Kitabı oku: «La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle», sayfa 9
CINQUIÈME LETTRE
Ma dernière lettre était si grande, et j'étais si lasse quand je la finis, qu'il me fut impossible d'y ajouter quelques particularités qui ne vous auraient peut-être pas déplu. Je vais, ma chère cousine, continuer de vous dire celles de mon voyage, puisque vous le souhaitez.
J'arrivai tard à Lerma, et je résolus d'attendre jusqu'au lendemain pour aller voir le château. Les Espagnols l'estiment à tel point, qu'ils le vantent comme une merveille après l'Escurial; et véritablement, c'est un fort beau lieu. Le cardinal de Lerma, favori de Philippe III, l'a fait bâtir. Il est sur le penchant d'un coteau; pour y arriver, on passe sur une grande place entourée d'arcades et de galeries au-dessus. Le château consiste en quatre gros corps de logis, qui composent un carré parfait de deux rangs de portiques en dedans de la cour: ils ne s'élèvent guère moins haut que le toit, et empêchent que les appartements aient des vues de ce côté-là. Ces portiques fournissent les passages nécessaires par les vestibules, les offices et l'entrée des cours. Les fenêtres donnent en dehors et regardent sur la campagne. Mais ce qui déshonore le bâtiment, ce sont des petits pavillons qui sont aux côtés de ces grands corps de logis. Ils sont faits en forme de petites tours, qui se terminent en pointe de clocher, et qui, bien loin de servir d'ornement, servent à gâter tout le reste. C'est la coutume, en ce pays-ci, de mettre partout ces sortes de colifichets. Les salles sont spacieuses, les chambres sont belles et fort dorées. Il y en a un nombre prodigieux, et tout y paraît assez bien entendu. Ce château est accompagné d'un grand parc qui s'étend dans la plaine. Il est traversé d'une rivière et arrosé de plusieurs ruisseaux; de grands arbres, qui forment les allées, bordent la rivière, et l'on y trouve aussi un bois très-agréable. Je crois que c'est un séjour charmant dans la belle saison47.
Le concierge me demanda si je voulais voir les religieuses dont le couvent est attaché au château. Je lui dis que j'en serais très-aise, de sorte qu'il nous fit passer dans une galerie, au bout de laquelle on trouve une grille, qui prend depuis le haut jusqu'au bas. L'abbesse, ayant été avertie, s'y rendit avec plusieurs religieuses plus belles que l'astre du jour, caressantes, enjouées, jeunes et parlant fort juste de toutes choses. Je ne me lassais point d'être avec elle, lorsqu'une petite fille entra; elle vint parler bas à l'abbesse, qui me dit ensuite qu'il y avait dans la maison une dame de grande qualité qui s'y était retirée; que c'était la fille de Don Manrique de Lara, comte de Valence, et fils aîné du duc de Najera; qu'elle était veuve de Don Francisco Fernandez de Castro, comte de Lemos, grand d'Espagne et duc de Tauresano48; que lorsqu'elle savait qu'il passait par Lerma des dames françaises ou quelqu'un de cette nation, elle les envoyait prier de la venir voir, et que, si je le trouvais bon, elle m'entretiendrait quelques moments. Je lui dis qu'elle me ferait beaucoup d'honneur. Cette jeune enfant qui s'était fort bien acquittée de la commission, fut lui rendre ma réponse.
