Kitabı oku: «Souverain, Rivale, Exilée », sayfa 2
CHAPITRE DEUX
Ceres n'arrivait pas encore à croire qu'ils s'étaient échappés. Elle était allongée sur le pont du petit bateau qu'elle avait volé et il lui était impossible de se dire qu'elle était réellement là au lieu d'être à nouveau dans une quelconque fosse de combat au-dessous du château, attendant de mourir.
Cela dit, ils n'étaient pas encore en sécurité. Quand une flèche leur passa au-dessus de la tête, elle le comprit clairement.
Ceres leva les yeux au-dessus de la balustrade du bateau en essayant de déterminer si elle pouvait faire quelque chose. Des archers tiraient depuis la côte. La plupart de leurs flèches frappaient l'eau autour du bateau. Quelques-unes se fichaient dans le bois avec un bruit sourd et y tremblaient en épuisant leur énergie.
“Il faut qu'on avance plus vite”, dit Thanos à côté d'elle. Il se précipita vers une des voiles. “Aide-moi à la monter.”
“Pas … encore”, dit une voix rauque venant de l'autre côté du pont.
Akila était allongé là et, pour Ceres, il avait l'air en sale état. L'épée de la Première Pierre l'avait transpercé il y avait seulement quelques minutes et, maintenant que Ceres l'avait extraite de sa blessure, il perdait visiblement du sang. Cela dit, il réussit quand même à lever la tête et il la regarda avec une insistance dont on pouvait difficilement ne pas tenir compte.
“Pas encore”, répéta-t-il. “Les navires qui voguent autour du port ont notre vent et une voile fera de nous une cible. Utilisez les rames.”
Ceres hocha la tête et tira Thanos vers l'endroit où ramaient les seigneurs de guerre qu'ils avaient sauvés. Il n'était pas facile de trouver de la place à côté de ces hommes aux muscles saillants, mais Ceres se glissa entre deux d'entre eux et ajouta le peu de force qui lui restait à leurs efforts.
Ils passèrent dans l'ombre portée d'une galère amarrée et les flèches arrêtèrent de pleuvoir.
“Il faut qu'on soit rusés, maintenant”, dit Ceres. “Ils ne peuvent pas nous tuer s'ils ne parviennent pas à nous trouver.”
Elle lâcha sa rame et les autres firent de même un moment ou deux, laissant leur bateau dériver dans les embruns du plus grand bateau, invisible depuis la côte.
Cela donna un moment à Ceres pour aller voir Akila. Ceres ne l'avait connu que brièvement mais elle se sentait quand même coupable de ce qui lui était arrivé. C'était en se battant pour sa cause qu'il avait reçu la blessure qui, à l'instant même, ressemblait à une bouche bée ouverte dans son flanc.
Sartes et Leyana s'agenouillèrent à côté de lui, essayant visiblement de contenir l'hémorragie. Ceres fut surprise quand elle vit qu'ils s'y prenaient fort bien. Elle devina que la guerre avait forcé les gens à apprendre toutes sortes de compétences qu'ils n'auraient autrement jamais possédées.
“Va-t-il s'en tirer ?” demanda Ceres à son frère.
Sartes leva les yeux vers elle. Il avait du sang sur les mains. A côté de lui, Leyana avait l'air de pâlir sous l'effort.
“Je ne sais pas”, dit Sartes. “J'ai vu pas mal de blessures à l'épée et je crois que celle-ci a raté les organes importants, mais je ne me base que sur le fait qu'il n'est pas encore mort.”
“Tu te débrouilles bien”, dit Leyanna en tendant le bras pour toucher la main à Sartes. “Cela dit, qui qu'on soit, il y a des limites à ce qu'on peut faire sur un bateau et il nous faut un vrai guérisseur.”
Ceres était heureuse que Leyanna soit là. D'après le peu qu'elle avait vu de cette fille jusque là, elle et son frère semblaient bien aller ensemble. Ils se débrouillaient assurément très bien à maintenir Akila en vie en unissant leurs efforts.
