Kitabı oku: «Un Chant Funèbre pour des Princes », sayfa 2
CHAPITRE DEUX
Sebastian se réveilla tout endolori. Sa douleur était totale, complète. Elle semblait l'entourer, palpiter autour de lui, absorber chaque fraction de son être. Il sentait une souffrance intense palpiter dans son crâne, avec lequel il avait heurté le sol quand il était tombé, mais il ressentait aussi une autre douleur qui, répétitive celle-là, lui abîmait les côtes. Quelqu’un essayait de le réveiller à coups de pied.
Il leva les yeux et vit Rupert qui le regardait de ce qui devait être le seul angle duquel son frère ne ressemblait pas à un prince idéal. L'expression de son visage ne correspondait certainement pas à cet idéal car, si Sebastian n'avait pas été son frère, Rupert lui aurait probablement tranché la gorge avec beaucoup de joie. Sebastian gémit de douleur. Il avait l'impression que ses côtes avaient dû se briser sous l'impact.
“Réveille-toi, idiot, bon à rien !” dit Rupert d'un ton sec. Sebastian entendit sa colère et sa frustration.
“Je suis réveillé”, dit Sebastian. Il se rendit compte lui-même que ses paroles étaient tout sauf claires. Il sentit arriver une autre vague de douleur accompagnée d'une sorte de confusion vague qui lui donnait l'impression qu'on l'avait frappé à la tête avec un marteau. Non, pas avec un marteau : avec le monde entier. “Que s'est-il passé ?”
“Tu t'es fait jeter d'un bateau par une fille, voilà ce qui s'est passé”, dit Rupert.
Sebastian sentit la rudesse de la poigne de son frère quand ce dernier le remit debout. Quand Rupert lâcha Sebastian, le jeune frère chancela et retomba presque mais réussit à se rattraper à temps. Aucun des soldats qui se tenaient autour de lui ne vinrent l'aider mais, après tout, c'étaient les hommes de Rupert et ils n'aimaient probablement pas beaucoup Sebastian depuis qu'il leur avait échappé.
“Maintenant, à ton tour de me dire ce qui s'est passé”, dit Rupert. “J'ai fouillé ce village de fond en comble et, finalement, on m'a dit que c'était ce bateau que ta bien-aimée prenait.” Il prononça le mot comme si c'était une insulte. “Comme tu t'es fait jeter par une fille qui lui ressemblait —”
“Sa sœur, Kate”, dit Sebastian en se souvenant de la vitesse à laquelle Kate l'avait sorti de la cabine, de sa colère quand elle l'avait lancé. Elle avait voulu le tuer. Elle avait cru qu'il avait …
Alors, il se souvint et l'image qui lui vint en tête suffit à l'immobiliser, à le faire se tenir muet et insensible, alors même que Rupert décidait qu'il serait bien de le gifler. La douleur de la gifle ne lui sembla être qu'un tout petit peu de douleur ajoutée à la montagne qui l'écrasait déjà. Même les contusions qu'il avait eues quand Kate l'avait jeté par-dessus bord lui semblaient n'être rien par rapport au gouffre de douleur crue qui menaçait de s'ouvrir et de l'engloutir à tout moment.
“J'ai dit, qu'est-il arrivé à la fille qui a fait son fiancé de l'idiot que tu es ?” demanda Rupert. “Est-ce qu'elle était là ? Est-ce qu'elle s'est échappée avec les autres ?”
“Elle est morte !” dit Sebastian d'un ton sec sans réfléchir. “C'est ça que tu veux entendre, Rupert? Sophia est morte !”
C'était comme s'il la regardait à nouveau, comme s'il la voyait pâle et sans vie sur le plancher de la cabine, baignant dans une mare de sang, sa blessure à la poitrine remplie par un poignard si fin et aiguisé qu'il aurait tout aussi bien pu être une aiguille. Il se souvenait que Sophia avait été extrêmement immobile, qu'aucun mouvement n'avait montré qu'elle respirait, qu'il n'avait senti aucun souffle contre son oreille quand il avait vérifié.
