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Kitabı oku: «À l’ombre des jeunes filles en fleurs», sayfa 30

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Puis, même ma propre vie m’était entièrement cachée par un décor nouveau, comme celui planté tout au bord du plateau et devant lequel pendant que, derrière, on procède aux changements de tableaux, des acteurs donnent un divertissement. Celui où je tenais alors mon rôle était dans le goût des contes orientaux, je n’y savais rien de mon passé ni de moi-même, à cause de cet extrême rapprochement d’un décor interposé ; je n’étais qu’un personnage qui recevait la bastonnade et subissais des châtiments variés pour une faute que je n’apercevais pas mais qui était d’avoir bu trop de porto. Tout à coup je m’éveillais, je m’apercevais qu’à la faveur d’un long sommeil, je n’avais pas entendu le concert symphonique. C’était déjà l’après-midi ; je m’en assurais à ma montre, après quelques efforts pour me redresser, efforts infructueux d’abord et interrompus par des chutes sur l’oreiller, mais de ces chutes courtes qui suivent le sommeil comme les autres ivresses, que ce soit le vin qui les procure, ou une convalescence ; du reste avant même d’avoir regardé l’heure j’étais certain que midi était passé. Hier soir, je n’étais plus qu’un être vidé, sans poids, et comme il faut avoir été couché pour être capable de s’asseoir et avoir dormi pour l’être de se taire, je ne pouvais cesser de remuer ni de parler, je n’avais plus de consistance, de centre de gravité, j’étais lancé, il me semblait que j’aurais pu continuer ma morne course jusque dans la lune. Or, si en dormant mes yeux n’avaient pas vu l’heure, mon corps avait su la calculer, il avait mesuré le temps non pas sur un cadran superficiellement figuré, mais par la pesée progressive de toutes mes forces refaites que comme une puissante horloge il avait cran par cran laissé descendre de mon cerveau dans le reste de mon corps où elles entassaient maintenant jusque au-dessus de mes genoux l’abondance intacte de leurs provisions. S’il est vrai que la mer ait été autrefois notre milieu vital où il faille replonger notre sang pour retrouver nos forces, il en est de même de l’oubli, du néant mental ; on semble alors absent du temps pendant quelques heures ; mais les forces qui se sont rangées pendant ce temps-là sans être dépensées le mesurent par leur quantité aussi exactement que les poids de l’horloge ou les croulants monticules du sablier. On ne sort, d’ailleurs, pas plus aisément d’un tel sommeil que de la veille prolongée, tant toutes choses tendent à durer, et s’il est vrai que certains narcotiques font dormir, dormir longtemps est un narcotique plus puissant encore, après lequel on a bien de la peine à se réveiller. Pareil à un matelot qui voit bien le quai où amarrer sa barque, secouée cependant encore par les flots, j’avais bien l’idée de regarder l’heure et de me lever, mais mon corps était à tout instant rejeté dans le sommeil ; l’atterrissage était difficile, et avant de me mettre debout pour atteindre ma montre et confronter son heure avec celle qu’indiquait la richesse de matériaux dont disposaient mes jambes rompues, je retombais encore deux ou trois fois sur mon oreiller.

Enfin je voyais clairement : « deux heures de l’après-midi ! » je sonnais, mais aussitôt je rentrais dans un sommeil qui cette fois devait être infiniment plus long si j’en jugeais par le repos et la vision d’une immense nuit dépassée, que je trouvais au réveil. Pourtant comme celui-ci était causé par l’entrée de Françoise, entrée qu’avait elle-même motivée mon coup de sonnette, ce nouveau sommeil, qui me paraissait avoir dû être plus long que l’autre et avait amené en moi tant de bien-être et d’oubli, n’avait duré qu’une demi-minute.

Ma grand-mère ouvrait la porte de ma chambre, je lui posais mille questions sur la famille Legrandin.

