Kitabı oku: «Un Trône pour des Sœurs », sayfa 5
CHAPITRE SEPT
Sophia avait peine à croire qu'elle était à l'intérieur du palais. A la Maison des Oubliés, le palais lui avait semblé être un lieu magique, un autre monde où les filles comme elle ne pouvaient espérer entrer que si elles se retrouvaient liées aux bons nobles par contrat synallagmatique grâce à une compétence spéciale.
Maintenant, elle y était et, à peu de chose près, il lui avait suffi de vouloir tromper ceux qui acceptaient de croire en elle et d'avoir le courage d'essayer vraiment. Sophia ne pouvait s'empêcher d'être surprise par sa réussite et par ce qu'elle voyait autour d'elle.
C'était beau, c'était élégant et c'était à peu près aussi différent de l'orphelinat que pouvait espérer l'être un quelconque bâtiment. Au lieu du manque de place qu'elle avait connu, il y avait de hauts plafonds et des pièces spacieuses qui semblaient plus avoir été conçues pour afficher de l'opulence que pour simplement y habiter. Il y avait des fauteuils douillets et des méridiennes sculptées dans un style raffiné importé de l'autre côté de l'océan, des tapis épais tissés dans les ateliers à roue à aube des États Marchands et même quelques statuettes en argent travaillé qui venaient d'encore plus loin, des terres où l'on disait que les hommes n'avaient jamais ne serait-ce qu'entendu parler de l'Ordre de la Déesse Masquée.
Ce palais était tout ce que Sophia avait jamais désiré.
Non, pas tout. C'était un bel endroit mais il ne suffisait pas d'y arriver. Il fallait que Sophia trouve un moyen d'y rester. Elle était venue ici en espérant trouver un moyen de s'intégrer aux nobles, d'être en sécurité.
En ce moment-là, Sophia ne se sentait pas vraiment en sécurité. Sur les murs, il y avait des peintures de belles femmes et d'hommes forts qui représentaient probablement diverses facettes des lignées nobles du royaume. A cet instant-là, Sophia ressemblait probablement à une de ces femmes mais avait l'impression que sa propre façade était aussi fine qu'une de ces toiles, facile à déchirer et susceptible de tomber à tout moment.
“Concentre-toi”, se dit-elle en essayant de se comporter comme elle pensait qu'une noble étrangère le ferait en arrivant au palais. Elle traversa les foules de gens qui se trouvaient là, souriant sous son demi-masque et hochant la tête, s'arrêtant pour admirer les peintures et les sculptures.
Il y avait des nobles (d'autres nobles, pensa Sophia en corrigeant son erreur) rassemblés en groupes qui riaient entre eux en attendant que commence le bal. Elle vit un groupe de jeunes femmes qui semblaient avoir son âge et qui portaient toutes des robes dont la fabrication avait probablement nécessité quelques semaines de travail. Une des jeunes filles, resplendissante dans une robe bleue au tissu très léger qui semblait avoir été conçue pour flatter sa silhouette, se plaignait aux autres sous l'ovale en ivoire de son masque.
“J'y ai envoyé ma domestique et vous ne devinerez jamais ce qui s'est passé. Quelqu'un avait pris ma robe. Ma robe !”
Sophia retint son souffle, se sentant certain que, très bientôt, la fille allait se retourner et la voir, allait reconnaître la robe qu'elle portait et la dénoncer pas simplement comme imposteur mais aussi pour vol. Sophia devina que cette jeune femme était « Milady D’Angelica », comme la couturière l'avait appelée.
“Je n'ai même pas pu voir ma robe”, poursuivit la fille, et Sophia osa pousser un soupir de soulagement. “Il a fallu que je me contente d'une robe que la couturière avait préparée pour la fille d'un autre citoyen.”
Une des autres, dont le masque formait un bec complexe d'oiseau, rit. “Au moins, cela signifie qu'il y aura moins de populace ici.”
Les autres rirent avec elle et la fille qui s'était plainte de sa robe hocha la tête.
“Venez”, dit-elle. “Il sera bientôt temps d'aller danser et je veux que mon maquillage soit parfait au cas où un beau jeune homme en viendrait à me démasquer. Peut-être un des fils de la douairière voudra-t-il m'embrasser.”
“Angelica, quelle audace !” dit une des autres.
