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Kitabı oku: «À l’ombre des jeunes filles en fleurs», sayfa 29

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Et tout à la fin, les jours vinrent où je ne pouvais plus rentrer de la digue par la salle à manger, ses vitres n’étaient plus ouvertes, car il faisait nuit dehors, et l’essaim des pauvres et des curieux attirés par le flamboiement qu’ils ne pouvaient atteindre pendait, en noires grappes morfondues par la bise, aux parois lumineuses et glissantes de la ruche de verre.

On frappa ; c’était Aimé qui avait tenu à m’apporter lui-même les dernières listes d’étrangers.

Aimé, avant de se retirer, tint à me dire que Dreyfus était mille fois coupable. « On saura tout, me dit-il, pas cette année, mais l’année prochaine : c’est un monsieur très lié dans l’état-major qui me l’a dit. Je lui demandais si on ne se déciderait pas à tout découvrir tout de suite avant la fin de l’année. Il a posé sa cigarette », continua Aimé en mimant la scène et en secouant la tête et l’index comme avait fait son client voulant dire : il ne faut pas être trop exigeant. « Pas cette année, Aimé, qu’il m’a dit en me touchant à l’épaule, ce n’est pas possible. Mais à Pâques, oui ! » Et Aimé me frappa légèrement sur l’épaule en me disant : « Vous voyez, je vous montre exactement comme il a fait », soit qu’il fût flatté de cette familiarité d’un grand personnage, soit pour que je pusse mieux apprécier en pleine connaissance de cause la valeur de l’argument et nos raisons d’espérer.

Ce ne fut pas sans un léger choc au cœur qu’à la première page de la liste des étrangers, j’aperçus les mots : « Simonet et famille ». J’avais en moi de vieilles rêveries qui dataient de mon enfance et où toute la tendresse qui était dans mon cœur, mais qui éprouvée par lui ne s’en distinguait pas, m’était apportée par un être aussi différent que possible de moi. Cet être, une fois de plus je le fabriquais en utilisant pour cela le nom de Simonet et le souvenir de l’harmonie qui régnait entre les jeunes corps que j’avais vus se déployer sur la plage, en une procession sportive, digne de l’antique et de Giotto. Je ne savais pas laquelle de ces jeunes filles était Mlle Simonet, si aucune d’elles s’appelait ainsi, mais je savais que j’étais aimé de Mlle Simonet et que j’allais grâce à Saint-Loup essayer de la connaître. Malheureusement n’ayant obtenu qu’à cette condition une prolongation de congé, il était obligé de retourner tous les jours à Doncières : mais pour le faire manquer à ses obligations militaires, j’avais cru pouvoir compter, plus encore que sur son amitié pour moi, sur cette même curiosité de naturaliste humain que si souvent – même sans avoir vu la personne dont il parlait et rien qu’à entendre dire qu’il y avait une jolie caissière chez un fruitier – j’avais eue de faire connaissance avec une nouvelle variété de la beauté féminine. Or, cette curiosité, c’est à tort que j’avais espéré l’exciter chez Saint-Loup en lui parlant de mes jeunes filles. Car elle était pour longtemps paralysée en lui par l’amour qu’il avait pour cette actrice dont il était l’amant. Et même l’eût-il légèrement ressentie qu’il l’eût réprimée, à cause d’une sorte de croyance superstitieuse que de sa propre fidélité pouvait dépendre celle de sa maîtresse. Aussi fût-ce sans qu’il m’eût promis de s’occuper activement de mes jeunes filles que nous partîmes dîner à Rivebelle.

