Kitabı oku: «La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle», sayfa 23
Quarante chanoines, chacun mille. Le grand archidiacre, quarante mille. Trois archidiaconés, dont le premier vaut quinze mille écus; le second, douze mille; le troisième, dix mille. Le doyenné, dix mille.
Il y a, de plus, un nombre infini de chapelains, de clercs de chapelle et de personnes qui reçoivent la distribution des rations.
Il y a le chapelain mayor de la chapelle de los Reis, qui jouit de douze mille écus de revenu, et six autres sous lui, qui ont chacun mille écus.
Après avoir passé beaucoup de temps à considérer les beautés dont cette cathédrale est remplie, dans le moment que nous allions en sortir pour retourner dans l'hôtellerie où nous avions laissé notre carrosse, nous trouvâmes un aumônier et un gentilhomme du cardinal Porto-Carrero, qui vinrent de sa part nous faire un compliment, et nous assurer qu'il ne souffrirait pas que nous fussions demeurer ailleurs qu'à l'archevêché. Ils s'adressèrent particulièrement à la marquise de Palacios, qui est sa proche parente et qui nous pressa fort d'y aller. Nous nous en défendîmes sur le désordre où nous étions, ayant passé la nuit sans dormir, et n'étant qu'en déshabillé. Elle dit à son fils d'aller trouver M. le cardinal et de le prier d'agréer nos excuses. Don Fernand revint au bout d'un moment, suivi d'un grand nombre de pages, dont quelques-uns portaient des parasols de brocart d'or et d'argent. Il nous dit que Son Éminence souhaitait fort que nous allassions chez lui, et qu'il lui avait témoigné tant de chagrin du refus que nous en faisions, qu'il lui avait promis de nous y mener; que là-dessus il avait commandé que l'on prît des parasols pour nous garantir du soleil, et que l'on arrosât la place que nous avions à traverser pour aller de l'église à l'archevêché. Nous aperçûmes aussitôt deux mules qui traînaient une petite charrette, sur laquelle il y avait un poinçon plein d'eau. On nous dit que c'était la coutume, toutes les fois que le cardinal devait venir à l'église, d'arroser ainsi le chemin.
Le palais archiépiscopal est fort ancien et fort grand, très-bien meublé, et digne de celui qui l'occupe. On nous conduisit dans un bel appartement, où l'on nous apporta d'abord du chocolat, et ensuite toutes sortes de fruits, de vins, d'eaux glacées et de liqueurs. Nous étions si endormis, qu'après avoir un peu mangé, nous priâmes la marquise de Palacios de voir M. le cardinal, et de nous excuser auprès de lui si nous différions à nous donner cet honneur, mais que nous ne pouvions plus nous passer de dormir. En effet, la jeune marquise de la Rosa, ma parente, nos enfants et moi, nous prîmes le parti de nous coucher, et, sur le soir, nous nous habillâmes pour aller chez la Reine mère. La marquise de Palacios, qui lui avait toujours été fort dévouée, était allée à l'Alcazar (c'est ainsi que l'on nomme le château), et elle l'avait vue pendant que nous dormions. De manière qu'elle lui dit qu'elle nous donnerait audience sur les huit heures du soir; et pour la première fois je me mis à l'espagnole. Je ne comprends guère d'habit plus gênant. Il faut avoir les épaules si serrées, qu'elles en font mal, on ne saurait lever le bras, et à peine peut-il entrer dans les manches du corps. On me mit un guard-infant d'une grandeur effroyable (car il faut en avoir chez la Reine). Je ne savais que devenir avec cette étrange machine. On ne peut s'asseoir, et je crois que je le porterais toute ma vie sans m'y pouvoir accoutumer. On me coiffa à la Melene, c'est-à-dire les cheveux tout épars sur le cou, et noués par le bout d'une nonpareille. Cela échauffe bien plus qu'une palatine. De sorte qu'il est aisé de juger comme je passais mon temps au mois d'août en Espagne. Mais c'est une coiffure de cérémonie, et il ne fallait manquer à rien en telle occasion. Enfin je mis des chapins, plutôt pour me casser le cou que pour marcher avec. Quand nous fûmes toutes en état de paraître, car ma parente et ma fille allaient aussi à l'espagnole, on nous fit entrer dans une chambre de parade, où M. le cardinal