Ce n’est pas assez dire que j’avais rejoint le calme et la santé, car c’était plus qu’une simple distance qui les avait la veille séparés de moi, j’avais eu toute la nuit à lutter contre un flot contraire, et puis je ne me retrouvais pas seulement auprès d’eux, ils étaient rentrés en moi. À des points précis et encore un peu douloureux de ma tête vide et qui serait un jour brisée, laissant mes idées s’échapper à jamais, celles-ci avaient une fois encore repris leur place, et retrouvé cette existence dont hélas ! jusqu’ici elles n’avaient pas su profiter.

Une fois de plus j’avais échappé à l’impossibilité de dormir, au déluge, au naufrage des crises nerveuses. Je ne craignais plus du tout ce qui me menaçait la veille au soir quand j’étais démuni de repos. Une nouvelle vie s’ouvrait devant moi ; sans faire un seul mouvement, car j’étais encore brisé quoique déjà dispos, je goûtais ma fatigue avec allégresse ; elle avait isolé et rompu les os de mes jambes, de mes bras, que je sentais assemblés devant moi, prêts à se rejoindre, et que j’allais relever rien qu’en chantant comme l’architecte de la fable.

Tout à coup je me rappelai la jeune blonde à l’air triste que j’avais vue à Rivebelle et qui m’avait regardé un instant. Pendant toute la soirée, bien d’autres m’avaient semblé agréables, maintenant elle venait seule de s’élever du fond de mon souvenir. Il me semblait qu’elle m’avait remarqué, je m’attendais à ce qu’un des garçons de Rivebelle vînt me dire un mot de sa part. Saint-Loup ne la connaissait pas et croyait qu’elle était comme il faut. Il serait bien difficile de la voir, de la voir sans cesse. Mais j’étais prêt à tout pour cela, je ne pensais plus qu’à elle. La philosophie parle souvent d’actes libres et d’actes nécessaires. Peut-être n’en est-il pas de plus complètement subi par nous, que celui qui en vertu d’une force ascensionnelle comprimée pendant l’action, fait jusque-là, une fois notre pensée au repos, remonter ainsi un souvenir nivelé avec les autres par la force oppressive de la distraction, et s’élancer parce qu’à notre insu il contenait plus que les autres un charme dont nous ne nous apercevons que vingt-quatre heures après. Et peut-être n’y a-t-il pas non plus d’acte aussi libre, car il est encore dépourvu de l’habitude, de cette sorte de manie mentale qui, dans l’amour, favorise la renaissance exclusive de l’image d’une certaine personne.

Ce jour-là était justement le lendemain de celui où j’avais vu défiler devant la mer le beau cortège de jeunes filles. J’interrogeai à leur sujet plusieurs clients de l’hôtel, qui venaient presque tous les ans à Balbec. Ils ne purent me renseigner. Plus tard une photographie m’expliqua pourquoi. Qui eût pu reconnaître maintenant en elles, à peine mais déjà sorties d’un âge où on change si complètement, telle masse amorphe et délicieuse, encore tout enfantine, de petites filles que, quelques années seulement auparavant, on pouvait voir assises en cercle sur le sable, autour d’une tente : sorte de blanche et vague constellation où l’on n’eût distingué deux yeux plus brillants que les autres, un malicieux visage, des cheveux blonds, que pour les reperdre et les confondre bien vite au sein de la nébuleuse indistincte et lactée.

