Kitabı oku: «Avignon et partout ailleurs. Première partie. Roman-voyage sur l’amour et le salut du monde. Basé sur des faits réels, ce texte est publié à la mémoire de son auteur.», sayfa 3
Les touristes. Je n’ai jamais pu me défaire (à qui je mens? je n’ai même jamais essayé) d’un sentiment de supériorité à leur égard; je les ai toujours considérés comme pas dégourdis du tout. Le touriste, c’est une personne qu’on nourrit de trucs en carton-pâte (» à gauche vous avez un palais! une belle vue sur votre droite!»). C’est ce dont certains ont besoin, mais moi, il me faut du vrai. C’était souvent peu photogénique, noueux, ébréché, avec des racines tortueuses et des feuilles vénéneuses, mais toujours, sans l’ombre d’un doute, vivant. Et ça renfermait beaucoup de choses. L’océan et le sauvage mélange des couleurs. Les odeurs divines et la puanteur. Les figurines de dieux, toutes poisseuses d’huile. Les dalles chaudes des cours de temples, les réverbères dans les virages répandant une lueur blême sur la route, des chauffeurs de taxi totalement barges. Ma moto. Les os cassés. Treize points de suture sur ma lèvre. Les petites aventures financières et la comptabilité noire, les promenades dans un village, enveloppées dans des couvertures, main dans la main avec la Rousse, au milieu des palmiers et des décharges, Kashi-Varanasi, où des chiens retirent des os humains des cendres funéraires et où une indifférence de l’au-delà vis-à-vis de toute chose vivante s’empare des gens, l’Himalaya et la montagne sacrée Arunachala, et le sommeil de mort sur un chiffon sale dans des buissons près de la gare Victoria de Bombay. Et cette époque quand, retenue prisonnière chez Anil, j’écoutais la nuit de la trance Goa et le jour lisais les dialogues de Brodsky et Volkov pour ne pas devenir folle et ne pas oublier qui j’étais.
Un pays étonnant. Il m’a raconté beaucoup, et il me semble que tout ce qui m’arrive depuis déjà tant d’années et tout ce que j’ai fait moi-même de ma vie, provient de là-bas, de cette Inde narquoise, enivrante et impossible, le pays des miracles et la patrie des éléphants. L’Inde m’a joué ce tour; elle a tranché le monde devant moi comme une pastèque: voici du vivant, et voilà du carton-pâte. L’Inde m’a appris le courage et le rire, tandis que la steppe et la danse, elles, me rendaient mon âme.
– –
[…]
– –
Je suis revenue vers John autour de quatre heures: j’ai mangé une glace molle ressemblant à un petit amas de neige de printemps coulant entre les doigts, ai bu un café, ai fourré mon nez dans quelques boutiques de souvenirs. Là, on étouffait et avait mal aux yeux à cause de toute cette camelote à deux euros. Dans n’importe quel pays, si on jette un coup d’œil dans n’importe quelle boutique de ce type, on y verra la même chose: de petits aimants grossièrement peints, des sous-verres avec des armoiries, des torchons à vaisselle qui restent présentables jusqu’au premier lavage. Et des tasses rappelant des vieilles filles de province: bedonnantes, grosses sur les flancs et toujours peinturlurées comme pour leur dernier voyage. Plus c’est moche, mieux c’est. Je n’ai finalement rien acheté.
John continuait à bavarder avec quelqu’un, soutenant de sa paume le Palais des Papes, mais une fois qu’il m’a vue, il a agité frénétiquement la main: « où étais-tu?»
La ruelle étroite semblable à un gué est devenue quasiment impraticable: les touristes s’y étaient entassés comme des esturgeons. Ils écarquillaient les yeux sur une Française minuscule en haillons et avec des dreads: elle raclait du violon, et un chapeau noir à ses pieds avait ouvert tout grand sa gueule affamée (» she’s my friend», a lancé John). Près du mur, d’autres artistes attendaient leur tour.