nous vint voir. Il se nomme Don Luis Porto-Carrero, il peut avoir quarante-deux ans; il est fort civil, son esprit est doux et complaisant. Il a pris assez les manières polies de la cour de Rome. Il demeura une heure avec nous; on nous servit ensuite le plus grand repas qui se pouvait faire, mais tout était si ambré, que je n'ai jamais goûté à des sauces plus extraordinaires et moins bonnes146. J'étais à cette table comme un Tantale mourant de faim, sans pouvoir manger. Il n'y avait point de milieu entre des viandes toutes parfumées ou toutes pleines de safran, d'ail, d'oignon, de poivre et d'épices. A force de chercher, je trouvai de la gelée et du blanc-manger admirable, avec quoi je me dédommageai. On y servit aussi un jambon qui venait de la frontière du Portugal, et qui était meilleur que ceux de mouton que l'on vante si fort à Bayonne, et que ceux de Mayence. Mais il était couvert d'une certaine dragée que nous nommons en France de la nonpareille, et dont le sucre se fondit dans la graisse. Il était tout lardé d'écorce de citron, ce qui diminuait bien de sa bonté147. Pour le fruit, c'était la meilleure et même la plus divertissante chose que l'on pût voir, car on avait glacé dans le sucre, à la mode d'Italie, des petits arbres tout entiers: vous jugez bien au moins que les arbres étaient fort petits. Il y avait des orangers confits de cette manière, avec des petits oiseaux contrefaits attachés dessus. Des cerisiers, des framboisiers, des groseilliers, et d'autres encore, chacun dans une petite caisse d'argent.
Nous sortîmes promptement de table, parce que l'heure d'aller chez la Reine approchait. Nous y fûmes en chaise, quoiqu'il y ait loin et particulièrement beaucoup à monter, car l'Alcazar est bâti sur un rocher d'une prodigieuse hauteur, et la vue en est merveilleuse. Il y a devant la porte une très-grande place; l'on entre ensuite dans une cour de cent soixante pieds de long et de cent trente de large, ornée de deux rangs de portiques, et dans la longueur de dix rangs de colonnes, chacune d'une seule pierre. Il y en a huit rangs dans la largeur, et cela fait un bel effet. Mais ce qui plaît beaucoup davantage, c'est l'escalier qui est au fond de la cour, et qui contient les cent trente pieds qu'elle a de largeur. Après que l'on a monté quelques marches, il se sépare en deux, et l'on doit dire en vérité que c'est un des plus beaux de l'Europe. Nous traversâmes une grande galerie et des appartements si vastes, et dans lesquels il y avait si peu de monde, qu'il ne paraissait pas que l'on y dût trouver la Reine mère d'Espagne. Elle était dans un salon, dont toutes les fenêtres étaient ouvertes et donnaient sur la plaine et la rivière. La tapisserie, les carreaux, les tapis et le dais étaient de drap gris. La Reine était debout, appuyée sur un balcon, tenant dans sa main un grand chapelet. Lorsqu'elle nous vit, elle se tourna vers nous, et nous reçut d'un air assez riant. Nous eûmes l'honneur de lui baiser la main, qu'elle a petite, maigre et blanche. Elle est fort pâle, le teint fin, le visage un peu long et plat, les yeux doux, la physionomie agréable, et la taille d'une médiocre grandeur. Elle était vêtue comme toutes les veuves le sont en Espagne, c'est-à-dire en religieuse, sans qu'il paraisse un seul cheveu, et il y en a beaucoup (mais elle n'est pas du nombre) qui se les font couper lorsqu'elles perdent leur mari, pour témoigner davantage leur douleur. Je remarquai qu'il y avait des troussis autour de sa jupe pour la rallonger quand elle est usée. Je ne dis pas pour cela qu'on la rallonge, mais c'est la mode en ce pays-ci. Elle me demanda combien il y avait que j'étais partie de France, je lui en rendis compte. Elle s'informa si en ce temps-là on parlait du mariage du Roi son fils avec Mademoiselle d'Orléans; je lui dis que non. Elle ajouta qu'elle voulait me faire voir son portrait, que l'on avait tiré sur celui que le Roi son fils avait, et elle dit à une de ses dames, qui était une vieille dueña bien laide, de l'apporter. Il était peint en miniature de la grandeur de la main, dans une boîte