“On va vous emmener voir un guérisseur”, promit Ceres, alors même qu'elle ne savait pas comment ils allaient pouvoir tenir cette promesse à ce stade-là. “On va y arriver.”
A présent, Thanos était à la proue du bateau. Ceres alla le retrouver en espérant qu'il savait mieux qu'elle comment ils allaient se sortir de là. A ce moment-là, le port était plein de bateaux et la flotte d'invasion se dressait comme une ville flottante à côté de la vraie ville.
“C'était pire que ça à Felldust”, dit Thanos. “Ce que tu vois, c'est la flotte principale mais il y a d'autres bateaux qui doivent encore arriver.”
“Ils prévoient de détruire l'Empire à petit feu”, devina Ceres.
Elle n'était pas sûre de ce que lui inspirait cette idée. Elle avait œuvré à la chute de l'Empire, mais ça … ça faisait seulement souffrir encore plus de gens. Les gens ordinaires et les nobles allaient tous être réduits en esclavage par les envahisseurs, s'ils ne se faisaient pas purement et simplement tuer. A l'heure qu'il était, ils avaient probablement aussi trouvé Stephania. Ceres aurait dû probablement ressentir une sorte de satisfaction à cette idée, mais elle avait peine à ressentir grand chose d'autre que du soulagement à l'idée de se retrouver finalement hors d'atteinte de Stephania.
“Regrettes-tu d'avoir abandonné Stephania ?” demanda Ceres à Thanos.
Thanos tendit le bras et le lui passa autour de la taille. “Je regrette qu'il ait fallu en arriver là”, dit-il. “Cependant, après tout ce qu'elle a fait … non, je ne le regrette pas. Elle méritait encore pire que ça.”
Il semblait penser ce qu'il disait mais Ceres savait que les choses pouvaient être extrêmement complexes quand il s'agissait de Stephania. Cela dit, elle avait disparu, maintenant; elle était probablement morte. Ils étaient libres, ou ils allaient l'être s'ils arrivaient à sortir vivants de ce port.
De l'autre côté du pont, elle vit son père désigner quelque chose de la tête.
“Tu vois ces navires là-bas ? On dirait qu'ils s'en vont.”
Assurément, il y avait des galères et des coques qui quittaient le port, regroupées comme si elles craignaient que quelqu'un leur prenne tout ce qu'elles avaient si elles se séparaient les unes des autres. Vu ce qu'était Felldust, quelqu'un le ferait probablement si l'occasion s'en présentait.
“Que sont ces bateaux ?” demanda Ceres. “Des navires marchands ?”
“Certains le sont peut-être”, répondit son père. “Ils sont remplis de butin amassé lors de la conquête. A mon avis, plusieurs d'entre eux sont aussi des esclavagistes.”
L'idée remplit Ceres de dégoût. Qu'il y ait des navires qui emportent les habitants de sa ville pour les forcer à vivre enchaînés était une chose qui lui donnait envie de détruire ces navires de ses propres mains. Pourtant, elle ne pouvait pas le faire. Ils n'étaient qu'un seul bateau contre plusieurs.
Malgré sa colère, Ceres voyait l'opportunité qu'ils représentaient.
“Si nous pouvons les rejoindre, personne ne s'étonnera de nous voir partir”, dit-elle.
“Il faut quand même qu'on arrive à les rejoindre”, souligna Thanos, mais Ceres voyait qu'il essayait de trouver un itinéraire pour y arriver.
Les navires étaient collés tellement près les uns des autres que, pour s'approcher d'eux, il s'agissait plus de se diriger dans une série de canaux que de vraiment naviguer. Ils commencèrent à se faufiler entre les bateaux agglutinés à l'aide de leurs rames en essayant de ne pas attirer l'attention sur eux-mêmes. Maintenant qu'ils étaient hors de vue pour ceux qui tiraient depuis la côte, personne n'avait de raison de penser qu'ils n'étaient pas à leur place. Ils pouvaient se perdre dans la grande masse que constituait la flotte de Felldust et s'en servir comme couverture alors même que certains navires de la flotte les pourchassaient.
