Kitabı oku: «Mémoires inédits de Mademoiselle George, publiés d'après le manuscrit original», sayfa 2
Après cette représentation, qui avait été pour elle un triomphe, elle ne devait plus reparaître devant le public.
Ses dernières années furent pénibles. Très généreuse pour tous ceux qui l'entouraient, elle n'avait rien gardé de sa fortune d'autrefois. Je crois que le gouvernement du second empire lui faisait une pension15.
Elle parlait de Napoléon avec une respectueuse et communicative émotion. «Mais, dit excellemment M. Frédéric Masson, ce n'était point l'amant qu'elle évoquait, c'était l'empereur. Et cette fille (le mot ne semble-t-il pas un peu dur?) non pas par pudeur de vieille femme,—car elle parlait volontiers et crûment de ses autres amants,—mais par une sorte de crainte respectueuse, semblait ne plus se rappeler qu'il l'eût trouvée belle et qu'il le lui eût dit; ne voyait plus l'homme qu'il avait été pour elle, mais voyait l'homme qu'il avait été pour la France, pareille à ces nymphes qui, honorées un instant des caresses d'un dieu, n'avaient point regardé son visage, éblouies qu'elles étaient par la lumière aveuglante de sa gloire.»
M. Ludovic Halévy nous a raconté qu'un jour, aux Tuileries, se trouvant au ministère de la maison de l'empereur, il reçut la visite de George qui venait en solliciteuse. C'était l'heure de la garde montante. Les tambours battaient aux champs. L'empereur Napoléon III parut au perron des Tuileries pour recevoir la garde, qui allait prendre le service. George s'était mise à la fenêtre, attirée par ce spectacle. Elle se retourna tout émue, avec des larmes dans les yeux. «Ah! dit-elle, j'ai vu cela bien souvent,—autrefois!—sous l'autre!»
«Lorsque je mourrai, avait dit George, je veux être enterrée dans le manteau de Rodogune.»
Elle mourut à Passy, 3, rue du Ranelagh, le 11 janvier 1867. Elle avait quatre-vingts ans. L'empereur prit à sa charge les frais de son inhumation, qui eut lieu au cimetière du Père-Lachaise.
Essayons maintenant de porter un jugement impartial sur le talent et le caractère de la femme et de l'artiste.
Tous les contemporains sont d'accord pour célébrer sa merveilleuse beauté. Avant ses débuts, lorsqu'elle paraissait au balcon de la Comédie-Française, le public applaudissait son entrée. Elle devait se lever pour remercier cette foule d'admirateurs anonymes. Comme le remarque le critique Geoffroy, on songe involontairement à l'enthousiasme des vieillards de Troie, lorsque Hélène passait devant eux avec le prestige radieux de son irrésistible séduction.
Dans les Belles Femmes de Paris, Théophile Gautier a consacré à George une de ses plus admirables pages. Il la compare à une Isis des bas-reliefs éginétiques. Il parle de sa bouche superbement dédaigneuse, comme celle de Némésis vengeresse, qui attend l'heure de démuseler son lion aux ongles d'airain. Après avoir dit qu'un de ses bracelets d'épaule ferait une ceinture pour une femme de taille moyenne, il ajoute que ses bras sont très blancs, très purs, terminés par un poignet d'une délicatesse enfantine, et par des mains mignonnes frappées de fossettes, de vraies petites mains royales, faites pour porter le sceptre et pétrir le manche du poignard d'Eschyle et d'Euripide.
Ce merveilleux portrait en dit plus peut-être que les peintures mêmes inspirées par la tragédienne. Le portrait par Lagrenée, dont nous ne saurions fixer la date avec précision, nous montre une Clytemnestre ou une Émilie déjà très robuste, très imposante. Le peintre n'a pas oublié le dessin des bras et la finesse des mains. Il est entendu qu'il ne faut pas parler des pieds, pour ne pas contrarier Napoléon.
Dans le portrait qu'il a fait d'elle16, Gérard a dissimulé l'embonpoint de son modèle; il l'a aminci, affiné quelque peu. Le portrait n'est qu'un buste, mais la tête a le rayonnement, la majesté douce et le sourire d'une déesse antique.