Ayant parcouru à toute vitesse quelques places kaléidoscopiques – des affiches, des affiches et encore des affiches – on a tourné dans une ruelle pavée de dalles marron-rouges. Une série de bornes en pierre séparait le trottoir de la route. Sur l’une d’elles avait grimpé un distributeur de tracts; se tenant immobile sur un pied, il ressemblait à un jeune coq. L’ombre de la maison d’en face recouvrait encore la borne, mais le soleil était déjà en train de la lécher. Et le distributeur, pétrifié sur son piédestal, m’a semblé, à moi qui était aveuglée par l’éclat du soleil, noir comme du charbon: un trou en forme de garçon sur la toile blanche et colorée d’un mur éclairé de lumière.
John s’est élancé vers une créature masquée et lui a serré la main.
La créature n’avait pas l’air très agréable: maigre comme un poulet déplumé, torse nu (la peau sur les os), un large pantalon noir sur ses hanches décharnées. Ses avant-bras étaient empaquetés dans des protège-coudes en néoprène. Un masque en forme de casque: rouge et entièrement fermé, brillant. On avait l’impression qu’on lui avait arraché la peau du crâne et qu’on avait laqué celui-ci. Brrr.
Néanmoins, la créature était pleine d’empathie: elle a hurlé quelque chose en japonais, a empoigné ma main et s’est mise à la secouer.
«C’est Mara, elle est russe (par bonheur, John ne m’a pas proposé d’embrasser le monstre en papier mâché laqué). Alors, ça va?»
Le monstre s’est mis à jacasser à toute allure en français, avec un accent japonais. Dans un trou pour la bouche scintillaient, comme des galets humides, de petites dents. John, poli, m’a traduit :
«He says that this year they have a new show. Et a ajouté avec respect: He is a samurai, did you understand? There are not many people here, but they don’t give up. They are real fighers.»
Le thème des fighters était, il faut le dire, la ligne générale de nos conversations. L’artiste de rue est toujours un combattant, m’instruisait John. Dans la rue, c’est une lutte perpétuelle: pour l’autorité, pour la meilleure place, pour le public. On lutte avec tout le monde, sans arrêt, au propre comme au figuré. Avec la police, avec les gens, avec soi-même (évidemment!). Quand je suis parti en Australie, racontait John, je vivais sous un fourgon et m’entraînais quatorze heures par jour. Je le harcelais de questions: « l’Australie? Comment tout cela a-t-il commencé? Où sont tes parents, garçon?» Selon John, il s’avérait qu’il n’y avait aucun problème avec ses parents, que c’était une famille ordinaire, que tout était normal. C’est juste qu’il aimait se la péter. Il faisait toujours des trucs dans la rue; il voulait que les gens le regardent. Puis il s’est pris au jeu. Pourquoi? Qui sait! C’est mon caractère. Maintenant ça va, mais tu sais comment j’étais avant? Je cherchais toujours la merde. Je me pointais sur le territoire de quelqu’un, je disais: ok, tu te produis ici, mais moi je vais venir et te piquer ton public. Parce que je suis le plus fort, et que toi tu es nul. Beaucoup de gens ne m’aimaient pas, et encore aujourd’hui pas tout le monde ne m’aime. Je me comporte de manière normale seulement avec ceux que je respecte.
Le voilà, le pathos du monde de la rue.
«Alors, qui est-ce que tu respectes?» le taquinais-je avec insistance. Il y en a peu, répondait John d’un geste de dépit. Ceux qui font mieux que moi, par exemple. Je ricanais: « y en a-t-il vraiment?» Et John – il faut lui rendre justice – disait: bien sûr, il y en a. Il essayait d’être juste.
Restait bien sûr la question: qu’avais-je donc à faire ici avec mon opéra et Aïvaz? Mais c’est très clair. Je vivais ma vie nacrée, remuais mes nageoires dans mon bassin d’esthète (et quoi? j’en avais le droit: je l’avait construit toute seule, personne ne m’avait aidée), mais quelque chose d’aventuriste, quelque chose de vivant et de sauvage m’a de nouveau fait signe, et, comme un vieil ivrogne, j’ai craqué. Je me suis lancée à sa poursuite.