de satin noir dessus et de velours vert dedans. Trouvez-vous, dit-elle, qu'elle lui ressemble? Je l'assurai que je n'y reconnaissais aucun de ses traits. En effet, elle paraissait louche, le visage de côté, et rien ne pouvait être moins ressemblant à une princesse aussi parfaite que l'est Mademoiselle. Elle me demanda si elle était plus ou moins belle que ce portrait. Je lui dis qu'elle était sans comparaison plus belle. Le Roi mon fils sera donc agréablement trompé, reprit-elle, car il croit que ce portrait est tout comme elle, et l'on ne peut en être plus content qu'il est. A mon égard, ses yeux de travers me faisaient de la peine, mais pour me consoler, je pensais qu'elle avait de l'esprit et bien d'autres bonnes qualités. Ne vous souvenez-vous pas, ajouta-t-elle en parlant à la marquise de Palacios, d'avoir vu mon portrait dans la chambre du feu Roi? Oui, Madame, reprit la marquise, et je me souviens aussi qu'en voyant Votre Majesté nous demeurâmes fort étonnées que la peinture lui eût fait tant de tort. C'est ce que je voulais vous dire, reprit-elle; et lorsque je fus arrivée, et que je jetai les yeux sur ce portrait que l'on me dit être le mien, j'essayai inutilement de le croire, je ne pus y réussir. Une petite naine grosse comme un tonneau, et plus courte qu'un potiron, toute vêtue de brocart or et argent, avec de longs cheveux qui lui descendaient presque jusqu'aux pieds, entra et se vint mettre à genoux devant la Reine, pour lui demander s'il lui plaisait de souper. Nous voulûmes nous retirer; elle nous dit que nous pouvions la suivre, et elle passa dans une salle toute de marbre, où il y avait plusieurs belons sur des escaparates. Elle se mit seule à table, et nous étions toutes debout autour d'elle. Ses filles d'honneur vinrent la servir, avec la camarera mayor, qui avait l'air bien chagrin. Je vis quelques-unes de ces filles qui me semblèrent fort jolies. Elles parlèrent à la marquise de Palacios, et elles lui dirent qu'elles s'ennuyaient horriblement, et qu'elles étaient à Tolède comme on est dans un désert. Celles-ci se nomment Damas de palacio, et elles mettent des chapins; mais, pour les petites menines, elles ont leurs souliers tout plats. Les menins sont des enfants de la première qualité qui ne portent ni manteau ni épée.
On servit plusieurs plats devant la Reine: les premiers furent des melons à la glace, des salades et du lait, dont elle mangea beaucoup avant de manger de la viande, qui avait assez mauvaise grâce. Elle ne manque pas d'appétit, et elle but un peu de vin pur, disant que c'était pour cuire le fruit. Lorsqu'elle demandait à boire, le premier menin apportait sa coupe sur une soucoupe couverte; il se mettait à genoux en la présentant à la camarera, qui s'y mettait aussi lorsque la Reine la prenait de ses mains. De l'autre côté, une dame du palais présentait à genoux la serviette à la Reine pour s'essuyer la bouche. Elle donna des confitures sèches à Doña Mariquita de Palacios et à ma fille, en leur disant qu'il n'en fallait guère manger, que cela gâtait les dents aux petites filles. Elle me demanda plusieurs fois comment se portait la Reine Très-Chrétienne, et à quoi elle se divertissait. Elle dit qu'elle lui avait envoyé depuis peu des boîtes de pastilles d'ambre, des gants et du chocolat. Elle demeura plus d'une heure et demie à table, parlant peu, mais paraissant assez gaie. Nous lui demandâmes ses ordres pour Madrid; elle nous fit une honnêteté là-dessus, et ensuite nous prîmes congé d'elle. On ne peut pas disconvenir que cette Reine n'ait bien de l'esprit, et beaucoup de courage et de vertu, de prendre, comme elle fait, un exil si désagréable.
Je ne veux pas oublier de vous dire que le premier des menins porte les chapins de la Reine, et les lui met. C'est un si grand honneur en ce pays, qu'il ne le changerait pas avec les plus belles charges de la couronne. Quand les dames du palais se marient, et que c'est avec l'agrément de la Reine, elle augmente leur dot de cinquante mille écus, et d'ordinaire on donne un gouvernement ou une vice-royauté à ceux qui les épousent.