Ceres souleva l'épée qu'elle avait retirée d'Akila. Elle était tellement grande que Ceres avait peine à la soulever mais, si leurs poursuivants venaient les chercher, ils ne tarderaient pas à constater qu'elle savait très bien s'en servir. Peut-être aurait-elle même l'occasion de la rendre un jour à son propriétaire, en la plantant dans le cœur de la Première Pierre.
Cela dit, pour l'instant, ils ne pouvaient pas se permettre de se battre. Cela montrerait qu'ils étaient étrangers et tous les bateaux qui les entouraient s'abattraient sur eux. Ceres préféra attendre, sentant la tension pendant qu'ils passaient discrètement le long des diverses barges de débarquement, le long des épaves des navires brûlés et le long des bateaux où il se produisait pire encore. Ceres vit des bateaux où l'on marquait les gens comme du bétail, en vit un où deux hommes étaient en train de se battre jusqu'à la mort pendant que des marins les encourageaient avec moult cris, en vit un où —
“Ceres, regarde”, dit Thanos en montrant du doigt un navire qui se trouvait près d'eux.
Ceres regarda et ce ne fut qu'un exemple de plus de l'horreur qui les entourait. Une femme d'étrange apparence, le visage couvert de ce qui semblait être de la cendre, avait été attachée à la proue d'un navire comme une figure de proue. Deux soldats équipés de fouets se relayaient pour la frapper, l'écorcher vive lentement.
“Nous ne pouvons rien y faire”, dit le père de Ceres. “Nous ne pouvons pas tous les affronter.”
Ceres comprenait son point de vue mais, malgré cela, elle n'aimait pas l'idée de rester inactive pendant que quelqu'un se faisait torturer.
“Mais c'est Jeva”, répondit Thanos. Il vit que Ceres ne comprenait pas de qui il parlait. “Elle m'a emmenée chez le Peuple des Os, qui a attaqué la flotte de Felldust pour que je puisse m'introduire dans la ville. Ce qui lui arrive, c'est ma faute.”
En entendant ces paroles, Ceres sentit son cœur se serrer dans sa poitrine, parce que Thanos n'était revenu à Delos que pour elle.
“Certes”, dit son père, “mais si on essaie de l'aider, on se mettra tous en danger.”
Ceres entendait ce qu'il disait mais elle voulait quand même aller aider la femme mystérieuse. Quant à Thanos, il semblait avoir une étape d'avance sur elle.
“Il faut qu'on l'aide”, dit Thanos. “Je suis désolé.”
Le père de Ceres tendit le bras pour saisir Thanos mais ce dernier était trop rapide. Il plongea dans l'eau et nagea vers le navire, apparemment sans tenir compte de la menace des prédateurs qui, quels qu'ils soient, se trouvaient sous l'eau. Ceres prit un moment pour réfléchir au danger que représentait cette traversée à la nage … puis elle se jeta dans l'eau après lui.
Il était dur de nager en tenant fermement la grande épée qu'elle avait volée mais, à ce moment-là, il fallait qu'elle garde toutes les armes qu'elle pouvait se procurer. Elle traversa le froid des vagues en espérant que les requins étaient déjà rassasiés grâce à la bataille et qu'elle n'allait pas se faire tuer par toutes les saletés que tant de navires jetaient par-dessus bord. Ses mains se refermèrent sur les cordes de la galère amarrée et elle commença à grimper.
C'était dur. Le flanc du navire était glissant et il aurait été difficile de grimper aux cordes même si Ceres n'avait pas été épuisée par les jours de tourments que Stephania lui avait infligés. D'une façon ou d'une autre, elle réussit à se hisser sur le pont, lançant la grande épée devant elle comme un plongeur aurait pu jeter un filet de palourdes.
Elle se releva à temps pour voir un marin se précipiter vers elle.