– –
[…]
– –
J’en suis convaincue: tout vient de là, de l’enfance. Dans mon cas, le goût pour la belle vie, l’aventurisme, le désir de mettre un pied dans d’autres mondes. Mon enfance, c’était Lubertsy. Ce Lubertsy des banlieues de Moscou, la ville où on te couvre d’injures avant même que tu aies pu compter jusqu’à trois – et alors? Ne reste pas planté là à faire des yeux de merlan frit, insulte juste courtoisement en retour, c’est normal.
A propos de Lubertsy, voilà ce dont je me souviens: cette ville n’a jamais été tranquille, et pendant la perestroïka elle a totalement pété les plombs. La ville était tout simplement sens dessus dessous. Il me semble que c’était particulièrement inquiétant au milieu des années quatre-vingt-dix; ou alors, c’est peut-être juste à partir de ce moment-là que je m’en souviens le mieux. Je me souviens de cette époque comme d’un éternel hiver: brumeuse, humide, avec des tas de neige gris sale partout et un ciel lourd et bas. Les racketteurs brûlaient des kiosques d’alimentation et faisaient sauter des voitures. De temps à autre, de petits entrepreneurs locaux disparaissaient sans nouvelles; plus tard, on découvrait leurs corps dans des coffres de voiture (de ça, on en parlait à voix basse dans la cuisine, et à haute voix à la télé). Les problèmes avec les « partenaires de business» (c’est ainsi qu’on les appelait), on les résolvait à la dure: on les égorgeait par familles entières. Le mot « toit»4 ne dégageait pas un sentiment de confort, mais plutôt de menace. Les plaisanteries sur le fer à souder et le fer à
repasser5 n’étaient pas vraiment des plaisanteries. Des corps pourrissants étaient retrouvés dans des recoins de parcs aux odeurs désagréables. Quelque chose de sombre se tramait la nuit dans les garages. « La capitale du crime des banlieues de Moscou», « le monde de la truanderie et de l’illégalité absolue», « le banditisme sans foi ni loi»: les journalistes à la plume jaune aiguisaient leur éloquence dans les gros titres. Ma mère m’interdisait de lire le journal « Moskovskij Komsomolets»6, mais je m’enfermais dans les toilettes et le lisais quand même.
Des centaines de gars dans la ville étaient soit liés à la mafia, soit ils rêvaient de rejoindre ses rangs. « Des incendies et des fusillades. Des vols de voitures et des explosions. Des accidents et des meurtres»: l’émission « Patrouille de police» était l’une des plus populaires à Moscou et dans ses environs. Dans notre famille, c’était par elle que la journée commençait. Tout comme dans des centaines d’autres.
Tôt le matin, alors qu’il ne faisait pas encore jour, papa s’asseyait avec une tasse d’un litre de thé et pressait la télécommande.
«Sur le boulevard Volzhskij, commençait à rapporter, sans même saluer, une voix froide de femme, un accident de la route s’est produit. Deux personnes ont été blessées…»
Je me préparais pour l’école. Ma mère me peignait et me tressait les cheveux, attachant la natte avec un élastique « made in China», aux couleurs vives. Je me lavais, me brossais les dents, enfilais mes collants.
«Blablabla… se faisait entendre du salon. Des restes humains ont été découverts… Des corps carbonisés… Blablabla… L’identification des restes humains… Blablabla…»
Maman me préparait une tartine de pain blanc avec du beurre et du sucre. Et pour elle se faisait du café.
«Blablabla… Un incendie dans la rue Initsiativnaya… L’ambulance… Le cadavre d’un homme… Des restes humains sous la neige…»
Dans cette émission, l’expression « des restes humains» était répétée plus que toute autre.
«Ton grand-père est là», m’informait enfin maman, regardant par la fenêtre. Chaque matin, grand-père m’emmenait à l’école dans sa voiture. « Dépêche-toi!»