Cette dame vint peu après, vêtue comme les Espagnoles étaient il y a cent ans; elle avait des chapins, qui sont des espèces de sandales où l'on passe le soulier, et qui haussent prodigieusement, mais l'on ne peut marcher avec sans s'appuyer sur deux personnes. Elle s'appuyait sur deux filles du marquis del Carpio; l'une est blonde, ce qui est assez rare dans ce pays-ci, et l'autre a les cheveux noirs comme du jais. En vérité, leur beauté me surprit, et il ne leur manque à mon gré que l'embonpoint. Ce n'est pas un défaut dans ce pays, où ils aiment que l'on soit maigre à n'avoir que la peau et les os. La singularité des habits de la comtesse de Lemos me parut si extraordinaire, que je m'en occupais comme d'une nouveauté. Elle avait une espèce de corset de satin noir, découpé sur du brocart d'or et boutonné par de gros rubis d'une valeur considérable. Ce corset prenait aussi juste au col qu'un pourpoint; ses manches étaient étroites, avec de grands ailerons autour des épaules, et des manches pendantes aussi longues que sa jupe, qui s'attachaient au côté avec des roses de diamants. Un affreux vertugadin, qui l'empêchait de s'asseoir autrement que par terre, soutenait une jupe assez courte de satin noir, tailladée en bâtons rompus sur du brocart d'or. Elle portait une fraise et plusieurs chaînes de grosses perles et de diamants, avec des enseignes attachées qui tombaient par étage devant son corps. Ses cheveux étaient tout blancs; ainsi elle les cachait sous un petit voile avec de la dentelle noire. Toute vieille qu'elle était, car elle a plus de soixante-quinze ans, il me sembla qu'elle devait avoir été extraordinairement belle; son visage n'a pas une ride, ses yeux sont encore brillants, le rouge qu'elle met, et qui ranime son teint, lui sied assez bien, et l'on ne peut avoir plus de délicatesse et de vivacité qu'elle en a; son esprit et sa personne, à ce qu'on m'a dit, ont fait grand bruit dans le monde; je la regardais comme une belle antiquité.
Elle me dit qu'elle avait eu l'honneur d'accompagner l'Infante lorsqu'elle épousa le Roi Louis XIII; qu'elle était une de ses menines, et des plus jeunes qui fussent auprès d'elle; mais qu'elle avait conservé une idée si avantageuse de la cour de France, et qu'elle aimait si fort tout ce qui en venait, qu'elle était toujours ravie quand elle en pouvait parler. Elle me pria de lui dire des nouvelles du Roi, de la Reine, de Monseigneur et de Mademoiselle d'Orléans. Nous allons voir cette princesse, ajouta-t-elle avec un air de joie; elle va devenir la nôtre, et l'on peut dire que la France va enrichir l'Espagne. Je répondis à toutes les choses qui pouvaient satisfaire à sa curiosité, et elle m'en parut contente. Elle me demanda comment se portait la veuve du comte de Fiesque. Je ne la connaissais pas par elle-même, continua-t-elle, mais j'étais amie particulière de son mari, lorsqu'il était à Madrid pour les intérêts du prince de Condé. Il était né galant, je n'ai pas connu de cavalier dont l'esprit fût mieux tourné; il faisait bien les vers, et je me souviens même qu'il commença, à ma prière, une comédie où des personnes plus capables d'en juger que moi trouvèrent de fort beaux endroits: elle aurait été admirable, s'il eût voulu se donner la peine de la finir; mais une fièvre lente, une profonde mélancolie et une véritable dévotion, l'arrachèrent tout d'un coup à l'amour et à tous les plaisirs de la vie. Je lui appris que la comtesse de Fiesque était toujours l'une des plus aimables femmes de la cour, et qu'elle n'avait pas moins de mérite que feu son mari. – Vous dites beaucoup, reprit-elle, et l'estime que le prince de Condé avait pour lui fait seule son panégyrique. J'ai eu l'honneur de connaître le prince dans le temps qu'il était en Flandre, et que la Reine de Suède y vint. – Vous avez vu cette Reine, dis-je en l'interrompant; eh! Madame, veuillez, de grâce, m'informer de quelques particularités de son humeur. – J'en sais, dit-elle, d'assez singulières, et je me ferai un plaisir de vous les raconter.
