Kitabı oku: «À l’ombre des jeunes filles en fleurs», sayfa 10
Aussi – de même que la diction de Bergotte eût sans doute charmé si lui-même n’avait été que quelque amateur récitant du prétendu Bergotte, au lieu qu’elle était liée à la pensée de Bergotte en travail et en action par des rapports vitaux que l’oreille ne dégageait pas immédiatement – de même c’était parce que Bergotte appliquait cette pensée avec précision à la réalité qui lui plaisait que son langage avait quelque chose de positif, de trop nourrissant, qui décevait ceux qui s’attendaient à l’entendre parler seulement de « l’éternel torrent des apparences » et des « mystérieux frissons de la beauté ». Enfin la qualité toujours rare et neuve de ce qu’il écrivait se traduisait dans sa conversation par une façon si subtile d’aborder une question, en négligeant tous ses aspects déjà connus, qu’il avait l’air de la prendre par un petit côté, d’être dans le faux, de faire du paradoxe, et qu’ainsi ses idées semblaient le plus souvent confuses, chacun appelant idées claires celles qui sont au même degré de confusion que les siennes propres. D’ailleurs toute nouveauté ayant pour condition l’élimination préalable du poncif auquel nous étions habitués et qui nous semblait la réalité même, toute conversation neuve, aussi bien que toute peinture, toute musique originale, paraîtra toujours alambiquée et fatigante. Elle repose sur des figures auxquelles nous ne sommes pas accoutumées, le causeur nous paraît ne parler que par métaphores, ce qui lasse et donne l’impression d’un manque de vérité. (Au fond les anciennes formes de langage avaient été elles aussi autrefois des images difficiles à suivre quand l’auditeur ne connaissait pas encore l’univers qu’elles peignaient. Mais depuis longtemps on se figure que c’était l’univers réel, on se repose sur lui.) Aussi quand Bergotte, ce qui semble pourtant bien simple aujourd’hui, disait de Cottard que c’était un ludion qui cherchait son équilibre, et de Brichot que « plus encore qu’à Mme Swann le soin de sa coiffure lui donnait de la peine parce que doublement préoccupé de son profil et de sa réputation, il fallait à tout moment que l’ordonnance de la chevelure lui donnât l’air à la fois d’un lion et d’un philosophe », on éprouvait vite de la fatigue et on eût voulu reprendre pied sur quelque chose de plus concret, disait-on pour signifier de plus habituel. Les paroles méconnaissables sorties du masque que j’avais sous les yeux, c’était bien à l’écrivain que j’admirais qu’il fallait les rapporter, elles n’auraient pas su s’insérer dans ses livres à la façon d’un puzzle qui s’encadre entre d’autres, elles étaient dans un autre plan et nécessitaient une transposition moyennant laquelle un jour que je me répétais des phrases que j’avais entendu dire à Bergotte, j’y retrouvai toute l’armature de son style écrit, dont je pus reconnaître et nommer les différentes pièces dans ce discours parlé qui m’avait paru si différent.
À un point de vue plus accessoire, la façon spéciale, un peu trop minutieuse et intense, qu’il avait de prononcer certains mots, certains adjectifs qui revenaient souvent dans sa conversation et qu’il ne disait pas sans une certaine emphase, faisant ressortir toutes leurs syllabes et chanter la dernière (comme pour le mot « visage » qu’il substituait toujours au mot « figure » et à qui il ajoutait un grand nombre de v, d’s, de g, qui semblaient tous exploser de sa main ouverte à ces moments) correspondait exactement à la belle place où dans sa prose il mettait ces mots aimés en lumière, précédés d’une sorte de marge et composés de telle façon, dans le nombre total de la phrase, qu’on était obligé, sous peine de faire une faute de mesure, d’y faire compter toute leur « quantité ». Pourtant, on ne retrouvait pas dans le langage de Bergotte certain éclairage qui dans ses livres comme dans ceux de quelques autres auteurs modifie souvent dans la phrase écrite l’apparence des mots. C’est sans doute qu’il vient de grandes profondeurs et n’amène pas ses rayons jusqu’à nos paroles dans les heures où, ouverts aux autres par la conversation, nous sommes dans une certaine mesure fermés à nous-même. À cet égard il y avait plus d’intonations, plus d’accent, dans ses livres que dans ses propos ; accent indépendant de la beauté du style, que l’auteur lui-même n’a pas perçu sans doute, car il n’est pas séparable de sa personnalité la plus intime. C’est cet accent qui, aux moments où, dans ses livres, Bergotte était entièrement naturel, rythmait les mots souvent alors fort insignifiants qu’il écrivait. Cet accent n’est pas noté dans le texte, rien ne l’y indique et pourtant il s’ajoute de lui-même aux phrases, on ne peut pas les dire autrement, il est ce qu’il y avait de plus éphémère et pourtant de plus profond chez l’écrivain, et c’est cela qui portera témoignage sur sa nature, qui dira si malgré toutes les duretés qu’il a exprimées il était doux, malgré toutes les sensualités, sentimental.
