Kitabı oku: «À l’ombre des jeunes filles en fleurs», sayfa 16
Enfin une dernière raison s’ajouta plus tard à celle-ci pour me faire cesser complètement mes visites à Mme Swann. Cette raison, plus tardive, n’était pas que j’eusse encore oublié Gilberte, mais de tâcher de l’oublier plus vite. Sans doute, depuis que ma grande souffrance était finie, mes visites chez Mme Swann étaient redevenues, pour ce qui me restait de tristesse, le calmant et la distraction qui m’avaient été si précieux au début. Mais la raison de l’efficacité du premier faisait l’inconvénient de la seconde, à savoir qu’à ces visites le souvenir de Gilberte était intimement mêlé. La distraction ne m’eût été utile que si elle eût mis en lutte avec un sentiment que la présence de Gilberte n’alimentait plus, des pensées, des intérêts, des passions où Gilberte ne fût entrée pour rien. Ces états de conscience auxquels l’être qu’on aime reste étranger occupent alors une place qui, si petite qu’elle soit d’abord, est autant de retranché à l’amour qui occupait l’âme tout entière. Il faut chercher à nourrir, à faire croître ces pensées, cependant que décline le sentiment qui n’est plus qu’un souvenir, de façon que les éléments nouveaux introduits dans l’esprit lui disputent, lui arrachent une part de plus en plus grande de l’âme, et finalement la lui dérobent toute. Je me rendais compte que c’était la seule manière de tuer un amour, et j’étais encore assez jeune, assez courageux pour entreprendre de le faire, pour assumer la plus cruelle des douleurs qui naît de la certitude que, quelque temps qu’on doive y mettre, on réussira. La raison que je donnais maintenant dans mes lettres à Gilberte, de mon refus de la voir, c’était une allusion à quelque mystérieux malentendu, parfaitement fictif, qu’il y aurait eu entre elle et moi et sur lequel j’avais espéré d’abord que Gilberte me demanderait des explications. Mais, en fait, même dans les relations les plus insignifiantes de la vie, un éclaircissement n’est sollicité par un correspondant qui sait qu’une phrase obscure, mensongère, incriminatrice, est mise à dessein pour qu’il proteste, et qui est trop heureux de sentir par là qu’il possède – et de garder – la maîtrise et l’initiative des opérations. À plus forte raison en est-il de même dans des relations plus tendres, où l’amour a tant d’éloquence, l’indifférence si peu de curiosité. Gilberte n’ayant pas mis en doute ni cherché à connaître ce malentendu, il devint pour moi quelque chose de réel auquel je me référais dans chaque lettre. Et il y a dans ces situations prises à faux, dans l’affectation de la froideur, un sortilège qui vous y fait persévérer. À force d’écrire : « Depuis que nos cœurs sont désunis » pour que Gilberte me répondît : « Mais ils ne le sont pas, expliquons-nous », j’avais fini par me persuader qu’ils l’étaient. En répétant toujours : « La vie a pu changer pour nous, elle n’effacera pas le sentiment que nous eûmes », par désir de m’entendre dire enfin : « Mais il n’y a rien de changé, ce sentiment est plus fort que jamais », je vivais avec l’idée que la vie avait changé en effet, que nous garderions le souvenir du sentiment qui n’était plus, comme certains nerveux pour avoir simulé une maladie finissent par rester toujours malades. Maintenant chaque fois que j’avais à écrire à Gilberte, je me reportais à ce changement imaginé et dont l’existence, désormais tacitement reconnue par le silence qu’elle gardait à ce sujet dans ses réponses, subsisterait entre nous. Puis Gilberte cessa de s’en tenir à la prétérition. Elle-même adopta mon point de vue ; et, comme dans les toasts officiels, où le chef d’État qui est reçu reprend peu à peu les mêmes expressions dont vient d’user le chef d’État qui le reçoit, chaque fois que j’écrivais à Gilberte : « La vie a pu nous séparer, le souvenir du temps où nous nous connûmes durera », elle ne manqua pas de répondre : « La vie a pu nous séparer, elle ne pourra nous faire oublier les bonnes heures qui nous seront toujours chères » (nous aurions été bien embarrassés de dire pourquoi « la vie » nous avait séparés, quel changement s’était produit). Je ne souffrais plus trop. Pourtant un jour où je lui disais dans une lettre que j’avais appris la mort de