Le Roi d'Espagne envoya Don Antonio Pimentel49 en qualité d'ambassadeur, à Stockholm, pour découvrir les intentions des Suédois, autant que cela lui serait possible. Ils étaient depuis longtemps opposés à la Maison d'Autriche, et l'on ne doutait pas qu'ils ne fissent de nouveaux efforts pour la traverser, dans le dessein de faire élire pour roi des Romains le fils de l'Empereur. On chargea Pimentel de conduire cette affaire délicatement. Il était bien fait, galant, spirituel, et il réussit beaucoup mieux que l'on n'aurait osé se le promettre. Il connut d'abord le génie de la Reine, il entra aisément dans sa confidence. Il démêla que la nouveauté avait des charmes puissants sur elle; que, de cette foule d'étrangers qu'elle attirait à sa cour, le dernier venu était le plus favorisé. Il se fit un plan pour lui plaire, et il gagna si bien ses bonnes grâces, qu'il était informé par elle-même des choses les plus secrètes et qu'elle devait le moins lui dire; mais on peut prendre tous ces avantages quand une fois on a trouvé le chemin du cœur. Celui de la Reine le prévint à tel point pour lui, qu'il se rendit le souverain arbitre des volontés de cette Princesse, et, par ce moyen, il se mit bientôt en état d'écrire à l'Empereur et aux Électeurs des choses si positives et si agréables, qu'il lui fut aisé de juger que le conseil de la Reine de Suède n'avait aucune part, à la déclaration qu'elle faisait en faveur du Roi de Hongrie.
Cette intrigue était consommée; on croyait que le Roi rappellerait Pimentel, parce qu'il ne paraissait aucune affaire qui demandât la présence d'un ambassadeur. Mais s'il était inutile au Roi d'Espagne qu'il demeurât à Stockholm, la chose n'était point égale du côté de la Reine, et elle ne négligea rien pour le conserver auprès d'elle. Il la suivit dans tous les lieux où elle alla depuis, et bien des gens qui sont toujours la dupe des apparences, jugèrent, lorsqu'elle quitta la couronne à son cousin, qu'elle le faisait avec plaisir, parce qu'elle avait les yeux secs, et qu'elle eut le courage de haranguer les états avec beaucoup de force et d'éloquence. Mais, le public était dans l'erreur sur les mouvements secrets de cette princesse. Son âme, dans le même moment, était pénétrée de la plus vive douleur; elle était au désespoir de céder au prince Palatin un sceptre qu'elle se trouvait digne de porter toute seule, et dont elle était légitime héritière.
Ce prince eut l'adresse de faire déclarer que, si elle voulait se marier, elle le choisirait pour époux. Aussitôt que cette déclaration fut faite, elle commença à souffrir de l'assujettissement dans lequel on la mettait; d'un autre côté, le peuple ne s'accommodait pas d'être gouverné par une fille. Il étudiait plus ses défauts que ses belles qualités. Le Prince y contribuait sous main; la Reine, qui était pénétrante, s'en aperçut; elle remarqua l'inclination que l'on avait pour lui, et les vœux que l'on faisait pour le voir sur le trône: elle en eut de la jalousie, et de ce premier mouvement, elle passa à ceux d'une haine secrète dont elle ne pouvait arrêter le cours. La présence du Prince lui devint si insupportable que, s'en étant aperçu, il se retira dans une île qu'on lui avait donnée pour son apanage; mais il ne fit cette démarche qu'après avoir laissé de bons mémoires à ses créatures contre la conduite de la Reine.
Lorsqu'elle se vit délivrée d'un objet dont la vue la blessait, elle ne ménagea plus les grands ni les officiers de son royaume. Elle suivit le penchant qu'elle avait pour les belles-lettres. Elle s'appliqua tout entière à l'étude. Son esprit merveilleux faisait des progrès admirables dans les sciences les plus profondes, mais elles lui étaient moins nécessaires qu'une bonne conduite pour ménager sa gloire et ses intérêts. Il arrivait souvent qu'après avoir passé dans son cabinet un certain nombre de jours, elle en paraissait ensuite dégoûtée; qu'elle traitait les auteurs d'ignorants, qui avaient l'esprit gâté, et qui gâtaient celui des autres; et quand les seigneurs de sa cour la voyaient dans cette disposition, ils l'approchaient avec plus de familiarité, et il n'était plus question que de goûter les plaisirs que l'amour, les comédies, le bal, les tournois, la chasse et les promenades fournissent. Elle s'y donnait tout entière; rien ne pouvait plus l'en tirer, mais elle ajoutait à ce défaut celui d'enrichir les étrangers aux dépens de son État.