Sans doute en ces années-là encore si peu éloignées, ce n’était pas comme la veille dans leur première apparition devant moi, la vision du groupe, mais le groupe lui-même qui manquait de netteté. Alors, ces enfants trop jeunes étaient encore à ce degré élémentaire de formation où la personnalité n’a pas mis son sceau sur chaque visage. Comme ces organismes primitifs où l’individu n’existe guère par lui-même, est plutôt constitué par le polypier que par chacun des polypes qui le composent, elles restaient pressées les unes contre les autres. Parfois l’une faisait tomber sa voisine, et alors un fou rire qui semblait la seule manifestation de leur vie personnelle, les agitait toutes à la fois, effaçant, confondant ces visages indécis et grimaçants dans la gelée d’une seule grappe scintillatrice et tremblante. Dans une photographie ancienne qu’elles devaient me donner un jour, et que j’ai gardée, leur troupe enfantine offre déjà le même nombre de figurantes, que plus tard leur cortège féminin ; on y sent qu’elles devaient déjà faire sur la plage une tache singulière qui forçait à les regarder, mais on ne peut les y reconnaître individuellement que par le raisonnement, en laissant le champ libre à toutes les transformations possibles pendant la jeunesse jusqu’à la limite où ces formes reconstituées empiéteraient sur une autre individualité qu’il faut identifier aussi et dont le beau visage, à cause de la concomitance d’une grande taille et de cheveux frisés, a chance d’avoir été jadis ce ratatinement de grimace rabougrie présenté par la carte-album ; et la distance parcourue en peu de temps par les caractères physiques de chacune de ces jeunes filles faisant d’eux un critérium fort vague, et d’autre part ce qu’elles avaient de commun et comme de collectif étant dès lors marqué, il arrivait parfois à leurs meilleures amies de les prendre l’une pour l’autre sur cette photographie, si bien que le doute ne pouvait finalement être tranché que par tel accessoire de toilette que l’une était certaine d’avoir porté, à l’exclusion des autres. Depuis ces jours si différents de celui où je venais de les voir sur la digue, si différents et pourtant si proches, elles se laissaient encore aller au rire comme je m’en étais rendu compte la veille, mais à un rire qui n’était pas celui intermittent et presque automatique de l’enfance, détente spasmodique qui autrefois faisait à tous moments faire un plongeon à ces têtes comme les blocs de vairons dans la Vivonne se dispersaient et disparaissaient pour se reformer un instant après ; leurs physionomies maintenant étaient devenues maîtresses d’elles-mêmes, leurs yeux étaient fixés sur le but qu’ils poursuivaient ; et il avait fallu hier l’indécision et le tremblé de ma perception première pour confondre indistinctement, comme l’avaient fait l’hilarité ancienne et la vieille photographie, les sporades aujourd’hui individualisées et désunies du pâle madrépore.

Sans doute bien des fois, au passage de jolies jeunes filles, je m’étais fait la promesse de les revoir. D’habitude, elles ne reparaissent pas ; d’ailleurs la mémoire, qui oublie vite leur existence, retrouverait difficilement leurs traits ; nos yeux ne les reconnaîtraient peut-être pas, et déjà nous avons vu passer de nouvelles jeunes filles que nous ne reverrons pas non plus. Mais d’autres fois, et c’est ainsi que cela devait arriver pour la petite bande insolente, le hasard les ramène avec insistance devant nous. Il nous paraît alors beau, car nous discernons en lui comme un commencement d’organisation, d’effort, pour composer notre vie ; il nous rend facile, inévitable et quelquefois – après des interruptions qui ont pu faire espérer de cesser de nous souvenir – cruelle la fidélité des images à la possession desquelles nous nous croirons plus tard avoir été prédestinés, et que sans lui nous aurions pu, tout au début, oublier, comme tant d’autres, si aisément.

