Kitabı oku: «À l’ombre des jeunes filles en fleurs», sayfa 11
Sans doute on sait bien qu’un enfant tient de son père et de sa mère. Encore la distribution des qualités et des défauts dont il hérite se fait-elle si étrangement que, de deux qualités qui semblaient inséparables chez l’un des parents, on ne trouve plus que l’une chez l’enfant, et alliée à celui des défauts de l’autre parent qui semblait inconciliable avec elle. Même l’incarnation d’une qualité morale dans un défaut physique incompatible est souvent une des lois de la ressemblance filiale. De deux sœurs, l’une aura, avec la fière stature de son père, l’esprit mesquin de sa mère ; l’autre, toute remplie de l’intelligence paternelle, la présentera au monde sous l’aspect qu’a sa mère ; le gros nez, le ventre noueux, et jusqu’à la voix sont devenus les vêtements de dons qu’on connaissait sous une apparence superbe. De sorte que de chacune des deux sœurs on peut dire avec autant de raison que c’est elle qui tient le plus de tel de ses parents. Il est vrai que Gilberte était fille unique, mais il y avait au moins deux Gilberte. Les deux natures, de son père et de sa mère, ne faisaient pas que se mêler en elle ; elles se la disputaient, et encore ce serait parler inexactement et donnerait à supposer qu’une troisième Gilberte souffrait pendant ce temps-là d’être la proie des deux autres. Or, Gilberte était tour à tour l’une et puis l’autre, et à chaque moment rien de plus que l’une, c’est-à-dire incapable, quand elle était moins bonne, d’en souffrir, la meilleure Gilberte ne pouvant alors, du fait de son absence momentanée, constater cette déchéance. Aussi la moins bonne des deux était-elle libre de se réjouir de plaisirs peu nobles. Quand l’autre parlait avec le cœur de son père, elle avait des vues larges, on aurait voulu conduire avec elle une belle et bienfaisante entreprise, on le lui disait, mais au moment où l’on allait conclure, le cœur de sa mère avait déjà repris son tour ; et c’est lui qui vous répondait ; et on était déçu et irrité – presque intrigué comme devant une substitution de personne – par une réflexion mesquine, un ricanement fourbe, où Gilberte se complaisait, car ils sortaient de ce qu’elle-même était à ce moment-là. L’écart était même parfois tellement grand entre les deux Gilberte qu’on se demandait, vainement du reste, ce qu’on avait pu lui faire pour la retrouver si différente. Le rendez-vous qu’elle vous avait proposé, non seulement elle n’y était pas venue et ne s’excusait pas ensuite, mais quelle que fût l’influence qui eût pu faire changer sa détermination, elle se montrait si différente ensuite, qu’on aurait cru que, victime d’une ressemblance comme celle qui fait le fond des Ménechmes, on n’était pas devant la personne qui vous avait si gentiment demandé à vous voir, si elle ne nous eût témoigné une mauvaise humeur qui décelait qu’elle se sentait en faute et désirait éviter les explications.
– Allons, va, tu vas nous faire attendre, lui dit sa mère.
– Je suis si bien près de mon petit papa, je veux rester encore un moment, répondit Gilberte en cachant sa tête sous le bras de son père qui passa tendrement les doigts dans la chevelure blonde.