Dans ses Mémoires, Alexandre Dumas, qui fut un peu l'amant de George, nous raconte qu'elle ne dédaignait pas de se montrer sans voiles, en prenant son bain, fière d'offrir aux regards de ses admirateurs les formes pures de sa nudité marmoréenne.
Tout passe, hélas! et le temps inflexible ne respecte guère les chefs-d'œuvre de l'art ou de la beauté humaine. Une obésité déplorable vint envahir ce corps de femme, que la perfection de ses lignes aurait dû protéger. Dans les dernières années de sa vie, la déesse apparaissait comme une sorte de mastodonte. La figure seule avait conservé quelque majesté.
Que fut maintenant le talent de l'artiste? Rien ne reste malheureusement du comédien ou de la comédienne. Quelques souvenirs de contemporains, et rien de plus. George fut-elle, comme le disent M. de Manne et Ménétrier, une artiste médiocre, sans grande originalité, plus faite pour jouer le drame que la tragédie? Fut-elle, au contraire, l'artiste inspirée, émouvante, sublime, qu'ont célébrée Victor Hugo et Alexandre Dumas? Elle interprétait leurs œuvres; ils ont pu, inconsciemment, forcer un peu la note de l'admiration.
J'estime que la vérité doit se trouver entre ces deux appréciations.
A seize ans, George faisait pleurer la vieille Dumesnil, en lui récitant des tirades de Clytemnestre. Son professeur, Mlle Raucourt, qui était elle-même une grande tragédienne et une femme d'esprit, jugeait que le talent de son élève l'appelait à jouer les mères tragiques. En effet, George avait au plus haut point le sentiment familial, plus que le sens de l'amour. Elle a dû être une Clytemnestre, une Mérope, une Idamé magnifiques, si, à son talent tragique on ajoute la beauté de toute sa personne, la vigueur et la puissance de son geste et de sa voix. Lorsqu'elle a abordé le drame romantique, lorsqu'elle y a porté cette fermeté de diction que peut seule donner l'étude de la tragédie, elle a dû être vraiment splendide dans Marguerite de Bourgogne, dans Lucrèce Borgia, dans Marie Tudor. Mais elle n'a jamais dû avoir l'acuité tragique, ni ce que j'appellerai la distinction antique, la ligne plastique, sculpturale de Rachel, ni la grâce souveraine et l'intelligence artistique sans rivale de Sarah Bernhardt.
Définir le talent de George, c'est dire en même temps son caractère. Elle n'a jamais eu d'enfant; mais la maternité était sa vocation. Elle était foncièrement bonne, généreuse, incapable de méchanceté ni de rancune. Pas une ligne amère, pas un mot cruel dans ses mémoires. Il me semble les lui voir débiter avec un sourire aimable et maternel. Victor Hugo a dit, en parlant de la reine Anne: Elle était fière d'être grasse17. Je crois que le mot pourrait être appliqué à George. La lettre de Sardou, qu'on trouvera plus loin, constate que, dans ses dernières années de théâtre, elle avait gardé un grand air et une grande noblesse. Retirée de la scène, elle se négligea, s'alourdit de plus en plus. Elle devint la grosse maman, dont parle Sardou à la fin de sa lettre.
Malgré les récits peut-être un peu embellis de ses relations avec Bonaparte, et malgré sa longue liaison avec Harel, son directeur et son amant, je ne crois pas que George ait été très amoureuse et très sensuelle. On cite parmi ses admirateurs Talleyrand, Murat, le prince de Wurtemberg, Lucien Bonaparte, le roi Jérôme, l'empereur Alexandre Ier, Coster de Saint-Victor, le comte Beckendorf, Jules Janin, Alexandre Dumas, d'autres encore. Mais ce ne furent que des caprices passagers. La liaison durable, c'est celle avec Harel, peut-être parce que, ni d'un côté ni de l'autre, on ne s'était promis une absolue fidélité. Quoi qu'il en soit, je serais disposé à penser que, pour cette nature opulente et paresseuse, l'amour était plutôt une fatigue. George devait aimer mieux se montrer, faire admirer ses charmes, se complaire en d'agréables préludes, plutôt que se donner d'un élan fougueux et passionné. Elle n'avait rien du tempérament de son amie, Marie Dorval, cette enragée d'amour, dont je publierai un jour la correspondance. Celle-là, c'est
Vénus tout entière à sa proie attachée!