Je sortais de l’appart et me retrouvais dans le matin glacé. Là, la neige étincelait, toute bigarrée de jaunes signatures canines, et la « Volga» de grand-père, aux flancs arrondis, pétaradait, s’ébrouant de froid. Des restes humains, il n’y en avait pas. Et on ne peut pas dire qu’ils me préoccupaient: mes parents ont tout fait pour me laisser en dehors de ce chaos. Dès le mois d’octobre du cours préparatoire, ma mère m’a retirée de l’école qui se trouvait sous nos fenêtres et m’a transférée dans une autre, un peu meilleure. Là-bas, du moins, on ne sniffait pas de la colle pendant les recréations. Il y avait là des classes de danse de salon et des cours d’étiquette (et aussi une conseillère principale d’éducation qui forçait les élèves de CE2 à baisser leurs culottes au tableau, mais il me semble que je n’ai jamais raconté cela à maman). Mes classes de français continuaient. On ne me laissait pas fréquenter les enfants des rues; aucune violence, les adultes déplaçaient simplement, de façon très fine, pas du tout importune, la focale de mon attention sur d’autres enfants. Plus convenables. « Enfant des rues», c’était une sorte de verdict. On avait peur pour moi: des fois que quelqu’un lui apprenne à fumer ou la serre dans un coin. Quant aux bandits, je ne m’en souciais pas: quel rapport pouvaient-ils avoir avec moi, une petite fille?
Mais ce n’était pas eux le problème. C’étaient les gens ordinaires: ceux avec qui on avait affaire chaque jour.
Les vibrations radioactives qui s’échappaient des recoins, le bruit de fond qu’émettaient les garages et les sous-sols ne pouvait pas ne pas influencer les gens ordinaires. C’était comme si un signal venait toujours de là-bas: on est tout près. On est proche de toi. Demain, tu nous rencontreras par hasard dans la rue. Ou bien, peut-être, on te tombera dessus dans ta cage d’escalier, et tu n’auras même pas le temps de comprendre ce qui se passe. En plus de ça, la précarité générale, les licenciements, la peur. Le monde était imprégné d’une odeur de désespoir. Personne ne savait de quoi demain serait fait. Le salaire? Dis plutôt merci d’avoir un travail. Un business honnête? Vous rigolez?
Lubertsy était une ville prolétarienne, grossière. Ceux qui ne faisaient pas partie de la mafia ne dessoûlaient jamais. Tout le monde buvait. On buvait de l’eau de Cologne et sniffait de la colle. La cruauté était à la fois une forme d’autodéfense et la norme du quotidien. On se battait dans les familles. On donnait des gifles aux enfants. La racaille torturait les chats et les chiens. Je me souviens qu’une fois Katia, ma copine du sixième étage, avait laissé échappé que son frère appâtait des petites mésanges avec un morceau de lard sur son balcon. Rien de criminel a priori, mais en pensant à ce Serioga, âgé de dix-huit ans, lugubre, au visage malsain marqué de petite vérole, je me suis méfiée. « Pourquoi? ai-je demandé. Tu es sûre qu’il ne les torture pas?» Katia a hoché la tête, mais plus tard elle a avoué: bien sûr, il les torture. Il leur verse de la vodka dans la gorge et regarde ce qui se passe. C’est simplement amusant. J’ai sangloté, le visage dans l’oreiller, pendant deux jours.
C«était une époque méchante. La cruauté était le moyen le plus rapide de se reposer un tant soit peu sur quelque chose, de se sentir fort ne serait-ce qu’un instant. Donc, les règles étaient simples: après dix heures, il vaut mieux ne pas marcher dans le noir. Ce chantier, contourne-le, même le jour: là, quelqu’un a été violé avec un morceau de barre d’armature. Ici, on a assassiné quelqu’un: son cadavre a été trouvé dans une benne à ordures. Un long regard droit dans les yeux, c’est une provocation: c’est toi qui auras tort. C’est ce dont je me souviens de l’enfance. C’est comme ça que je vivais, en regardant le sol.
