoup, elle se défendit fort bien du reproche qu'il lui faisait; mais lorsqu'il fut parti, elle me pensa manger de lui avoir dit que je n'avais point la fièvre. Je voulus m'excuser sur ce que j'ignorais qu'elle lui eût dit elle-même, et que je ne savais point deviner. Elle me répliqua qu'il fallait deviner à la cour, et que, à moins de cela, l'on y faisait le personnage d'une bête.
Elle demanda au prince s'il était vrai que la Reine-mère eût écrit au Roi pour le prier qu'elle pût le voir et qu'il l'eût refusé. Il en convint, et que c'était aussi la seule raison qui empêchait Sa Majesté d'aller à Aranjuez, de peur qu'elle vînt l'y trouver malgré la défense qui lui était faite de sortir de Tolède. Quoi! seigneur, m'écriai-je, le Roi ne veut pas voir la Reine sa mère? Dites plutôt, reprit-il, que c'est la politique de l'État qui défend aux souverains de suivre leurs inclinations quand elles ne s'accordent pas avec le bien public. Nous avons pour maxime, dans le conseil d'État, de consulter toujours l'esprit du grand Charles-Quint dans toutes les affaires difficiles; nous examinons ce qu'il aurait fait dans telle ou telle rencontre, et nous tâchons de le faire à notre tour. Pour moi, j'ai trouvé, avec bien d'autres, qu'il n'aurait pas vu sa mère, après avoir eu lieu de l'exiler; et, le Roi en est si persuadé, qu'il lui a répondu que cela ne se pouvait. Il ne me fut pas malaisé de connaître que Don Juan accommodait le génie de Charles-Quint au sien propre.
Le Roi est allé au Buen-Retiro, où j'ai eu l'honneur de le voir pour la première fois à la comédie, car il ouvrit les jalousies de sa loge pour nous regarder dans la nôtre, parce que nous étions vêtues à la française. L'ambassadrice de Danemark y était habillée de même, et si belle, qu'il dit au prince de Monteleon que nous étions toutes à son gré, mais que c'était dommage que nous ne fussions coiffées et mises à l'espagnole; que plus il regardait l'habit des dames françaises, plus il lui semblait choquant; que celui des hommes ne l'était pas tant. On jouait devant lui l'opéra d'Alcine; j'y eus peu d'attention, parce que je regardais toujours le Roi pour vous le dépeindre. Je vous dirai qu'il a le teint délicat et blanc, le front grand, les yeux beaux et doux, le visage fort long et étroit, les lèvres très-grosses comme tous ceux de la maison d'Autriche, et la bouche grande, le nez extrêmement aquilin, le menton pointu et relevé, les cheveux blonds en quantité, tout plats et passés derrière les oreilles; la taille assez haute, droite et déliée, les jambes menues et presque tout unies103. Il a naturellement beaucoup de bonté, il est enclin à la clémence, et, de plusieurs conseils qu'on lui donne, il prend celui qu'il croit le plus utile pour ses peuples; car il les aime fort. Il n'est point vindicatif; il est sobre, il aime à donner, il est pieux; ses inclinations sont portées au bien, son humeur égale et d'un accès facile. Il n'a pas eu toute l'éducation qui sert à former l'esprit. Il n'en manque pourtant point. Je vais vous en marquer quelques traits que l'on m'a racontés, et encore qu'ils ne soient pas importants, cela fait toujours plaisir à savoir.
Il faut observer que Navarrette écrivait son livre de la Conservacion de la Monarquias, vers le commencement du seizième siècle. L'affluence des métaux précieux avait extraordinairement enrichi l'Espagne. Mais les trésors de l'Amérique ne tardèrent pas à s'épuiser. Les dépenses prodigieuses qu'entraînait la politique de Philippe II ruinèrent la monarchie à ce point, qu'au temps de madame d'Aulnoy, on en était réduit à falsifier les monnaies. Éblouie par ces restes de luxe qu'elle voyait dans les demeures de Madrid, cette personne, assez frivole, ne se doutait pas de la pauvreté réelle qui se cachait sous ses dehors. Meilleur observateur, le marquis de Villars écrivait à la même époque que les gens de qualité vendaient à bas prix leurs effets les plus précieux, ne trouvant personne qui voulût leur avancer de l'argent. A voir, ajoute-t-il, les riches meubles qui sortent de Madrid tous les ans pour être transportés en pays étranger, on eût dit une ville livrée au pillage.
Madame de Villars, dans une de ses lettres, nous décrit avec admiration une de ces tapisseries: Le fond en est de perles, dit-elle; ce ne sont point des personnages; on ne peut pas dire que l'or y soit massif, mais il est employé d'une manière et d'une abondance extraordinaires. Il y a quelques fleurs. Ce sont des bandes de compartiment; mais il faudrait être plus habile que je le suis pour vous faire comprendre la beauté que compose le corail employé dans cet ouvrage. Ce n'est point une matière assez précieuse pour en vanter la quantité, mais la couleur et l'or qui paraît dans cette broderie sont assurément ce qu'on aurait peine à vous décrire. (Lettres de madame de Villars, p. 116.)
Le conseil d'État, de même que les divers conseils de l'administration, réglaient les affaires de leur compétence et se tenaient également au palais, selon l'usage introduit par Philippe II; le Roi n'assistait, jamais aux délibérations. Il était en mesure d'entendre tout ce qui se disait, grâce à une fenêtre grillée où il pouvait se rendre de son appartement, «ce qui tient un peu les ministres la croupe dans la volte, dit le maréchal de Gramont, et les fait cheminer droit.» (Collection des Mémoires, t. XXXI, p. 321.)