Certaines particularités d’élocution qui existaient à l’état de faibles traces dans la conversation de Bergotte ne lui appartenaient pas en propre, car quand j’ai connu plus tard ses frères et ses sœurs, je les ai retrouvées chez eux bien plus accentuées. C’était quelque chose de brusque et de rauque dans les derniers mots d’une phrase gaie, quelque chose d’affaibli et d’expirant à la fin d’une phrase triste. Swann, qui avait connu le Maître quand il était enfant, m’a dit qu’alors on entendait chez lui, tout autant que chez ses frères et sœurs, ces inflexions en quelque sorte familiales, tour à tour cris de violente gaieté, murmures d’une lente mélancolie, et que dans la salle où ils jouaient tous ensemble il faisait sa partie mieux qu’aucun, dans leurs concerts successivement assourdissants et languides. Si particulier qu’il soit, tout ce bruit qui s’échappe des êtres est fugitif et ne leur survit pas. Mais il n’en fut pas ainsi de la prononciation de la famille Bergotte. Car s’il est difficile de comprendre jamais, même dans les Maîtres Chanteurs, comment un artiste peut inventer la musique en écoutant gazouiller les oiseaux, pourtant Bergotte avait transposé et fixé dans sa prose cette façon de traîner sur des mots qui se répètent en clameurs de joie ou qui s’égouttent en tristes soupirs. Il y a dans ses livres telles terminaisons de phrases où l’accumulation des sonorités se prolonge, comme aux derniers accords d’une ouverture d’Opéra qui ne peut pas finir et redit plusieurs fois sa suprême cadence avant que le chef d’orchestre pose son bâton, dans lesquelles je retrouvai plus tard un équivalent musical de ces cuivres phonétiques de la famille Bergotte. Mais pour lui, à partir du moment où il les transporta dans ses livres, il cessa inconsciemment d’en user dans son discours. Du jour où il avait commencé d’écrire et, à plus forte raison, plus tard, quand je le connus, sa voix s’en était désorchestrée pour toujours.
Ces jeunes Bergotte – le futur écrivain et ses frères et sœurs – n’étaient sans doute pas supérieurs, au contraire, à des jeunes gens plus fins, plus spirituels qui trouvaient les Bergotte bien bruyants, voire un peu vulgaires, agaçants dans leurs plaisanteries qui caractérisaient le « genre » moitié prétentieux, moitié bêta, de la maison. Mais le génie, même le grand talent, vient moins d’éléments intellectuels et d’affinement spécial supérieurs à ceux d’autrui, que de la faculté de les transformer, de les transposer. Pour faire chauffer un liquide avec une lampe électrique, il ne s’agit pas d’avoir la plus forte lampe possible, mais une dont le courant puisse cesser d’éclairer, être dérivé et donner, au lieu de lumière, de la chaleur. Pour se promener dans les airs, il n’est pas nécessaire d’avoir l’automobile la plus puissante, mais une automobile qui ne continuant pas de courir à terre et coupant d’une verticale la ligne qu’elle suivait soit capable de convertir en force ascensionnelle sa vitesse horizontale. De même ceux qui produisent des œuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais ceux qui ont eu le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie, si médiocre d’ailleurs qu’elle pouvait être mondainement et même, dans un certain sens, intellectuellement parlant, s’y reflète, le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété. Le jour où le jeune Bergotte put montrer au monde de ses lecteurs le salon de mauvais goût où il avait passé son enfance et les causeries pas très drôles qu’il y tenait avec ses frères, ce jour-là il monta plus haut que les amis de sa famille, plus spirituels et plus distingués : ceux-ci dans leurs belles Rolls-Royce pourraient rentrer chez eux en témoignant un peu de mépris pour la vulgarité des Bergotte ; mais lui, de son modeste appareil qui venait enfin de « décoller », il les survolait.