– –
En ce temps, dans les années quatre-vingt-dix, ma famille passait pour être relativement prospère. D’un statut plus élevé que les autres dans l’immeuble. A cause de cela, on ne nous aimait pas trop. Et aussi du fait que mes parents ne voulaient pas boire de vodka, mais au lieu de ça se démenaient comme des fous, essayant de gagner de quoi vivre, d’une façon ou d’une autre. Qu’est-ce qu’ils n’ont pas fait après que l’Union s’était effondrée! En URSS tout était clair: grand-père membre du Parti, mère pianiste, père architecte. Pendant la pérestroïka, plus personne n’avait besoin de pianistes et d’architectes (sans parler des fonctionnaires du Parti). Et mon architecte de père allait dans les jardins d’enfants et photographiait les enfants à la demande. Il dessinait et faisait des vitraux, ayant par la même occasion orné de ces derniers les trois fenêtres de notre appart: dans une pièce, il y avait des arabesques de gel, dans une autre des fleurs, et dans le salon d’harmonieux losanges. Des fenêtres vitraux. De fait, le salon s’était mis à ressembler soit à un temple, soit à une chambre de demoiselle russe des temps anciens, telles qu’elles apparaissent dans les dessins animés. Très joli et impossible de voir quelque chose de l’extérieur, au cas où il aurait pris l’envie à quelqu’un de l’immeuble d’en face de regarder avec des jumelles s’il n’y avait pas un petit quelque chose de valeur dans notre appartement. Ça arrivait; après que deux apparts au dessus avait été cambriolés en l’espace de deux semaines (» L’or, je le gardais pour le mariage de ma fille, sanglotait l’une des victimes, et ils ont emporté aussi le manteau de fourrure!»), mes parents s’étaient procuré de l’argent et avaient fait installer une massive porte blindée. Elle est toujours là, dans l’appart de Lubertsy, en souvenir de cette époque, tout comme les contours des vitraux à demi effacés.
Maman la pianiste faisait la navette entre Moscou et la Pologne par train de nuit et rapportait de là-bas des ballots de fringues: des collants en nylon, des soutiens-gorges importés, des chaussettes en coton. Tout ça était à vendre. L’argent pour les achats, il fallait le transporter dans un morceau de tissu cousu dans la culotte: on volait aussi dans les trains. Quant au gagne-pain, on devait le partager avec l’administration du marché et les racketteurs.
«Mais notre milice ne nous protège-t-elle donc pas? m’étonnais-je.
– Ma milice nous protège bien: d’abord elle nous coffre, puis elle veille sur nous», plaisantait lugubrement mon grand-père.
Il fallait aussi partager avec la milice.
Puis, mes parents ont trouvé, je ne sais comment, un moyen de faire du business avec la Mongolie et se sont mis à vendre des chapkas en fourrure de renard polaire et de rat musqué. Un guide de conversation russo-mongol, Yariany Devtair, avait pris place sur une étagère
(« bonjour», ça se dit « sain bain ouou!», et « je lève mon verre à votre santé», c’est déjà un peu plus compliqué: « Tany aeruul iaendiïn telee hundaga orgye!»). Parfois, des Mongols nous rendaient visite: Dina, au visage rond comme la lune et avec deux dents en or, et son mari au teint basané et hâlé par le vent, ressemblant à une image d’un manuel d’histoire (la partie consacrée aux nomades). C’étaient eux qui apportaient de Mongolie ces chapkas, à côté desquels mes parents passaient des heures debout au marché. Tout le couloir de notre appartement était encombré de boîtes en carton; il restait seulement un étroit passage. Tout était gardé strictement secret. Il m’était interdit d’inviter des amis à la maison et encore plus de raconter ce que faisaient mon père et ma mère.
Je me souviens que les week-ends, par les mornes journées d’hiver, quand à à peine trois heures de l’après-midi, la fenêtre couverte d’une fine couche de givre rougeoie au soleil couchant, papa l’architecte, maman la pianiste et grand-père, le chef du parti, faisaient irruption dans l’appart, gelés jusqu’aux os, après avoir passé six ou sept heures debout sur un marché à ciel ouvert, par moins trente.