Lorsque nous fûmes de retour chez M. le cardinal, nous trouvâmes un théâtre dressé dans une grande et vaste salle, où il y avait beaucoup de dames d'un côté et de cavaliers de l'autre. Ce qui me parut singulier, c'est qu'il y avait un rideau de damas qui contenait toute la longueur de la salle jusqu'au théâtre et qui empêchait que les hommes et les femmes se pussent voir. On n'attendait plus que nous pour commencer la comédie de Pyrame et Thisbée! Cette pièce était nouvelle et plus mauvaise qu'aucune que j'eusse encore vue en Espagne. Les comédiens dansèrent ensuite fort bien, et le divertissement n'était pas fini à deux heures après minuit.
On servit un repas magnifique dans un salon où il y avait plusieurs tables, et M. le cardinal nous y ayant fait prendre place, alla retrouver les cavaliers, qui, de leur côté, étaient servis comme nous. Il y eut une musique italienne excellente; car Son Éminence avait amené des musiciens de Rome, auxquels il donnait de grosses pensions. Nous ne pûmes nous retirer dans notre appartement qu'à six heures du matin; et comme nous avions encore bien des choses à voir, au lieu de nous coucher, nous allâmes à la Plaza Mayor, que l'on appelle Socodebet. Les maisons dont elle est entourée sont de briques, et toutes semblables, avec des balcons. Sa forme est ronde; il y a des portiques sous lesquels on se promène, et cette place est fort belle. Nous retournâmes au château pour le voir mieux, avec plus de loisir. Le bâtiment en est gothique et très-ancien; mais il y a quelque chose de si grand, que je ne suis pas surprise de ce que Charles-Quint aimait mieux y demeurer qu'en aucune ville de son obéissance. Il consiste en un carré de quatre gros corps de logis, avec des ailes et des pavillons. Il y a de quoi loger commodément toute la cour d'un grand roi. On nous montra une machine qui était merveilleuse avant qu'elle fût rompue; elle servait à puiser de l'eau dans le Tage, et la faisait monter jusque dans le haut de l'Alcazar. Le bâtiment en est encore tout entier, bien qu'il y ait plusieurs siècles qu'il soit fait. On descend plus de cinq cents degrés jusqu'à l'a rivière. Lorsque l'eau était entrée dans le réservoir, elle coulait par des canaux dans tous les endroits de la ville où il y avait des fontaines. Cela était d'une extrême commodité, car il faut à présent descendre environ trente toises pour aller querir de l'eau.
Nous vînmes entendre la messe dans l'église de Los Reys. Elle est belle et grande, et toute pleine d'orangers, de grenadiers, de jasmins et de myrtes fort hauts, qui forment des allées dans des caisses jusqu'au grand autel, dont les ornements sont extraordinairement riches. De sorte qu'au travers de toutes ces branches vertes, et de toutes ces fleurs de différentes couleurs, voyant briller l'or, l'argent, la broderie et les cierges allumés dont l'autel est paré, il semble que ce soient les rayons du soleil qui vous frappent les yeux. Il y a aussi des cages peintes et dorées remplies de rossignols, de serins et d'autres oiseaux, qui font un concert charmant. Je voudrais bien que l'on prît, en France, la coutume d'orner nos églises comme elles le sont en Espagne. Les murailles de celles-ci sont toutes couvertes en dehors de chaînes et de fers des captifs que l'on va racheter en Barbarie. Je remarquai en ce quartier-là que, sur la porte de la plupart des maisons, il y a un carreau de fayence sur lequel est la salutation angélique avec ces mots: Maria sue concebida sin pecado original. On me dit que ces maisons appartenaient à l'archevêque, et qu'il n'y demeure que des ouvriers en soie, qui sont nombreux à Tolède.