Bientôt le séjour de Saint-Loup toucha à sa fin. Je n’avais pas revu ces jeunes filles sur la plage. Il restait trop peu de l’après-midi à Balbec pour pouvoir s’occuper d’elles et tâcher de faire, à mon intention, leur connaissance. Le soir il était plus libre et continuait à m’emmener souvent à Rivebelle. Il y a dans ces restaurants, comme dans les jardins publics et les trains, des gens enfermés dans une apparence ordinaire et dont le nom nous étonne, si l’ayant par hasard demandé, nous découvrons qu’ils sont non l’inoffensif premier venu que nous supposions, mais rien de moins que le ministre ou le duc dont nous avons si souvent entendu parler. Déjà deux ou trois fois dans le restaurant de Rivebelle, nous avions, Saint-Loup et moi, vu venir s’asseoir à une table, quand tout le monde commençait à partir, un homme de grande taille, très musclé, aux traits réguliers, à la barbe grisonnante, mais de qui le regard songeur restait fixé avec application dans le vide. Un soir que nous demandions au patron qui était ce dîneur obscur, isolé et retardataire : « Comment, vous ne connaissiez pas le célèbre peintre Elstir ? » nous dit-il. Swann avait une fois prononcé son nom devant moi, j’avais entièrement oublié à quel propos ; mais l’omission d’un souvenir, comme celui d’un membre de phrase dans une lecture, favorise parfois non l’incertitude, mais l’éclosion d’une certitude prématurée. « C’est un ami de Swann, et un artiste très connu, de grande valeur », dis-je à Saint-Loup. Aussitôt passa sur lui et sur moi, comme un frisson, la pensée qu’Elstir était un grand artiste, un homme célèbre, puis, que nous confondant avec les autres dîneurs, il ne se doutait pas de l’exaltation où nous jetait l’idée de son talent. Sans doute, qu’il ignorât notre admiration, et que nous connaissions Swann, ne nous eût pas été pénible si nous n’avions pas été aux bains de mer. Mais attardés à un âge où l’enthousiasme ne peut rester silencieux, et transportés dans une vie où l’incognito semble étouffant, nous écrivîmes une lettre signée de nos noms, où nous dévoilions à Elstir dans les deux dîneurs assis à quelques pas de lui deux amateurs passionnés de son talent, deux amis de son grand ami Swann, et où nous demandions à lui présenter nos hommages. Un garçon se chargea de porter cette missive à l’homme célèbre.

Célèbre, Elstir ne l’était peut-être pas encore à cette époque tout à fait autant que le prétendait le patron de l’établissement, et qu’il le fut d’ailleurs bien peu d’années plus tard. Mais il avait été un des premiers à habiter ce restaurant alors que ce n’était encore qu’une sorte de ferme et à y amener une colonie d’artistes (qui avaient du reste tous émigré ailleurs dès que la ferme où l’on mangeait en plein air sous un simple auvent était devenue un centre élégant ; Elstir lui-même ne revenait en ce moment à Rivebelle qu’à cause d’une absence de sa femme avec laquelle il habitait non loin de là). Mais un grand talent, même quand il n’est pas encore reconnu, provoque nécessairement quelques phénomènes d’admiration, tels que le patron de la ferme avait été à même d’en distinguer dans les questions de plus d’une Anglaise de passage, avide de renseignements sur la vie que menait Elstir, ou dans le nombre de lettres que celui-ci recevait de l’étranger. Alors le patron avait remarqué davantage qu’Elstir n’aimait pas être dérangé pendant qu’il travaillait, qu’il se relevait la nuit pour emmener un petit modèle poser nu au bord de la mer, quand il y avait clair de lune, et il s’était dit que tant de fatigues n’étaient pas perdues, ni l’admiration des touristes injustifiée, quand il avait dans un tableau d’Elstir reconnu une croix de bois qui était plantée à l’entrée de Rivebelle. « C’est bien elle, répétait-il avec stupéfaction. Il y a les quatre morceaux ! Ah ! aussi il s’en donne une peine ! »

Et il ne savait pas si un petit « lever de soleil sur la mer », qu’Elstir lui avait donné, ne valait pas une fortune.