notre vieille marchande de sucre d’orge des Champs-Élysées, comme je venais d’écrire ces mots : « J’ai pensé que cela vous a fait de la peine, en moi cela a remué bien des souvenirs », je ne pus m’empêcher de fondre en larmes en voyant que je parlais au passé, et comme s’il s’agissait d’un mort déjà presque oublié, de cet amour auquel malgré moi je n’avais jamais cessé de penser comme étant vivant, pouvant du moins renaître. Rien de plus tendre que cette correspondance entre amis qui ne voulaient plus se voir. Les lettres de Gilberte avaient la délicatesse de celles que j’écrivais aux indifférents, et me donnaient les mêmes marques apparentes d’affection si douces pour moi à recevoir d’elle.
D’ailleurs peu à peu chaque refus de la voir me fit moins de peine. Et comme elle me devenait moins chère, mes souvenirs douloureux n’avaient plus assez de force pour détruire dans leur retour incessant la formation du plaisir que j’avais à penser à Florence, à Venise. Je regrettais à ces moments-là d’avoir renoncé à entrer dans la diplomatie et de m’être fait une existence sédentaire pour ne pas m’éloigner d’une jeune fille que je ne verrais plus et que j’avais déjà presque oubliée. On construit sa vie pour une personne et, quand enfin on peut l’y recevoir, cette personne ne vient pas, puis meurt pour vous et on vit prisonnier dans ce qui n’était destiné qu’à elle. Si Venise semblait à mes parents bien lointain et bien fiévreux pour moi, il était du moins facile d’aller sans fatigue s’installer à Balbec. Mais pour cela il eût fallu quitter Paris, renoncer à ces visites, grâce auxquelles, si rares qu’elles fussent, j’entendais quelquefois Mme Swann me parler de sa fille. Je commençais du reste à y trouver tel ou tel plaisir où Gilberte n’était pour rien.
Quand le printemps approcha, ramenant le froid, au temps des Saints de glace et des giboulées de la Semaine Sainte, comme Mme Swann trouvait qu’on gelait chez elle, il m’arrivait souvent de la voir recevant dans des fourrures, ses mains et ses épaules frileuses disparaissant sous le blanc et brillant tapis d’un immense manchon plat et d’un collet, tous deux d’hermine, qu’elle n’avait pas quittés en rentrant et qui avaient l’air des derniers carrés des neiges de l’hiver plus persistants que les autres, et que la chaleur du feu ni le progrès de la saison n’avaient réussi à fondre. Et la vérité totale de ces semaines glaciales mais déjà fleurissantes, était suggérée pour moi dans ce salon, où bientôt je n’irais plus, par d’autres blancheurs plus enivrantes, celles, par exemple, des « boules de neige » assemblant au sommet de leurs hautes tiges nues comme les arbustes linéaires des préraphaélites, leurs globes parcellés mais unis, blancs comme des anges annonciateurs et qu’entourait une odeur de citron. Car la châtelaine de Tansonville savait qu’avril, même glacé, n’est pas dépourvu de fleurs, que l’hiver, le printemps, l’été, ne sont pas séparés par des cloisons aussi hermétiques que tend à le croire le boulevardier qui jusqu’aux premières chaleurs s’imagine le monde comme renfermant seulement des maisons nues sous la pluie. Que Mme Swann se contentât des envois que lui faisait son jardinier de Combray, et que par l’intermédiaire de sa fleuriste « attitrée » elle ne comblât pas les lacunes d’une insuffisante évocation à l’aide d’emprunts faits à la précocité méditerranéenne, je suis loin de le prétendre et je ne m’en souciais pas. Il me suffisait pour avoir la nostalgie de la campagne, qu’à côté des névés du manchon que tenait Mme Swann, les boules de neige (qui n’avaient peut-être dans la pensée de la maîtresse de la maison d’autre but que de faire, sur les conseils de Bergotte, « symphonie en blanc majeur » avec son ameublement et sa toilette) me rappelassent que l’Enchantement du Vendredi Saint figure un miracle naturel auquel on pourrait assister tous les ans si l’on était plus sage, et aidées du parfum acide et capiteux de corolles d’autres espèces dont j’ignorais les noms et qui m’avait fait rester tant de fois en arrêt dans mes promenades de Combray, rendissent le salon de Mme Swann aussi virginal, aussi candidement fleuri sans aucune feuille, aussi surchargé d’odeurs authentiques, que le petit raidillon de Tansonville.