Ceres ramassa son épée volée des deux mains, frappa puis la retira. Elle lui fit décrire un arc, décapitant le marin, puis chercha la menace suivante. Comme Thanos se battait déjà contre un des marins qui avait attaqué la femme du Peuple des Os, Ceres courut à son aide. Elle donna un coup tranchant au dos du marin et Thanos jeta l'homme mourant sur le marin qui vint les attaquer juste après.
“Libère-la”, dit Ceres. “Je les retiens.”
Elle fit décrire des arcs à son épée, tenant les marins à distance pendant que Thanos s'efforçait de libérer Jeva. De près, elle avait l'air encore plus étrange que de loin. Sa peau sombre et douce était décorée de tourbillons qui recouvraient son crâne rasé comme des panaches de fumée. Des fragments d'os décoraient ses vêtements en soie autrement satinés tandis que ses yeux affrontaient son épreuve en lui lançant des éclairs de défi.
Ceres n'eut pas le temps de regarder Thanos la libérer de ses liens parce qu'elle devait repousser les marins sans se laisser distraire. L'un lui envoya un coup de sa hache, la balançant par-dessus son épaule. Ceres entra dans l'espace créé par son balancement, envoya un coup en lui passant devant puis fit décrire un cercle à l'épée pour repousser les autres. Elle transperça la jambe à un homme puis donna un coup de pied vers le haut qui l'atteignit sous la mâchoire.
“Je l'ai”, dit Thanos et, quand Ceres jeta un coup d’œil en arrière, il avait effectivement libéré la femme du Peuple des Os … qui passa habilement près de Ceres pour arracher un couteau à un homme mort.
Elle s'introduisit dans la foule de marins comme une tornade, tranchant et tuant. Ceres jeta un regard à Thanos puis alla rejoindre la femme qu'ils étaient censés sauver en essayant de ne pas se laisser distancier par elle. Elle vit Thanos parer un coup d'épée puis rendre le coup, mais elle eut elle-même un coup à détourner à ce moment.
Ils combattirent ensemble, tous les trois, changeant de place comme les participants d'une sorte de danse formelle où l'on semblait ne jamais manquer de partenaires. La différence, c'était que ces partenaires-là étaient armés et que la moindre erreur signifiait la mort.
Les ennemis se battaient intensément et Ceres les défiait d'un cri quand ils l'attaquaient. Elle trancha et bougea et trancha à nouveau, voyant Thanos se battre avec la force sans concession d'un noble tandis que la femme du Peuple des Os qui combattait à côté de lui envoyait plus de coups qu'on ne pouvait en voir, brutale et agressive.
Alors, les seigneurs de guerre arrivèrent et Ceres comprit qu'il était temps de partir.
“On plonge !” hurla-t-elle, courant vers le bastingage.
Elle plongea et, quand elle heurta à nouveau la surface de l'eau, elle en ressentit le froid. Elle nagea en se dirigeant vers le bateau puis se hissa par-dessus le flanc. Son père la tira à bord puis elle aida les autres un par un.
“Qu'est-ce que tu t'imaginais ?” demanda son père quand ils atteignirent le pont.
“Je m'imaginais que je ne pouvais pas rester inactif”, répondit Thanos.
Ceres aurait voulu contester la décision de Thanos mais savait qu'elle faisait partie de son identité, de ce qu'elle aimait en lui.
“Stupide”, disait la femme du Peuple des Os en souriant. “Merveilleusement stupide. Merci.”
Ceres se tourna et regarda les bateaux qui étaient les plus proches d'eux. Ils étaient tous en armes, maintenant; une grande proportion des marins qui se trouvaient à bord se dépêchaient d'aller chercher des armes. Une flèche frappa l'eau près d'eux, puis une autre.
“Ramez !” hurla-t-elle aux seigneurs de guerre, mais où pouvaient-ils les emmener ? Elle voyait déjà les autres navires venir les intercepter. Bientôt, il n'y aurait plus nulle part où s'échapper. C'était la sorte de situation où, autrefois, elle aurait pu utiliser ses pouvoirs, mais, maintenant, elle ne les avait pas.