Les premiers temps, quand nous arrivions, le soleil venait de se coucher, mais il faisait encore clair ; dans le jardin du restaurant dont les lumières n’étaient pas encore allumées, la chaleur du jour tombait, se déposait, comme au fond d’un vase le long des parois duquel la gelée transparente et sombre de l’air semblait si consistante qu’un grand rosier appliqué au mur obscurci qu’il veinait de rose avait l’air de l’arborisation qu’on voit au fond d’une pierre d’onyx. Bientôt ce ne fut qu’à la nuit que nous descendions de voiture, souvent même que nous partions de Balbec si le temps était mauvais et que nous eussions retardé le moment de faire atteler, dans l’espoir d’une accalmie. Mais ces jours-là, c’est sans tristesse que j’entendais le vent souffler, je savais qu’il ne signifiait pas l’abandon de mes projets, la réclusion dans une chambre, je savais que, dans la grande salle à manger du restaurant où nous entrerions au son de la musique des tziganes, les innombrables lampes triompheraient aisément de l’obscurité et du froid en leur appliquant leurs larges cautères d’or, et je montais gaiement à côté de Saint-Loup dans le coupé qui nous attendait sous l’averse. Depuis quelque temps, les paroles de Bergotte, se disant convaincu que malgré ce que je prétendais, j’étais fait pour goûter surtout les plaisirs de l’intelligence, m’avaient rendu au sujet de ce que je pourrais faire plus tard une espérance que décevait chaque jour l’ennui que j’éprouvais à me mettre devant une table, à commencer une étude critique ou un roman. « Après tout, me disais-je, peut-être le plaisir qu’on a eu à l’écrire n’est-il pas le critérium infaillible de la valeur d’une belle page ; peut-être n’est-il qu’un état accessoire qui s’y surajoute souvent, mais dont le défaut ne peut préjuger contre elle. Peut-être certains chefs-d’œuvre ont-ils été composés en bâillant. » Ma grand’mère apaisait mes doutes en me disant que je travaillerais bien et avec joie si je me portais bien. Et, notre médecin ayant trouvé plus prudent de m’avertir des graves risques auxquels pouvait m’exposer mon état de santé, et m’ayant tracé toutes les précautions d’hygiène à suivre pour éviter un accident, je subordonnais tous les plaisirs au but que je jugeais infiniment plus important qu’eux, de devenir assez fort pour pouvoir réaliser l’œuvre que je portais peut-être en moi, j’exerçais sur moi-même depuis que j’étais à Balbec un contrôle minutieux et constant. On n’aurait pu me faire toucher à la tasse de café qui m’eût privé du sommeil de la nuit, nécessaire pour ne pas être fatigué le lendemain. Mais quand nous arrivions à Rivebelle, aussitôt, à cause de l’excitation d’un plaisir nouveau et me trouvant dans cette zone différente où l’exceptionnel nous fait entrer après avoir coupé le fil, patiemment tissé depuis tant de jours, qui nous conduisait vers la sagesse – comme s’il ne devait plus jamais y avoir de lendemain, ni de fins élevées à réaliser – disparaissait ce mécanisme précis de prudente hygiène qui fonctionnait pour les sauvegarder. Tandis qu’un valet de pied me demandait mon paletot, Saint-Loup me disait :

– Vous n’aurez pas froid ? Vous feriez peut-être mieux de le garder, il ne fait pas très chaud.

Je répondais : « Non, non », et peut-être je ne sentais pas le froid, mais en tous cas je ne savais plus la peur de tomber malade, la nécessité de ne pas mourir, l’importance de travailler. Je donnais mon paletot ; nous entrions dans la salle du restaurant aux sons de quelque marche guerrière jouée par les tziganes, nous nous avancions entre les rangées de tables servies comme dans un facile chemin de gloire, et, sentant l’ardeur joyeuse imprimée à notre corps par les rythmes de l’orchestre qui nous décernait ses honneurs militaires et ce triomphe immérité, nous la dissimulions sous une mine grave et glacée, sous une démarche pleine de lassitude, pour ne pas imiter ces gommeuses de café-concert qui, venant chanter sur un air belliqueux un couplet grivois, entrent en courant sur la scène avec la contenance martiale d’un général vainqueur.

À partir de ce moment-là j’étais un homme nouveau, qui n’était plus le petit-fils de ma grand’mère et ne se souviendrait d’elle qu’en sortant, mais le frère momentané des garçons qui allaient nous servir.