Swann était un de ces hommes qui, ayant vécu longtemps dans les illusions de l’amour, ont vu le bien-être qu’ils ont donné à nombre de femmes accroître le bonheur de celles-ci sans créer de leur part aucune reconnaissance, aucune tendresse envers eux ; mais dans leur enfant ils croient sentir une affection qui, incarnée dans leur nom même, les fera durer après leur mort. Quand il n’y aurait plus de Charles Swann, il y aurait encore une Mlle Swann, ou une Mme X., née Swann, qui continuerait à aimer le père disparu. Même à l’aimer trop peut-être, pensait sans doute Swann, car il répondit à Gilberte : « Tu es une bonne fille » de ce ton attendri par l’inquiétude que nous inspire, pour l’avenir, la tendresse trop passionnée d’un être destiné à nous survivre. Pour dissimuler son émotion, il se mêla à notre conversation sur la Berma. Il me fit remarquer, mais d’un ton détaché, ennuyé, comme s’il voulait rester en quelque sorte en dehors de ce qu’il disait, avec quelle intelligence, quelle justesse imprévue l’actrice disait à Œnone : « Tu le savais ! » Il avait raison : cette intonation-là du moins, avait une valeur vraiment intelligible et aurait pu par là satisfaire à mon désir de trouver des raisons irréfutables d’admirer la Berma. Mais c’est à cause de sa clarté même qu’elle ne le contentait point. L’intonation était si ingénieuse, d’une intention, d’un sens si définis, qu’elle semblait exister en elle-même et que toute artiste intelligente eût pu l’acquérir. C’était une belle idée ; mais quiconque la concevrait aussi pleinement la posséderait de même. Il restait à la Berma qu’elle l’avait trouvée, mais peut-on employer ce mot de « trouver » quand il s’agit de quelque chose qui ne serait pas différent si on l’avait reçu, quelque chose qui ne tient pas essentiellement à votre être, puisqu’un autre peut ensuite le reproduire ?
« Mon Dieu, mais comme votre présence élève le niveau de la conversation ! » me dit, comme pour s’excuser auprès de Bergotte, Swann qui avait pris dans le milieu Guermantes l’habitude de recevoir les grands artistes comme de bons amis à qui on cherche seulement à faire manger les plats qu’ils aiment, jouer aux jeux ou, à la campagne, se livrer aux sports qui leur plaisent. « Il me semble que nous parlons bien d’art, ajouta-t-il. – C’est très bien, j’aime beaucoup ça », dit Mme Swann en me jetant un regard reconnaissant, par bonté et aussi parce qu’elle avait gardé ses anciennes aspirations vers une conversation plus intellectuelle. Ce fut ensuite à d’autres personnes, à Gilberte en particulier, que parla Bergotte. J’avais dit à celui-ci tout ce que je ressentais avec une liberté qui m’avait étonné et qui tenait à ce qu’ayant pris avec lui, depuis des années (au cours de tant d’heures de solitude et de lecture, où il n’était pour moi que la meilleure partie de moi-même), l’habitude de la sincérité, de la franchise, de la confiance, il m’intimidait moins qu’une personne avec qui j’aurais causé pour la première fois. Et cependant pour la même raison j’étais fort inquiet de l’impression que j’avais dû produire sur lui, le mépris que j’avais supposé qu’il aurait pour mes idées ne datant pas d’aujourd’hui, mais des temps déjà anciens où j’avais commencé à lire ses livres, dans notre jardin de Combray. J’aurais peut-être dû pourtant me dire que puisque c’était sincèrement, en m’abandonnant à ma pensée, que d’une part j’avais tant sympathisé avec l’œuvre de Bergotte et que, d’autre part, j’avais éprouvé au théâtre un désappointement dont je ne connaissais pas les raisons, ces deux mouvements instinctifs qui m’avaient entraîné ne devaient pas être si différents l’un de l’autre, mais obéir aux mêmes lois ; et que cet esprit de Bergotte, que j’avais aimé dans ses livres ne devait pas être quelque chose d’entièrement étranger et hostile à ma déception et à mon incapacité de l’exprimer. Car mon intelligence devait être une, et peut-être même n’en existe-t-il qu’une seule dont tout le monde est co-locataire, une intelligence sur laquelle chacun, du fond de son corps particulier, porte ses regards, comme au théâtre, où si chacun a sa place, en revanche, il n’y a qu’une seule scène. Sans doute, les idées que j’avais le goût de chercher à démêler