Nous le vîmes lire notre lettre, la remettre dans sa poche, continuer à dîner, commencer à demander ses affaires, se lever pour partir, et nous étions tellement sûrs de l’avoir choqué par notre démarche que nous eussions souhaité maintenant (tout autant que nous l’avions redouté) de partir sans avoir été remarqués par lui. Nous ne pensions pas un seul instant à une chose qui aurait dû pourtant nous sembler la plus importante, c’est que notre enthousiasme pour Elstir, de la sincérité duquel nous n’aurions pas permis qu’on doutât et dont nous aurions pu, en effet, donner comme témoignage notre respiration entrecoupée par l’attente, notre désir de faire n’importe quoi de difficile ou d’héroïque pour le grand homme, n’était pas, comme nous nous le figurions, de l’admiration, puisque nous n’avions jamais rien vu d’Elstir ; notre sentiment pouvait avoir pour objet l’idée creuse de « un grand artiste », non pas une œuvre qui nous était inconnue. C’était tout au plus de l’admiration à vide, le cadre nerveux, l’armature sentimentale d’une admiration sans contenu, c’est-à-dire quelque chose d’aussi indissolublement attaché à l’enfance que certains organes qui n’existent plus chez l’homme adulte ; nous étions encore des enfants. Elstir cependant allait arriver à la porte, quand tout à coup il fit un crochet et vint à nous. J’étais transporté d’une délicieuse épouvante comme je n’aurais pu en éprouver quelques années plus tard, parce que, en même temps que l’âge diminue la capacité, l’habitude du monde ôte toute idée de provoquer d’aussi étranges occasions de ressentir ce genre d’émotions.

Dans les quelques mots qu’Elstir vint nous dire, en s’asseyant à notre table, il ne me répondit jamais, les diverses fois où je lui parlai de Swann. Je commençai à croire qu’il ne le connaissait pas. Il ne m’en demanda pas moins d’aller le voir à son atelier de Balbec, invitation qu’il n’adressa pas à Saint-Loup, et que me valurent, ce que n’aurait peut-être pas fait la recommandation de Swann si Elstir eût été lié avec lui (car la part des sentiments désintéressés est plus grande qu’on ne croit dans la vie des hommes), quelques paroles qui lui firent penser que j’aimais les arts. Il prodigua pour moi une amabilité, qui était aussi supérieure à celle de Saint-Loup que celle-ci à l’affabilité d’un petit bourgeois. À côté de celle d’un grand artiste, l’amabilité d’un grand seigneur, si charmante soit-elle, a l’air d’un jeu d’acteur, d’une simulation. Saint-Loup cherchait à plaire, Elstir aimait à donner, à se donner. Tout ce qu’il possédait, idées, œuvres, et le reste qu’il comptait pour bien moins, il l’eût donné avec joie à quelqu’un qui l’eût compris. Mais faute d’une société supportable, il vivait dans un isolement, avec une sauvagerie que les gens du monde appelaient de la pose et de la mauvaise éducation, les pouvoirs publics un mauvais esprit, ses voisins de la folie, sa famille de l’égoïsme et de l’orgueil.

Et sans doute les premiers temps avait-il pensé, dans la solitude même, avec plaisir que, par le moyen de ses œuvres, il s’adressait à distance, il donnait une plus haute idée de lui, à ceux qui l’avaient méconnu ou froissé. Peut-être alors vécut-il seul, non par indifférence, mais par amour des autres, et, comme j’avais renoncé à Gilberte pour lui réapparaître un jour sous des couleurs plus aimables, destinait-il son œuvre à certains, comme un retour vers eux, où sans le revoir lui-même, on l’aimerait, on l’admirerait, on s’entretiendrait de lui ; un renoncement n’est pas toujours total dès le début, quand nous le décidons avec notre âme ancienne et avant que par réaction il n’ait agi sur nous, qu’il s’agisse du renoncement d’un malade, d’un moine, d’un artiste, d’un héros. Mais s’il avait voulu produire en vue de quelques personnes, en produisant, lui avait vécu pour lui-même, loin de la société à laquelle il était indifférent ; la pratique de la solitude lui en avait donné l’amour comme il arrive pour toute grande chose que nous avons crainte d’abord, parce que nous la savions incompatible avec de plus petites auxquelles nous tenions et dont elle nous prive moins qu’elle ne nous détache. Avant de la connaître, toute notre préoccupation est de savoir dans quelle mesure nous pourrons la concilier avec certains plaisirs qui cessent d’en être dès que nous l’avons connue.