La dose de bière, à plus forte raison de champagne, qu’à Balbec je n’aurais pas voulu atteindre en une semaine, alors pourtant qu’à ma conscience calme et lucide la saveur de ces breuvages représentassent un plaisir clairement appréciable mais aisément sacrifié, je l’absorbais en une heure en y ajoutant quelques gouttes de porto, trop distrait pour pouvoir le goûter, et je donnais au violoniste qui venait de jouer les deux « louis » que j’avais économisés depuis un mois en vue d’un achat que je ne me rappelais pas. Quelques-uns des garçons qui servaient, lâchés entre les tables, fuyaient à toute vitesse, ayant sur leur paumes tendues un plat que cela semblait être le but de ce genre de courses de ne pas laisser choir. Et de fait, les soufflés au chocolat arrivaient à destination sans avoir été renversés, les pommes à l’anglaise, malgré le galop qui avait dû les secouer, rangées comme au départ autour de l’agneau de Pauilhac. Je remarquai un de ces servants, très grand, emplumé de superbes cheveux noirs, la figure fardée d’un teint qui rappelait davantage certaines espèces d’oiseaux rares que l’espèce humaine et qui, courant sans trêve et, eût-on dit, sans but, d’un bout à l’autre de la salle, faisait penser à quelqu’un de ces « aras » qui remplissent les grandes volières des jardins zoologiques de leur ardent coloris et de leur incompréhensible agitation. Bientôt le spectacle s’ordonna, à mes yeux du moins, d’une façon plus noble et plus calme. Toute cette activité vertigineuse se fixait en une calme harmonie. Je regardais les tables rondes, dont l’assemblée innombrable emplissait le restaurant, comme autant de planètes, telles que celles-ci sont figurées dans les tableaux allégoriques d’autrefois. D’ailleurs, une force d’attraction irrésistible s’exerçait entre ces astres divers et à chaque table les dîneurs n’avaient d’yeux que pour les tables où ils n’étaient pas, exception faite pour quelque riche amphitryon, lequel ayant réussi à amener un écrivain célèbre, s’évertuait à tirer de lui, grâce aux vertus de la table tournante, des propos insignifiants dont les dames s’émerveillaient. L’harmonie de ces tables astrales n’empêchait pas l’incessante révolution des servants innombrables, lesquels parce qu’au lieu d’être assis, comme les dîneurs, ils étaient debout, évoluaient dans une zone supérieure. Sans doute l’un courait porter des hors-d’œuvres, changer le vin, ajouter des verres. Mais malgré ces raisons particulières, leur course perpétuelle entre les tables rondes finissait par dégager la loi de sa circulation vertigineuse et réglée. Assises derrière un massif de fleurs, deux horribles caissières, occupées à des calculs sans fin, semblaient deux magiciennes occupées à prévoir par des calculs astrologiques les bouleversements qui pouvaient parfois se produire dans cette voûte céleste conçue selon la science du moyen âge.

Et je plaignais un peu tous les dîneurs parce que je sentais que pour eux les tables rondes n’étaient pas des planètes et qu’ils n’avaient pas pratiqué dans les choses un sectionnement qui nous débarrasse de leur apparence coutumière et nous permet d’apercevoir des analogies. Ils pensaient qu’ils dînaient avec telle ou telle personne, que le repas coûterait à peu près tant et qu’ils recommenceraient le lendemain. Et ils paraissaient absolument insensibles au déroulement d’un cortège de jeunes commis qui, probablement n’ayant pas à ce moment de besogne urgente, portaient processionnellement des pains dans des paniers. Quelques-uns, trop jeunes, abrutis par les taloches que leur donnaient en passant les maîtres d’hôtel, fixaient mélancoliquement leurs yeux sur un rêve lointain et n’étaient consolés que si quelque client de l’hôtel de Balbec où ils avaient jadis été employés, les reconnaissant, leur adressait la parole et leur disait personnellement d’emporter le champagne qui n’était pas buvable, ce qui les remplissait d’orgueil.