Mais c’était encore trop que celui-ci me fût rappelé. Son souvenir risquait d’entretenir le peu qui subsistait de mon amour pour Gilberte. Aussi, bien que je ne souffrisse plus du tout durant ces visites à Mme Swann, je les espaçai encore et cherchai à la voir le moins possible. Tout au plus, comme je continuais à ne pas quitter Paris, me concédai-je certaines promenades avec elle. Les beaux jours étaient enfin revenus, et la chaleur. Comme je savais qu’avant le déjeuner Mme Swann sortait pendant une heure et allait faire quelques pas avenue du Bois, près de l’Étoile, et de l’endroit qu’on appelait alors, à cause des gens qui venaient regarder les riches qu’ils ne connaissaient que de nom, « Club des Pannés », j’obtins de mes parents que le dimanche – car je n’étais pas libre en semaine à cette heure-là – je pourrais ne déjeuner que bien après eux, à une heure un quart, et aller faire un tour auparavant. Je n’y manquai jamais pendant ce mois de mai, Gilberte étant allée à la campagne chez des amies. J’arrivais à l’Arc-de-Triomphe vers midi. Je faisais le guet à l’entrée de l’avenue, ne perdant pas des yeux le coin de la petite rue par où Mme Swann, qui n’avait que quelques mètres à franchir, venait de chez elle. Comme c’était déjà l’heure où beaucoup de promeneurs rentraient déjeuner, ceux qui restaient étaient peu nombreux et, pour la plus grande part, des gens élégants. Tout d’un coup, sur le sable de l’allée, tardive, alentie et luxuriante comme la plus belle fleur et qui ne s’ouvrirait qu’à midi, Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d’elle une toilette toujours différente mais que je me rappelle surtout mauve ; puis elle hissait et déployait sur un long pédoncule, au moment de sa plus complète irradiation, le pavillon de soie d’une large ombrelle de la même nuance que l’effeuillaison des pétales de sa robe. Toute une suite l’environnait ; Swann, quatre ou cinq hommes de club qui étaient venus la voir le matin chez elle ou qu’elle avait rencontrés : et leur noire ou grise agglomération obéissante, exécutant les mouvements presque mécaniques d’un cadre inerte autour d’Odette, donnait l’air à cette femme, qui seule avait de l’intensité dans les yeux, de regarder devant elle, d’entre tous ces hommes, comme d’une fenêtre dont elle se fût approchée, et la faisait surgir, frêle, sans crainte, dans la nudité de ses tendres couleurs, comme l’apparition d’un être d’une espèce différente, d’une race inconnue, et d’une puissance presque guerrière, grâce à quoi elle compensait à elle seule sa multiple escorte. Souriante, heureuse du beau temps, du soleil qui n’incommodait pas encore, ayant l’air d’assurance et de calme du créateur qui a accompli son œuvre et ne se soucie plus du reste, certaine que sa toilette – dussent des passants vulgaires ne pas l’apprécier – était la plus élégante de toutes, elle la portait pour soi-même et pour ses amis, naturellement, sans attention exagérée, mais aussi sans détachement complet ; n’empêchant pas les petits nœuds de son corsage et de sa jupe de flotter légèrement devant elle comme des créatures dont elle n’ignorait pas la présence et à qui elle permettait avec indulgence de se livrer à leurs jeux, selon leur rythme propre, pourvu qu’ils suivissent sa marche, et même sur son ombrelle mauve que souvent elle tenait encore fermée quand elle arrivait, elle laissait tomber par moment, comme sur un bouquet de violettes de Parme, son regard heureux et si doux que quand il ne s’attachait plus à ses amis, mais à un objet inanimé, il avait l’air de sourire encore. Elle réservait ainsi, elle faisait occuper à sa toilette cet intervalle