n’étaient pas celles qu’approfondissait d’ordinaire Bergotte dans ses livres. Mais si c’était la même intelligence que nous avions lui et moi à notre disposition, il devait, en me les entendant exprimer, se les rappeler, les aimer, leur sourire, gardant probablement, malgré ce que je supposais, devant son œil intérieur, tout une autre partie de l’intelligence que celle dont une découpure avait passé dans ses livres et d’après laquelle j’avais imaginé tout son univers mental. De même que les prêtres, ayant la plus grande expérience du cœur, peuvent le mieux pardonner aux péchés qu’ils ne commettent pas, de même le génie, ayant la plus grande expérience de l’intelligence, peut le mieux comprendre les idées qui sont le plus opposées à celles qui forment le fond de ses propres œuvres. J’aurais dû me dire tout cela (qui d’ailleurs n’a rien de très agréable, car la bienveillance des hauts esprits a pour corollaire l’incompréhension et l’hostilité des médiocres ; or, on est beaucoup moins heureux de l’amabilité d’un grand écrivain qu’on trouve à la rigueur dans ses livres, qu’on ne souffre de l’hostilité d’une femme qu’on n’a pas choisie pour son intelligence, mais qu’on ne peut s’empêcher d’aimer). J’aurais dû me dire tout cela, mais ne me le disais pas, j’étais persuadé que j’avais paru stupide à Bergotte, quand Gilberte me chuchota à l’oreille :
– Je nage dans la joie, parce que vous avez fait la conquête de mon grand ami Bergotte. Il a dit à maman qu’il vous avait trouvé extrêmement intelligent.
– Où allons-nous ? demandai-je à Gilberte.
– Oh ! où on voudra, moi, vous savez, aller ici ou là…
Mais depuis l’incident qui avait eu lieu le jour de l’anniversaire de la mort de son grand-père, je me demandais si le caractère de Gilberte n’était pas autre que ce que j’avais cru, si cette indifférence à ce qu’on ferait, cette sagesse, ce calme, cette douce soumission constante, ne cachaient pas au contraire des désirs très passionnés que par amour-propre elle ne voulait pas laisser voir et qu’elle ne révélait que par sa soudaine résistance quand ils étaient par hasard contrariés.
Comme Bergotte habitait dans le même quartier que mes parents, nous partîmes ensemble ; en voiture il me parla de ma santé : « Nos amis m’ont dit que vous étiez souffrant. Je vous plains beaucoup. Et puis malgré cela je ne vous plains pas trop, parce que je vois bien que vous devez avoir les plaisirs de l’intelligence et c’est probablement ce qui compte surtout pour vous, comme pour ceux qui les connaissent. »
Hélas ! ce qu’il disait là, combien je sentais que c’était peu vrai pour moi que tout raisonnement, si élevé qu’il fût, laissait froid, qui n’étais heureux que dans des moments de simple flânerie, quand j’éprouvais du bien-être ; je sentais combien ce que je désirais dans la vie était purement matériel, et avec quelle facilité je me serais passé de l’intelligence. Comme je ne distinguais pas entre les plaisirs ceux qui me venaient de sources différentes, plus ou moins profondes et durables, je pensai, au moment de lui répondre, que j’aurais aimé une existence où j’aurais été lié avec la duchesse de Guermantes, et où j’aurais souvent senti comme dans l’ancien bureau d’octroi des Champs-Élysées une fraîcheur qui m’eût rappelé Combray. Or, dans cet idéal de vie que je n’osais lui confier, les plaisirs de l’intelligence ne tenaient aucune place.
– Non, Monsieur, les plaisirs de l’intelligence sont bien peu de chose pour moi, ce n’est pas eux que je recherche, je ne sais même pas si je les ai jamais goûtés.
– Vous croyez vraiment ? me répondit-il. Eh bien, écoutez, si, tout de même, cela doit être cela que vous aimez le mieux, moi, je me le figure, voilà ce que je crois.
Il ne me persuadait certes pas ; et pourtant je me sentais plus heureux, moins à l’étroit. À cause de ce que m’avait dit M. de Norpois, j’avais considéré mes moments de rêverie, d’enthousiasme, de confiance en moi, comme purement subjectifs et sans vérité. Or, selon Bergotte qui avait l’air de connaître mon cas, il semblait que le symptôme à négliger c’était au contraire mes doutes, mon dégoût de moi-même. Surtout ce qu’il avait dit de M. de Norpois ôtait beaucoup de sa force à une condamnation que j’avais crue sans appel.