J’entendais le grondement de mes nerfs dans lesquels il y avait du bien-être indépendant des objets extérieurs qui peuvent en donner et que le moindre déplacement que j’occasionnais à mon corps, à mon attention, suffisait à me faire éprouver, comme à un œil fermé une légère compression donne la sensation de la couleur. J’avais déjà bu beaucoup de porto, et si je demandais à en prendre encore, c’était moins en vue du bien-être que les verres nouveaux m’apporteraient que par l’effet du bien-être produit par les verres précédents. Je laissais la musique conduire elle-même mon plaisir sur chaque note où, docilement, il venait alors se poser. Si, pareil à ces industries chimiques grâce auxquelles sont débités en grandes quantités des corps qui ne se rencontrent dans la nature que d’une façon accidentelle et fort rarement, ce restaurant de Rivebelle réunissait en un même moment plus de femmes au fond desquelles me sollicitaient des perspectives de bonheur que le hasard des promenades ne m’en eût fait rencontrer en une année ; d’autre part, cette musique que nous entendions – arrangements de valses, d’opérettes allemandes, de chansons de cafés-concerts, toutes nouvelles pour moi – était elle-même comme un lieu de plaisir aérien superposé à l’autre et plus grisant que lui. Car chaque motif, particulier comme une femme, ne réservait pas comme elle eût fait, pour quelque privilégié, le secret de volupté qu’il recélait : il me le proposait, me reluquait, venait à moi d’une allure capricieuse ou canaille, m’accostait, me caressait, comme si j’étais devenu tout d’un coup plus séduisant, plus puissant ou plus riche ; je leur trouvais bien, à ces airs, quelque chose de cruel ; c’est que tout sentiment désintéressé de la beauté, tout reflet de l’intelligence leur étaient inconnus ; pour eux le plaisir physique existe seul. Et ils sont l’enfer le plus impitoyable, le plus dépourvu d’issues pour le malheureux jaloux à qui ils présentent ce plaisir – ce plaisir que la femme aimée goûte avec un autre – comme la seule chose qui existe au monde pour celle qui le remplit tout entier. Mais tandis que je répétais à mi-voix les notes de cet air, et lui rendais son baiser, la volupté à lui spéciale qu’il me faisait éprouver me devint si chère, que j’aurais quitté mes parents pour suivre le motif dans le monde singulier qu’il construisait dans l’invisible, en lignes tour à tour pleines de langueur et de vivacité. Quoiqu’un tel plaisir ne soit pas d’une sorte qui donne plus de valeur à l’être auquel il s’ajoute, car il n’est perçu que de lui seul, et quoique, chaque fois que dans notre vie nous avons déplu à une femme qui nous a aperçu, elle ignorât si à ce moment-là nous possédions ou non cette félicité intérieure et subjective qui, par conséquent, n’eût rien changé au jugement qu’elle porta sur nous, je me sentais plus puissant, presque irrésistible. Il me semblait que mon amour n’était plus quelque chose de déplaisant et dont on pouvait sourire, mais avait précisément la beauté touchante, la séduction de cette musique, semblable elle-même à un milieu sympathique où celle que j’aimais et moi nous nous serions rencontrés, soudain devenus intimes.

Le restaurant n’était pas fréquenté seulement par des demi-mondaines, mais aussi par des gens du monde le plus élégant, qui y venaient goûter vers cinq heures ou y donnaient de grands dîners. Les goûters avaient lieu dans une longue galerie vitrée, étroite, en forme de couloir qui, allant du vestibule à la salle à manger, longeait sur un côté le jardin, duquel elle n’était séparée, sauf en exceptant quelques colonnes de pierre, que par le vitrage qu’on ouvrait ici ou là. Il en résultait, outre de nombreux courants d’air, des coups de soleil brusques, intermittents, un éclairage éblouissant, empêchant presque de distinguer les goûteuses, ce qui faisait que, quand elles étaient là, empilées deux tables par deux tables dans toute la longueur de l’étroit goulot, comme elles chatoyaient à tous les mouvements qu’elles faisaient pour boire leur thé ou se saluer entre elles, on aurait dit un réservoir, une nasse où le pêcheur a entassé les éclatants poissons qu’il a pris, lesquels à moitié hors de l’eau et baignés de rayons miroitent aux regards en leur éclat changeant.