d’élégance dont les hommes à qui Mme Swann parlait le plus en camarade respectaient l’espace et la nécessité, non sans une certaine déférence de profanes, un aveu de leur propre ignorance, et sur lequel ils reconnaissaient à leur amie comme à un malade sur les soins spéciaux qu’il doit prendre, ou comme à une mère sur l’éducation de ses enfants, compétence et juridiction. Non moins que par la cour qui l’entourait et ne semblait pas voir les passants, Mme Swann, à cause de l’heure tardive de son apparition, évoquait cet appartement où elle avait passé une matinée si longue et où il faudrait qu’elle rentrât bientôt déjeuner ; elle semblait en indiquer la proximité par la tranquillité flâneuse de sa promenade, pareille à celle qu’on fait à petits pas dans son jardin ; de cet appartement on aurait dit qu’elle portait encore autour d’elle l’ombre intérieure et fraîche. Mais, par tout cela même, sa vue ne me donnait que davantage la sensation du plein air et de la chaleur. D’autant plus que déjà persuadé qu’en vertu de la liturgie et des rites dans lesquels Mme Swann était profondément versée, sa toilette était unie à la saison et à l’heure par un lien nécessaire, unique, les fleurs de son inflexible chapeau de paille, les petits rubans de sa robe me semblaient naître du mois de mai plus naturellement encore que les fleurs des jardins et des bois ; et pour connaître le trouble nouveau de la saison, je ne levais pas les yeux plus haut que son ombrelle, ouverte et tendue comme un autre ciel plus proche, rond, clément, mobile et bleu. Car ces rites, s’ils étaient souverains, mettaient leur gloire, et par conséquent Mme Swann mettait la sienne à obéir avec condescendance au matin, au printemps, au soleil, lesquels ne me semblaient pas assez flattés qu’une femme si élégante voulût bien ne pas les ignorer et eût choisi à cause d’eux une robe d’une étoffe plus claire, plus légère, faisant penser, par son évasement au col et aux manches, à la moiteur du cou et des poignets, fît enfin pour eux tous les frais d’une grande dame qui s’étant gaiement abaissée à aller voir à la campagne des gens communs et que tout le monde, même le vulgaire, connaît, n’en a pas moins tenu à revêtir spécialement pour ce jour-là une toilette champêtre. Dès son arrivée, je saluais Mme Swann, elle m’arrêtait et me disait : « Good morning » en souriant. Nous faisions quelques pas. Et je comprenais que ces canons selon lesquels elle s’habillait, c’était pour elle-même qu’elle y obéissait, comme à une sagesse supérieure dont elle eût été la grande prêtresse : car s’il lui arrivait qu’ayant trop chaud, elle entr’ouvrît, ou même ôtât, tout à fait et me donnât à porter sa jaquette qu’elle avait cru garder fermée, je découvrais dans la chemisette mille détails d’exécution qui avaient eu grande chance de rester inaperçus comme ces parties d’orchestre auxquelles le compositeur a donné tous ses soins, bien qu’elles ne doivent jamais arriver aux oreilles du public ; ou dans les manches de la jaquette pliée sur mon bras je voyais, je regardais longuement, par plaisir ou par amabilité, quelque détail exquis, une bande d’une teinte délicieuse, une satinette mauve habituellement cachée aux yeux de tous, mais aussi délicatement travaillée que les parties extérieures, comme ces sculptures gothiques d’une cathédrale dissimulées au revers d’une balustrade à quatre-vingts pieds de hauteur, aussi parfaites que les bas-reliefs du grand porche, mais que personne n’avait jamais vues avant qu’au hasard d’un voyage, un artiste n’eût obtenu de monter se promener en plein ciel, pour dominer toute la ville, entre les deux tours.