C'est l'amoureuse par excellence, c'est la Phèdre du dix-neuvième siècle.
Tout autre était la calme, sereine et plantureuse Marie Tudor. D'une intelligence plutôt moyenne, bonne jusqu'à l'aveuglement, généreuse, répandant autour d'elle tout ce qu'elle gagnait, supportant gaiement la pauvreté, c'était, j'imagine, par laisser-aller, par douceur d'âme, par curiosité d'art antique, plutôt que par passion, qu'elle devait s'abandonner aux caresses d'un amant.
Ses mémoires, pleins de tendresse filiale, de reconnaissance pour l'Empereur et les Bonaparte, d'indulgence pour tous, nous la font aimer. Cette femme, que sa beauté souveraine, ses conquêtes impériales auraient pu rendre vaniteuse et hautaine, n'a jamais su haïr, ni faire du mal à qui que ce fût. C'est un éloge que n'ont pas toujours su mériter les grands artistes. Il y a parfois un peu de férocité chez les dieux, surtout dans l'âme des déesses.
Et maintenant, laissons parler Mlle George.
MADEMOISELLE GEORGE 18
PREMIÈRE PARTIE
MANUSCRIT ORIGINAL
SA NAISSANCE.—SA FAMILLE
Le Journal de Bayeux indique et donne les détails de ma naissance assez originale. Sortie de Bayeux à l'âge de dix mois en compagnie d'une belle et fraîche nourrice normande, nommée Marianne; mon père et ma mère vinrent à Amiens, mon père comme chef d'orchestre, ma mère pour y jouer l'emploi des soubrettes, et mon frère Charles qui, à cinq ans, raclait du violon! Toute petite, on me trouvait, dit-on, assez bien; ma nourrice, fière de son nourrisson, cédait facilement aux instances des premières grandes dames de la ville, qui voulaient avoir tous les jours la petite Mimi, et la comblaient de petits bonnets, etc., la nourrice n'était pas oubliée, ce qui la rendait très docile, et ne se trouvait nullement fatiguée d'avoir tout le jour sur les bras son gros enfant! Arrivée à l'âge de cinq ans, on découvrit en moi quelques dispositions; j'avais déjà une jolie voix, j'étais musicienne par instinct. Comment ne l'aurais-je pas été? mon père Allemand et grand musicien, mon frère ne s'occupant que de son violon; j'étais toujours à chanter et à taper une mauvaise épinette qui me préparait au piano. On faisait peu d'argent au théâtre, mon pauvre père était désolé; il lui vint l'idée de m'apprendre à chanter le rôle de Perrette dans la Petite Victoire, opéra en un acte. Il fut si heureux de voir que sa Mimi s'en tirerait avec succès qu'il mit cet opéra à l'étude; les répétitions prouvèrent que je m'en tirerais bien, et me voilà partie et lancée au théâtre!
Heureux début qui versa dans la caisse une ample moisson, qui vint ranimer le courage de ces pauvres comédiens, car ma tout enfantine apparition fit un effet si merveilleux que l'on donna quarante représentations de suite avec salle comble! Définitivement, j'étais un grand personnage; il était, au fait, assez curieux de voir cette laitière de cinq ans, si petite que, pour le pot au lait que je devais porter sur la tête, ma mère fut obligée de me donner une tasse, et j'avais, ce qui rendait la chose complètement bouffonne, un Guillot et un Colas grands comme don Quichotte. J'ai toujours conservé mon costume, tant tous les souvenirs de l'enfance me sont chers. Hélas! pourquoi sont-ils si doux et si tristes à la fois?