Quelques heures plus tard, pendant le dîner qui, lui, était naturellement servi dans la salle à manger, on allumait les lumières, bien qu’il fît encore clair dehors, de sorte qu’on voyait devant soi, dans le jardin, à côté de pavillons éclairés par le crépuscule et qui semblaient les pâles spectres du soir, des charmilles dont la glauque verdure était traversée par les derniers rayons et qui, de la pièce éclairée par les lampes où on dînait, apparaissaient au delà du vitrage non plus, comme on aurait dit, des dames qui goûtaient à la fin de l’après-midi, le long du couloir bleuâtre et or, dans un filet étincelant et humide, mais comme les végétations d’un pâle et vert aquarium géant à la lumière surnaturelle. On se levait de table ; et si les convives, pendant le repas, tout en passant leur temps à regarder, à reconnaître, à se faire nommer les convives du dîner voisin, avaient été retenus dans une cohésion parfaite autour de leur propre table, la force attractive qui les faisait graviter autour de leur amphitryon d’un soir perdait de sa puissance, au moment où pour prendre le café ils se rendaient dans ce même couloir qui avait servi aux goûters ; il arrivait souvent qu’au moment du passage, tel dîner en marche abandonnait l’un ou plusieurs de ses corpuscules, qui ayant subi trop fortement l’attraction du dîner rival se détachaient un instant du leur, où ils étaient remplacés par des messieurs ou des dames qui étaient venus saluer des amis, avant de rejoindre, en disant : « Il faut que je me sauve retrouver M. X… dont je suis ce soir l’invité. » Et pendant un instant on aurait dit de deux bouquets séparés qui auraient interchangé quelques-unes de leurs fleurs. Puis le couloir lui-même se vidait. Souvent, comme il faisait même après dîner encore un peu jour, on n’allumait pas ce long corridor, et côtoyé par les arbres qui se penchaient au dehors de l’autre côté du vitrage, il avait l’air d’une allée dans un jardin boisé et ténébreux. Parfois dans l’ombre une dîneuse s’y attardait. En le traversant pour sortir, j’y distinguai un soir, assise au milieu d’un groupe inconnu, la belle princesse de Luxembourg. Je me découvris sans m’arrêter. Elle me reconnut, inclina la tête en souriant ; très au-dessus de ce salut, émanant de ce mouvement même, s’élevèrent mélodieusement quelques paroles à mon adresse, qui devaient être un bonsoir un peu long, non pour que je m’arrêtasse, mais seulement pour compléter le salut, pour en faire un salut parlé. Mais les paroles restèrent si indistinctes et le son que seul je perçus se prolongea si doucement et me sembla si musical, que ce fut comme si, dans la ramure assombrie des arbres, un rossignol se fût mis à chanter. Si par hasard, pour finir la soirée avec telle bande d’amis à lui que nous avions rencontrée, Saint-Loup décidait de nous rendre au Casino d’une plage voisine, et, partant avec eux, s’il me mettait seul dans une voiture, je recommandais au cocher d’aller à toute vitesse, afin que fussent moins longs les instants que je passerais sans avoir l’aide de personne pour me dispenser de fournir moi-même à ma sensibilité – en faisant machine en arrière et en sortant de la passivité où j’étais pris comme dans un engrenage – ces modifications que depuis mon arrivée à Rivebelle je recevais des autres. Le choc possible avec une voiture venant en sens inverse dans ces sentiers où il n’y avait de place que pour une seule et où il faisait nuit noire, l’instabilité du sol souvent éboulé de la falaise, la proximité de son versant à pic sur la mer, rien de tout cela ne trouvait en moi le petit effort qui eût été nécessaire pour amener la représentation et la crainte du danger jusqu’à ma raison. C’est que, pas plus que ce n’est le désir de devenir célèbre, mais l’habitude d’être laborieux, qui nous permet de produire une œuvre, ce n’est l’allégresse du moment présent, mais les sages réflexions du passé, qui nous aident à préserver le futur. Or, si déjà arrivant à Rivebelle, j’avais jeté loin de moi ces béquilles du raisonnement, du contrôle de soi-même qui aident notre infirmité à suivre le droit chemin, et me trouvais en proie à une sorte d’ataxie morale, l’alcool, en tendant exceptionnellement mes nerfs, avait donné aux minutes actuelles, une qualité, un charme, qui n’avaient pas eu pour effet de me rendre plus apte ni même plus résolu à les défendre ; car en me les faisant préférer mille fois au reste de ma vie, mon exaltation les en isolait ; j’étais enfermé dans le présent comme les héros, comme les ivrognes ; momentanément éclipsé, mon passé ne projetait plus devant moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir ; plaçant le but de ma vie, non plus dans la réalisation des rêves de ce passé, mais dans la félicité de la minute présente, je ne voyais pas plus loin qu’elle. De sorte que, par une contradiction qui n’était qu’apparente, c’est au moment où j’éprouvais un plaisir exceptionnel, où je sentais que ma vie pouvait être heureuse, où elle aurait dû avoir à mes yeux plus de prix, c’est à ce moment que, délivré des soucis qu’elle avait pu m’inspirer jusque-là, je la livrais sans hésitation au hasard d’un accident. Je ne faisais, du reste, en somme, que concentrer dans une soirée l’incurie qui pour les autres hommes est diluée dans leur existence entière où journellement ils affrontent sans nécessité le risque d’un voyage en mer, d’une promenade en aéroplane ou en automobile, quand les attend à la maison l’être que leur mort briserait ou quand est encore lié à la fragilité de leur cerveau le livre dont la prochaine mise au jour est la seule raison de leur vie. Et de même dans le restaurant de Rivebelle, les soirs où nous y restions, si quelqu’un était venu dans l’intention de me tuer, comme je ne voyais plus que dans un lointain sans réalité ma grand-mère, ma vie à venir, mes livres à composer, comme j’adhérais tout entier à l’odeur de la femme qui était à la table voisine, à la politesse des maîtres d’hôtel, au contour de la valse qu’on jouait, que j’étais collé à la sensation présente, n’ayant pas plus d’extension qu’elle ni d’autre but que de ne pas en être séparé, je serais mort contre elle, je me serais laissé massacrer sans offrir de défense, sans bouger, abeille engourdie par la fumée du tabac, qui n’a plus le souci de préserver sa ruche.