Ce qui augmentait cette impression que Mme Swann se promenait dans l’avenue du Bois comme dans l’allée d’un jardin à elle, c’était – pour ces gens qui ignoraient ses habitudes de « footing » – qu’elle fût venue à pied, sans voiture qui suivît, elle que, dès le mois de mai, on avait l’habitude de voir passer avec l’attelage le plus soigné, la livrée la mieux tenue de Paris, mollement et majestueusement assise comme une déesse, dans le tiède plein air d’une immense victoria à huit ressorts. À pieds, Mme Swann avait l’air, surtout avec sa démarche que ralentissait la chaleur, d’avoir cédé à une curiosité, de commettre une élégante infraction aux règles du protocole, comme ces souverains qui sans consulter personne, accompagnés par l’admiration un peu scandalisée d’une suite qui n’ose formuler une critique, sortent de leur loge pendant un gala et visitent le foyer en se mêlant pendant quelques instants aux autres spectateurs. Ainsi, entre Mme Swann et la foule, celle-ci sentait ces barrières d’une certaine sorte de richesse, lesquelles lui semblent les plus infranchissables de toutes. Le faubourg Saint-Germain a bien aussi les siennes, mais moins parlantes aux yeux et à l’imagination des « pannés ». Ceux-ci, auprès d’une grande dame plus simple, plus facile à confondre avec une petite bourgeoise, moins éloignée du peuple, n’éprouveront pas ce sentiment de leur inégalité, presque de leur indignité, qu’ils ont devant une Mme Swann. Sans doute, ces sortes de femmes ne sont pas elles-mêmes frappées comme eux du brillant appareil dont elles sont entourées, elles n’y font plus attention, mais c’est à force d’y être habituées, c’est-à-dire d’avoir fini par le trouver d’autant plus naturel, d’autant plus nécessaire, par juger les autres êtres selon qu’ils sont plus ou moins initiés à ces habitudes du luxe : de sorte que (la grandeur qu’elles laissent éclater en elles, qu’elles découvrent chez les autres, étant toute matérielle, facile à constater, longue à acquérir, difficile à compenser), si ces femmes mettent un passant au rang le plus bas, c’est de la même manière qu’elles lui sont apparues au plus haut, à savoir immédiatement, à première vue, sans appel. Peut-être cette classe sociale particulière qui comptait alors des femmes comme lady Israels mêlée à celles de l’aristocratie et Mme Swann qui devait les fréquenter un jour, cette classe intermédiaire, inférieure au faubourg Saint-Germain, puisqu’elle le courtisait, mais supérieure à ce qui n’est pas du faubourg Saint-Germain, et qui avait ceci de particulier que, déjà dégagée du monde des riches, elle était la richesse encore ; mais la richesse devenue ductile, obéissant à une destination, à une pensée artistiques, l’argent malléable, poétiquement ciselé et qui sait sourire, peut-être cette classe, du moins avec le même caractère et le même charme, n’existe-t-elle plus. D’ailleurs, les femmes qui en faisaient partie n’auraient plus aujourd’hui ce qui était la première condition de leur règne, puisque avec l’âge elles ont, presque toutes, perdu leur beauté. Or, autant que du faîte de sa noble richesse, c’était du comble glorieux de son été mûr et si savoureux encore, que Mme Swann, majestueuse, souriante et bonne, s’avançant dans l’avenue du Bois, voyait comme Hypatie, sous la lente marche de ses pieds, rouler les mondes. Des