Il avait même sorti le poignard en espérant stupidement et instinctivement que cela améliorerait les choses, alors même qu'il savait que les blessures ne guérissaient pas aussi facilement. Tout ce que ça avait fait, c'était élargir la mare de sang, lui en recouvrir ses mains et convaincre Kate qu'il avait assassiné sa sœur. De ce point de vue, c'était un miracle qu'elle l'ait jeté par-dessus bord au lieu de le tailler en pièces.
“Au moins, tu as bien fait de la tuer”, dit Rupert. “Cela pourrait même aider Mère à te pardonner pour t'être enfui comme ça. Il faut que tu se souviennes que tu n'es que le frère de rechange, Sebastian. Le frère qui fait son devoir. Tu ne peux pas te permettre de contrarier Mère comme ça.”
A ce moment, Sebastian sentit le dégoût monter en lui. Il était dégoûté que son frère s'imagine qu'il puisse jamais faire du mal à Sophia. Il était dégoûté de savoir qu'il voyait le monde comme ça. Il était franchement dégoûté d'être de la même famille qu'une personne qui pouvait considérer le monde comme un simple jouet où tous les autres étaient des inférieurs qui n'existaient que pour jouer les rôles qu'il leur attribuait.
“Je n'ai pas tué Sophia”, dit Sebastian. “Comment as-tu pu imaginer que je puisse jamais faire ce genre de chose ?”
Rupert le regarda avec une surprise évidente puis son expression se changea en une de déception manifeste.
“Et moi qui croyais que tu avais fini par assumer tes responsabilités”, dit-il. “Moi qui croyais que tu avais décidé de vraiment devenir le prince consciencieux que tu prétends être et de te débarrasser de cette putain. J'aurais dû me douter que tu resterais le même bon à rien qu'avant.”
Alors, Sebastian se jeta brusquement sur son frère. Il fonça dans Rupert et ils tombèrent tous les deux sur les lames en bois des quais. Sebastian se plaça au-dessus, essayant de saisir son frère, lui envoyant un coup de poing.
“Ne parle pas de Sophia comme ça ! Ça ne te suffit pas qu'elle soit morte ?”
Rupert rua et se tortilla sous lui, se plaça au-dessus l'espace d'un instant et lui envoya lui-même un coup de poing. A force de se battre, ils bougèrent vers l'eau et Sebastian sentit le bord du quai contre son dos un moment avant qu'il ne tombe à l'eau avec Rupert.
Elle se referma sur eux pendant qu'ils se battaient, les mains de l'un presque instinctivement refermées sur la gorge de l'autre. Sebastian n'en avait que faire. Il n'avait plus de raison de vivre, maintenant que Sophia était morte. Peut-être que, s'il finissait aussi froid et mort qu'elle, il y aurait une chance qu'ils puissent se retrouver dans ce qui se trouvait au-delà du masque de la mort. Il sentait Rupert lui donner des coups de pied mais cela ne faisait qu'ajouter un tout petit peu de douleur à celle qu'il ressentait déjà.
Alors, il sentit des mains le saisir puis le tirer hors de l'eau. Il aurait dû prévoir que les hommes de Rupert interviendraient pour sauver leur prince. Ils sortirent Sebastian et Rupert de l'eau en tirant sur leurs bras et leurs vêtements. Ils les hissèrent sur la terre ferme et les tinrent presque debout alors que l'eau froide coulait d'eux.
“Lâchez-moi”, demanda Rupert. “Non, retenez-le.”
Sebastian sentit les mains lui serrer les bras, le tenir en place. Alors, son frère le frappa si violemment au ventre que Sebastian se serait plié en deux si les soldats ne l'avaient pas retenu. Il vit son frère sortir un couteau courbé et très aiguisé : c'était un couteau de chasseur, un couteau à écorcher.