Les deux ponts de pierre qui traversent la rivière sont fort hauts, fort larges et fort longs. Si l'on voulait un peu travailler dans le Tage, les bateaux viendraient jusqu'à la ville, ce serait une commodité considérable; mais on est naturellement trop paresseux pour considérer l'utilité du travail préférablement à la peine de l'entreprendre. Nous vîmes encore l'hôpital de Los Niños, c'est-à-dire des Enfants trouvés, et la maison de ville, qui est proche de la cathédrale. Enfin, notre curiosité étant satisfaite, nous revînmes au palais archiépiscopal, et nous nous mîmes au lit jusqu'au soir, que nous fîmes encore un festin aussi splendide que ceux qui l'avaient précédé. Son Éminence mangea avec nous, et après l'avoir remerciée autant que nous le devions, nous partîmes pour nous rendre au château d'Igariça. Le marquis de Los Palacios nous y attendait avec le reste de sa famille, de manière que nous y fûmes reçues si obligeamment, qu'il ne se peut rien ajouter à la bonne chère et aux plaisirs que l'on nous procura pendant six jours, soit à la pêche sur la rivière du Xarama, soit à la chasse, à la promenade ou dans les conversations générales. Chacun faisait paraître sa bonne humeur à l'envi l'un de l'autre, et l'on peut dire que lorsque les Espagnols font tant que de quitter leur gravité, qu'ils vous connaissent et qu'ils vous aiment, on trouve de grandes ressources avec eux du côté de l'esprit. Ils deviennent sociables, obligeants, empressés pour vous plaire et de la meilleure compagnie du monde. C'est ce que j'ai éprouvé dans la partie que nous venons de faire et dont je ne vous aurais pas rendu un compte si exact si je n'étais persuadée, ma chère cousine, que vous le voulez ainsi, et que vous me tenez quelque compte de ma complaisance.
A Madrid, ce 30 août 1679.
QUATORZIÈME LETTRE
La cérémonie se fit ici le dernier du mois d'août, de jurer la paix conclue à Nimègue entre les couronnes de France et d'Espagne. J'avais beaucoup d'envie de voir ce qui s'y passerait, et comme les femmes n'y vont point, le connétable de Castille nous promit de nous faire entrer dans la chambre du Roi, aussitôt qu'il serait entré dans le salon. Madame Gueux, ambassadrice de Danemark, et madame de Chais, femme de l'envoyé de Hollande, y vinrent aussi. Nous passâmes par un degré dérobé où un gentilhomme du connétable nous attendait, et nous demeurâmes quelque temps dans un fort beau cabinet rempli de livres espagnols bien reliés et très-divertissants. J'y trouvai, entre autres, l'histoire de Don Quichotte, ce fameux chevalier de la Manche, dans laquelle la naïveté et la finesse des expressions, la force des proverbes et ce que les Espagnols appellent el pico, c'est-à-dire la pointe et la délicatesse de la langue, paraissent tout autrement que les traductions que nous en voyons en notre langue. Je prenais tant de plaisir à le lire, que je ne pensais presque plus à voir la cérémonie. Elle commença aussitôt que le marquis de Villars fut arrivé, et l'on ouvrit une fenêtre fermée d'une jalousie par laquelle nous regardions ce qui se passait. Le Roi se plaça au bout du grand salon doré, qui est un des plus magnifiques qui soient dans le palais. L'estrade était couverte d'un tapis merveilleux. Le trône et le dais étaient brodés de perles, de diamants, de rubis, d'émeraudes et d'autres pierreries précieuses. Le cardinal Porto Carrero était assis dans un fauteuil au bas de l'estrade, à la droite du trône; le connétable de Castille était sur un tabouret. L'ambassadeur de France s'assit à la gauche du trône, sur un banc couvert de velours, et les grands étaient proche du cardinal. Lorsque chacun se fut placé selon son rang, le Roi entra, et quand il fut assis dans son trône, le cardinal, l'ambassadeur et les grands s'assirent et se couvrirent. Un secrétaire d'État lut tout haut le pouvoir que le Roi Très-Chrétien avait envoyé à son ambassadeur. On apporta ensuite une petite table devant le Roi, avec un Crucifix et le livre des Évangiles, et pendant qu'il tenait la main dessus, le cardinal lut le serment par lequel il jurait de garder la paix avec la France. Il se passa encore quelques cérémonies, auxquelles je ne fis pas assez attention pour pouvoir vous en rendre compte. Le Roi rentra peu après dans son appartement, et nous en sortîmes auparavant. Nous restâmes dans le même cabinet où nous nous étions arrêtées d'abord. Il était si près de la