Mon frère, à l'âge de dix ans, tenait sa partie à l'orchestre comme second violon. Ah! nous étions tous au travail. Mon père ne négligeait point notre éducation: pour moi, maître de piano; pour mon frère et moi, maître de langues, de dessin, d'histoire et de danse, s'il vous plaît. Rien ne fut épargné pour suffire à toutes les dépenses. Mon père faisait un peu de commerce; on l'aimait, on l'estimait, et on lui facilitait tous les moyens pour élever avec honneur sa petite famille. Pauvre père! Combien de fois a-t-il passé des nuits à copier de la musique! Il arrivait ainsi à apporter un peu d'aisance dans sa maison, et ma chère toute petite mère, qui était si glorieuse de ses enfants, nous tenait avec un soin et une propreté exemplaires. J'étais très exacte pour mes leçons. Comme directeurs, nous avions notre appartement, je veux dire nos chambres, au théâtre; et, tout en prenant mes leçons, j'entendais l'orchestre, et malgré les réprimandes de mon maître, je courais me dilater dans une loge. Ma bonne Marianne venait, furieuse, m'enlever mon bonheur en me menaçant de le dire à maman, que je craignais plus que mon père. On avait beau me dire que l'on ne voulait pas me mettre au théâtre, que c'était un métier atroce, que l'on m'avait fait jouer pour m'amuser, qu'il n'y fallait plus songer: peine inutile! j'adorais le théâtre, voilà. On vit bien que c'était ma vocation, on céda! On me fit donc jouer dans les opéras, dans la comédie, dans les vaudevilles. Il venait souvent des artistes en représentation à Amiens: Mme Dugazon, du théâtre de l'Opéra-Comique (Feydeau alors) elle joua Nina ou la Folle par amour, ce rôle qui lui fit une si grande réputation et si méritée; c'était bien ce qu'il y avait de plus touchant au monde. Elle avait à lutter contre son physique, à cause de son embonpoint; sa figure était charmante et remplie d'expression, ses yeux ravissants. Elle était sœur de notre Dugazon19, du Théâtre-Français.
Elle joua Camille ou le Souterrain; moi, son fils Adolphe, en petit habit de gros de Naples blanc, écharpe rose, mes grands cheveux tombant en tire-bouchons sur mes épaules. J'étais très gentille; je séduisis Mme Dugazon, qui était la plus excellente et la plus spirituelle femme qu'on pût voir, bonne, simple, ne parlant jamais de son immense talent: les grands et véritables artistes sont vraiment toujours modestes, et remarquez qu'ils ne vous entretiennent jamais de leurs succès.
Une fois, mon père me dit—j'avais peut-être dix ans: «Ma fille, ma bonne Mimi (pauvre père, mon bon Allemand, va! mais nous avons eu le malheur d'avoir un père Allemand pure race; sans cela, qui sait? nous aurions peut-être des hôtels), reste à la cassette une heure seulement; ta mère joue dans la première pièce. Prends le manchon de ta mère, tu aurais froid! Vois bien tout ce qui se passe.—Oui, papa!»—Me voilà installée à la cassette; pourquoi?» pas pour recevoir d'argent. Un temps affreux avant le spectacle, une neige horrible, et, en province où les équipages sont plus que rares, on ne vient guère au théâtre! Pourtant, il arrive quelques personnes, et deux ou trois misérables suppléments. Je m'ennuyais, j'avais faim. Je mets les 15 sols de supplément dans mon manchon et j'envoie une nommée Fanchonnette, qui tenait un poste à côté de moi, chercher six chaussons tout chauds; je régale tout le monde! Mais, le public absent, mon père arrive quand les chaussons viennent d'être dévorés, oh! ciel! et me dit: «Ma bonne Mimi, on ne jouera pas; il faut rendre l'argent.» Rendre l'argent! plutôt les chaussons que nous avions encore dans la gorge! «Ah! mon Dieu! cela sera bien mal; tu te feras du tort. Ne fais pas cela, crois ta Mimi.» Pendant ce petit dialogue, où je tremblais de tous mes membres, oh! bonheur! le temps se calme, et il arrive, il arrive du monde, et l'on joue. Voyez comme l'innocence fut protégée! La leçon fut bonne; pourtant j'avouai ma faute à mon père en lui disant: «Mais j'avais ma petite poquette, papa, et je t'aurais remboursé. C'est une faute, c'est une gourmandise.»