Les Suédois commencèrent d'en murmurer; la Reine en fut avertie. Leurs plaintes lui parurent injustes et peu respectueuses; elle en eut du dépit contre eux, et elle fut si malhabile qu'on s'en vengea contre elle-même. En effet, à l'heure que l'on s'y attendait le moins, et dans un temps où elle était encore en état de trouver des remèdes moins violents, elle abandonna tout d'un coup sa couronne et son royaume à son cousin; à ce cousin, dis-je, qu'elle n'aimait point, auquel elle souhaitait tant de mal, et auquel elle fit tant de bien. Elle ne croyait point que l'on pût en pénétrer les motifs; elle prétendait, par ce grand trait de générosité, se distinguer entre les héroïnes des premiers siècles; mais, en effet, la conduite qu'elle tint dans la suite ne la distingua qu'à son désavantage.
On la vit partir de Suède, vêtue d'une manière bizarre, avec une espèce de justaucorps, une jupe courte, des bottes, un mouchoir noué au col, un chapeau couvert de plumes, une perruque; et, derrière cette perruque, un rond de cheveux nattés, tels que les dames en portent en France lorsqu'elles sont coiffées, ce qui faisait un effet ridicule. Elle défendit à toutes ses femmes de la suivre; elle ne choisit que des hommes pour la servir et l'accompagner. Elle disait ordinairement qu'elle n'aimait pas les hommes parce qu'ils étaient hommes, mais qu'elle les aimait parce qu'ils n'étaient pas femmes. Il semblait qu'elle avait renoncé à son sexe en abandonnant ses États, quoiqu'elle eut quelquefois des faiblesses qui auraient fait honte aux moindres femmes.
Le fidèle Pimentel passa en Flandre avec elle; et comme j'y étais alors, continua-t-elle, je l'y vis arriver. Il me procura l'honneur de lui baiser la main, et il ne fallait pas moins que son crédit pour y parvenir, car elle fit dire à toutes les dames de Bruxelles et d'Anvers qu'elle ne souhaitait point qu'elles allassent chez elle. Elle ne laissa point de me recevoir fort bien, et le peu qu'elle me dit me parut plein d'esprit et d'une vivacité extraordinaire; mais elle jurait à tous moments comme un soldat; ses paroles et ses actions étaient si libres, pour ne pas dire si peu honnêtes, que si l'on n'avait pas respecté son rang, on ne se serait guère soucié de sa personne.
Elle disait à tout le monde qu'elle souhaitait passionnément de voir le prince de Condé; qu'il était devenu son héros; que ses grandes actions l'avaient charmée; qu'elle avait envie d'aller apprendre le métier de la guerre sous lui. Le prince n'avait pas moins de curiosité de la voir qu'elle en témoignait pour lui. Au milieu de cette commune impatience, la Reine s'arrêta tout d'un coup sur quelques formalités et sur quelques démarches qu'elle refusa de faire, lorsqu'il viendrait la saluer. Ces raisons l'empêchèrent de le voir avec les cérémonies accoutumées; mais un jour que la chambre de la Reine était pleine de courtisans, le prince s'y glissa; soit qu'elle eût vu son portrait, ou que son air martial le distinguât entre tous les autres, elle le démêla et le reconnut: elle voulut aussitôt le lui témoigner par des civilités extraordinaires. Il se retira sur-le-champ; elle le suivit pour le conduire. Alors, il s'arrêta et se contenta de lui dire: «Ou tout, ou rien.» Peu de jours après, on ménagea une entrevue entre eux au Mail, qui est le parc de Bruxelles; ils s'y parlèrent avec beaucoup d'honnêteté et beaucoup de froideur.
A l'égard de Don Antonio Pimentel, les bontés qu'elle a eues pour lui ont fait assez de bruit pour aller jusqu'à vous, et si vous les ignorez, Madame, je crois que je ne dois pas vous en apprendre le détail, dont j'ai peut-être été moi-même mal informée. Elle se tut, et je profitai de ce moment pour la remercier de la complaisance qu'elle avait eue de me parler d'une Reine qui m'avait toujours donné tant de curiosité. Elle me dit civilement que je la remerciais sans avoir lieu de le faire, et elle s'informa ensuite si j'avais vu tout le château de Lerma. Celui qui l'a fait bâtir, dit-elle, était favori de Philippe III, dont les circonspections de la cour d'Espagne causèrent la mort. J'ai toujours dit qu'une telle aventure ne serait jamais arrivée au Roi de France.