chambre, que nous entendions le Roi qui disait qu'il n'avait jamais eu si chaud et qu'il allait quitter sa golille. Il est vrai que le soleil est bien ardent en ce pays. Les premiers jours que j'y ai été, j'étais accablée d'une migraine extraordinaire dont je ne pouvais trouver la raison; mais ma parente me dit que c'était de me couvrir trop la tête, et que si je n'y prenais garde, j'en pourrais perdre les yeux. Je ne tardai pas à quitter mon bonnet et mes cornettes, et, depuis ce temps-là, je n'ai point eu de mal de tête. Pour moi, je ne saurais croire qu'en aucun lieu du monde, il y ait un plus beau ciel qu'ici. Il est si pur, qu'on n'y aperçoit pas un seul nuage, et l'on m'assure que les jours d'hiver sont semblables aux plus beaux jours qu'on voit ailleurs. Ce qu'il y a de dangereux, c'est un certain vent de Gallego, qui vient du côté des montagnes de Galice; il n'est point violent, mais il pénètre jusqu'aux os, et quelquefois il estropie d'un bras, d'une jambe ou de la moitié du corps pour toute la vie. Il est plus fréquent en été qu'en hiver. Les étrangers le prennent pour le zéphyr et sont ravis de le sentir; mais à l'épreuve, ils connaissent sa malignité. Les saisons sont bien plus commodes en Espagne qu'en France, en Angleterre, en Hollande et en Allemagne; car, sans compter cette pureté du ciel, que l'on ne peut s'imaginer aussi beau qu'il est, depuis le mois de septembre jusqu'au mois de juin, il ne fait pas de froid que l'on ne puisse souffrir sans feu. C'est ce qui fait qu'il n'y a point de cheminée dans aucun appartement, et que l'on ne se sert que de brasiers. Mais c'est quelque chose d'heureux que, manquant de bois comme on fait dans ce pays, on n'en ait pas besoin. Il ne gèle jamais plus de l'épaisseur de deux écus et il tombe fort peu de neige. Les montagnes voisines en fournissent à Madrid pendant toute l'année. Pour les mois de juin, juillet et août, ils sont d'une chaleur excessive.
J'étais, il y a quelques jours, dans une compagnie où toutes les dames étaient bien effrayées. Il y en avait une qui disait qu'on lui avait écrit de Barcelone qu'une certaine cloche dont on ne se sert que dans les calamités publiques, ou pour les affaires de la dernière importance, avait sonné toute seule plusieurs coups. Cette dame est de Barcelone, et elle me fit entendre que lorsqu'il doit arriver quelque grand malheur à l'Espagne, ou que quelqu'un de la maison d'Autriche est près de mourir, cette cloche s'ébranle; que, pendant un quart d'heure, le battant tourne dans la cloche d'une vitesse surprenante et frappe des coups en tournant. Je ne voulais pas le croire et je ne le crois pas trop encore; mais toutes les autres confirmèrent ce qu'elle disait. Si c'est un mensonge, elles sont plus de vingt qui l'ont aidée à le faire. Elles songeaient sur quoi ou sur qui pourrait tomber le malheur dont ce signal avertissait, et comme elles sont assez superstitieuses, la belle marquise de Liche augmenta leur frayeur en venant leur apprendre que Don Juan était fort malade.
Dans leur grand deuil, ils sont faits comme des fous, particulièrement les premiers jours, que les laquais aussi bien que leurs maîtres ont de longs manteaux traînants, et qu'ils mettent, au lieu de chapeau, un certain bonnet de carton fort haut, couvert de crêpe. Leurs chevaux sont tout caparaçonnés de noir, avec des housses qui leur couvrent la tête et le reste du corps. Rien n'est plus laid. Leurs carrosses sont si mal drapés, que le drap qui couvre l'impériale descend jusque sur la portière. Il n'y a personne qui, en voyant ce lugubre équipage, ne croie que c'est un corps mort qu'on porte en terre. Les gens de qualité ont des manteaux d'une frise noire, fort claire et fort méchante; la moindre chose la met en pièces, et c'est le bon air, pendant le deuil, d'être tout en guenilles. J'ai vu des cavaliers qui déchiraient exprès leurs habits, et je vous assure qu'il y en a à qui l'on voit même la peau, peau médiocrement belle à voir; car encore que les petits enfants soient ici plus blancs que l'albâtre et si parfaitement beaux, qu'il semble que ce soient des anges, il faut convenir qu'ils changent en grandissant d'une manière surprenante. Les ardeurs du soleil les rôtissent, l'air les jaunit, et il est aisé de reconnaître un Espagnol parmi bien d'autres nations. Leurs traits sont pourtants réguliers, mais enfin ce n'est pas notre air ni notre carnation.