Il sentit le tranchant de sa lame quand Rupert la pressa contre son visage.
“Tu t'imagines que tu as le droit de m'attaquer ? J'ai traversé la moitié du royaume à cause de toi. J'ai froid, je suis mouillé et mes vêtements sont bons à jeter. Peut-être ton visage devrait-il l'être lui aussi.”
Sebastian sentit une goutte de sang se former sous la pression de la lame. A sa grande surprise, un des soldats s'avança.
“Votre Altesse”, dit-il avec une déférence audible. “Je soupçonne que la Douairière ne voudrait pas que l'on fasse du mal à un de ses fils quel qu'il soit.”
Sebastian sentit Rupert devenir dangereusement immobile et, l'espace d'un instant, il pensa qu'il allait le mutiler quand même. En fait, il retira le couteau et sa colère battit en retraite derrière le masque de civilité qui la dissimulait habituellement.
“Oui, tu as raison, soldat. Je ne voudrais pas que Mère me reproche d'avoir … commis une bévue.”
C'était un terme vraiment innocent pour un homme qui avait envisagé de mutiler le visage de Sebastian quelques moments auparavant. Le fait qu'il puisse changer d'humeur aussi vite confirmait presque tout ce que Sebastian avait entendu dire sur lui. Il avait toujours essayé de ne pas écouter les histoires que l'on racontait mais il avait vu le vrai Rupert, aussi bien ici qu'avant, quand il avait torturé le jardinier à la maison abandonnée.
“Je veux que Mère te réserve toute sa colère, petit frère”, dit Rupert. Cette fois-ci, il ne frappa pas Sebastian mais se contenta de lui poser une main sur l'épaule de façon fraternelle, avec une bonhomie qui était sans nul doute simulée. “T'enfuir comme ça, te battre contre ses soldats. En tuer un.”
Presque trop vite pour que ce soit visible, Rupert virevolta et poignarda à la gorge celui qui avait levé une objection. L'homme tomba en mettant une main à sa blessure. Son choc fut presque égalé par ceux qui l'entouraient.
“Soyons clairs”, dit Rupert d'une voix menaçante. “Je suis le prince héritier et nous sommes loin de l'Assemblée des Nobles avec ses règles et ses tentatives de maîtriser ses supérieurs. Ici, je refuse qu'on me conteste ! Compris ?”
Si Rupert avait été qui que ce soit d'autre, il se serait rapidement fait tuer par les autres soldats. Les hommes ici présents murmurèrent leur approbation en chœur. Ils semblaient tous savoir que, s'ils tuaient un prince héritier, ils relanceraient les guerres civiles et en seraient responsables.
“Ne t'inquiète pas”, dit Rupert en essuyant son couteau. “Quand je parlais de te couper le visage, je plaisantais. Je ne dirai même pas que tu as tué cet homme. Il a péri lors des combats qui se sont déroulés autour du navire. Maintenant, remercie-moi.”
“Merci”, dit Sebastian d'un ton morne, seulement parce qu'il soupçonnait que c'était le meilleur moyen d'éviter qu'il y ait d'autres actes de violence.
“De plus, je crois que Mère croira plus facilement que tu as été un bon à rien qu'un assassin”, dit Rupert. “Le fils qui s'est enfui n'a pas pu arriver à temps, a perdu sa bien-aimée et s'est fait battre par une fille.”
Sebastian aurait pu se jeter sur Rupert une fois de plus mais les soldats le retenaient encore fermement, comme s'ils s'attendaient exactement à cela. D'une certaine façon, ils le faisaient peut-être même pour le protéger.
“Oui”, dit Rupert, “tu seras bien meilleur en personnage de tragédie que de haine. A l'instant même, tu as l'air dévasté par le chagrin.”
Sebastian savait que son frère ne comprendrait jamais la vérité. Il ne comprendrait jamais la douleur crue qui lui rongeait le cœur et qui le faisait bien plus souffrir que ses contusions. Il ne comprendrait jamais le chagrin que l'on ressentait quand on perdait un être aimé parce que, à présent, Sebastian était sûr que Rupert n'aimait que lui-même.