C’était, non plus avec des membres de sa famille, mais avec certains écrivains de son temps que d’autres traits de son élocution lui étaient communs. De plus jeunes qui commençaient à le renier et prétendaient n’avoir aucune parenté intellectuelle avec lui, la manifestaient sans le vouloir en employant les mêmes adverbes, les mêmes prépositions qu’il répétait sans cesse, en construisant les phrases de la même manière, en parlant sur le même ton amorti, ralenti, par réaction contre le langage éloquent et facile d’une génération précédente. Peut-être ces jeunes gens – on en verra qui étaient dans ce cas – n’avaient-ils pas connu Bergotte. Mais sa façon de penser, inoculée en eux, y avait développé ces altérations de la syntaxe et de l’accent qui sont en relation nécessaire avec l’originalité intellectuelle. Relation qui demande à être interprétée d’ailleurs. Ainsi Bergotte, s’il ne devait rien à personne dans sa façon d’écrire, tenait sa façon de parler d’un de ses vieux camarades, merveilleux causeur dont il avait subi l’ascendant, qu’il imitait sans le vouloir dans la conversation, mais qui, lui, étant moins doué, n’avait jamais écrit de livres vraiment supérieurs. De sorte que si l’on s’en était tenu à l’originalité du débit, Bergotte eût été étiqueté disciple, écrivain de seconde main, alors que, influencé par son ami dans le domaine de la causerie, il avait été original et créateur comme écrivain. Sans doute encore pour se séparer de la précédente génération, trop amie des abstractions, des grands lieux communs, quand Bergotte voulait dire du bien d’un livre, ce qu’il faisait valoir, ce qu’il citait c’était toujours quelque scène faisant image, quelque tableau sans signification rationnelle. « Ah ! si ! disait-il, c’est bien ! il y a une petite fille en châle orange, ah ! c’est bien », ou encore : « Oh ! oui, il y a un passage où il y a un régiment qui traverse la ville, ah ! oui, c’est bien ! » Pour le style, il n’était pas tout à fait de son temps (et restait du reste fort exclusivement de son pays, il détestait Tolstoï, George Eliot, Ibsen et Dostoïewski) car le mot qui revenait toujours quand il voulait faire l’éloge d’un style, c’était le mot « doux ». « Si, j’aime, tout de même mieux le Chateaubriand d’Atala que celui de René, il me semble que c’est plus doux. » Il disait ce mot-là comme un médecin à qui un malade assure que le lait lui fait mal à l’estomac et qui répond : « C’est pourtant bien doux. » Et il est vrai qu’il y avait dans le style de Bergotte une sorte d’harmonie pareille à celle pour laquelle les anciens donnaient à certains de leurs orateurs des louanges dont nous concevons difficilement la nature, habitués que nous sommes à nos langues modernes où on ne cherche pas ce genre d’effets.
Il disait aussi, avec un sourire timide, de pages de lui pour lesquelles on lui déclarait son admiration : « Je crois que c’est assez vrai, c’est assez exact, cela peut être utile », mais simplement par modestie, comme à une femme à qui on dit que sa robe, ou sa fille, est ravissante, répond, pour la première : « Elle est commode », pour la seconde : « Elle a un bon caractère ». Mais l’instinct du constructeur était trop profond chez Bergotte pour qu’il ignorât que la seule preuve qu’il avait bâti utilement et selon la vérité, résidait dans la joie que son œuvre lui avait donnée, à lui d’abord, et aux autres ensuite. Seulement bien des années plus tard, quand il n’eut plus de talent, chaque fois qu’il écrivit quelque chose dont il n’était pas content, pour ne pas l’effacer comme il aurait dû, pour le publier, il se répéta, à soi-même cette fois : « Malgré tout, c’est assez exact, cela n’est pas inutile à mon pays. » De sorte que la phrase murmurée jadis devant ses admirateurs par une ruse de sa modestie, le fut, à la fin, dans le secret de son cœur, par les inquiétudes de son orgueil. Et les mêmes mots qui avaient servi à Bergotte d’excuse superflue pour la valeur de ses premières œuvres, lui devinrent comme une inefficace consolation de la médiocrité des dernières.