Je t'en prie, Mère, supplia-t-elle en son for intérieur, vous m'avez déjà aidée. Aidez-moi maintenant.
Elle sentit la présence de sa mère quelque part à la périphérie de son être, éphémère et apaisante. Elle sentit l'attention de sa mère, qui regardait sa fille jusqu'au plus profond d'elle-même en essayant de déterminer ce qui lui était arrivé.
“Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?” murmura la voix de sa mère. “C'est l’œuvre du sorcier.”
“Je vous en prie”, dit Ceres. “Je n'ai pas besoin de récupérer mes pouvoirs de façon permanente mais j'ai besoin d'aide maintenant.”
Dans l'accalmie qui suivit, une flèche se ficha dans le pont, entre les pieds de Ceres, beaucoup trop près.
“Je ne peux pas défaire ce qui a été fait”, dit sa mère, “mais je peux te prêter un autre don, seulement cette fois-ci. Cependant, ce ne sera qu'une fois. Je ne crois pas que ton corps pourrait en supporter plus.”
Ceres n'en avait que faire, du moment que cela leur permettait de s’échapper. Des bateaux se rapprochaient déjà d'eux. Ils avaient besoin de cette aide.
“Touche l'eau, Ceres, et pardonne-moi, parce que ça va faire mal.”
Ceres ne protesta pas mais plaça une main sur les vagues, sentant l'humidité lui envelopper la peau. Elle se prépara …
… et dut quand même se retenir de hurler quand quelque chose la traversa, chatoya en traversant l'eau puis en s'élevant en l'air. On aurait dit que quelqu'un avait recouvert le monde d'un voile de gaze.
A travers le voile, Ceres vit des archers et des guerriers la regarder, choqués. Elle les entendait pousser des cris de surprise, mais les sons avaient l'air étouffés.
“Ils se plaignent de ne pas nous voir”, dit Jeva. “Ils disent que c'est de la magie noire.” Elle contempla Ceres avec quelque chose qui ressemblait à une terreur mêlée d'admiration. “On dirait que tu es tout ce que Thanos a dit que tu serais.”
Ceres n'en était pas sûre. Rien que tenir le charme la faisait plus souffrir qu'elle n'arrivait à le croire. Elle n'était pas sûre de pouvoir le tenir bien plus longtemps.
“Ramez”, dit-elle. “Ramez avant que ça ne faiblisse !”
CHAPITRE TROIS
Dans le temple au toit élevé du château, Irrien regardait, impassible, les prêtres préparer Stephania pour le sacrifice. Il restait immobile, indifférent, pendant que les prêtres s'affairaient, attachaient Stephania sur l'autel, serrant bien ses liens pendant qu'elle hurlait et se débattait.
En général, Irrien avait peu de temps à consacrer à ce genre de choses. Les prêtres étaient un troupeau d'imbéciles obsédés par le sang qui semblaient croire qu'on pouvait repousser la mort en l'apaisant par des sacrifices. Comme si un homme, quel qu'il soit, pouvait repousser la mort autrement que par la force de son bras. Il ne servait à rien de supplier les dieux et, comme l'éphémère reine de Delos le constatait, il n'était pas plus utile de le supplier, lui.
“Je vous en supplie, Irrien, je ferai tout ce que vous voudrez ! Voulez-vous que je m'agenouille devant vous ? Je vous en supplie !”
Irrien restait immobile comme une statue, ignorant Stephania comme il ignorait la douleur qui émanait de sa blessure pendant que, autour de lui, les nobles et les guerriers regardaient la scène. Au moins, il y avait un certain intérêt à ce qu'ils puissent regarder ça, de la même façon qu'il y avait un certain intérêt à faire plaisir aux prêtres. Leur faveur était juste une autre source de pouvoir qu'il fallait prendre et Irrien n'était pas idiot au point de ne pas le savoir.
“Vous ne me désirez pas ?” supplia Stephania. “Je croyais que vous me vouliez comme jouet.”