Sebastian avait aimé Sophia et c'était seulement maintenant qu'elle était morte qu'il pouvait commencer à comprendre à quel point, simplement en voyant à quel point son monde avait été déchiré depuis qu'il l'avait vue aussi immobile et sans vie, belle même dans la mort. Il avait l'impression d'être une créature maladroite tirée d'un conte ancien, vide, ne retenant de substance que dans l'enveloppe de chair qui entourait son chagrin.
La seule raison pour laquelle il ne pleurait pas, c'était parce qu'il se sentait trop vidé pour faire ne serait-ce que ça. De plus, il ne voulait pas donner à son frère la satisfaction de le voir souffrir. A cet instant-là, il aurait même apprécié que Rupert le tue parce que, au moins, cela aurait mis fin à l'univers infini de douleur qui semblait s'étendre tout autour de lui.
“Il est temps que tu rentres à la maison”, dit Rupert. “Tu pourras y rester pendant que je raconterai tout ce qui s'est passé à notre mère. Elle m'a envoyé te ramener et c'est donc ce que je vais faire. S'il le faut, je t'attacherai sur un cheval.”
“Inutile”, dit Sebastian. “Je viens.”
Il le dit à voix basse mais, malgré cela, son frère eut quand même un sourire de triomphe. Rupert croyait qu'il avait gagné. En vérité, Sebastian n'en avait tout simplement que faire. Cela ne comptait plus. Il attendit qu'un des soldats lui apporte un cheval, monta en selle et le fit avancer d'un coup de talons sans le moindre entrain.
Il rentrerait à Ashton et il serait la sorte de prince que sa famille voudrait qu'il soit. Cela ne ferait aucune différence.
Rien ne comptait plus, maintenant que Sophia était morte.
CHAPITRE TROIS
Cora fut plus que contente quand le sol redevint plat. Elle avait l'impression qu'elle et Emeline marchaient depuis l'origine des temps, même si son amie ne montrait aucun signe de fatigue.
“Comment peux-tu continuer à marcher comme si tu n'étais pas fatiguée ?” demanda Cora à Emeline, qui continuait d'avancer. “Est-ce une sorte de magie ?”
Emeline se retourna. “Ce n'est pas de la magie, c'est juste que … j'ai passé la plus grande partie de ma vie dans les rues d'Ashton. Si tu montrais que tu étais faible, les gens trouvaient le moyen de s'en prendre à toi.”
Cora essaya d'imaginer comment on pouvait vivre à un endroit où l'on risquait de subir de la violence dès qu'on montrait des signes de faiblesse. Cependant, elle se rendit compte qu'elle n'avait pas besoin de l'imaginer.
“Dans le palais, c'était Rupert et ses copains”, dit-elle, “ou les filles nobles qui pensaient qu'elles pouvaient te maltraiter juste parce qu'elles étaient en colère contre quelque chose d'autre.”
Elle vit Emeline pencher la tête de côté. “J'aurais cru que ce serait mieux au palais”, dit-elle. “Au moins, tu n'avais pas besoin d'éviter les gangs ou les esclavagistes. Tu n'avais pas besoin de passer tes nuits blotties dans des caves à charbon pour que personne ne te trouve.”
“C'est parce que j'étais déjà liée par contrat synallagmatique”, signala Cora. “Au palais, je n'avais même pas de lit. Ils supposaient simplement que je trouverais un coin où dormir, ou alors qu'un noble voudrait que je couche avec lui.”
A la grande surprise de Cora, Emeline la prit dans ses bras. S'il y avait une chose que Cora avait apprise en voyageant, c'était qu'Emeline ne montrait habituellement pas ses sentiments.