«Alors, papa? demandais-je en m’élançant de ma chambre. Combien?
– Qu’est-ce que ça peut te faire?» répliquait mon père d’un ton sec. Et il se dirigeait dans la salle de bain pour se réchauffer les mains. A ce moment-là, maman me confiait tout bas :
«Quatre de femme et deux d’homme.»
«Quatre de femme et deux d’homme», ça signifiait la quantité de chapkas vendus. Et ce n’était pas mal du tout. « Pas un seul», c’était bien pire. Dans ce cas, on ne savait pas ce qu’on mangerait dans la semaine.
Concernant la nourriture, c’était très simple; de la bouillie de sarrasin, des pommes de terre, des pâtes en forme d’escargot: une casserole nous faisait à peu près cinq jours. Le deuxième jour, les pâtes devenaient semblables à de la colle à bois, mais on pouvait les faire frire. Il y avait aussi des pilons de poulet, gras, truffés de produits chimiques. De grosses saucisses grisâtres (je n’en mange pas jusqu’à maintenant). Du saucisson, c’était la fête.
Comme j’ai déjà dit, on ne nous aimait pas beaucoup dans l’immeuble. Mes parents, pour leur envie de s’en sortir. Ma grand-mère, pour ses lèvres pincées. Mon grand-père, du fait qu’il avait été chef dans le temps. Moi, pour mon appartenance à cette tribu et pour mes nouvelles baskets. Des intellos de mes deux. Regarde-moi comme ils se la racontent! Vous vous croyez mieux que les autres? Pas tous parlaient comme ça, mais certains; en tout cas, ce ne sont pas les ennemis qui me manquaient. Les membres d’environ trois familles, il ne valait mieux pas les croiser près de l’ascenseur.
Je me souviens qu’un garçon du voisinage – j’avais peut-être huit ans, et lui devait en avoir dix – m’avait dit une saleté près de la porte d’entrée de l’immeuble. En réponse, je lui avais donné un coup de pied à l’endroit qu’on m’avait appris. Le gars s’était plié en deux et avait hurlé, et moi je m’étais enfuie. Mais le jour suivant, ses malotrues de sœurs – l’une de quinze ans, l’autre de seize – m’avaient chopée dans la cour de l’école et m’avaient empoignée avec force.
«Frappe-la comme il faut, Sacha! Où tu veux, aiguillonnaient-elles leur frère. Elle t’a frappé hier, non?»
Et Sacha, pendant un long moment, ne pouvait se décider. Il s’efforçait de viser.
Des histoires pareilles, il y en avait beaucoup. Lubertsy, le petit Bronx à la moscovite.
Jusqu’à vingt ans environ, je n’étais pas une battante; au contraire, j’étais absolument pitoyable. A Lubertsy, il y avait partout des enfants des rues ou des adultes qui venaient de là, et ils n’étaient pas gentils avec moi, loin s’en faut. Pour quelqu’un d’autre, toutes ces bagarres de rue, c’était quedalle. Mais moi j’étais née avec une peau fine. Il m’a suffi de très peu pour comprendre que le grand monde était une source de menace, et j’en connaissais la cause: c’était avec moi que quelque chose clochait. Il y avait quelque chose en moi d’originellement, d’irréparablement, de monstrueusement incorrect, et on ne pouvait rien y faire. Peu à peu, ce sentiment a envahi l’espace sécurisé que mes parents déroulaient soigneusement devant moi, et a finalement recouvert tout le ciel. Je me suis renfermée sur moi-même. Et le monde, le monde réactif et attentionné, m’a payée de retour: dans un univers sûr et ensoleillé, habité par des enfants de bonnes familles, on a cessé de me remarquer. Tu ne peux rien, ricanait le monde. Tu n’existes pas. Qui haïr pour cela? Soi-même en premier lieu.