Irrien n'était pas non plus idiot au point d'ignorer l'existence des charmes de Stephania. C'était en partie le problème. Quand elle lui avait posé la main sur le bras, il avait senti quelque chose qui avait dépassé les élans de désir qu'il ressentait habituellement avec les belles esclaves. Il ne le permettrait pas. Il ne pouvait pas le permettre. Personne ne devait avoir de pouvoir sur lui, même un pouvoir de la sorte de celui qui émanait de lui-même.
Il regarda la foule. Il y avait plus qu'assez de belles femmes dans cette foule, notamment les ex-servantes de Stephania, agenouillées et enchaînées. Certaines d'entre elles pleuraient en voyant à ce qu'il arrivait à leur ex-reine. Il ne tarderait pas à se distraire avec elles. Pour l'instant, il fallait qu'il se débarrasse de la menace que représentait Stephania par sa capacité à lui faire ressentir quelque chose.
Le patriarche avança, les fils d'or et d'argent qu'il avait dans la barbe bougeant en même temps que lui.
“Tout est prêt, mon seigneur”, dit-il. “Nous allons arracher le bébé au ventre de sa mère puis le sacrifier sur l'autel comme le veut la coutume.”
“Et vos dieux vont trouver ça agréable ?” demanda Irrien. Si le prêtre remarqua la légère touche de dérision dans les paroles d'Irrien, il n'osa pas le montrer.
“Très agréable, Première Pierre. Vraiment très agréable.”
Irrien hocha la tête.
“Dans ce cas, ce sera fait comme vous le proposez. Mais c'est moi qui tuerai l'enfant.”
“Vous, Première Pierre ?” demanda le prêtre d'un air étonné. “Mais pourquoi ?”
Parce que c'était sa victoire, pas celle du prêtre. Parce que c'était Irrien qui avait traversé la ville l'arme à la main pendant que ces prêtres étaient probablement restés en sécurité sur les navires qui les transportaient. Parce que c'était lui qui avait été blessé pour en arriver là. Parce qu'Irrien prenait les morts qui lui appartenaient au lieu de les laisser à des inférieurs. Cela dit, il n'expliqua rien de tout cela. Il ne devait aucune explication à ce genre de personne.
“Parce que je choisis de le faire”, dit-il. “Avez-vous une objection ?”
“Non, Première Pierre, aucune objection.”
Irrien aima entendre la peur dans la voix du prêtre, pas pour le simple plaisir de lui avoir fait peur mais parce qu'elle rappelait son pouvoir aux autres. Tout cela le lui rappelait. Cela lui servait autant à affirmer sa victoire qu'à témoigner de la gratitude aux dieux qui regardaient la scène, quels qu'ils soient. C'était en même temps une façon de s'accaparer ce lieu et de se débarrasser d'un enfant qui aurait pu essayer de réclamer son trône quand il aurait eu l'âge de le faire.
Parce que cette scène rappelait son pouvoir aux autres, il se dressa et regarda la foule pendant que les prêtres commençaient leur boucherie. Les spectateurs se tenaient, certains debout et d'autres agenouillés, en formant des rangées bien droites, les guerriers, les esclaves, les marchands et ceux qui affirmaient avoir une ascendance noble. Il regarda leur peur, leurs larmes, leur dégoût.
Derrière lui, les prêtres psalmodiaient, parlaient dans des langues anciennes que les dieux étaient censés leur avoir apprises eux-mêmes. Irrien jeta un coup d’œil en arrière et vit le patriarche tenir une lame au-dessus du ventre exposé de Stephania, prêt à trancher les chairs pendant qu'elle se débattait pour s'enfuir.
Irrien se concentra à nouveau sur les spectateurs. C'était eux qui comptaient, pas Stephania. Il regarda leur horreur quand les supplications de Stephania se transformèrent en hurlements derrière lui. Il regarda leurs réactions, vit qui était sidéré, qui avait peur, qui le regardait avec une haine muette et qui semblait se réjouir du spectacle. Il vit une des servantes attachées à côté s'évanouir à la vue de ce qui se passait derrière lui et il décida de la faire punir. Une autre servante pleurait si fort qu'une troisième était obligée de la tenir dans ses bras.