« Êtes-vous bien soigné ? me demanda Bergotte. Qui est-ce qui s’occupe de votre santé ? » Je lui dis que j’avais vu et reverrais sans doute Cottard. « Mais ce n’est pas ce qu’il vous faut ! me répondit-il. Je ne le connais pas comme médecin, Mais je l’ai vu chez Mme Swann. C’est un imbécile. À supposer que cela n’empêche pas d’être un bon médecin, ce que j’ai peine à croire, cela empêche d’être un bon médecin pour artistes, pour gens intelligents. Les gens comme vous ont besoin de médecins appropriés, je dirais presque de régimes, de médicaments particuliers. Cottard vous ennuiera et rien que l’ennui empêchera son traitement d’être efficace. Et puis ce traitement ne peut pas être le même pour vous que pour un individu quelconque. Les trois quarts du mal des gens intelligents viennent de leur intelligence. Il leur faut au moins un médecin qui connaisse ce mal-là. Comment voulez-vous que Cottard puisse vous soigner, il a prévu la difficulté de digérer les sauces, l’embarras gastrique, mais il n’a pas prévu la lecture de Shakespeare… Aussi ses calculs ne sont plus justes avec vous, l’équilibre est rompu, c’est toujours le petit ludion qui remonte. Il vous trouvera une dilatation de l’estomac, il n’a pas besoin de vous examiner puisqu’il l’a d’avance dans son œil. Vous pouvez la voir, elle se reflète dans son lorgnon. » Cette manière de parler me fatiguait beaucoup, je me disais avec la stupidité du bon sens : « Il n’y a pas plus de dilatation de l’estomac reflétée dans le lorgnon du professeur Cottard que de sottises cachées dans le gilet blanc de M. de Norpois. » « Je vous conseillerais plutôt, poursuivit Bergotte, le docteur du Boulbon, qui est tout à fait intelligent. – C’est un grand admirateur de vos œuvres », lui répondis-je. Je vis que Bergotte le savait et j’en conclus que les esprits fraternels se rejoignent vite, qu’on a peu de vrais « amis inconnus ». Ce que Bergotte me dit au sujet de Cottard me frappa tout en étant contraire à tout ce que je croyais. Je ne m’inquiétais nullement de trouver mon médecin ennuyeux ; j’attendais de lui que, grâce à un art dont les lois m’échappaient, il rendît au sujet de ma santé un indiscutable oracle en consultant mes entrailles. Et je ne tenais pas à ce que, à l’aide d’une intelligence où j’aurais pu le suppléer, il cherchât à comprendre la mienne que je ne me représentais que comme un moyen indifférent en soi-même de tâcher d’atteindre des vérités extérieures. Je doutais beaucoup que les gens intelligents eussent besoin d’une autre hygiène que les imbéciles et j’étais tout prêt à me soumettre à celle de ces derniers. « Quelqu’un qui aurait besoin d’un bon médecin, c’est notre ami Swann », dit Bergotte. Et comme je demandais s’il était malade. « Hé bien c’est l’homme qui a épousé une fille, qui avale par jour cinquante couleuvres de femmes qui ne veulent pas recevoir la sienne, ou d’hommes qui ont couché avec elle. On les voit, elles lui tordent la bouche. Regardez un jour le sourcil circonflexe qu’il a quand il rentre, pour voir qui il y a chez lui. » La malveillance avec laquelle Bergotte parlait ainsi à un étranger d’amis chez qui il était reçu depuis si longtemps était aussi nouvelle pour moi que le ton presque tendre que chez les Swann il prenait à tous moments avec eux. Certes, une personne comme ma grand’tante, par exemple, eût été incapable, avec aucun de nous, de ces gentillesses que j’avais entendu Bergotte prodiguer à Swann. Même aux gens qu’elle aimait, elle se plaisait à dire des choses désagréables. Mais hors de leur présence elle n’aurait pas prononcé une parole qu’ils n’eussent pu entendre. Rien, moins que notre société de Combray, ne ressemblait au monde. Celle des Swann était déjà un acheminement vers lui, vers ses flots versatiles. Ce n’était pas encore la grande mer, c’était déjà la lagune. « Tout ceci de vous à moi », me dit Bergotte en me quittant devant ma porte. Quelques années plus tard, je lui aurais répondu : « Je ne répète jamais rien. » C’est la phrase rituelle des gens du monde, par laquelle chaque fois le médisant est faussement rassuré. C’est celle que j’aurais déjà ce jour-là adressée à Bergotte car on n’invente pas tout ce qu’on dit, surtout dans les moments où on agit comme personnage social. Mais je ne la connaissais pas encore. D’autre part, celle de ma grand’tante dans une occasion semblable eût été : « Si vous ne voulez pas que ce soit répété, pourquoi le dites-vous ? » C’est la réponse des gens insociables, des « mauvaises têtes ». Je ne l’étais pas : je m’inclinai en silence.