Tous les écoliers portent de longues robes avec un petit bord de toile au cou. Ils sont vêtus à peu près comme les Jésuites. Il y en a qui ont trente ans et davantage; on reconnaît à leurs habits qu'ils sont encore dans les études.
Je trouve que cette ville-ci a l'air d'une grande cage où l'on engraisse des poulets. Car enfin, depuis le niveau de la rue jusqu'au quatrième étage, l'on ne voit partout que des jalousies dont les trous sont fort petits, et aux balcons même, il y en a aussi. On aperçoit toujours derrière de pauvres femmes qui regardent les passants, et, quand elles l'osent, elles ouvrent les jalousies et se montrent avec beaucoup de plaisir. Il ne se passe pas de nuit qu'il n'y ait quatre ou cinq cents concerts que l'on donne dans tous les quartiers de la ville. Il est vrai qu'ils sont à juste prix, et qu'il suffit qu'un amant soit avec sa guitare ou sa harpe, et quelquefois avec toutes les deux ensemble, accompagnées d'une voix bien enrouée, pour réveiller la plus belle endormie et pour lui donner un plaisir de reine. Quand on ne connaît pas ce qui est de plus excellent, ou qu'on ne peut l'avoir, on se contente de ce qu'on a. Je n'ai vu ni téorbes ni clavecins.
A chaque bout de rue, à chaque coin de maison, il y a des Notre-Dame habillées à la mode du pays, qui ont toutes un chapelet à la main et un petit cierge ou une lampe devant elles. J'en ai vu jusqu'à trois ou quatre dans l'écurie de ma parente, avec d'autres petits tableaux de dévotion; car un palefrenier a son oratoire aussi bien que son maître, mais ni l'un ni l'autre n'y prient guère. Lorsqu'une dame va en visite chez une autre, et que c'est le soir, quatre pages viennent la recevoir avec de grands flambeaux de cire blanche, et la reconduisent de même; pendant qu'elle entre dans sa chaise, ils mettent d'ordinaire un genou en terre. Cela a quelque chose de plus magnifique que les bougies que l'on porte en France dans des flambeaux.
Il y a des maisons destinées pour mettre les femmes qui ont une mauvaise conduite, comme sont à Paris les Madelonnettes. On les traite avec beaucoup de rigueur, et il n'y a point de jour qu'elles n'aient le fouet plusieurs fois. Elles en sortent, au bout d'un certain temps, pires qu'elles n'y sont entrées, et ce qu'on leur fait souffrir ne les corrige pas. Elles vivent presque toutes dans un certain quartier de la ville, où les dames vertueuses ne vont jamais. Lorsque, par hasard, quelqu'une y passe, elles se mettent après elle et lui courent sus comme à leur ennemie, et s'il arrive qu'elles soient les plus fortes, elles la maltraitent cruellement. A l'égard des cavaliers, quand ils y passent, ils courent risque d'être mis en pièces. C'est à qui les aura. L'une les tire par le bras, une autre par les pieds, une autre par la tête; et lorsque le cavalier se fâche, elles se mettent toutes ensemble contre lui, elles le volent et lui prennent jusqu'à ses habits. Ma parente a un page italien qui ne savait rien de la coutume de ces misérables filles, il passa bonnement par leur quartier; en vérité, elles le dépouillèrent comme des voleurs auraient pu faire dans un bois; et il faut en demeurer là; car, à qui s'adresser pour la restitution?