jeunes gens qui passaient la regardaient anxieusement, incertains si leurs vagues relations avec elle (d’autant plus qu’ayant à peine été présentés une fois à Swann ils craignaient qu’il ne les reconnût pas) étaient suffisantes pour qu’ils se permissent de la saluer. Et ce n’était qu’en tremblant devant les conséquences, qu’ils s’y décidaient, se demandant si leur geste audacieusement provocateur et sacrilège, attentant à l’inviolable suprématie d’une caste, n’allait pas déchaîner des catastrophes ou faire descendre le châtiment d’un dieu. Il déclenchait seulement, comme un mouvement d’horlogerie, la gesticulation de petits personnages salueurs qui n’étaient autres que l’entourage d’Odette, à commencer par Swann, lequel soulevait son tube doublé de cuir vert, avec une grâce souriante, apprise dans le faubourg Saint-Germain, mais à laquelle ne s’alliait plus l’indifférence qu’il aurait eue autrefois. Elle était remplacée (comme s’il était dans une certaine mesure pénétré des préjugés d’Odette), à la fois par l’ennui d’avoir à répondre à quelqu’un d’assez mal habillé, et par la satisfaction que sa femme connût tant de monde, sentiment mixte qu’il traduisait en disant aux amis élégants qui l’accompagnaient : « Encore un ! Ma parole je me demande où Odette va chercher tous ces gens-là ! » Cependant, ayant répondu par un signe de tête au passant alarmé déjà hors de vue, mais dont le cœur battait encore, Mme Swann se tournait vers moi : « Alors, me disait-elle, c’est fini ? Vous ne viendrez plus jamais voir Gilberte ? Je suis contente d’être exceptée et que vous ne me « dropiez » pas tout à fait. J’aime vous voir, mais j’aimais aussi l’influence que vous aviez sur ma fille. Je crois qu’elle le regrette beaucoup aussi. Enfin, je ne veux pas vous tyranniser parce que vous n’auriez qu’à ne plus vouloir me voir non plus ! » « Odette, Sagan qui vous dit bonjour », faisait remarquer Swann à sa femme. Et, en effet, le prince faisant comme dans une apothéose de théâtre, de cirque, ou dans un tableau ancien, faire front à son cheval dans une magnifique apothéose, adressait à Odette un grand salut théâtral et comme allégorique où s’amplifiait toute la chevaleresque courtoisie du grand seigneur inclinant son respect devant la Femme, fût-elle incarnée en une femme que sa mère ou sa sœur ne pourraient pas fréquenter. D’ailleurs à tout moment, reconnue au fond de la transparence liquide et du vernis lumineux de l’ombre que versait sur elle son ombrelle, Mme Swann était saluée par les derniers cavaliers attardés, comme cinématographiés au galop sur l’ensoleillement blanc de l’avenue, hommes de cercle dont les noms, célèbres pour le public – Antoine de Castellane, Adalbert de Montmorency et tant d’autres – étaient pour Mme Swann des noms familiers d’amis. Et, comme la durée moyenne de la vie – la longévité relative – est beaucoup plus grande pour les souvenirs des sensations poétiques que pour ceux des souffrances du cœur, depuis si longtemps que se sont évanouis les chagrins que j’avais alors à cause de Gilberte, il leur a survécu le plaisir que j’éprouve, chaque fois que je veux lire, en une sorte de cadran solaire, les minutes qu’il y a entre midi un quart et une heure, au mois de mai, à me revoir causant ainsi avec Mme Swann, sous son ombrelle, comme sous le reflet d’un berceau de glycines.