Elstir ne resta pas longtemps à causer avec nous. Je me promettais d’aller à son atelier dans les deux ou trois jours suivants, mais le lendemain de cette soirée, comme j’avais accompagné ma grand-mère tout au bout de la digue vers les falaises de Canapville, en revenant, au coin d’une des petites rues qui débouchent perpendiculairement sur la plage, nous croisâmes une jeune fille qui, tête basse comme un animal qu’on fait rentrer malgré lui dans l’étable, et tenant des clubs de golf, marchait devant une personne autoritaire, vraisemblablement son « anglaise », ou celle de ses amies, laquelle ressemblait au portrait de Jeffries par Hogarth, le teint rouge comme si sa boisson favorite avait été plutôt le gin que le thé, et prolongeant par le croc noir d’un reste de chique une moustache grise, mais bien fournie. La fillette qui la précédait ressemblait à celle de la petite bande qui, sous un polo noir, avait dans un visage immobile et joufflu des yeux rieurs. Or, celle qui rentrait en ce moment avait aussi un polo noir, mais elle me semblait encore plus jolie que l’autre, la ligne de son nez était plus droite, à la base l’aile en était plus large et plus charnue. Puis l’autre m’était apparue comme une fière jeune fille pâle, celle-ci comme une enfant domptée et de teint rose. Pourtant, comme elle poussait une bicyclette pareille et comme elle portait les mêmes gants de renne, je conclus que les différences tenaient peut-être à la façon dont j’étais placé et aux circonstances, car il était peu probable qu’il y eût à Balbec une seconde jeune fille, de visage malgré tout si semblable, et qui dans son accoutrement réunît les mêmes particularités. Elle jeta dans ma direction un regard rapide ; les jours suivants, quand je revis la petite bande sur la plage, et même plus tard quand je connus toutes les jeunes filles qui la composaient, je n’eus jamais la certitude absolue qu’aucune d’elles – même celle qui de toutes lui ressemblait le plus, la jeune fille à la bicyclette – fût bien celle que j’avais vue ce soir-là au bout de la plage, au coin de la rue, jeune fille qui n’était guère, mais qui était tout de même un peu différente de celle que j’avais remarquée dans le cortège.

À partir de cet après-midi-là, moi, qui les jours précédents avais surtout pensé à la grande, ce fut celle aux clubs de golf, présumée être Mlle Simonet, qui recommença à me préoccuper. Au milieu des autres, elle s’arrêtait souvent, forçant ses amies qui semblaient la respecter beaucoup, à interrompre aussi leur marche. C’est ainsi, faisant halte, les yeux brillants sous son « polo » que je la revois encore maintenant silhouettée sur l’écran que lui fait, au fond, la mer, et séparée de moi par un espace transparent et azuré, le temps écoulé depuis lors, première image, toute mince dans mon souvenir, désirée, poursuivie, puis oubliée, puis retrouvée, d’un visage que j’ai souvent depuis projeté dans le passé pour pouvoir me dire d’une jeune fille qui était dans ma chambre : « C’est elle ! »

Mais c’est peut-être encore celle au teint de géranium, aux yeux verts, que j’aurais le plus désiré connaître. Quelle que fût, d’ailleurs, tel jour donné, celle que je préférais apercevoir, les autres, sans celle-là, suffisaient à m’émouvoir ; mon désir même se portant une fois plutôt sur l’une, une fois plutôt sur l’autre, continuait – comme le premier jour ma confuse vision – à les réunir, à faire d’elles le petit monde à part, animé d’une vie commune qu’elles avaient, sans doute, d’ailleurs, la prétention de constituer ; j’eusse pénétré en devenant l’ami de l’une elle – comme un païen raffiné ou un chrétien scrupuleux chez les barbares – dans une société rajeunissante où régnaient la santé, l’inconscience, la volupté, la cruauté, l’inintellectualité et la joie.