Des gens de lettres qui étaient pour moi des personnages considérables intriguaient pendant des années avant d’arriver à nouer avec Bergotte des relations qui restaient toujours obscurément littéraires et ne sortaient pas de son cabinet de travail, alors que moi, je venais de m’installer parmi les amis du grand écrivain, d’emblée et tranquillement, comme quelqu’un qui, au lieu de faire la queue avec tout le monde pour avoir une mauvaise place, gagne les meilleures, ayant passé par un couloir fermé aux autres. Si Swann me l’avait ainsi ouvert, c’est sans doute parce que, comme un roi se trouve naturellement inviter les amis de ses enfants dans la loge royale, sur le yacht royal, de même les parents de Gilberte recevaient les amis de leur fille au milieu des choses précieuses qu’ils possédaient et des intimités plus précieuses encore qui y étaient encadrées. Mais à cette époque je pensais, et peut-être avec raison, que cette amabilité de Swann était indirectement à l’adresse de mes parents. J’avais cru entendre autrefois à Combray qu’il leur avait offert, voyant mon admiration pour Bergotte, de m’emmener dîner chez lui, et que mes parents avaient refusé, disant que j’étais trop jeune et trop nerveux pour « sortir ». Sans doute, mes parents représentaient-ils pour certaines personnes, justement celles qui me semblaient le plus merveilleuses, quelque chose de tout autre qu’à moi, de sorte que, comme au temps où la dame en rose avait adressé à mon père des éloges dont il s’était montré si peu digne, j’aurais souhaité que mes parents comprissent quel inestimable présent je venais de recevoir et témoignassent leur reconnaissance à ce Swann généreux et courtois qui me l’avait, ou le leur avait offert, sans avoir plus l’air de s’apercevoir de sa valeur que ne fait dans la fresque de Luini, le charmant roi mage, au nez busqué, aux cheveux blonds, et avec lequel on lui avait trouvé autrefois – paraît-il – une grande ressemblance.
Malheureusement, cette faveur que m’avait faite Swann et que, en rentrant, avant même d’ôter mon pardessus, j’annonçai à mes parents, avec l’espoir qu’elle éveillerait dans leur cœur un sentiment aussi ému que le mien et les déterminerait envers les Swann à quelque « politesse » énorme et décisive, cette faveur ne parut pas très appréciée par eux. « Swann t’a présenté à Bergotte ? Excellente connaissance, charmante relation ! s’écria ironiquement mon père. Il ne manquait plus que cela ! » Hélas, quand j’eus ajouté qu’il ne goûtait pas du tout M. de Norpois :
– Naturellement ! reprit-il. Cela prouve bien que c’est un esprit faux et malveillant. Mon pauvre fils, tu n’avais pas déjà beaucoup de sens commun, je suis désolé de te voir tombé dans un milieu qui va achever de te détraquer.