* * *
J’étais arrivé à une presque complète indifférence à l’égard de Gilberte, quand deux ans plus tard je partis avec ma grand’mère pour Balbec. Quand je subissais le charme d’un visage nouveau, quand c’était à l’aide d’une autre jeune fille que j’espérais connaître les cathédrales gothiques, les palais et les jardins de l’Italie, je me disais tristement que notre amour, en tant qu’il est l’amour d’une certaine créature, n’est peut-être pas quelque chose de bien réel, puisque si des associations de rêveries agréables ou douloureuses peuvent le lier pendant quelque temps à une femme jusqu’à nous faire penser qu’il a été inspiré par elle d’une façon nécessaire, en revanche si nous nous dégageons volontairement ou à notre insu de ces associations, cet amour, comme s’il était au contraire spontané et venait de nous seuls, renaît pour se donner à une autre femme. Pourtant au moment de ce départ pour Balbec, et pendant les premiers temps de mon séjour, mon indifférence n’était encore qu’intermittente. Souvent (notre vie étant si peu chronologique, interférant tant d’anachronismes dans la suite des jours), je vivais dans ceux, plus anciens que la veille ou l’avant-veille, où j’aimais Gilberte. Alors ne plus la voir m’était soudain douloureux, comme c’eût été dans ce temps-là. Le moi qui l’avait aimée, remplacé déjà presque entièrement par un autre, resurgissait, et il m’était rendu beaucoup plus fréquemment par une chose futile que par une chose importante. Par exemple, pour anticiper sur mon séjour en Normandie, j’entendis à Balbec un inconnu que je croisai sur la digue dire : « La famille du directeur du ministère des Postes. » Or (comme je ne savais pas alors l’influence que cette famille devait avoir sur ma vie), ce propos aurait dû me paraître oiseux, mais il me causa une vive souffrance, celle qu’éprouvait un moi, aboli pour une grande part depuis longtemps, à être séparé de Gilberte. C’est que jamais je n’avais repensé à une conversation que Gilberte avait eue devant moi avec son père, relativement à la famille du « directeur du ministère des Postes ». Or, les souvenirs d’amour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire, elles-mêmes régies par les lois plus générales de l’habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c’est justement ce que nous avions oublié (parce que c’était insignifiant et que nous lui avions ainsi laissé toute sa force). C’est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur de renfermé d’une chambre ou dans l’odeur d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence, n’en ayant pas l’emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore. Hors de nous ? En nous pour mieux dire, mais dérobée à nos propres regards, dans un oubli plus ou moins prolongé. C’est grâce à cet oubli seul que nous pouvons de temps à autre retrouver l’être que nous fûmes, nous placer vis-à-vis des choses comme cet être l’était, souffrir à nouveau, parce que nous ne sommes plus nous, mais lui, et qu’il aimait ce qui nous est maintenant indifférent. Au grand jour de la mémoire habituelle, les images du passé pâlissent peu à peu, s’effacent, il ne reste plus rien d’elles, nous ne le retrouverons plus. Ou plutôt nous ne le retrouverions plus, si quelques mots (comme « directeur au ministère des Postes ») n’avaient été soigneusement enfermés dans l’oubli, de même qu’on dépose à la Bibliothèque Nationale un exemplaire d’un livre qui sans cela risquerait de devenir introuvable.