Une espèce de sévérité de goût qu’il avait, de volonté de n’écrire jamais que des choses dont il pût dire : « C’est doux », et qui l’avait fait passer tant d’années pour un artiste stérile, précieux, ciseleur de riens, était au contraire le secret de sa force, car l’habitude fait aussi bien le style de l’écrivain que le caractère de l’homme, et l’auteur qui s’est plusieurs fois contenté d’atteindre dans l’expression de sa pensée à un certain agrément, pose ainsi pour toujours les bornes de son talent, comme en cédant souvent au plaisir, à la paresse, à la peur de souffrir on dessine soi-même sur un caractère où la retouche finit par n’être plus possible, la figure de ses vices et les limites de sa vertu.
Si, pourtant, malgré tant de correspondances que je perçus dans la suite entre l’écrivain et l’homme, je n’avais pas cru au premier moment, chez Mme Swann, que ce fût Bergotte, que ce fût l’auteur de tant de livres divins qui se trouvât devant moi, peut-être n’avais-je pas eu absolument tort, car lui-même (au vrai sens du mot) ne le « croyait » pas non plus. Il ne le croyait pas puisqu’il montrait un grand empressement envers des gens du monde (sans être d’ailleurs snob), envers des gens de lettres, des journalistes, qui lui étaient bien inférieurs. Certes, maintenant il avait appris par le suffrage des autres qu’il avait du génie, à côté de quoi la situation dans le monde et les positions officielles ne sont rien. Il avait appris qu’il avait du génie, mais il ne le croyait pas puisqu’il continuait à simuler la déférence envers des écrivains médiocres pour arriver à être prochainement académicien, alors que l’Académie ou le faubourg Saint-Germain n’ont pas plus à voir avec la part de l’Esprit éternel laquelle est l’auteur des livres de Bergotte qu’avec le principe de causalité ou l’idée de Dieu. Cela il le savait aussi, comme un kleptomane sait inutilement qu’il est mal de voler. Et l’homme à barbiche et à nez en colimaçon avait des ruses de gentleman voleur de fourchettes, pour se rapprocher du fauteuil académique espéré, de telle duchesse qui disposait de plusieurs voix dans les élections, mais de s’en rapprocher en tâchant qu’aucune personne qui eût estimé que c’était un vice de poursuivre un pareil but, pût voir son manège. Il n’y réussissait qu’à demi, on entendait alterner avec les propos du vrai Bergotte ceux du Bergotte égoïste, ambitieux et qui ne pensait qu’à parler de tels gens puissants, nobles ou riches, pour se faire valoir, lui qui dans ses livres, quand il était vraiment lui-même, avait si bien montré, pur comme celui d’une source, le charme des pauvres.
Quant à ces autres vices auxquels avait fait allusion M. de Norpois, à cet amour à demi incestueux qu’on disait même compliqué d’indélicatesse en matière d’argent, s’ils contredisaient d’une façon choquante la tendance de ses derniers romans, pleins d’un souci si scrupuleux, si douloureux, du bien, que les moindres joies de leurs héros en étaient empoisonnées et que pour le lecteur même il s’en dégageait un sentiment d’angoisse à travers lequel l’existence la plus douce semblait difficile à supporter, ces vices ne prouvaient pas cependant, à supposer qu’on les imputât justement à Bergotte, que sa littérature fût mensongère, et tant de sensibilité, de la comédie. De même qu’en pathologie certains états d’apparence semblable sont dus, les uns à un excès, d’autres à une insuffisance de tension, de sécrétion, etc., de même il peut y avoir vice par hypersensibilité comme il y a vice par manque de sensibilité. Peut-être n’est-ce que dans des vies réellement vicieuses que le problème moral peut se poser avec toute sa force d’anxiété. Et à ce problème l’artiste donne une solution non pas dans le plan de sa vie individuelle, mais de ce qui est pour lui sa vraie vie, une solution générale, littéraire. Comme les grands docteurs de l’Église commencèrent souvent tout en étant bons par connaître les péchés de tous les hommes, et en tirèrent leur sainteté personnelle, souvent les grands artistes tout en étant