Sophia n'avait pas pensé à ça. Elle était venue ici en imaginant presque qu'elle allait pouvoir s'intégrer à la cour et épouser un homme riche mais elle n'avait pas assez réfléchi pour décider ce qu'elle ferait s'il lui fallait retirer son masque. Il était probable que, à un moment ou à un autre entre son arrivée à la fête et la vie de bonheur éternel qui suivrait, quelqu'un voudrait voir son visage.
Donc, elle suivit les jeunes femmes en essayant de se faire discrète, s'arrêtant pour regarder les statues disposées là.
“Ah, vous admirez le dernier Hollenbroek”, dit un gros homme.
Une véritable horreur, cette sculpture, mais on s'attend à ce que je la trouve belle.
“Je la trouve affreuse”, dit Sophia avec le léger accent qu'elle avait choisi pour que les nobles lui pardonnent toutes ses erreurs. “Bon, excusez-moi, il faut encore que je fasse mon maquillage pour le bal.”
“Dans ce cas, nous pourrons peut-être danser plus tard”, suggéra-t-il. “Si vous avez votre carnet de bal …”
“Mon carnet de bal ?” demanda Sophia, interloquée. Elle ne pouvait pas voir l'homme froncer les sourcils sous son masque mais elle sentait sa perplexité. “Oui, bien sûr, mais je ne crois pas l'avoir sur moi maintenant.”
Elle s'éloigna rapidement, alors qu'elle savait que c'était impoli. Cela dit, c'était mieux que si elle se faisait démasquer parce qu'elle ne connaissait pas les règles en vigueur chez ces gens. De plus, les filles nobles avaient presque disparu.
Sophia les suivit dans une petite antichambre, jeta un coup d’œil à l'intérieur et vit une fille qui avait peut-être deux ou trois ans de plus qu'elle et qui portait le gris d'une domestique liée par contrat synallagmatique, entourée par des miroirs et des brosses pendant que les filles s'asseyaient devant elle sur des chaises à haut dossier. La domestique avait des cheveux foncés qui tombaient presque jusqu'à ses épaules et des traits qui auraient pu être beaux si on lui avait permis d'utiliser les outils de sa profession sur elle-même. Dans l'état actuel des choses, elle avait surtout l'air fatiguée par un excès de travail.
“Alors ?” dit sèchement la première fille noble. “Qu'attends-tu ?”
“Madame voudrait-elle retirer son masque ?” suggéra la fille.
La femme noble le fit de mauvaise grâce en marmonnant quelque chose sur l'impolitesse des domestiques pendant que les autres faisaient de même. Elles posèrent leur masque à côté d'elles comme des visages retournés mais Sophia était plus intéressée par leurs vrais traits. Certaines d'entre elles étaient jolies tandis que d'autres étaient plus ordinaires mais avaient quand même la peau lisse grâce à de coûteuses lotions et à l'assurance que leur donnait leur certitude de pouvoir acheter la moitié de la ville si elles le voulaient. Cela dit, Milady D’Angelica était probablement la seule à être vraiment belle. Elle avait des traits qui auraient pu venir d'une des peintures qui décoraient les murs et un air fortement condescendant qui indiquait qu'elle savait exactement à quel point elle était belle.
“Dépêche-toi”, dit-elle. “Et fais attention. J'ai eu une journée très éprouvante, aujourd'hui.”
Sa journée avait probablement été moins éprouvante que celle d'une domestique obligée de la servir ou que celle d'une jeune fille qui risquait sa liberté en essayant de s'introduire dans les festivités. Cependant, Sophia ne dit rien. Elle se contenta de regarder la domestique commencer à utiliser ses poudres et ses maquillages pour subtilement transformer les traits de chacune des nobles sur laquelle elle œuvrait.
“Plus vite !” dit sèchement l'une d'elles. “Vraiment, ces filles liées par contrat synallagmatique sont trop paresseuses.”
“Elles sont aussi autre chose”, répondit une autre. “As-tu entendu dire que Henine Watsworth a en surpris une au lit avec son fiancé ? Elles n'ont aucune morale, ces filles.”
“Et l'air qu'elles ont !” ajouta Angelica. “On voit la grossièreté de leurs traits. Je ne sais pas pourquoi on s'embête à leur mettre une marque. De toute façon, on les reconnaît à un kilomètre.”