J'avais beaucoup d'amour-propre pour ma petite mère. J'aimais à la voir bien mise; je n'avais guère à souhaiter de ce côté, elle était très soigneuse, très recherchée, et même assez coquette, ma petite mère! Très gentille du reste, pas jolie, mais des cheveux qui touchaient presque à terre, des bras et des mains charmants, une poitrine et des épaules d'une blancheur éblouissante. On pouvait dire: «C'est une charmante petite femme!» Une petite femme très fière; on voyait bien qu'elle était née pour un sort plus brillant, ma pauvre maman. Elle était tombée à un homme excellent, et qui souvent riait avec ma mère de ses grands airs: «Madame la comtesse veut-elle permettre à un roturier de lui offrir le simple bouquet de roses?» Donc, pour voir ma mère très bien mise dans un rôle (je ne me rappelle plus dans quoi) où il fallait fleurs et rubans, je fis emplette de fleurs et rubans: «Je vous payerai cela sur mes petites économies! Ne dites rien à maman. C'est une surprise que je lui fais!—Maman, tiens, comme c'est joli. C'est sur mes économies que je te fais ce présent!» Maman eut l'air de le croire en se disant: «Je payerai sur les économies de ma fille!» La pièce passée, je dis: «Bah! on attendra,» et, à mesure, je puisais dans mon boursicaut pour acheter macarons et chaussons; quand je passais devant les marchands: «Eh! Mimi! quand viendrez-vous donc?—Demain, madame.» Et demain n'arrivait jamais. Je n'osais plus sortir. Un jour, mon père me dit: «Tu as pris tes leçons?—Oui, papa.—Eh bien! ma fille, porte-moi vite cette lettre à la poste.» Il fallait passer devant les marchands; je faisais des détours incroyables. Je finis par tout avouer à mon père en lui disant: «N'en parle pas à maman. Voici ma belle chaîne en cuivre. Vends-la et paye pour moi. C'est par amour-propre pour ta femme que j'ai fait cela; tu me le pardonneras.» Mon bon père, est-ce que je n'étais pas son idole? Aussi, je l'ai rendu le plus heureux possible! N'est-ce pas, mon bon papa? Tu es là-haut; dis, tu n'as jamais eu un reproche à faire à ta Mimi!
Ceci n'est point gaminerie. Je vous ai déjà dit que mon père nous donnait tous les maîtres possibles. C'est donc notre faute si nous n'en avons pas profité. J'étais très forte sur le piano, mais j'étais si craintive que, quand mon père me disait: «Mets-toi là, joue-nous quelque chose,» je me coupais le bout des doigts pour les faire saigner. Ce n'était pas méchanceté, c'était vraiment la peur qui était plus forte que moi; et pourtant il est arrivé souvent que, dans les entr'actes, mon père me faisait exécuter des sonates, mon frère m'accompagnant sur le violon.
On m'entourait, on m'embrassait. «Tu as été bien gentille, Mimi.» Ma mère, qui jouait dans Paul et Virginie, disait: «Elle est mieux dans les grandes actions, elle me fait pleurer en scène; dans les chose gaies, elle est triste et ennuyeuse!» Va pour le pathétique; puis, ces jours-là, on me régalait de bonnes petites tartes. Ah! que tous ces détails étaient amusants! Heureux temps! Charmante joie de l'enfance: combien je vous ai regrettée! Nous n'étions pas riches, mais nous étions si heureux! Toute la famille s'occupait; pouvait-on s'ennuyer jamais? Mon père, ma mère avaient l'estime de tout le monde. Nous étions admis dans les premières sociétés. Pas une fête, pas un bal sans les enfants de Mme George. C'était si divertissant! Songera une autre existence eût attristé nos cours. Mais je dis: «Hélas!» Oui, hélas! Mlle Raucourt20, ma vie d'enfance que je croyais éternelle va finir; ici va commencer une existence brillante, ambitieuse, tourmentée! Artiste de Paris, au premier théâtre du monde! C'est beau et souvent bien triste! Adieu, mon Amiens; adieu, mes promenades sur l'eau, mes danses joyeuses avec mes petites diablesses de camarades. Je reviendrai.—Vous me reverrez, sans doute, élégante; j'arriverai au théâtre en équipage; vous vous presserez tous pour revoir votre petite Mimi.—Eh bien, croyez-le, mes chères amies, la petite Mimi n'oubliera jamais et aimera toujours sa robe d'indienne et ses beaux bas bleus avec les coins d'un bel orange.
Mlle Raucourt était belle, mais très imposante; elle me causait une peur effroyable. Je fuyais quand je l'apercevais. Elle me remarqua sans doute, car elle dit à mon père: «Faites donc approcher votre belle petite sauvage!» Alors je n'ai pu l'éviter, me voilà face à face.