Mais cette souffrance et ce regain d’amour pour Gilberte ne furent pas plus longs que ceux qu’on a en rêve, et cette fois, au contraire, parce qu’à Balbec l’Habitude ancienne n’était plus là pour les faire durer. Et si ces effets de l’Habitude semblent contradictoires, c’est qu’elle obéit à des lois multiples. À Paris j’étais devenu de plus en plus indifférent à Gilberte, grâce à l’Habitude. Le changement d’habitude, c’est-à-dire la cessation momentanée de l’Habitude, paracheva l’œuvre de l’Habitude quand je partis pour Balbec. Elle affaiblit mais stabilise, elle amène la désagrégation mais la fait durer indéfiniment. Chaque jour depuis des années je calquais tant bien que mal mon état d’âme sur celui de la veille. À Balbec un lit nouveau à côté duquel on m’apportait le matin un petit déjeuner différent de celui de Paris ne devait plus soutenir les pensées dont s’était nourri mon amour pour Gilberte : il y a des cas (assez rares il est vrai) où, la sédentarité immobilisant les jours, le meilleur moyen de gagner du temps, c’est de changer de place. Mon voyage à Balbec fut comme la première sortie d’un convalescent qui n’attendait plus qu’elle pour s’apercevoir qu’il est guéri.
Ce voyage, on le ferait sans doute aujourd’hui en automobile, croyant le rendre ainsi plus agréable. On verra, qu’accompli de cette façon, il serait même en un sens plus vrai puisqu’on y suivrait de plus près, dans une intimité plus étroite, les diverses gradations par lesquelles change la surface de la terre. Mais enfin le plaisir spécifique du voyage n’est pas de pouvoir descendre en route et de s’arrêter quand on est fatigué, c’est de rendre la différence entre le départ et l’arrivée non pas aussi insensible, mais aussi profonde qu’on peut, de la ressentir dans sa totalité, intacte, telle quelle était dans notre pensée quand notre imagination nous portait du lieu où nous vivions jusqu’au cœur d’un lieu désiré, en un bond qui nous semblait moins miraculeux parce qu’il franchissait une distance que parce qu’il unissait deux individualités distinctes de la terre, qu’il nous menait d’un nom à un autre nom ; et que schématise (mieux qu’une promenade où, comme on débarque où l’on veut, il n’y a guère plus d’arrivée) l’opération mystérieuse qui s’accomplissait dans ces lieux spéciaux, les gares, lesquels ne font pas partie pour ainsi dire de la ville mais contiennent l’essence de sa personnalité de même que sur un écriteau signalétique elles portent son nom.
Mais en tout genre, notre temps a la manie de vouloir ne montrer les choses qu’avec ce qui les entoure dans la réalité, et par là de supprimer l’essentiel, l’acte de l’esprit, qui les isola d’elle. On « présente » un tableau au milieu de meubles, de bibelots, de tentures de la même époque, fade décor qu’excelle à composer dans les hôtels d’aujourd’hui la maîtresse de maison la plus ignorante la veille, passant maintenant ses journées dans les archives et les bibliothèques, et au milieu duquel le chef-d’œuvre qu’on regarde tout en dînant ne nous donne pas la même enivrante joie qu’on ne doit lui demander que dans une salle de musée, laquelle symbolise bien mieux, par sa nudité et son dépouillement de toutes particularités, les espaces intérieurs où l’artiste s’est abstrait pour créer.
Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, d’où l’on part pour une destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques, car si le miracle s’y accomplit grâce auquel les pays qui n’avaient encore d’existence que dans notre pensée vont être ceux au milieu desquels nous vivrons, pour cette raison même il faut renoncer au sortir de la salle d’attente à retrouver tout à l’heure la chambre familière où l’on était il y a un instant encore. Il faut laisser toute espérance de rentrer coucher chez soi, une fois qu’on s’est décidé à pénétrer dans l’antre empesté par où l’on accède au mystère, dans un de ces grands ateliers vitrés, comme celui de Saint-Lazare où j’allais chercher le train de Balbec, et qui déployait au-dessus de la ville éventrée un de ces immenses ciels crus et gros de menaces amoncelées de drame, pareils à certains ciels, d’une modernité presque parisienne, de Mantegna ou de Véronèse, et sous lequel ne pouvait s’accomplir que quelque acte terrible et solennel comme un départ en chemin de fer ou l’érection de la Croix.