Elles ne semblaient pas se soucier de la présence de la domestique à leurs côtés, ou du fait qu'elle ne puisse pas répondre à cause de sa position. Sophia détestait cette cruauté. En fait —
“Excusez-moi, madame”, demanda une domestique qui passait. “Êtes-vous perdue ?”
Il fallut un moment à Sophia pour se souvenir que c'était peut-être à elle que l'on s'adressait. “Non, non, tout va bien.”
“Dans ce cas, voudriez-vous entrer pour vous faire maquiller ? Je suis sûre qu'on pourrait trouver une autre chaise.”
Sophia ne voulait surtout pas devoir s'asseoir dans cette pièce avec les autres, démasquée, car elle était sûre que quelqu'un devinerait ce qu'elle était, ou, plus précisément, ce qu'elle n'était pas.
Sophia entendit un extrait des pensées de la femme et cela ne fit rien pour la rassurer.
Est-ce qu'elle va bien ? Je ne la reconnais pas. Je devrais peut-être —
“Tu t'imagines que j'ai besoin de ce genre de chose ?” demanda Sophia de son ton le plus hautain. “Plus précisément, tu t'imagines que j'ai envie de me retrouver piégée au milieu de ces bavardages ? Je sens déjà venir un de mes maux de tête. Va me chercher de l'eau, ma fille. Vas-y.”
A ces moments-là, il lui semblait jouer un rôle. Son ton cassant était comme des épines d'églantier qui servaient à repousser les gens trop curieux. La domestique partit à la hâte et Sophia aussi. Elle ne pouvait pas rester exposée comme ça.
En fait, elle trouva un coin où se cacher, faisant semblant de regarder les peintures qui y étaient accrochées et, ce faisant, tendant l'oreille et attendant que la pièce au-delà soit vide. Sophia ne voulait surtout pas prendre le risque que la domestique la voie. Comme l'avaient dit les filles nobles, il était trop facile de reconnaître les filles liées par contrat synallagmatique.
Donc, elle écouta avec ses oreilles et avec son esprit, attendant que le silence se fasse, puis elle repartit discrètement dans la pièce avec toute la prudence d'une voleuse. Elle s'assit devant les miroirs qui s'y trouvaient, retira son masque et observa la grande diversité de pigments et de poudres qu'il y avait.
A ce moment-là, elle se rendit compte qu'elle n'avait aucune idée précise de ce qu'elle allait faire. Elle savait ce qu'était le maquillage, elle avait même vu quelques femmes en porter mais cela avait été interdit à l'orphelinat. Les sœurs masquées l'auraient probablement battue même si elle n'avait fait que demander ce que c'était. Pourquoi se seraient-elles décoré le visage alors que leur déesse avait caché le sien aux yeux du monde ? Pour elles, seules les putains se maquillaient.
Malgré cela, Sophia essaya. Elle se concentra sur ce à quoi les femmes des peintures ressemblaient selon elle et prit les poudres qui lui semblèrent le plus faire l'affaire. Il lui fallut moins d'une minute pour comprendre son erreur quand elle vit qu'elle ressemblait maintenant à une sorte de clown fou et que cela ne pouvait aller qu'à un des acteurs de théâtre de rue les moins subtils.
“Bonjour !”
Sophia se retourna en entendant la voix de la domestique, se rendit compte de ce à quoi elle devait ressembler et essaya de reprendre son masque. A sa grande surprise, la domestique fut plus rapide, lui prit la main et l'écarta avec douceur.
“Non, non, ne faites pas ça. Ça n'arrangera rien, bien au contraire. Voyons, madame …”
Qui est-ce ? Je suis sûre que je la connais.
“Ça ira”, dit Sophia en se levant. Ce ne fut que lorsqu'elle l'eut dit qu'elle se rendit compte qu'elle avait oublié d'utiliser son léger accent. Elle avait repris sa voix normale et même elle entendait à quel point elle avait l'air rustique et inculte par rapport à celle des nobles.
“Qui êtes-vous ?” demanda la domestique. Elle avança pour regarder Sophia. “Attendez, je vous connais, n'est-ce pas ?”
“Non, non, tu te trompes”, réussit à dire Sophia. A ce moment-là, elle aurait dû se reculer, bousculer la domestique et s'enfuir. Cela dit, elle ne le fit pas.
“Mais si”, dit la fille. “Tu es Sophia. Je me souviens de toi et de ta sœur à la Maison des Oubliés. Je suis Cora. Je n'avais que deux ou trois ans de plus que vous deux, tu te souviens ?”