Mlle Raucourt était toute gracieuse, quand elle le voulait bien. Elle prit son air aimable et me demanda si j'aimais la tragédie: «Moi, madame, non; je la déteste.—Ah! ma chère, c'est peu encourageant pour ce que j'ai à vous demander.—Quoi, madame?—Il faut, mon enfant, me jouer Aricie, dans Phèdre!—Je le veux bien, madame, si maman le permet.» Aricie, le petit matelot, ou Biaise et Babet, pour moi, je n'y voyais pas grande différence. Je jouais donc Aricie; le costume grec se mariait assez à ma figure, à ma taille. Mlle Raucourt me trouva quelques intentions tragiques, en vérité. Comment les avais-je? je l'ignore. Ce premier essai fut trop bien pour mon repos, car elle me fit encore jouer Élise, dans Didon. Mon physique lui parut assez tragique pour porter peut-être un jour la couronne. Enfin, Mlle Raucourt était chargée par le ministre de chercher une jeune fille dont elle se chargerait comme élève pour la remplacer, s'il était possible.—Le ministre ferait une pension de douze cents francs jusqu'au jour de ses débuts.
Croyant avoir trouvé en moi cette élève, elle pria mon père de passer chez elle, lui dit ses projets sur moi; tout fut conclu. Ma mère, comme de raison, m'accompagnerait, ma bonne nourrice et ma petite sœur. J'étais enrôlée. Que d'adieux à tous mes bons Amiénois, que de larmes! Comme j'étais un personnage, on me fit faire mes adieux par une représentation extraordinaire: Adèle ou la Chaumière. On se porta en foule au théâtre, et je vous demande si la pauvre petite Mimi a été fêtée. A cette époque, il n'était guère d'usage de redemander, ni de jeter des bouquets; j'eus tous les honneurs, fleurs, redemandage et quantité de boîtes de bonbons. Ce qui me toucha infiniment, les dames m'envoyèrent des petits bijoux très gentils. Tout fini, on s'occupa des préparatifs de départ; ma bonne petite maman renonçait, pour le bonheur futur de sa fille, à son état; mon père se séparait de nous pour la première fois, parti bien douloureux à prendre. Enfin, trois jours après, nous voilà embarqués pour Paris dans un grand berlingot, que par amour-propre on appelle berline! Nous voilà, père, mère, nourrice et sœur. Deux grands jours en route pour faire trente lieues. Nous descendîmes dans un petit hôtel fort modeste, comme vous pensez bien, rue de Thionville, hôtel Thionville, aujourd'hui rue Dauphine.
Arrivée à Paris.—Le Théâtre-Français sous le Consulat.—Les études avec Mlle Raucourt,
Mlle Duchesnois, Mlle Clairon, Mlle Dumesnil.—Les débuts
Le lendemain, notre premier soin fut de nous rendre chez Mlle Raucourt, qui alors habitait aux Champs-Elysées, au bout de l'allée des Veuves, la Chaumière, qui primitivement avait appartenu à la célèbre et belle Mme Tallien; maison couverte de chaume, mais délicieusement coquette et d'une élégance des plus recherchées au dedans. Mlle Raucourt nous fit une réception toute maternelle; il y avait près d'elle Mme de Ponty qu'elle ne quittait jamais, petite femme charmante; sa mère, nous l'avons su depuis, était une dame d'atours de Marie-Antoinette. A la Révolution, Mme de Ponty fut mise en prison en même temps que Mmes Raucourt, Contât, etc.21 C'est dans cette triste demeure qu'une liaison d'amitié s'établit entre Mmes de Ponty et Raucourt, liaison qui n'a fini qu'à la mort de Mlle Raucourt.
On me donna Émilie, de Cinna, à apprendre. Nous voilà tous trois revenant à pied, bien entendu, très enchantés, mes parents surtout. Moi, je n'étais pas si émerveillée que cela. Je songeais toujours à Amiens, à mes opéras! Me voici à étudier cette grande figure, Emilie! Ah! mon Dieu, maman, qu'est-ce que toutes ces grandes tartines-là! Mais je n'y comprends rien, mais je ne pourrai jamais dire cela, moi.