Philippe III, dont je vous parle, continua-t-elle, faisait des dépêches dans son cabinet; comme il faisait froid ce jour-là, on avait mis proche de lui un grand brasier, dont la réverbération lui donnait si fort au visage, qu'il était tout en eau, comme si on lui en eût jeté sur la tête: la douceur de son esprit l'empêcha de s'en plaindre, et même d'en parler, car il ne trouvait jamais rien de mal fait. Le marquis de Pobar ayant remarqué l'incommodité que le Roi recevait par cette extrême chaleur, en avertit le duc d'Albe, gentilhomme de la chambre, pour qu'il fit ôter le brasier; celui-ci dit que cela n'était pas de sa charge, qu'il fallait s'adresser au duc d'Uzeda, sommelier du corps. Le marquis de Pobar, inquiet de voir souffrir le Roi et n'osant lui-même le soulager, crainte d'entreprendre trop sur la charge d'un autre, laissa toujours le brasier dans sa place; mais il envoya chercher le duc d'Uzeda, qui était par malheur allé, proche de Madrid, voir une maison magnifique qu'il y faisait bâtir. On vint le redire au marquis de Pobar, qui proposa encore au duc d'Albe d'ôter le brasier. Il le trouva inflexible là-dessus, et il aima mieux envoyer à la campagne quérir le duc d'Uzeda; de sorte qu'avant qu'il fût arrivé, le Roi était presque consommé; et dans la nuit même, son tempérament chaud lui causa une grosse fièvre, avec un érésipèle qui s'enflamma; l'inflammation dégénéra en pourpre, et le pourpre le fit mourir50.
Je vous avoue, ajouta-t-elle, qu'ayant vu dans mes voyages d'autres cours que la nôtre, je n'ai pu m'empêcher de blâmer ces airs de cérémonie et d'arrangement qui empêchent de faire un pas plus vite que l'autre dans des occasions nécessaires, comme était, par exemple, celle dont je viens de vous entretenir; et je loue le Ciel de ce que nous aurons une Reine française, qui pourra établir parmi nous des coutumes plus raisonnables. J'ai même quitté mes habits de veuve pour en prendre de bizarros et de gala, afin d'en témoigner ma joie. Je vous dirai, ma chère cousine, que ces termes de bizarros et de gala, signifient galants et magnifiques. La vieille comtesse de Lemos aimait à parler, et continua son discours. «Qui pourrait aussi manquer de se réjouir, dit-elle, de l'espérance de voir sur le trône une seconde reine Élisabeth, dont la bonté avait rendu ses sujets dignes de l'envie de toutes les autres nations? j'avais un proche parent qui connaissait bien la grandeur de son mérite: c'était le comte de Villamediana51. «Ce nom-là, Madame, ne m'est pas inconnu, dis-je en l'interrompant, et j'ai ouï raconter qu'étant un jour dans l'église de Notre-Dame d'Atocha, et y ayant trouvé un religieux qui demandait pour les âmes du Purgatoire, il lui donna une pièce de quatre pistoles. Ah! Seigneur, dit le bon père, vous venez de délivrer une âme. Le comte tira encore une pareille pièce, et la mit dans sa tasse. Voilà, continua le religieux, une autre âme délivrée; il lui en donna de cette manière six de suite, et à chaque pièce, le moine se récriait: l'âme vient de sortir du Purgatoire. – M'en assurez-vous? dit le comte. – Oui, Seigneur, reprit le moine affirmativement, elles sont à présent au Ciel. – Rendez-moi donc mes six pièces de quatre pistoles, dit-il; car il serait inutile qu'elles vous restassent, et puisque les âmes sont au Ciel, il ne faut pas craindre qu'elles retournent au Purgatoire.» – «La chose se passa comme vous venez de le dire, ajouta la comtesse, mais il ne reprit pas son argent, car on s'en ferait un vrai scrupule parmi nous. La dévotion au mérite des messes et aux âmes du Purgatoire nous paraît la plus recommandable; cela est même quelquefois poussé trop loin, et j'ai connu un homme de grande naissance qui, étant fort mal dans ses affaires, ne laissa pas de vouloir en mourant, qu'on lui dît quinze mille messes. Sa dernière volonté fut exécutée, de sorte que l'on prit cet argent préférablement à celui qu'il devait à ses pauvres créanciers; car, quelque légitimes que soient leurs dettes, ils ne sauraient rien recevoir jusqu'à ce que toutes les messes qui sont demandées par le testament soient dites. C'est ce qui a donné lieu à cette manière de parler dont on se sert ordinairement: Fulano a dejado su alina heredera, ce qui veut dire: Un tel a fait son âme héritière; et l'on entend par là qu'il a laissé son bien à l'Église pour faire prier Dieu pour lui.