Irrien avait découvert que regarder ceux qui le servaient le renseignait plus sur eux que ne le pouvait une quelconque déclaration de loyauté. Sans mot dire, il repéra les esclaves qu'il fallait encore dompter complètement et les nobles qui le regardaient avec une jalousie excessive. L'homme avisé ne baissait jamais la garde, même quand il avait gagné.
Les cris de Stephania se firent plus aigus un moment, atteignant un crescendo qui semblait être parfaitement en phase avec les psalmodies des prêtres. Alors, ces cris s'affaiblirent pour se transformer en gémissements. Irrien se dit qu'elle n'avait guère de chances d'y survivre. A ce moment-là, il n'en avait que faire. Elle remplissait sa fonction en montrant au monde qu'il régnait en ce lieu. Inutile d'en faire plus : cela aurait été inutile, sinon inélégant.
A un moment de la torture, de nouveaux cris se joignirent à ceux de la plus belle noble de Delos : c'étaient les cris de son bébé, qui se mêlaient à ceux de sa mère. Irrien recula vers l'autel et ouvrit les bras pour attirer l'attention de ceux qui regardaient la scène.
“Nous sommes venus ici et, comme l'Empire était faible, nous l'avons pris. C'est moi qui l'ai pris. La place des faibles est de servir ou de mourir et c'est moi qui décide si ce sera l'un ou l'autre.”
Il se tourna vers l'autel où Stephania était allongée, la robe découpée et écartée, maintenant tout autant vêtue d'un amas de sang et de coiffe que de soie ou de velours. Elle respirait encore mais de façon irrégulière et sa blessure n'était pas du type auquel une faible créature comme elle pourrait survivre.
Irrien attira l'attention des prêtres puis, d'un mouvement brusque de la tête, il indiqua la forme prostrée de Stephania.
“Emportez-moi ça.”
Ils se hâtèrent d'obéir et l'emportèrent pendant qu'un des prêtres lui tendait l'enfant comme s'il lui présentait le plus somptueux des cadeaux. Irrien le regarda fixement. Il était étrange qu'une créature aussi petite et fragile puisse être une menace potentielle pour un homme comme lui, mais Irrien n'était pas homme à prendre des risques inconsidérés. Un jour, ce garçon deviendrait un homme et Irrien avait vu ce qui se passait quand un homme avait l'impression d'être privé de ce qui lui revenait de droit. Il avait fallu qu'il en tue plus d'un, en son temps.
Il plaça l'enfant sur l'autel et se retourna vers le public tout en tirant un couteau.
“Regardez tous”, ordonna-t-il. “Regardez et souvenez-vous de ce qui se passe ici. Les autres Pierres ne sont pas ici pour prendre possession de cette victoire. Moi, si.”
Il se retourna vers l'autel et comprit immédiatement que quelque chose n'allait pas.
A côté de l'autel, il y avait une personne, un homme apparemment jeune à la peau blanche comme l'os, aux cheveux pâles et aux yeux d'un ambre foncé qui rappelait ceux d'un chat à Irrien. Il portait des robes mais elles étaient pâles alors que celles des prêtres étaient sombres. Il passa un doigt dans le sang qui couvrait l'autel sans avoir l'air dégoûté, seulement comme si cela l'intéressait.
“Ah, Lady Stephania”, dit-il d'une voix dont le côté uniforme et plaisant était presque certainement un mensonge. “Je lui avais offert une chance d'être mon élève. Elle aurait dû accepter ma proposition.”
“Qui êtes-vous ?” demanda Irrien. Il changea de prise sur le couteau qu'il tenait, passant d'une prise conçue pour plonger vers le bas à une autre qui convenait mieux pour se battre. “Pourquoi osez-vous interrompre ma victoire ?”
L'autre homme écarta les mains. “Je ne voulais pas vous interrompre, Première Pierre, mais vous alliez détruire quelque chose qui m'appartient.”