Déjà ma simple fréquentation chez les Swann avait été loin d’enchanter mes parents. La présentation à Bergotte leur apparut comme une conséquence néfaste, mais naturelle, d’une première faute, de la faiblesse qu’ils avaient eue et que mon grand-père eût appelée un « manque de circonspection ». Je sentis que je n’avais plus pour compléter leur mauvaise humeur qu’à dire que cet homme pervers et qui n’appréciait pas M. de Norpois m’avait trouvé extrêmement intelligent. Quand mon père, en effet, trouvait qu’une personne, un de mes camarades par exemple, était dans une mauvaise voie – comme moi en ce moment – si celui-là avait alors l’approbation de quelqu’un que mon père n’estimait pas, il voyait dans ce suffrage la confirmation de son fâcheux diagnostic. Le mal ne lui en apparaissait que plus grand. Je l’entendais déjà qui allait s’écrier : « Nécessairement, c’est tout un ensemble ! », mot qui m’épouvantait par l’imprécision et l’immensité des réformes dont il semblait annoncer l’imminente introduction dans ma si douce vie. Mais comme, n’eussé-je pas raconté ce que Bergotte avait dit de moi, rien ne pouvait plus quand même effacer l’impression qu’avaient éprouvée mes parents, qu’elle fût encore un peu plus mauvaise n’avait pas grande importance. D’ailleurs ils me semblaient si injustes, tellement dans l’erreur, que non seulement je n’avais pas l’espoir, mais presque pas le désir de les ramener à une vue plus équitable. Pourtant, sentant au moment où les mots sortaient de ma bouche, comme ils allaient être effrayés de penser que j’avais plu à quelqu’un qui trouvait les hommes intelligents bêtes, était l’objet du mépris des honnêtes gens, et duquel la louange en me paraissant enviable m’encourageait au mal, ce fut à voix basse et d’un air un peu honteux que, achevant mon récit, je jetai le bouquet : « Il a dit aux Swann qu’il m’avait trouvé extrêmement intelligent. » Comme un chien empoisonné qui dans un champ se jette sans le savoir sur l’herbe qui est précisément l’antidote de la toxine qu’il a absorbée, je venais sans m’en douter de dire la seule parole qui fût au monde capable de vaincre chez mes parents ce préjugé à l’égard de Bergotte, préjugé contre lequel tous les plus beaux raisonnements que j’aurais pu faire, tous les éloges que je lui aurais décernés, seraient demeurés vains. Au même instant la situation changea de face :
– Ah !… Il a dit qu’il te trouvait intelligent ? dit ma mère. Cela me fait plaisir parce que c’est un homme de talent ?
– Comment ! il a dit cela ? reprit mon père… Je ne nie en rien sa valeur littéraire devant laquelle tout le monde s’incline, seulement c’est ennuyeux qu’il ait cette existence peu honorable dont a parlé à mots couverts le père Norpois, ajouta-t-il sans s’apercevoir que devant la vertu souveraine des mots magiques que je venais de prononcer la dépravation des mœurs de Bergotte ne pouvait guère lutter plus longtemps que la fausseté de son jugement.
– Oh ! mon ami, interrompit maman, rien ne prouve que ce soit vrai. On dit tant de choses. D’ailleurs, M. de Norpois est tout ce qu’il y a de plus gentil, mais il n’est pas toujours très bienveillant, surtout pour les gens qui ne sont pas de son bord.
– C’est vrai, je l’avais aussi remarqué, répondit mon père.
– Et puis enfin il sera beaucoup pardonné à Bergotte puisqu’il a trouvé mon petit enfant gentil, reprit maman tout en caressant avec ses doigts mes cheveux et en attachant sur moi un long regard rêveur.
Ma mère d’ailleurs n’avait pas attendu ce verdict de Bergotte pour me dire que je pouvais inviter Gilberte à goûter quand j’aurais des amis. Mais je n’osais pas le faire pour deux raisons. La première est que chez Gilberte on ne servait jamais que du thé. À la maison au contraire, maman tenait à ce qu’à côté du thé il y eût du chocolat. J’avais peur que Gilberte ne trouvât cela commun et n’en conçût un grand mépris pour nous. L’autre raison fut une difficulté de protocole que je ne pus jamais réussir à lever. Quand j’arrivais chez Mme Swann elle me demandait :
– Comment va madame votre mère ?