mauvais se servent de leurs vices pour arriver à concevoir la règle morale de tous. Ce sont les vices (ou seulement les faiblesses et les ridicules) du milieu où ils vivaient, les propos inconséquents, la vie frivole et choquante de leur fille, les trahisons de leur femme ou leurs propres fautes, que les écrivains ont le plus souvent flétries dans leurs diatribes sans changer pour cela le train de leur ménage ou le mauvais ton qui règne dans leur foyer. Mais ce contraste frappait moins autrefois qu’au temps de Bergotte, parce que d’une part, au fur et à mesure que se corrompait la société, les notions de moralité allaient s’épurant, et que d’autre part le public s’était mis au courant plus qu’il n’avait encore fait jusque-là de la vie privée des écrivains ; et certains soirs au théâtre on se montrait l’auteur que j’avais tant admiré à Combray, assis au fond d’une loge dont la seule composition semblait un commentaire singulièrement risible ou poignant, un impudent démenti de la thèse qu’il venait de soutenir dans sa dernière œuvre. Ce n’est pas ce que les uns ou les autres purent me dire qui me renseigna beaucoup sur la bonté ou la méchanceté de Bergotte. Tel de ses proches fournissait des preuves de sa dureté, tel inconnu citait un trait (touchant car il avait été évidemment destiné à rester caché) de sa sensibilité profonde. Il avait agi cruellement avec sa femme. Mais dans une auberge de village où il était venu passer la nuit, il était resté pour veiller une pauvresse qui avait tenté de se jeter à l’eau, et quand il avait été obligé de partir il avait laissé beaucoup d’argent à l’aubergiste pour qu’il ne chassât pas cette malheureuse et pour qu’il eût des attentions envers elle. Peut-être plus le grand écrivain se développa en Bergotte aux dépens de l’homme à barbiche, plus sa vie individuelle se noya dans le flot de toutes les vies qu’il imaginait et ne lui parut plus l’obliger à des devoirs effectifs, lesquels étaient remplacés pour lui par le devoir d’imaginer ces autres vies. Mais en même temps, parce qu’il imaginait les sentiments des autres aussi bien que s’ils avaient été les siens, quand l’occasion faisait qu’il avait à s’adresser à un malheureux, au moins d’une façon passagère, il le faisait en se plaçant non à son point de vue personnel, mais à celui même de l’être qui souffrait, point de vue d’où lui aurait fait horreur le langage de ceux qui continuent à penser à leurs petits intérêts devant la douleur d’autrui. De sorte qu’il a excité autour de lui des rancunes justifiées et des gratitudes ineffaçables.
C’était surtout un homme qui au fond n’aimait vraiment que certaines images et (comme une miniature au fond d’un coffret) que les composer et les peindre sous les mots. Pour un rien qu’on lui avait envoyé, si ce rien lui était l’occasion d’en entrelacer quelques-unes, il se montrait prodigue dans l’expression de sa reconnaissance, alors qu’il n’en témoignait aucune pour un riche présent. Et s’il avait eu à se défendre devant un tribunal, malgré lui il aurait choisi ses paroles, non selon l’effet qu’elles pouvaient produire sur le juge, mais en vue d’images que le juge n’aurait certainement pas aperçues.
Ce premier jour où je le vis chez les parents de Gilberte, je racontai à Bergotte que j’avais entendu récemment la Berma dans Phèdre ; il me dit que dans la scène où elle reste le bras levé à la hauteur de l’épaule – précisément une des scènes où on avait tant applaudi – elle avait su évoquer avec un art très noble des chefs-d’œuvre qu’elle n’avait peut-être d’ailleurs jamais vus, une Hespéride qui fait ce geste sur une métope d’Olympie, et aussi les belles vierges de l’ancien Éréchthéion.
– Ce peut être une divination, je me figure pourtant qu’elle va dans les musées. Ce serait intéressant à « repérer » (repérer était une de ces expressions habituelles à Bergotte et que tels jeunes gens qui ne l’avaient jamais rencontré lui avaient prises, parlant comme lui par une sorte de suggestion à distance).
– Vous pensez aux Cariatides ? demanda Swann.