A cette époque, je me haïssais comme personne. Ce n’était pas une forme légère de pudeur adolescente; non, c’était un mélange acide de répugnance écœurante de soi, de honte et d’hostilité au monde, qui bouillait en moi sous un couvercle hermétiquement fermé. Et cela a continué très longtemps, jusqu’à mes vingt ans environ, jusqu’à ce que je ne remodèle tout.
Parfois, en écoutant John, et plus tard, en repensant au révolutionnaire et à son équipe, je me disais: si tu sais quelque chose de la vie de la rue, essaye l’exact opposé. Mets-toi un instant dans la peau d’une bonne élève du Bronx.
– –
[…]
– –
A la maison, j’ai pris une douche; l’eau trouble d’Avignon m’a lavée de la boxe japonaise apocalyptique. Pendant ce temps, John a pu avaler quelque chose; quant à moi, je suis restée sans appétit. On est ressortis dans la rue. L’avenue de la Synagogue frissonnait légèrement dans l’ombre épaisse des platanes. John a agité sa main vers la gauche et a prononcé avec fierté :
«This is my car. And this is my garbage bin.»
Près d’une voiture noire – je n’ai pas pu discerner sa marque – se trouvait effectivement un bac poubelle à roulettes, grand et noir, comme tous les biens que possédait John, à l’exception des culottes de scène (les culottes, John les préférait colorées). Le bac était enchaîné à une borne en fer. « C’est ma voiture, et voici mon bac poubelle» (» c’était ma Lo, et voici mes lis»7; je me suis surprise à penser que ce n’était pas tant le bac qui était étonnant pour moi que la voiture. Une voiture? A John? Ça alors! Il me semblait qu’il méprisait les biens massifs).
John a soulevé le couvercle et a plongé à l’intérieur jusqu’à la taille. Un bruit s’est fait entendre.
«Johny, what are you doing there? ai-je demandé avec une légère inquiétude.
– There’s something with the bottom», a retenti sourdement de là-dedans.
John s’est extirpé du bac, a contourné sa voiture, a fourré dans le coffre et en a sorti quelques paquets et un haut-parleur portable. Tout cela a pris place dans le bac. Bon Dieu, pensais-je, combien de temps as-tu lavé cette poubelle? Ou alors tu ne l’as pas lavée? D’un côté, on pouvait attendre tout et n’importe quoi de John. Mais d’un autre, il n’y avait pas de personne plus propre que lui. Il ne pouvait pas même embrasser une femme sans s’être brossé les dents le matin. C’était un vrai Français, notre Johnny Boy.
«Don’t look at me like that, I’ve bought it. It’s new, a dit John d’une voix sirupeuse, en me regardant malicieusement. Let’s go!» Et là-dessus il a saisi le bac par les poignées et l’a fait rouler sur le pavé. Je me suis mise à trottiner à ses côtés. Un chemin bien connu: un bout de l’avenue de la Synagogue, puis passage sous une arche, et enfin la rue de la Carreterie. Le fripon gris et jaune dessiné près de la fontaine.
Je n’en doute pas, on allait très bien ensemble: moi, avec mon tee-shirt rose, mes ballerines de princesse et mon sac de toile de Saint-Pétersbourg – la touriste modèle typique – et l’infernal John en pantalon noir, torse nu et avec ses brillants yeux espagnols. La belle et la bête, la princesse et le voyou. On se hâtait le long de la rue bouillante, et un flot de gens nous contournait des deux côtés. Aux badauds bayant aux corneilles, John criait brusquement quelque chose en français. Comme un vrai éboueur.
A un moment, un grand bus de touristes nous a rattrapés; il avait soif de liberté de mouvement. John le gênait. Le bus s’est mis à klaxonner violemment. Je me suis jetée vers le trottoir et me suis retournée: John continuait impassiblement à faire rouler son bac.
Le bus a klaxonné encore une fois. Puis une autre. Mais John n’était pas de la race des peureux.
«He is crazy to drive in such a mess! Some people are really insane!» m’a-t-il hurlé à travers la foule. J’ai essayé de le raisonner et ai crié en réponse :
«Johnny! Just move aside! You block him the way!