Je dois du reste dire que cette insignifiance où tombaient les choses les plus graves, par contraste avec la violence de mon exaltation, finissait par comprendre même Mlle Simonet et ses amies. L’entreprise de les connaître me semblait maintenant facile mais indifférente, car ma sensation présente seule, grâce à son extraordinaire puissance, à la joie que provoquaient ses moindres modifications et même sa simple continuité, avait de l’importance pour moi ; tout le reste, parents, travail, plaisirs, jeunes filles de Balbec, ne pesait pas plus qu’un flocon d’écume dans un grand vent qui ne le laisse pas se poser, n’existait plus que relativement à cette puissance intérieure ; l’ivresse réalise pour quelques heures l’idéalisme subjectif, le phénoménisme pur ; tout n’est plus qu’apparences et n’existe plus qu’en fonction de notre sublime nous-même. Ce n’est pas, du reste, qu’un amour véritable, si nous en avons un, ne puisse subsister dans un semblable état. Mais nous sentons si bien, comme dans un milieu nouveau, que des pressions inconnues ont changé les dimensions de ce sentiment que nous ne pouvons pas le considérer pareillement. Ce même amour, nous le retrouvons bien, mais déplacé, ne pesant plus sur nous, satisfait de la sensation que lui accorde le présent et qui nous suffit, car de ce qui n’est pas actuel nous ne nous soucions pas. Malheureusement le coefficient qui change ainsi les valeurs ne les change que dans cette heure d’ivresse. Les personnes qui n’avaient plus d’importance et sur lesquelles nous soufflions comme sur des bulles de savon reprendront le lendemain leur densité ; il faudra essayer de nouveau de se remettre aux travaux qui ne signifiaient plus rien. Chose plus grave encore, cette mathématique du lendemain, la même que celle d’hier et avec les problèmes de laquelle nous nous retrouverons inexorablement aux prises, c’est celle qui nous régit même pendant ces heures-là, sauf pour nous-même. S’il se trouve près de nous une femme vertueuse ou hostile, cette chose si difficile la veille – à savoir, que nous arrivions à lui plaire – nous semble maintenant un million de fois plus aisée sans l’être devenue en rien, car ce n’est qu’à nos propres yeux, à nos propres yeux intérieurs que nous avons changé. Et elle est aussi mécontente à l’instant même que nous nous soyons permis une familiarité que nous le serons le lendemain d’avoir donné cent francs au chasseur, et pour la même raison qui pour nous a été seulement retardée : l’absence d’ivresse.