«Le Roi Philippe IV ordonna que l'on dît cent mille messes à son intention, voulant que, s'il cessait d'en avoir besoin, elles fussent pour son père et pour sa mère, et que s'ils étaient au Ciel, on les appliquât pour les âmes de ceux qui sont morts dans les guerres d'Espagne.
»Mais ce que je vous ai déjà dit du comte de Villamediana me fait souvenir qu'étant un jour dans l'église avec la Reine Élisabeth, dont je viens de vous parler, il vit beaucoup d'argent sur l'autel, que l'on avait donné pour les âmes du Purgatoire; il s'en approcha et les prit en disant: «Mon amour sera éternel; mes peines seront aussi éternelles; celles des âmes du Purgatoire finiront; hélas! les miennes ne finiront point; cette espérance les console; pour moi, je suis sans espérance et sans consolation: ainsi, ces aumônes qu'on leur destine me sont mieux dues qu'à elles.» Il n'emporta pourtant rien, et il ne dit ces mots que pour avoir lieu de parler de sa passion devant cette belle Reine qui était présente; car, en effet, il en avait une si violente pour elle, qu'il y a quelque sujet de croire qu'elle en aurait été touchée, si son austère vertu n'avait garanti son cœur contre le mérite du comte. Il était jeune, beau, bien fait, brave, magnifique, galant et spirituel; personne n'ignore qu'il parut, pour son malheur, dans un carrousel qui se fit à Madrid, avec un habit brodé de pièces d'argent toutes neuves, que l'on nommait des réales, et qu'il portait pour devise: Mis amores son reales, faisant une allusion au mot de reales, qui veut dire royales, avec la passion qu'il avait pour la Reine; cela est du plus fin espagnol et veut dire: Mes amours sont royales.
«Le comte d'Olivarez, favori du Roi, et l'ennemi secret de la Reine et du comte, fit remarquer à son maître la témérité d'un sujet qui osait jusqu'en sa présence déclarer les sentiments qu'il avait pour la Reine, et dans ce moment même, il persuada au Roi de se venger. On en attendait une occasion qui ne fît point d'éclat; mais voici ce qui avança sa perte: Comme il n'appliquait son esprit qu'à divertir la Reine, il composa une comédie que tout le monde trouva si belle, et la Reine, plus particulièrement que les autres, y découvrit des traits si touchants et si délicats, qu'elle voulut la jouer elle-même le jour qu'on célébrait la naissance du Roi. C'était l'amoureux comte qui conduisait toute cette fête; il prit soin de faire faire des habits, et il ordonna des machines qui lui coûtèrent plus de trente mille écus. Il avait fait peindre une grande nuée, sous laquelle la Reine était cachée dans une machine. Il en était fort proche; et à certain signal qu'il fit à un homme qui lui était fidèle, il mit le feu à la toile de la nuée. Toute la maison, qui valait cent mille écus, fut presque brûlée; mais il s'en trouva consolé, lorsque, profitant d'une occasion si favorable, il prit sa souveraine entre ses bras et l'emporta dans un petit escalier; il lui déroba là quelques faveurs, et ce qu'on remarque beaucoup en ce pays-ci, il toucha même à son pied. Un petit page qui le vit en informa le Comte-Duc, qui n'avait pas douté, quand il aperçut cet incendie, que ce fût là un effet de la passion du Comte. Il en fit une perquisition si exacte, qu'il en donna des preuves certaines au Roi; et ces preuves rallumèrent si fort sa colère, que l'on prétend qu'il le fit tuer d'un coup de pistolet, un soir qu'il était dans son carrosse avec Don Louis de Haro. On peut dire que le comte de Villamediana était le cavalier le plus parfait de corps et d'esprit que l'on ait jamais vu, et sa mémoire est encore en recommandation parmi les amants malheureux52.»