“Une fois, j'ai vu des nobles en ville”, dit Emeline. “J'ai cru qu'ils seraient plus intelligents et plus humains qu'un des gangs, jusqu'au moment où je me suis rapprochée d'eux. Alors, j'en ai vu un battre un homme jusqu'à l'en assommer seulement parce qu'il pouvait le faire. Ils étaient exactement les mêmes.”
Cela semblait étrange de nouer des liens avec quelqu'un d'autre en racontant la dureté de sa vie mais Cora se sentait effectivement plus proche d'Emeline qu'au début du voyage. Ce n'était pas juste parce qu'elles avaient traversé les mêmes épreuves dans la vie. A présent, elles avaient aussi beaucoup voyagé ensemble et il y avait encore la perspective des autres kilomètres qu'il leur restait à parcourir.
“Stonehome sera là-bas”, dit Cora en essayant autant de se convaincre elle-même que de convaincre Emeline.
“Oui”, dit Emeline. “Sophia l'a vue.”
Cela semblait étrange de faire tellement confiance aux pouvoirs de Sophia mais, en vérité, Cora avait vraiment et absolument confiance en Sophia. Elle aurait volontiers accepté de risquer sa vie pour les choses que Sophia avait vues et c'était avec Emeline qu'elle préférait voyager.
Elles continuèrent et, alors qu'elles avançaient vers l'ouest, elles commencèrent à voir plus de rivières, qui formaient des réseaux connectés les uns aux autres comme des capillaires qui menaient à des artères plus grosses qu'eux. Bientôt, il leur sembla qu'il y avait presque autant d'eau que de terre. Même les champs entre les rivières étaient à moitié inondés et les gens cultivaient la terre dans une boue qui menaçait de se transformer en marais à tout moment. Il semblait pleuvoir constamment et même si, de temps à autre, quand il pleuvait trop fort, Cora et Emeline se mettaient à l'abri, elles continuaient la plupart du temps à avancer.
“Regarde”, dit Emeline en désignant une des rives. D'abord, Cora ne vit que des roseaux qui se dressaient à côté de la rivière, dérangés çà et là par le mouvement de petits animaux. Alors, elle vit le coracle retourné sur la rive comme la coque d'une créature en armure.
“Oh non”, dit Cora, devinant ce qu'Emeline comptait faire.
Emeline lui posa une main sur le bras. “Tout va bien. Je sais me débrouiller avec les bateaux. Viens, c'est agréable, tu verras.”
Elle se dirigea vers le coracle et Cora ne put que la suivre, espérant en son for intérieur qu'il n'y aurait pas de rames. Cela dit, il y avait une pagaie et cela semblait être tout ce dont Emeline avait besoin. Elle monta vite dans le coracle et Cora dut sauter à côté d'elle ou marcher seule le long de la rive.
Cora dut admettre que c'était plus rapide que la marche. Elles effleuraient la rivière comme un galet jeté par la main d'un géant. C'était aussi relaxant que de rester assise sur la charrette, sinon plus car, quand elles avaient eu la charrette, elles avaient passé la moitié de leur temps à en descendre pour lui faire monter une pente ou l'extraire des ornières boueuses. De plus, Emeline avait l'air d'aimer piloter l’embarcation, négocier les changements dans la rivière quand elle passait de l'eau plate à l'eau vive puis revenait à l'eau plate.
Cora vit le moment où l'eau changea et vit l'expression d'Emeline changer au même instant.
“Il y a … quelque chose là-bas”, dit Emeline. “Quelque chose de puissant.”
Qu'avons-nous ici ? demanda une voix qui résonna dans la tête de Cora. Deux jeunes et jolies créatures. Approchez, mes chéries. Approchez.
A l'avant, Cora vit … eh bien, elle n'était pas vraiment sûre de ce qu'elle voyait. Au premier abord, cela ressemblait à une femme faite d'eau mais, un éclair de lumière plus tard, cela ressemblait à un cheval. Cora ressentait un désir écrasant d'aller retrouver cette créature. Il lui semblait que la sécurité l'attendait dans ses bras.