La cloche de Barcelone n'a été que trop véritable dans son dernier pronostic. Don Juan se trouva si accablé de son mal le premier de ce mois, que les médecins en désespérèrent, et on lui fit entendre qu'il fallait se préparer à la mort. Il reçut cette nouvelle avec une tranquillité et une résignation qui aida bien à persuader ce qu'on croyait déjà, qu'il avait quelques secrets déplaisirs qui le mettaient en état de souhaiter plutôt de mourir que de vivre. Le Roi entrait à tous moments dans sa chambre et passait plusieurs heures au chevet de son lit, quelque prière qu'il pût lui faire de ne se pas exposer à gagner la fièvre. Il reçut le saint viatique, fit son testament, et écrivit une lettre de quelques lignes à une dame dont je n'ai pas su le nom. Il chargea Don Antoine Ortis, son premier secrétaire, de la porter avec une petite cassette fermée que je vis. Elle était de bois de chêne, assez légère pour croire qu'il n'y avait dedans que des lettres, et peut-être quelques pierreries. Comme il était dangereusement malade, il arriva un courrier qui apporta la nouvelle du mariage du Roi avec Mademoiselle. La joie ne s'en répandit pas seulement dans le palais, toute la ville la partagea, de sorte qu'il y eut des feux d'artifice et des illuminations pendant trois jours dans tous les quartiers de Madrid. Le Roi, qui ne se contenait pas, courut dans la chambre de Don Juan; et, quoiqu'il fût un peu assoupi et qu'il eût grand besoin de repos, il l'éveilla pour lui apprendre que la Reine viendrait dans peu, et le pria de ne plus songer qu'à sa guérison, afin de lui aider à la bien recevoir. Ah! Sire, lui répondit le prince, je n'aurai jamais cette consolation; je mourrais content si j'avais eu l'honneur de la voir. Le Roi se prit à pleurer, et lui dit qu'il n'y avait au monde que l'état où il le voyait qui pût troubler son contentement. On devait faire une course de taureaux, mais la maladie du Prince la fit différer, et le Roi n'aurait pas permis que l'on eût fait des feux d'artifice dans la cour du palais sans que Don Juan l'en priât, bien qu'il souffrît d'un mal de tête horrible. Enfin, il mourut le 17 de ce mois, beaucoup regretté des uns, et peu des autres. C'est la destinée des princes et des favoris, aussi bien que celle des personnes ordinaires. Et comme son crédit était déjà diminué, et que les courtisans ne pensaient qu'au retour de la Reine mère et à l'arrivée de la nouvelle Reine, c'est une chose surprenante que l'indifférence avec laquelle on vit la maladie de Don Juan et sa mort. On n'en parlait pas même le lendemain; il semblait qu'il n'eut jamais été au monde. Hé! mon Dieu, ma chère cousine, cela ne mérite-t-il pas un peu de réflexion? Il gouvernait tous les royaumes du Roi d'Espagne. On tremblait à son nom. Il avait fait éloigner la Reine mère; il avait chassé le père Nitard et Valenzuela, qui étaient tous deux favoris. On lui faisait plus régulièrement la cour qu'au Roi. Je vis, vingt-quatre heures après, plus de cinquante personnes de la première qualité en différents endroits, qui ne disaient pas un mot de ce pauvre prince, et il y en avait plusieurs qui lui avaient beaucoup d'obligation. Il est vrai, de plus, qu'il avait de grandes qualités personnelles. Il était d'une taille médiocre, bien fait de sa personne. Il avait tous les traits réguliers, les yeux noirs et vifs, les cheveux noirs, en grande quantité et fort longs. Il était poli, plein d'esprit et généreux, très-brave, bienfaisant et capable de grandes affaires. Il n'ignorait rien des choses convenables à sa naissance, ni de toutes les sciences et de tous les arts. Il écrivait et parlait fort bien en cinq sortes de langues, et il en entendait encore davantage. Il savait parfaitement bien l'histoire. Il n'y avait pas d'instrument qu'il ne fît et qu'il ne touchât comme les meilleurs maîtres. Il travaillait au tour; il forgeait des armes; il peignait bien; il prenait un fort grand plaisir aux mathématiques; mais, ayant pris en main le gouvernement, il fut obligé de se détacher de toutes ces occupations. Les choses changèrent de face en un moment. Il avait à peine les yeux fermés, que le Roi, n'écoutant plus que sa tendresse pour la Reine sa mère, courut à Tolède pour la voir et pour la prier de revenir. Elle y consentit avec autant de joie qu'elle en eut de revoir le Roi. Ils pleurèrent assez longtemps en s'embrassant, et nous les vîmes revenir ensemble. Toutes les personnes de qualité allèrent au-devant de Leurs Majestés, et le peuple témoignait beaucoup de joie. Je m'étendrais davantage sur ce retour si je n'en parlais dans les mémoires particuliers que j'écris.