Voilà une fin bien funeste, dis-je, en l'interrompant; je ne pensais pas même que les ordres du Roi y eussent contribué, et j'avais entendu dire que ce coup avait été fait par les parents de Doña Francisca de Tavara, Portugaise, laquelle était dame du palais et fort aimée du Comte. «Non, continua la comtesse de Lemos, la chose s'est passée comme je viens de vous le dire et, pendant que je vous parle de Philippe IV, dit-elle, je ne puis m'empêcher de vous conter qu'une des personnes qu'il a aimée avec le plus de passion, c'était la duchesse d'Albuquerque; il ne pouvait trouver un moment favorable pour l'entretenir. Le Duc, son mari, faisait bonne garde sur elle; et, plus le Roi rencontrait d'obstacles, plus ses désirs augmentaient; mais un soir qu'il jouait fort gros jeu, il feignit de se souvenir qu'il avait une lettre à écrire de la dernière conséquence. Il appela le duc d'Albuquerque qui était dans sa chambre, et lui dit de tenir son jeu. Aussitôt, il passa dans son cabinet, prit un manteau, sortit par un degré dérobé et fut chez la jeune duchesse avec le Comte-Duc, son favori. Le duc d'Albuquerque, qui songeait à ses intérêts domestiques plus qu'au jeu du Roi, crut aisément qu'il ne lui en aurait pas donné la conduite sans quelque dessein particulier. Il commença donc de se plaindre d'une colique horrible, et faisant des cris et des grimaces à faire peur, il donna les cartes à un autre et sans tarder il courut chez lui. Le Roi ne faisait que d'y arriver, sans aucune suite; il était même encore dans la cour et, voyant venir le Duc, il se cacha; mais il n'y a rien de si clairvoyant qu'un mari jaloux. Celui-ci apercevant le Roi, et ne voulant point qu'on apportât des flambeaux pour n'être pas obligé de le reconnaître, il fut à lui avec une grosse canne qu'il portait ordinairement: Ha! ha! maraud, lui dit-il, tu viens pour voler mes carrosses; et sans autre explication, il le battit de toute sa force. Le Comte-Duc ne fut pas non plus épargné, et celui-ci, craignant qu'il n'arrivât pis, s'écria plusieurs fois que c'était le Roi, afin que le Duc arrêtât sa furie: Bien éloigné, il en redoubla ses coups et sur le Prince et sur le Ministre, s'écriant à son tour, que c'était là un trait de la dernière insolence, d'employer le nom de Sa Majesté et de son favori dans une telle occasion: qu'il avait envie de les mener au palais, parce qu'assurément le Roi le ferait pendre. A tout ce vacarme, le Roi ne disait pas un mot, et il se sauva enfin demi-désespéré d'avoir reçu tant de coups et de n'avoir eu aucune faveur de sa maîtresse. Cela n'eut pas même de suites fâcheuses pour le duc d'Albuquerque; au contraire, le Roi, n'aimant plus la duchesse, en plaisanta au bout de quelque temps. Je ne sais si je n'abuse point votre patience par la longueur de cette conversation, ajouta la comtesse de Lemos, et je tombe insensiblement dans le défaut des personnes de mon âge, qui s'oublient lorsqu'elles parlent de leur temps. Je vis bien qu'elle voulait se retirer; et après l'avoir remerciée de l'honneur qu'elle m'avait fait, je pris congé d'elle et je retournai dans mon hôtellerie. Le temps se trouva si mauvais, que nous eûmes de la peine à nous mettre en chemin; mais ayant pris une bonne résolution, nous marchâmes tant que la journée dura, tombant et nous relevant comme nous pouvions. On ne voyait pas à quatre pas devant soi. La tempête était si grande, qu'il tombait des quartiers de rocher du haut des montagnes, qui venaient jusque dans le chemin, et qui blessèrent même un de nos gens; il en aurait été tué, s'il n'avait esquivé une partie du coup. Enfin, après avoir fait plus de huit lieues, à notre compte, nous fûmes bien étonnés de nous retrouver aux portes de Lerma, sans avoir avancé ni reculé; nous avions tourné autour de la ville sans l'apercevoir, comme par enchantement, tantôt plus loin, tantôt plus près, et nous pensâmes nous désespérer d'avoir pris tant de peines inutilement.