– And what? s’est indigné le têtu. He’ll go ahead for a hundred meters more and then he’ll be blocked again! People are everywhere!»
Le bus était pris d’hystérie. John continuait à faire rouler son bac, comme un héros-pionnier, comme un missionnaire, comme un conquérant de l’univers. C’était visiblement une question de principe.
«Johnny!» vociférais-je. Mes nerfs était en train de lâcher.
«There’s always fight in the street!» a gueulé John et il a appuyé encore sur le champignon. Finalement, le bus a grimpé sur le trottoir par les roues de devant, a soulevé son pesant derrière, a mis les gaz et a arrivé au niveau de John. La femme au volant s’est penchée à la fenêtre. Elle s’est mise à hurler, déversant son indignation sur la tête du vilain éboueur: ses jurons se sont confondus dans un torrent bouillonnant et fétide (à ce moment-là, j’ai remercié les dieux de ne pas comprendre un seul mot). John a eu la répartie vive: il a aussi éclaté en une cantate riche en couleurs. Les gens se retournaient. Les touristes dans le bus ont aplati leur nez sur la vitre: quel scandale! Ça aurait pu durer une éternité. Mais non: brusquement, John s’est écarté de côté et s’est élancé dans une ruelle. Arbitre pour lui-même, enfant des rues, pilote de première classe dans un jeu sans règles, il s’est élevé au-dessus de la bataille: ayant décidé qu’il avait remporté le duel, il l’a interrompu sans la moindre hésitation. Je me suis lancée à sa poursuite et ai repris haleine dans la ruelle.
«When I was just starting at the street, everyone hated me», m’a-t-il rappelé. Plus calmement déjà: hurler au milieu des murs de pierre et des bacs poubelles ne servait à rien.
«And is this an excuse? l’ai-je interrogé.
– Ok, imagine then, a démarré John au quart de tour. You come to the street, and each time you have to prove everyone who you are. No one can book a place to perform, right? So, each time there is a fight. For the public, for the area», John a brusquement fait tourner le bac et s’est appuyé sur ses poignées de celui-ci, tel un orateur à sa tribune. And then, you come, and someone is already performing at your place. And you did not eat from yesterday. And you tell him: okay, I’ll start right now, and we’ll se who will get the public. And it goes!»
Un petit chat a bondi sur le couvercle du bac: bariolé, avec des taches rousses. Il n’a pas eu peur de l’orateur. A Moscou, j’avais un copain, ex-bandit; « un homme de guerre a besoin de guerre, disait-il. S’il n’y en a pas, il se la trouvera». Selon ses mots, John se produisait toujours mieux que les autres et ne respectait personne, il piquait le public des autres, s’attirait sans cesse des ennuis, et c’est pour ça qu’on ne l’aimait pas. Ce n’est pas un homme mais une flamme éternelle. Mais d’où vient le bois? Et bien, c’est très simple. La fureur, pensais-je, c’est aussi une habitude. Un moyen de tâter le monde.
– –
John avait l’habitude de la fureur, et moi j’avais l’habitude (ou plutôt la passion) de fourrer mon nez dans des formes de vie inexplorées. D’où ça m’est venu? Je l’ai déjà dit: de l’enfance.
En ce temps-là, dans les années quatre-vingt-dix, ma famille m’apprenait à avoir peur. Surtout mon grand-père et ma grand-mère. Ne cours pas, tu t’écrabouilleras le nez. Ne parle pas aux garçons, ils te feront du mal. Ne sors pas sur le balcon sans chapeau. Ne va pas aux fêtes de masse, ne te promène pas le soir dans la cour d’école, ne parle pas aux inconnus. Mets un pull. Reste à la maison, avec ta grand-mère, étudie mieux. On viole et tue partout alentour, tu es peut-être la prochaine sur la liste. Pourquoi tu manges si peu? Tu es toute pâle, toute tristounette. Ma petite fille à moi. Rien que des diminutifs, comme si je n’étais pas plus grosse qu’un colibri. Ne sors pas dans la rue, ne commets pas de faute.