J’avais fait quelques ouvertures à maman pour savoir si elle ferait de même quand viendrait Gilberte, point qui me semblait plus grave qu’à la cour de Louis XIV le « Monseigneur ». Mais maman ne voulut rien entendre.
– Mais non, puisque je ne connais pas Mme Swann.
– Mais elle ne te connaît pas davantage.
– Je ne te dis pas, mais nous ne sommes pas obligés de faire exactement de même en tout. Moi je ferai d’autres amabilités à Gilberte que Mme Swann n’aura pas pour toi.
Mais je ne fus pas convaincu et préférai ne pas inviter Gilberte.
Ayant quitté mes parents, j’allai changer de vêtements et en vidant mes poches je trouvai tout à coup l’enveloppe que m’avait remise le maître d’hôtel des Swann avant de m’introduire au salon. J’étais seul maintenant. Je l’ouvris, à l’intérieur était une carte sur laquelle on m’indiquait la dame à qui je devais offrir le bras pour aller à table.
Ce fut vers cette époque que Bloch bouleversa ma conception du monde, ouvrit pour moi des possibilités nouvelles de bonheur (qui devaient du reste se changer plus tard en possibilités de souffrances), en m’assurant que, contrairement à ce que je croyais au temps de mes promenades du côté de Méséglise, les femmes ne demandaient jamais mieux que de faire l’amour. Il compléta ce service en m’en rendant un second que je ne devais apprécier que beaucoup plus tard : ce fut lui qui me conduisit pour la première fois dans une maison de passe. Il m’avait bien dit qu’il y avait beaucoup de jolies femmes qu’on peut posséder. Mais je leur attribuais une figure vague, que les maisons de passe devaient me permettre de remplacer par des visages particuliers. De sorte que si j’avais à Bloch – pour sa « bonne nouvelle » que le bonheur, la possession de la beauté, ne sont pas choses inaccessibles et que nous avons fait œuvre utile en y renonçant à jamais – une obligation de même genre qu’à tel médecin ou tel philosophe optimiste qui nous fait espérer la longévité dans ce monde, et de ne pas être entièrement séparé de lui quand on aura passé dans un autre, les maisons de rendez-vous que je fréquentai quelques années plus tard – en me fournissant des échantillons du bonheur, en me permettant d’ajouter à la beauté des femmes cet élément que nous ne pouvons inventer, qui n’est pas que le résumé des beautés anciennes, le présent vraiment divin, le seul que nous ne puissions recevoir de nous-même, devant lequel expirent toutes les créations logiques de notre intelligence et que nous ne pouvons demander qu’à la réalité : un charme individuel – méritèrent d’être classées par moi à côté de ces autres bienfaiteurs d’origine plus récente mais d’utilité analogue (avant lesquels nous imaginions sans ardeur la séduction de Mantegna, de Wagner, de Sienne, d’après d’autres peintres, d’autres musiciens, d’autres villes) : les éditions d’histoire de la peinture illustrées, les concerts symphoniques et les études sur les « Villes d’art ». Mais la maison où Bloch me conduisit et où il n’allait plus d’ailleurs lui-même depuis longtemps était d’un rang trop inférieur, le personnel était trop médiocre et trop peu renouvelé pour que j’y puisse satisfaire d’anciennes curiosités ou en contracter de nouvelles. La patronne de cette maison ne connaissait aucune des femmes qu’on lui demandait et en proposait toujours dont on n’aurait pas voulu. Elle m’en vantait surtout une, une dont, avec un sourire plein de promesses (comme si ç’avait été une rareté et un régal), elle disait : « C’est une Juive ! Ça ne vous dit rien ? » (C’est sans doute à cause de cela qu’elle l’appelait Rachel.) Et avec une exaltation niaise et factice, qu’elle espérait être communicative et qui finissait sur un râle presque de jouissance : « Pensez donc, mon petit, une Juive, il me semble que ça doit être affolant ! Rah ! » Cette Rachel, que j’aperçus sans qu’elle me vît, était brune, pas jolie, mais avait l’air intelligent, et, non sans passer un bout de langue sur ses lèvres, souriait d’un air plein d’impertinence aux michés qu’on lui présentait et que j’entendais entamer la conversation avec elle. Son mince et étroit visage était entouré de cheveux noirs et frisés, irréguliers comme s’ils avaient été indiqués par des hachures dans un lavis à l’encre de Chine. Chaque fois je promettais à la patronne, qui me la proposait avec une insistance particulière en vantant sa grande intelligence et son instruction, que je ne manquerais pas un jour de venir tout exprès pour faire la connaissance de Rachel, surnommée par moi « Rachel quand du Seigneur ». Mais le premier soir j’avais entendu celle-ci, au moment où elle s’en allait, dire à la patronne :
– Alors c’est entendu, demain je suis libre, si vous avez quelqu’un, vous n’oublierez pas de me faire chercher.