»L'hôtesse, ravie de nous revoir, elle qui aurait voulu que nous eussions marché ainsi tous les jours de notre vie, pour revenir coucher chez elle toutes les nuits, m'attendait au bout de son petit degré. Elle me dit qu'elle était bien fâchée de ne me pouvoir rendre ma chambre, mais qu'elle m'en donnerait une autre qui me serait aussi commode, et que la mienne était occupée par une señora des plus grandes señoras d'Espagne. Don Fernand lui en demanda le nom; elle lui dit qu'elle s'appelait Doña Éléonor de Tolède53; il m'apprit aussitôt que c'était sa proche parente. Il ne pouvait comprendre par quel hasard il la trouvait en ce lieu.
»Pour en être promptement éclairci, et pour satisfaire aux devoirs de la proximité, il envoya son gentilhomme lui faire un compliment et savoir s'il ne l'incommoderait point de la voir. Elle répondit qu'elle avait une grande satisfaction de cette heureuse rencontre, et qu'il lui ferait beaucoup d'honneur. Il passa aussitôt dans sa chambre, et il apprit d'elle plusieurs particularités qui la regardaient. Il vint ensuite me trouver, et il me dit fort civilement que si Doña Éléonor n'était pas malade et très-fatiguée, elle me viendrait voir. Je crus que je devais faire les premiers pas à l'égard d'une femme de cette qualité, et si proche parente d'un cavalier dont je recevais tant d'honnêtetés. Ainsi je le priai de me conduire dans sa chambre; elle me reçut de la manière du monde la plus agréable, et je remarquai dans les premiers moments de notre conversation, qu'elle avait beaucoup d'esprit et de politesse. Elle était dans une négligence magnifique (si cela se peut dire); elle n'avait rien sur sa tête; ses cheveux, qui sont noirs et lustrés, étaient séparés des deux côtés et faisaient deux grosses nattes qui se rattachaient par derrière à une troisième. Elle avait une camisole de Naples brochée d'or et mêlée de différentes couleurs, fort juste par le corps et par les manches, garnie de boutons d'émeraudes et de diamants; sa jupe était de velours vert couvert de point d'Espagne. Elle portait sur ses épaules une mantille de velours couleur de feu, doublée d'hermine. C'est de cette manière que les dames espagnoles sont en déshabillé. Ces mantilles font le même effet que nos écharpes de taffetas noir, excepté qu'elles siéent mieux; elles sont plus larges et plus longues, de sorte que, quand elles veulent, elles les mettent sur leur tête et s'en couvrent le visage.»
On voit qu'en dépit du proverbe français: Il est des châteaux en Espagne, il en est même plusieurs et magnifiques aux environs de Madrid; seulement, ils sont, en général, bâtis au milieu d'une petite ville; d'autres sont de véritables forteresses, mais abandonnés.
On voit également, par la relation de Van Aarsens, que les esprits à Madrid étaient fort intrigués de l'hospitalité fastueuse que le Roi d'Espagne accordait à la Reine Christine et de la présence de Pimentel près de cette princesse. Les mémoires du temps donnent la clef de cette affaire, mais elle n'a pas directement trait à la situation intérieure de l'Espagne.
Le comte de Villamediana, son fils, était un des plus brillants gentilshommes de son temps. Il avait de l'esprit, des lettres, et, ce qui ne laisse pas de surprendre en Espagne, s'intéressait aux efforts que faisait Don Luis de Gongora pour faire triompher une forme de style analogue à celle que prônaient en France Voiture et Benserade. Grâce à l'influence qu'exerçait le comte de Villamediana, la vieille école, représentée par Lope de Vega, se vit abandonnée, au grand détriment de la littérature espagnole.
Le comte de Villamediana fut tué, ainsi que le dit madame d'Aulnoy, et le titre de correo-mayor passa au fils de sa sœur, le comte d'Oñate.