Non, c'était plus que ça; il lui semblait que c'était une maison qui l'attendait là, la maison qu'elle avait toujours voulue, avec de la chaleur, une famille, de la sécurité …
C'est ça. Viens me retrouver. Je peux te donner tout ce que tu veux. Tu ne seras plus jamais seule.
Cora voulait que le coracle fonce vers la créature. Elle voulait plonger dans l'eau pour être avec la créature qui lui promettait tant. Elle se leva à moitié, prête à le faire.
“Attends !” cria Emeline. “C'est une ruse, Cora !”
Cora sentit quelque chose s'installer autour de son esprit, un mur qui s'élevait entre elle et les promesses de sécurité. Elle vit Emeline souffrir sous l'effort et comprit que ce devait être l'autre fille qui le faisait, qui bloquait avec ses propres talents le pouvoir qui cherchait à les attirer.
Non, viens me retrouver, insista la chose, mais c'était un écho distant de ce que cela avait été.
Alors, Cora la regarda, la regarda vraiment. Elle vit l'eau tourbillonnante, vit les courants qui l'entouraient et qui noieraient tous ceux qui auraient l'imprudence de s'y risquer. Elle se souvint des vieilles histoires des esprits des rivières, les kelpies, une sorte de magie dangereuse qui s'était mise le monde à dos.
Elle vit l'eau commencer à bouger sous le coracle et ne comprit ce qui se passait que lorsque le courant commença à tirer leur embarcation vers l'avant.
“Emeline !” cria-t-elle. “Elle nous aspire !”
Emeline resta immobile, tremblant visiblement sous l'effort pendant qu'elle se battait pour empêcher la créature de les submerger toutes les deux. Donc, c'était à Cora d'agir. Elle saisit la pagaie du coracle et rama de toutes ses forces en direction de la rive.
D'abord, il lui sembla qu'il ne se passait rien. Le courant était trop fort et l'attraction du kelpie trop violente. Cora reconnut ces pensées pour ce qu'elles étaient et les écarta. Elle n'avait pas besoin de pagayer contre le courant, juste de rejoindre la rive. Elle pagaya aussi fort que possible, forçant le coracle à bouger à la seule force de sa volonté.
Lentement, alors que Cora pagayait, le coracle commença à changer de trajectoire, à se rapprocher de la rive.
“Vite”, dit Emeline à côté d'elle. “Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir tenir.”
Cora continua à pagayer et le coracle se déplaça de ce qui lui sembla être quelques centimètres mais bougea. Il se rapprocha de plus en plus jusqu'au moment où, finalement, Cora pensa que les roseaux devaient être à portée de main. Elle les saisit, réussit à en prendre une poignée et, grâce à eux, à rapprocher leur minuscule embarcation de la rive. Elle y tira le coracle puis bondit sur la terre ferme en tirant Emeline par le bras.
Elle tira son amie sur la rive et vit le coracle se faire aspirer par le courant. Cora vit le kelpie se dresser, apparemment furieux, puis s'abattre sur le petit vaisseau et le faire voler en éclats.
Dès qu'elles furent sur la terre ferme, Cora sentit la pression qui s'exerçait sur son esprit s'alléger. Quant à Emeline, elle inspira brusquement et se releva, enfin libre. Il semblait que, si elles n'étaient plus sur l'eau, le kelpie ne pouvait pas les atteindre. Il se dressa à nouveau puis plongea et disparut hors de leur vue.
“Je crois que nous sommes en sécurité”, dit Cora.
Elle vit Emeline hocher la tête. “Je crois quand même que … nous allons peut-être éviter l'eau pendant quelque temps.”
Comme elle avait l'air épuisée, Cora l'aida à s'éloigner de la rive. Il leur fallut un moment pour trouver un sentier mais, une fois qu'elles y furent, il leur sembla naturel de le suivre.