Et ces mots m’avaient empêché de voir en elle une personne parce qu’ils me l’avaient fait classer immédiatement dans une catégorie générale de femmes dont l’habitude commune à toutes était de venir là le soir voir s’il n’y avait pas un louis ou deux à gagner. Elle variait seulement la forme de sa phrase en disant : « Si vous avez besoin de moi », ou « si vous avez besoin de quelqu’un ».
La patronne qui ne connaissait pas l’opéra d’Halévy ignorait pourquoi j’avais pris l’habitude de dire : « Rachel quand du Seigneur ». Mais ne pas la comprendre n’a jamais fait trouver une plaisanterie moins drôle et c’est chaque fois en riant de tout son cœur qu’elle me disait :
– Alors, ce n’est pas encore pour ce soir que je vous unis à « Rachel quand du Seigneur » ? Comment dites-vous cela : « Rachel quand du Seigneur ! » Ah ! ça c’est très bien trouvé. Je vais vous fiancer. Vous verrez que vous ne le regretterez pas.
Une fois je faillis me décider, mais elle était « sous presse », une autre fois entre les mains du « coiffeur », un vieux monsieur qui ne faisait rien d’autre aux femmes que verser de l’huile sur leurs cheveux déroulés et les peigner ensuite. Et je me lassai d’attendre, bien que quelques habituées fort humbles, soi-disant ouvrières, mais toujours sans travail, fussent venues me faire de la tisane et tenir avec moi une longue conversation à laquelle – malgré le sérieux des sujets traités – la nudité partielle ou complète de mes interlocutrices donnait une savoureuse simplicité. Je cessai du reste d’aller dans cette maison parce que, désireux de témoigner mes bons sentiments à la femme qui la tenait et avait besoin de meubles, je lui en donnai quelques-uns – notamment un grand canapé – que j’avais hérités de ma tante Léonie. Je ne les voyais jamais, car le manque de place avait empêché mes parents de les laisser entrer chez nous et ils étaient entassés dans un hangar. Mais dès que je les retrouvai dans la maison où ces femmes se servaient d’eux, toutes les vertus qu’on respirait dans la chambre de ma tante à Combray m’apparurent, suppliciées par le contact cruel auquel je les avais livrés sans défense ! J’aurais fait violer une morte que je n’aurais pas souffert davantage. Je ne retournai plus chez l’entremetteuse, car ils me semblaient vivre et me supplier, comme ces objets en apparence inanimés d’un conte persan, dans lesquels sont enfermées des âmes qui subissent un martyre et implorent leur délivrance. D’ailleurs, comme notre mémoire ne nous présente pas d’habitude nos souvenirs dans leur suite chronologique, mais comme un reflet où l’ordre des parties est renversé, je me rappelai seulement beaucoup plus tard que c’était sur ce même canapé que bien des années auparavant j’avais connu pour la première fois les plaisirs de l’amour avec une de mes petites cousines avec qui je ne savais où me mettre, et qui m’avait donné le conseil dangereux de profiter d’une heure où ma tante Léonie était levée.