Ma grand-mère, à qui j’avais raconté mon entrevue avec Elstir et qui se réjouissait de tout le profit intellectuel que je pouvais tirer de son amitié, trouvait absurde et peu gentil que je ne fusse pas encore allé lui faire une visite. Mais je ne pensais qu’à la petite bande, et incertain de l’heure où ces jeunes filles passeraient sur la digue, je n’osais pas m’éloigner. Ma grand-mère s’étonnait aussi de mon élégance, car je m’étais soudain souvenu des costumes que j’avais jusqu’ici laissés au fond de ma malle. J’en mettais chaque jour un différent, et j’avais même écrit à Paris pour me faire envoyer de nouveaux chapeaux, et de nouvelles cravates.

C’est un grand charme ajouté à la vie dans une station balnéaire comme était Balbec, si le visage d’une jolie fille, une marchande de coquillages, de gâteaux ou de fleurs, peint en vives couleurs dans notre pensée, est quotidiennement pour nous dès le matin le but de chacune de ces journées oisives et lumineuses qu’on passe sur la plage. Elles sont alors, et par là, bien que désœuvrées, alertes comme des journées de travail, aiguillées, aimantées, soulevées légèrement vers un instant prochain, celui où tout en achetant des sablés, des roses, des ammonites, on se délectera à voir, sur un visage féminin, les couleurs étalées aussi purement que sur une fleur. Mais au moins, ces petites marchandes, d’abord, on peut leur parler, ce qui évite d’avoir à construire avec l’imagination les autres côtés que ceux que nous fournit la simple perception visuelle, et à recréer leur vie, à s’exagérer son charme, comme devant un portrait ; surtout, justement parce qu’on leur parle, on peut apprendre où, à quelles heures on peut les retrouver. Or il n’en était nullement ainsi pour moi en ce qui concernait les jeunes filles de la petite bande. Leurs habitudes m’étant inconnues, quand certains jours je ne les apercevais pas, ignorant la cause de leur absence, je cherchais si celle-ci était quelque chose de fixe, si on ne les voyait que tous les deux jours, ou quand il faisait tel temps, ou s’il y avait des jours où on ne les voyait jamais. Je me figurais d’avance ami avec elles et leur disant : « Mais vous n’étiez pas là tel jour ? – Ah ! oui, c’est parce que c’était un samedi, le samedi nous ne venons jamais parce que… » Encore si c’était aussi simple que de savoir que le triste samedi il est inutile de s’acharner, qu’on pourrait parcourir la plage en tous sens, s’asseoir à la devanture du pâtissier, faire semblant de manger un éclair, entrer chez le marchand de curiosités, attendre l’heure du bain, le concert, l’arrivée de la marée, le coucher du soleil, la nuit, sans voir la petite bande désirée. Mais le jour fatal ne revenait peut-être pas une fois par semaine. Il ne tombait peut-être pas forcément un samedi. Peut-être certaines conditions atmosphériques influaient-elles sur lui ou lui étaient-elles entièrement étrangères. Combien d’observations patientes, mais non point sereines, il faut recueillir sur les mouvements en apparence irréguliers de ces mondes inconnus avant de pouvoir être sûr qu’on ne s’est pas laissé abuser par des coïncidences, que nos prévisions ne seront pas trompées, avant de dégager les lois certaines, acquises au prix d’expériences cruelles, de cette astronomie passionnée. Me rappelant que je ne les avais pas vues le même jour qu’aujourd’hui, je me disais qu’elles ne viendraient pas, qu’il était inutile de rester sur la plage. Et justement je les apercevais. En revanche, un jour où, autant que j’avais pu supposer que des lois réglaient le retour de ces constellations, j’avais calculé devoir être un jour faste, elles ne venaient pas. Mais à cette première incertitude si je les verrais ou non le jour même venait s’en ajouter une plus grave, si je les reverrais jamais, car j’ignorais en somme si elles ne devaient pas partir pour l’Amérique, ou rentrer à Paris. Cela suffisait pour me faire commencer à les aimer. On peut avoir du goût pour une personne. Mais pour déchaîner cette tristesse, ce sentiment de l’irréparable, ces angoisses, qui préparent l’amour, il faut – et il est peut-être ainsi, plutôt que ne l’est une personne, l’objet même que cherche anxieusement à étreindre la passion – le risque d’une impossibilité. Ainsi agissaient déjà ces influences qui se répètent au cours d’amours successives, pouvant du reste se produire, mais alors plutôt dans l’existence des grandes villes, au sujet d’ouvrières dont on ne sait pas les jours de congé et qu’on s’effraye de ne pas avoir vues à la sortie de l’atelier, ou du moins qui se renouvelèrent au cours des miennes. Peut-être sont-elles inséparables de l’amour ; peut-être tout ce qui fut une particularité du premier vient-il s’ajouter aux suivants, par souvenir, suggestion, habitude et, à travers les périodes successives de notre vie, donner à ses aspects différents un caractère général.