“Quelque chose …” Irrien ressentit une surprise soudaine quand il se rendit compte de ce que voulait dire cet inconnu. “Non, vous n'êtes pas le père de l'enfant. Le père est un prince local.”
“Je n'ai jamais prétendu l'être”, dit l'autre homme, “mais on m'a promis l'enfant comme paiement et je suis venu récupérer ce paiement.”
Irrien sentait monter sa colère et il serrait de plus en plus fort le couteau qu'il tenait. Il se tourna pour ordonner que l'on se saisisse de cet imbécile et ce ne fut qu'à ce moment qu'il se rendit compte que les autres personnes présentes ne bougeaient plus. Elles se tenaient comme si elles étaient sous l'emprise d'un charme.
“Je suppose que je devrais vous féliciter, Première Pierre”, dit l'inconnu. “Je trouve que la plupart des hommes qui se prétendent forts sont en fait plutôt velléitaires, mais vous n'avez même pas remarqué mon … petit effort.”
Irrien se retourna vers lui. A présent, il avait l'enfant de Stephania dans les bras et il le tenait presque tendrement, comme pour imiter l'attention de façon étonnamment exacte.
“Qui êtes-vous ?” demanda Irrien. “Dites-le moi pour que je puisse le faire graver sur votre pierre tombale.”
L'autre homme ne leva pas le regard vers lui. “Ne trouvez-vous pas qu'il a les yeux de sa mère ? Vu ses parents, je suis certain qu'il deviendra fort et beau. Je le formerai, bien sûr. Il sera un tueur extrêmement doué.”
Du fond de sa gorge, Irrien produisit un son plein de colère. “Qui êtes-vous ? Qu'êtes-vous?”
Alors, l'autre homme leva les yeux vers Irrien et, cette fois-ci, ses yeux semblèrent nager dans des profondeurs de feu et de chaleur.
“Certains m'appellent Daskalos”, dit-il, “mais d'autres me donnent beaucoup d'autres noms. Je suis un sorcier, bien sûr. Je tue les Anciens. Je tisse les ombres. A l'instant même, je suis un homme qui se fait payer. Permettez-moi de le faire et je partirai tranquillement.”
“La mère de cet enfant est mon esclave”, dit Irrien. “Comme l'enfant ne lui appartient pas, elle ne peut pas le donner.”
Alors, il entendit rire l'autre homme.
“Cela compte donc tant que cela pour vous, n'est-ce pas ?” dit Daskalos. “Il faut que vous gagniez parce qu'il faut que vous soyez le plus fort. Ce sera peut-être la leçon que je vous donnerai, Irrien : on trouve toujours quelqu'un de plus fort que soi.”
Irrien avait suffisamment supporté cet imbécile, qu'il soit sorcier ou pas. Il avait déjà rencontré des hommes et des femmes qui avaient prétendu avoir des pouvoirs magiques. Certaines de ces personnes avaient même été capables de faire des choses qu'Irrien n'avait pas pu expliquer. Cependant, aucune de ces choses ne leur avait permis de le vaincre. Face à la magie, la meilleure chose à faire était de frapper en premier et violemment.
Il se jeta en avant et le couteau qu'il avait en main plongea brusquement dans la poitrine du jeune homme. Daskalos le regarda puis s'écarta avec autant de calme que si Irrien n'avait fait qu'effleurer l'ourlet de ses robes.
“Lady Stephania a essayé quelque chose de semblable quand j'ai proposé de lui prendre son enfant”, dit Daskalos avec une pointe d'amusement. “Je vais vous dire ce que je lui ai dit : vous m'avez attaqué et vous en paierez le prix. Peut-être même me servirai-je du garçon pour faire payer ce prix.”
Irrien se jeta à nouveau en avant, visant cette fois-ci la gorge de l'autre homme pour essayer de le faire taire. Il trébucha et passa devant l'autel, perdant presque l'équilibre. Le sorcier n'était plus là. Irrien cligna des yeux et regarda autour de lui. Il n'y avait aucune trace de lui.
“Non !” beugla Irrien. “Je te tuerai pour ça. Je te retrouverai !”