Je ne connaissais aucune des femmes qui étaient à Rivebelle, et qui, parce qu’elles faisaient partie de mon ivresse comme les reflets font partie du miroir, me paraissaient mille fois plus désirables que la de moins en moins existante Mlle Simonet. Une jeune blonde, seule, à l’air triste, sous son chapeau de paille piqué de fleurs des champs, me regarda un instant d’un air rêveur et me parut agréable. Puis ce fut le tour d’une autre, puis d’une troisième ; enfin d’une brune au teint éclatant. Presque toutes étaient connues, à défaut de moi, par Saint-Loup.

Avant qu’il eût fait la connaissance de sa maîtresse actuelle, il avait en effet tellement vécu dans le monde restreint de la noce, que de toutes les femmes qui dînaient ces soirs-là à Rivebelle et dont beaucoup s’y trouvaient par hasard, étant venues au bord de la mer, certaines pour retrouver leur amant, d’autres pour tâcher d’en trouver un, il n’y en avait guère qu’il ne connût pour avoir passé – lui-même ou tel de ses amis – au moins une nuit avec elles. Il ne les saluait pas si elles étaient avec un homme, et elles, tout en le regardant plus qu’un autre parce que l’indifférence qu’on lui savait pour toute femme qui n’était pas son actrice lui donnait aux yeux de celles-ci un prestige singulier, elles avaient l’air de ne pas le connaître. Et l’une chuchotait : « C’est le petit Saint-Loup. Il paraît qu’il aime toujours sa grue. C’est la grande amour. Quel joli garçon ! Moi je le trouve épatant ; et quel chic ! Il y a tout de même des femmes qui ont une sacrée veine. Et un chic type en tout. Je l’ai bien connu quand j’étais avec d’Orléans. C’était les deux inséparables. Il en faisait une noce à ce moment-là ! Mais ce n’est plus ça ; il ne lui fait pas de queues. Ah ! elle peut dire qu’elle en a une chance. Et je me demande qu’est-ce qu’il peut lui trouver. Il faut qu’il soit tout de même une fameuse truffe. Elle a des pieds comme des bateaux, des moustaches à l’américaine et des dessous sales ! Je crois qu’une petite ouvrière ne voudrait pas de ses pantalons. Regardez-moi un peu quels yeux il a, on se jetterait au feu pour un homme comme ça. Tiens, tais-toi, il m’a reconnue, il rit, oh ! il me connaissait bien. On n’a qu’à lui parler de moi. » Entre elles et lui je surprenais un regard d’intelligence. J’aurais voulu qu’il me présentât à ces femmes, pouvoir leur demander un rendez-vous et qu’elles me l’accordassent même si je n’avais pas pu l’accepter. Car sans cela leur visage resterait éternellement dépourvu dans ma mémoire, de cette partie de lui-même – et comme si elle était cachée par un voile – qui varie avec toutes les femmes, que nous ne pouvons imaginer chez l’une quand nous ne l’y avons pas vue, et qui apparaît seulement dans le regard qui s’adresse à nous et qui acquiesce à notre désir et nous promet qu’il sera satisfait. Et pourtant, même aussi réduit, leur visage était pour moi bien plus que celui des femmes que j’aurais su vertueuses et ne me semblait pas comme le leur, plat, sans dessous, composé d’une pièce unique et sans épaisseur. Sans doute il n’était pas pour moi ce qu’il devait être pour Saint-Loup qui par la mémoire, sous l’indifférence, pour lui transparente, des traits immobiles qui affectaient de ne pas le connaître ou sous la banalité du même salut que l’on eût adressé aussi bien à tout autre, se rappelait, voyait, entre des cheveux défaits, une bouche pâmée et des yeux mi-clos, tout un tableau silencieux comme ceux que les peintres, pour tromper le gros des visiteurs, revêtent d’une toile décente. Certes, pour moi au contraire qui sentais que rien de mon être n’avait pénétré en telle ou telle de ces femmes et n’y serait emporté dans les routes inconnues qu’elle suivrait pendant sa vie, ces visages restaient fermés. Mais c’était déjà assez de savoir qu’ils s’ouvraient pour qu’ils me semblassent d’un prix que je ne leur aurais pas trouvé s’ils n’avaient été que de belles médailles, au lieu de médaillons sous lesquels se cachaient des souvenirs d’amour. Quand à Robert, tenant à peine en place, quand il était assis, dissimulant sous un sourire d’homme de cour l’avidité d’agir en homme de guerre, à le bien regarder, je me rendais compte combien l’ossature énergique de son visage triangulaire devait être la même que celle de ses ancêtres, plus faite pour un ardent archer que pour un lettré délicat. Sous la peau fine, la construction hardie, l’architecture féodale apparaissaient. Sa tête faisait penser à ces tours d’antiques donjons dont les créneaux inutilisés restent visibles, mais qu’on a aménagées intérieurement en bibliothèque.