– Non, non, dit Bergotte, sauf dans la scène où elle avoue sa passion à Œnone et où elle fait avec la main le mouvement d’Hégeso dans la stèle du Céramique, c’est un art bien plus ancien qu’elle ranime. Je parlais des Koraï de l’ancien Éréchthéion, et je reconnais qu’il n’y a peut-être rien qui soit aussi loin de l’art de Racine, mais il y a tant déjà de choses dans Phèdre…, une de plus… Oh ! et puis, si, elle est bien jolie la petite Phèdre du VIe siècle, la verticalité du bras, la boucle du cheveu qui « fait marbre », si, tout de même, c’est très fort d’avoir trouvé tout ça. Il y a là beaucoup plus d’antiquité que dans bien des livres qu’on appelle cette année « antiques ».
Comme Bergotte avait adressé dans un de ses livres une invocation célèbre à ces statues archaïques, les paroles qu’il prononçait en ce moment étaient fort claires pour moi et me donnaient une nouvelle raison de m’intéresser au jeu de la Berma. Je tâchais de la revoir dans mon souvenir, telle qu’elle avait été dans cette scène où je me rappelais qu’elle avait élevé le bras à la hauteur de l’épaule. Et je me disais : « Voilà l’Hespéride d’Olympie ; voilà la sœur d’une de ces admirables orantes de l’Acropole ; voilà ce que c’est qu’un art noble. » Mais pour que ces pensées pussent m’embellir le geste de la Berma, il aurait fallu que Bergotte me les eût fournies avant la représentation. Alors pendant que cette attitude de l’actrice existait effectivement devant moi, à ce moment où la chose qui a lieu a encore la plénitude de la réalité, j’aurais pu essayer d’en extraire l’idée de sculpture archaïque. Mais de la Berma dans cette scène, ce que je gardais c’était un souvenir qui n’était plus modifiable, mince comme une image dépourvue de ces dessous profonds du présent qui se laissent creuser et d’où l’on peut tirer véridiquement quelque chose de nouveau, une image à laquelle on ne peut imposer rétroactivement une interprétation qui ne serait plus susceptible de vérification, de sanction objective. Pour se mêler à la conversation, Mme Swann me demanda si Gilberte avait pensé à me donner ce que Bergotte avait écrit sur Phèdre. « J’ai une fille si étourdie », ajouta-t-elle. Bergotte eut un sourire de modestie et protesta que c’étaient des pages sans importance. « Mais c’est si ravissant ce petit opuscule, ce petit tract », dit Mme Swann pour se montrer bonne maîtresse de maison, pour faire croire qu’elle avait lu la brochure, et aussi parce qu’elle n’aimait pas seulement complimenter Bergotte, mais faire un choix entre les choses qu’il écrivait, le diriger. Et à vrai dire elle l’inspira, d’une autre façon, du reste, qu’elle ne crut. Mais enfin il y a entre ce que fut l’élégance du salon de Mme Swann et tout un côté de l’œuvre de Bergotte des rapports tels que chacun des deux peut être alternativement, pour les vieillards d’aujourd’hui, un commentaire de l’autre.
Je me laissais aller à raconter mes impressions. Souvent Bergotte ne les trouvait pas justes, mais il me laissait parler. Je lui dis que j’avais aimé cet éclairage vert qu’il y a au moment où Phèdre lève le bras. « Ah ! vous feriez très plaisir au décorateur qui est un grand artiste, je le lui raconterai parce qu’il est très fier de cette lumière-là. Moi je dois dire que je ne l’aime pas beaucoup, ça baigne tout dans une espèce de machine glauque, la petite Phèdre là dedans fait trop branche de corail au fond d’un aquarium. Vous direz que ça fait ressortir le côté cosmique du drame. Ça c’est vrai. Tout de même ce serait mieux pour une pièce qui se passerait chez Neptune. Je sais bien qu’il y a là de la vengeance de Neptune. Mon Dieu, je ne demande pas qu’on ne pense qu’à Port-Royal, mais enfin, tout de même, ce que Racine a raconté ce ne sont pas les amours des oursins. Mais enfin c’est ce que mon ami a voulu et c’est très fort tout de même et, au fond, c’est assez joli. Oui, enfin vous avez aimé ça, vous avez compris, n’est-ce pas, au fond nous pensons de même là-dessus, c’est un peu insensé ce qu’il a fait, n’est-ce pas, mais enfin c’est très intelligent. » Et quand l’avis de Bergotte était ainsi contraire au mien, il ne me réduisait nullement au silence, à l’impossibilité de rien répondre, comme eût fait celui de M. de Norpois. Cela ne prouve pas que les opinions de Bergotte fussent moins valables que celles de l’Ambassadeur, au contraire. Une idée forte communique un peu de sa force au contradicteur. Participant à la valeur universelle des esprits, elle s’insère, se greffe en l’esprit de celui qu’elle réfute, au milieu d’idées adjacentes, à l’aide desquelles, reprenant quelque avantage, il la complète, la rectifie ; si bien que la sentence finale est en quelque sorte l’œuvre des deux personnes qui discutaient. C’est aux idées qui ne sont pas, à proprement parler, des idées, aux idées qui ne tenant à rien, ne trouvent aucun point d’appui, aucun rameau fraternel dans l’esprit de l’adversaire, que celui-ci, aux prises avec le pur vide, ne trouve rien à répondre. Les arguments de M. de Norpois (en matière d’art) étaient sans réplique parce qu’ils étaient sans réalité.