Je prenais tous les prétextes pour aller sur la plage aux heures où j’espérais pouvoir les rencontrer. Les ayant aperçues une fois pendant notre déjeuner je n’y arrivais plus qu’en retard, attendant indéfiniment sur la digue qu’elles y passassent ; restant le peu de temps que j’étais assis dans la salle à manger à interroger des yeux l’azur du vitrage ; me levant bien avant le dessert pour ne pas les manquer dans le cas où elles se fussent promenées à une autre heure et m’irritant contre ma grand-mère, inconsciemment méchante, quand elle me faisait rester avec elle au delà de l’heure qui me semblait propice. Je tâchais de prolonger l’horizon en mettant ma chaise de travers ; si par hasard j’apercevais n’importe laquelle des jeunes filles, comme elles participaient toutes à la même essence spéciale, c’était comme si j’avais vu projeté en face de moi dans une hallucination mobile et diabolique un peu de rêve ennemi et pourtant passionnément convoité qui, l’instant d’avant encore, n’existait, y stagnant d’ailleurs d’une façon permanente, que dans mon cerveau.

Je n’en aimais aucune les aimant toutes, et pourtant leur rencontre possible était pour mes journées le seul élément délicieux, faisait seule naître en moi de ces espoirs où on briserait tous les obstacles, espoirs souvent suivis de rage, si je ne les avais pas vues. En ce moment, ces jeunes filles éclipsaient pour moi ma grand-mère ; un voyage m’eût tout de suite souri si ç’avait été pour aller dans un lieu où elles dussent se trouver. C’était à elles que ma pensée s’était agréablement suspendue quand je croyais penser à autre chose ou à rien. Mais quand, même ne le sachant pas, je pensais à elles, plus inconsciemment encore, elles, c’était pour moi les ondulations montueuses et bleues de la mer, le profil d’un défilé devant la mer. C’était la mer que j’espérais retrouver, si j’allais dans quelque ville où elles seraient. L’amour le plus exclusif pour une personne est toujours l’amour d’autre chose.

Ma grand’mère me témoignait, parce que maintenant je m’intéressais extrêmement au golf et au tennis et laissais échapper l’occasion de regarder travailler et entendre discourir un artiste qu’elle savait des plus grands, un mépris qui me semblait procéder de vues un peu étroites. J’avais autrefois entrevu aux Champs-Élysées et je m’étais rendu mieux compte depuis qu’en étant amoureux d’une femme nous projetons simplement en elle un état de notre âme ; que par conséquent l’important n’est pas la valeur de la femme mais la profondeur de l’état ; et que les émotions qu’une jeune fille médiocre nous donne peuvent nous permettre de faire monter à notre conscience des parties plus intimes de nous-même, plus personnelles, plus lointaines, plus essentielles, que ne ferait le plaisir que nous donne la conversation d’un homme supérieur ou même la contemplation admirative de ses œuvres.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
770 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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