Elles continuèrent sur la route et, maintenant, il y avait plus de gens que dans le nord. Cora vit des pêcheurs qui venaient des rives et des fermiers avec des chariots pleins de marchandises. Elle vit d'autres gens arriver de partout avec des chargements de tissu ou des troupeaux d'animaux. Un homme rassemblait même une volée de canards qui couraient devant lui comme des moutons auraient pu le faire avec quelqu'un d'autre.
“Il doit y avoir un marché itinérant”, dit Emeline.
“On devrait y aller”, dit Cora. “Ils pourraient nous indiquer la route de Stonehome.”
“Ou ils pourraient nous prendre pour des sorcières et nous tuer dès qu'on demanderait”, signala Emeline.
Malgré ce danger, elles suivirent les gens sur les sentiers jusqu'au moment où elles virent le marché devant elles. Il était sur une petite île au cœur des rivières. La route était guéable à une dizaine d'endroits. Sur cette île, Cora vit des étals et des ventes aux enchères pour toutes sortes de choses, des marchandises au bétail. Elle était contente que personne n'essaie de vendre de filles liées par contrat synallagmatique aujourd'hui.
Elle et Emeline allèrent sur l'île, qu'elles atteignirent en passant par un des gués. Elles gardèrent la tête basse, se mêlèrent à la foule autant que possible, surtout quand Cora vit la silhouette masquée d'une prêtresse errer dans la foule en dispensant les bénédictions de sa déesse.
Cora se trouva attirée vers un espace où des acteurs interprétaient La Danse de St. Cuthbert, bien que ce ne soit pas la version sérieuse qu'on avait parfois donnée au palais. Cette version contenait beaucoup plus d'humour obscène et de prétendus combats à l'épée. Apparemment, la troupe connaissait son public. Quand la pièce fut finie, les acteurs firent leur révérence et les gens commencèrent à crier les noms de leurs pièces et de leur sketchs préférés en espérant que la troupe les jouerait.
“Je ne vois toujours pas comment trouver quelqu'un qui connaît la route de Stonehome”, dit Emeline, “ou alors, il faudrait que nous nous rendions aux prêtres.”
Cora y avait réfléchi elle aussi. Elle avait une idée.
“Si certaines personnes commencent à y penser, tu le verras, n'est-ce pas ?” demanda-t-elle.
“Peut-être”, dit Emeline.
“Donc, il faut les y faire penser”, dit Cora. Elle se tourna vers les acteurs. “Pourquoi pas Les Filles du Gardien des Pierres ?” cria-t-elle en espérant que la foule la dissimulerait aux regards inquisiteurs.
A sa grande surprise, cela marcha, peut-être parce que c'était une pièce qu'il était courageux, sinon même dangereux de demander : c'était une histoire où les filles d'un tailleur de pierre s'avéraient être des sorcières et trouvaient un endroit où vivre loin de ceux qui voulaient les pourchasser. C'était la sorte de pièce qui pouvait entraîner une arrestation si on la jouait au mauvais endroit.
Cela dit, ils acceptèrent de la jouer ici dans toute sa gloire. Des silhouettes masquées représentant les prêtres poursuivaient les jeunes hommes qui interprétaient les jeunes femmes pour conjurer le mauvais sort. Pendant ce temps-là, Cora regardait Emeline avec impatience.
“Eh bien, est-ce que ça les fait penser à Stonehome ?” demanda-t-elle.
“Oui, mais cela ne signifie pas … attends”, dit Emeline en tournant la tête. “Tu vois cet homme là-bas, le marchand de laine ? Il se souvient d'une époque où il y est allé commercer. Cette femme … c'est sa sœur et elle y est allée.”
“Donc, tu as retrouvé la direction pour y aller ?” demanda Cora.
Elle vit Emeline hocher la tête. “Je crois que nous pouvons la trouver.”
Ce n'était qu'un petit espoir mais c'était quelque chose. Stonehome les attendait encore, avec sa promesse de sécurité.