Bergotte n’écartant pas mes objections, je lui avouai qu’elles avaient été méprisées par M. de Norpois. « Mais c’est un vieux serin, répondit-il ; il vous a donné des coups de bec parce qu’il croit toujours avoir devant lui un échaudé ou une seiche. – Comment ! vous connaissez Norpois, me dit Swann. – Oh ! il est ennuyeux comme la pluie, interrompit sa femme qui avait grande confiance dans le jugement de Bergotte et craignait sans doute que M. de Norpois ne nous eût dit du mal d’elle. J’ai voulu causer avec lui après le dîner, je ne sais pas si c’est l’âge ou la digestion, mais je l’ai trouvé d’un vaseux. Il semble qu’on aurait eu besoin de le doper ! – Oui, n’est-ce pas, dit Bergotte, il est bien obligé de se taire assez souvent pour ne pas épuiser avant la fin de la soirée la provision de sottises qui empèsent le jabot de la chemise et maintiennent le gilet blanc. – Je trouve Bergotte et ma femme bien sévères, dit Swann qui avait pris chez lui « l’emploi » d’homme de bon sens. Je reconnais que Norpois ne peut pas vous intéresser beaucoup, mais à un autre point de vue (car Swann aimait à recueillir les beautés de la « vie »), il est quelqu’un d’assez curieux, d’assez curieux comme « amant ». Quand il était secrétaire à Rome, ajouta-t-il, après s’être assuré que Gilberte ne pouvait pas entendre, il avait à Paris une maîtresse dont il était éperdu et il trouvait le moyen de faire le voyage deux fois par semaine pour la voir deux heures. C’était du reste une femme très intelligente et ravissante à ce moment-là, c’est une douairière maintenant. Et il en a eu beaucoup d’autres dans l’intervalle. Moi je serais devenu fou s’il avait fallu que la femme que j’aimais habitât Paris pendant que j’étais retenu à Rome. Pour les gens nerveux il faudrait toujours qu’ils aimassent, comme disent les gens du peuple, « au-dessous d’eux » afin qu’une question d’intérêt mît la femme qu’ils aiment à leur discrétion. » À ce moment Swann s’aperçut de l’application que je pouvais faire de cette maxime à lui et à Odette. Et comme même chez les êtres supérieurs, au moment où ils semblent planer avec vous au-dessus de la vie, l’amour-propre reste mesquin, il fut pris d’une mauvaise humeur contre moi. Mais cela ne se manifesta que par l’inquiétude de son regard. Il ne me dit rien au moment même. Il ne faut pas trop s’en étonner. Quand Racine, selon un récit d’ailleurs controuvé, mais dont la matière se répète tous les jours dans la vie de Paris, fit allusion à Scarron devant Louis XIV, le plus puissant roi du monde ne dit rien le soir même au poète. Et c’est le lendemain que celui-ci tomba en disgrâce.