Ne pouvant rester à l'hôtel, quelque modeste qu'il fût, nous cherchâmes un appartement, pardon; je voulais dire une chambre: nous en trouvâmes une. Hôtel du Pérou (le titre était séduisant), rue Croix-des-Petits-Champs. Une grande chambre, ma foi, donnant sur de belles gouttières; un petit cabinet pour ma bonne nourrice et ma petite bebelle! Mais mon bon père fut obligé de nous quitter, et alors que j'ai maudit mon heureuse destinée! Mon père éloigné de nous, il me semblait que nous étions abandonnés, seuls, au milieu de tout le monde inconnu et sans doute bien indifférent.
Adieu, mon bon papa: ne nous laisse pas trop longtemps sans toi; tu sais bien que cela ne peut pas être. Ah! la famille! Comment former d'autres souhaits que celui d'être toujours réunis! Pour moi, le sentiment de famille a toujours prévalu; des caprices, des passions, si vous voulez. Dans les étourdissements de la vie, on dit: «Oui, je sacrifie tout, je quitterai tout!» Mensonges! On quitte tout, on oublie tout; jamais sa famille.
Le lendemain de ce triste départ, nous prenons, ma mère et moi, le chemin de la Chaumière; trajet très long pour ma mère, petite comme notre charmante Anaïs. J'allais prendre ma première leçon: la route était longue de la rue Croix-des-Petits-Champs à l'allée des Veuves; elle me parut trop courte, tant ma frayeur était grande. Mlle Raucourt me fit lire Émilie; elle me le lut ensuite… C'était bien certainement une grande artiste très savante; mais, pour une jeune fille, la voix un peu rauque et très peu harmonieuse ne me séduisit point. Je croyais qu'il fallait, si je voulais parvenir, prendre cette voix, et j'y trouvais une impossibilité qui me désolait. «Attendons, dis-je à ma mère; je verrai peut-être plus clair.» On nous donne nos entrés au Théâtre-Français. Ah! je suis heureuse: je vais voir comment les autres ont une voix! Nous voilà toutes deux au balcon; on jouait Andromaque: Larrive22, Saint-Phal23, Mlle Fleury24, Mlle Vanhove25, depuis Mme Talma. Toute navrée et tout ignorante que j'étais, j'oserai dire que je fus peu frappée de Larrive, dans le beau rôle d'Oreste. Le public, toujours oublieux et ingrat, traita mal ce talent naguère si entouré d'hommages. Larrive, élève de la fameuse Clairon26, finit mal cette carrière parcourue avec tant d'éclat; il n'eut pas l'esprit de se retirer à temps. C'était chose triste de voir le spectacle! Larrive sifflé sans pitié. Point de souvenirs à invoquer… «Le public ne veut plus de vous; allez-vous-en, vous qui m'avez fait passer des soirées si émouvantes; je ne veux plus vous entendre, je ne me souviens plus. Allez-vous-en, le cœur brisé, l'amour-propre humilié. Ceci ne nous regarde plus. Allez-vous-en!…» Ah! le vilain métier!
Mlle Fleury, dans Hermione. Physique ingrat, pas de moyens, mauvaise tenue, quelque chose de pauvre dans toute sa personne; mais une voix agréable, beaucoup de cœur et de chaleur, disant admirablement bien. Avec toutes ces qualités, elle avait plus à lutter qu'une autre: la première apparition lui était défavorable; mais, à mesure qu'elle parlait, on ne pouvait rester froid; elle entraînait; elle ne larmoyait pas, elle pleurait bien. Hermione ne s'harmonisait pas avec ces qualités; il y a dans ce rôle trop d'effets hardis pour un talent suave plutôt qu'impétueux. Elle pouvait être victime, mais ne pas en faire.
Mlle Vanhove, dans Andromaque: physique distingué, sentimentale, voix très touchante, mais peut-être un peu monotone; du talent sans doute, du charme, mais jamais de grands effets dans la tragédie surtout, le drame convenant mieux à son talent mélancolique.
Saint-Phal, chaleureux, très, trop chaleureux; diction saccadée qui, toute jeune que j'étais, me parut, pardonnez-moi le mot, un peu rococo.