En rentrant à Balbec, de telle de ces inconnues à qui il m’avait présenté je me redisais sans m’arrêter une seconde et pourtant sans presque m’en apercevoir : « Quelle femme délicieuse ! » comme on chante un refrain. Certes, ces paroles étaient plutôt dictées par des dispositions nerveuses que par un jugement durable. Il n’en est pas moins vrai que si j’eusse eu mille francs sur moi et qu’il y eût encore des bijoutiers d’ouverts à cette heure-là, j’eusse acheté une bague à l’inconnue. Quand les heures de notre vie se déroulent ainsi que sur des plans trop différents, on se trouve donner trop de soi pour des personnes diverses qui le lendemain vous semblent sans intérêt. Mais on se sent responsable de ce qu’on leur a dit la veille et on veut y faire honneur.

Comme ces soirs-là je rentrais plus tard, je retrouvais avec plaisir dans ma chambre qui n’était plus hostile le lit où, le jour de mon arrivée, j’avais cru qu’il me serait toujours impossible de me reposer et où maintenant mes membres si las cherchaient un soutien ; de sorte que successivement mes cuisses, mes hanches, mes épaules tâchaient d’adhérer en tous leurs points aux draps qui enveloppaient le matelas, comme si ma fatigue, pareille à un sculpteur, avait voulu prendre un moulage total d’un corps humain. Mais je ne pouvais m’endormir, je sentais approcher le matin ; le calme, la bonne santé n’étaient plus en moi. Dans ma détresse, il me semblait que jamais je ne les retrouverais plus. Il m’eût fallu dormir longtemps pour les rejoindre. Or, me fussé-je assoupi, que de toutes façons je serais réveillé deux heures après par le concert symphonique. Tout à coup je m’endormais, je tombais dans ce sommeil lourd où se dévoilent pour nous le retour à la jeunesse, la reprise des années passées, des sentiments perdus, la désincarnation, la transmigration des âmes, l’évocation des morts, les illusions de la folie, la régression vers les règnes les plus élémentaires de la nature (car on dit que nous voyons souvent des animaux en rêve, mais on oublie presque toujours que nous y sommes nous-mêmes un animal privé de cette raison qui projette sur les choses une clarté de certitude ; nous n’y offrons au contraire, au spectacle de la vie, qu’une vision douteuse et à chaque minute anéantie par l’oubli, la réalité précédente s’évanouissant devant celle qui lui succède comme une projection de lanterne magique devant la suivante quand on a changé le verre), tous ces mystères que nous croyons ne pas connaître et auxquels nous sommes en réalité initiés presque toutes les nuits ainsi qu’à l’autre grand mystère de l’anéantissement et de la résurrection. Rendue plus vagabonde par la digestion difficile du dîner de Rivebelle, l’illumination successive et errante de zones assombries de mon passé faisait de moi un être dont le suprême bonheur eût été de rencontrer Legrandin avec lequel je venais de causer en rêve.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
770 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
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