Mais comme une théorie désire d’être exprimée entièrement, Swann, après cette minute d’irritation et ayant essuyé le verre de son monocle, compléta sa pensée en ces mots qui devaient plus tard prendre dans mon souvenir la valeur d’un avertissement prophétique et duquel je ne sus pas tenir compte. « Cependant le danger de ce genre d’amours est que la sujétion de la femme calme un moment la jalousie de l’homme mais la rend aussi plus exigeante. Il arrive à faire vivre sa maîtresse comme ces prisonniers qui sont jour et nuit éclairés pour être mieux gardés. Et cela finit généralement par des drames. »
Je revins à M. de Norpois. « Ne vous y fiez pas, il est au contraire très mauvaise langue », dit Mme Swann avec un accent qui me parut d’autant plus signifier que M. de Norpois avait mal parlé d’elle, que Swann regarda sa femme d’un air de réprimande et comme pour l’empêcher d’en dire davantage.
Cependant Gilberte qu’on avait déjà priée deux fois d’aller se préparer pour sortir, restait à nous écouter, entre sa mère et son père, à l’épaule duquel elle était câlinement appuyée. Rien, au premier aspect, ne faisait plus contraste avec Mme Swann qui était brune que cette jeune fille à la chevelure rousse, à la peau dorée. Mais au bout d’un instant on reconnaissait en Gilberte bien des traits – par exemple le nez arrêté avec une brusque et infaillible décision par le sculpteur invisible qui travaille de son ciseau pour plusieurs générations – l’expression, les mouvements de sa mère ; pour prendre une comparaison dans un autre art, elle avait l’air d’un portrait peu ressemblant encore de Mme Swann que le peintre, par un caprice de coloriste, eût fait poser à demi-déguisée, prête à se rendre à un dîner de « têtes », en Vénitienne. Et comme elle n’avait pas qu’une perruque blonde, mais que tout atome sombre avait été expulsé de sa chair laquelle dévêtue de ses voiles bruns semblait plus nue, recouverte seulement des rayons dégagés par un soleil intérieur, le grimage n’était pas que superficiel, mais incarné ; Gilberte avait l’air de figurer quelque animal fabuleux, ou de porter un travesti mythologique. Cette peau rousse c’était celle de son père au point que la nature semblait avoir eu, quand Gilberte avait été créée, à résoudre le problème de refaire peu à peu Mme Swann, en n’ayant à sa disposition comme matière que la peau de M. Swann. Et la nature l’avait utilisée parfaitement, comme un maître huchier qui tient à laisser apparents le grain, les nœuds du bois. Dans la figure de Gilberte, au coin du nez d’Odette parfaitement reproduit, la peau se soulevait pour garder intacts les deux grains de beauté de M. Swann. C’était une nouvelle variété de Mme Swann qui était obtenue là, à côté d’elle, comme un lilas blanc près d’un lilas violet. Il ne faudrait pourtant pas se représenter la ligne de démarcation entre les deux ressemblances comme absolument nette. Par moments, quand Gilberte riait, on distinguait l’ovale de la joue de son père dans la figure de sa mère comme si on les avait mis ensemble pour voir ce que donnerait le mélange ; cet ovale se précisait comme un embryon se forme, il s’allongeait obliquement, se gonflait, au bout d’un instant il avait disparu. Dans les yeux de Gilberte il y avait le bon regard franc de son père ; c’est celui qu’elle avait eu quand elle m’avait donné la bille d’agate et m’avait dit : « Gardez-la en souvenir de notre amitié. » Mais, posait-on à Gilberte une question sur ce qu’elle avait fait, alors on voyait dans ces mêmes yeux l’embarras, l’incertitude, la dissimulation, la tristesse qu’avait autrefois Odette quand Swann lui demandait où elle était allée, et qu’elle lui faisait une de ces réponses mensongères qui désespéraient l’amant et maintenant lui faisaient brusquement changer la conversation en mari incurieux et prudent. Souvent, aux Champs-Élysées, j’étais inquiet en voyant ce regard chez Gilberte. Mais, la plupart du temps, c’était à tort. Car chez elle, survivance toute physique de sa mère, ce regard – celui-là du moins – ne correspondait plus à rien. C’est quand elle était allée à son cours, quand elle devait rentrer pour une leçon que les pupilles de Gilberte exécutaient ce mouvement qui jadis en les yeux d’Odette était causé par la peur de révéler qu’elle avait reçu dans la journée un de ses amants ou qu’elle était pressée de se rendre à un rendez-vous. Telles on voyait ces deux natures de M. et de Mme Swann onduler, refluer, empiéter tour à tour l’une sur l’autre, dans le corps de cette Mélusine.