Voilà, pour la tragédie, ce que je vis pour la première fois! L'épreuve nouvelle ensuite! Ah! mademoiselle Mars, comme je vous sentis tout de suite! Quelle ingénuité! Que je fus émue! Qu'elle me parut ravissante! Des yeux si expressifs, si veloutés; les sourires envahissants; cette vraie ingénuité qui ne baissait pas les yeux, qui ne faisait pas la modeste: elle ne comprenait pas! Cette salle tout entière attachée sur elle, ces rires qu'elle excitait par cette naïveté honnête et séduisante! Ah! ma chère Mars, jamais on n'atteindra cette perfection, vous en avez emporté le secret dans la tombe: elle restera bien scellée. Vous avez eu vos détracteurs, admirable actrice, mais en quittant cette terre, vous avez dû dire: «Cherchez, vous ne trouverez pas.»
Je me laisse aller à mes souvenirs; revenons à mon ignorance.
Michot27 dans le paysan de l'Épreuve, quel naturel! C'était un acteur bien remarquable, la nature prise sur le fait, une bonhomie, un entrain! On adorait le talent. Comme il jouait Onus, des Deux frères, Kœpp dans la Jeunesse d'Henri V, et le vieux domestique dans le Philosophe sans le savoir, rôle qui paraît un accessoire, et qui, avec lui, devenait important! Puis cet homme faisait pleurer et rire en même temps. Eh bien! à peine a-t-il laissé un souvenir. Que cette carrière est bizarre!
Dugazon, dans le comique. Ah! celui-là était un véritable comique. Impossible de ne pas rire franchement. Il était bien amusant.
Fleury28, qui jouait Lucidor, rôle assez compère des autres personnages; mais avec lui on croyait que c'était un bon rôle. Cette pièce était assez bien montée, je pense; aussi, quel succès avait le petit acte! c'était un feu roulant. J'étais, en sortant de cette soirée, folle de la comédie. La tragédie! ah! j'en voulais peu, je vous proteste.
La seconde fois, je vis l'Orphelin de la Chine. Ce fut la dernière représentation de Larrive qui, cette fois, fut affreusement traité, bafoué même. Il perdait la mémoire, le pauvre! Il ne savait plus ce qu'il faisait. Ce spectacle faisait mal. Mlle Raucourt, dans le rôle d'Idamé: c'est de la maternité au plus haut degré. Et Mlle Raucourt était plus elle-même dans les rôles savants, elle avait le costume exact. C'était bienfait; elle ressemblait trop à Jameti; on ne distinguait vraiment pas le sexe.
Je vis enfin le beau Lafont, l'acteur en grande vogue, dont les débuts avaient été si brillants que Talma29 en conçut quelques inquiétudes. Orosmane, c'était plutôt un joli homme: des traits très délicats, le nez un peu en l'air, de petits yeux noirs, mais très brillants et fins, de l'élégance dans toute sa personne, bel organe, parlant bien amour, des larmes, de l'enthousiasme, une chaleur très entraînante, jeu très éclatant, mais point de profondeur, peu de composition; c'était un feu d'artifice qui éblouissait, qui produisait des applaudissements très chaleureux. Lafont plaisait beaucoup aux femmes; son genre de talent séduisait avec juste raison. Il était vraiment ravissant dans Tancrède, le Cid, Orosmane. L'amour, il l'exprimait au mieux; il avait ces qualités et son succès dans le genre chevaleresque était bien légitime et mérité. La sensible Mlle Volnais30 venait aussi de terminer ses débuts, qui avaient eu quelque retentissement dans les Palmire, les Zaïre, etc. C'était une jolie personne, des yeux noirs magnifiques, un peu courte de sa personne, une tournure un peu empâtée; mais sa tête était théâtrale. Son organe n'était pas ce qu'elle avait de mieux: il était lourd et sourd. Elle pleurait beaucoup: à cette époque, toutes nos premières étaient par trop sensibles. C'était le désespoir de Talma; il avait bien raison.
Comme il arrive souvent pour les prodigues, elle avait beaucoup d'ordre matériel, ses livres de dépenses sont admirablement tenus. Presque chaque jour, on y voit figurer dix centimes pour son tabac à priser, dont elle faisait une grande consommation, comme toutes les personnes de son temps.