Sophia se mit à secouer la tête mais, en vérité, elle se souvenait bien de l'autre fille et, à ce stade, il semblait qu'il n'y ait aucune raison de le nier.
“Oui”, dit-elle. “Oui, je me souviens.”
“Mais que fais-tu ici ?” demanda Cora. “Viens, assieds-toi. Tu dois bien avoir une histoire à raconter.”
Comme Sophia s'était attendue à ce qu'elle appelle les gardes à un moment où à un autre, elle s'assit presque autant par surprise que pour une autre raison. Quand elle fut assise, Cora se mit à la démaquiller de ses mains expertes.
Sophia lui dit ce qui s'était passé. Elle lui raconta qu'elle s'était enfuie avec sa sœur et qu'elles avaient dormi à la belle étoile en ville. Elle lui dit qu'elles s'étaient séparées pour essayer de trouver bonheur et sécurité de la façon qui semblait le plus convenir à chacune d'elles.
“Et tu es venue ici parce que tu penses que tu peux y trouver simplement une place à la cour ?” demanda Cora. Sophia attendit que l'autre fille lui dise à quel point c'était stupide. “Je suppose que cela pourrait marcher si tu pouvais convaincre les bonnes personnes de devenir tes amies, ou plus que des amies. Si tu pouvais persuader un noble de te prendre comme maîtresse … ou comme femme.”
Elle rit de cette idée comme si elle était absurde mais, pour Sophia, c'était la seule option qui lui semblait envisageable. C'était la seule option qui lui offrait la sécurité. Cela dit, quoi qu'il arrive, elle ferait ce qu'il faudrait. Elle deviendrait la parasite d'un noble, ou son amie, ou sa courtisane s'il le fallait.
“Donc, tu ne penses pas que ce soit stupide ?” demanda Sophia. “Tu ne penses pas que ce soit mal d'essayer de le faire ?”
“Mal ?” répliqua Cora. “Ce qui est mal, c'est qu'elles puissent nous prendre et nous vendre comme du bétail sans que nous ayons jamais une véritable chance de rembourser les dettes que nous avons contractées selon elles. Ce qui est mal, c'est que les filles nobles puissent me traiter comme une moins que rien alors qu'elles ne font rien de leur vie, mis à part attendre le bon mari. Fais ce qu'il faut pour survivre, Sophia. Tant que cela ne fait de mal à personne d'autre, fais-le sans te poser de questions. J'aimerais avoir le courage d'en faire autant.”
En ce moment-là, Sophia ne se sentait pas très courageuse. “Tu ne m'as pas répondu quand je t'ai demandé si c'était stupide. Je veux dire, si une personne devine qui je suis et me livre aux gardes —”
“Ce ne sera pas moi”, lui promit Cora. “Et oui, ce pourrait être stupide mais seulement si tu le fais mal. Le fait que tu sois arrivée jusqu'ici montre que tu y as réfléchi, mais y as-tu réfléchi suffisamment ? Qui es-tu censée être ?”
“Je pensais être une fille des États Marchands”, dit Sophia, reprenant le soupçon d'accent qu'elle avait choisi. “Je suis venue dans ce pays pour …”
En vérité, elle n'avait pas cherché de raison.
“Donc, tu viendrais de l'autre côté de l'océan ? Bonne idée !” dit Cora. “Même ton accent est assez fidèle pour tromper la plupart des gens. Dis que tu es ici à cause des guerres. Ton père était un petit noble de Meinhalt; c'est une ville de la vieille Ligue. J'ai entendu les gens dire que les batailles qui s'y sont déroulées l'ont détruite; comme ça, personne ne pourra vérifier. Cela expliquera aussi pourquoi tu n'as rien emporté avec toi.”
Sophia de Meinhalt. Ça sonnait bien.
“Merci”, dit Sophia. “Je n'aurais jamais — comment sais-tu tout ça ?”
Cora sourit. “Pendant que je travaille sur ces dames, elles oublient ma présence. Elles parlent et j'écoute. Au fait, assieds-toi là et je … bon, je ne vais pas te faire belle, tu l'es déjà, mais te maquiller pour que tu passes inaperçue.”
Sophia s'assit et l'autre fille se mit au travail, choisit un fond de teint et du rouge, de l'ombre à paupières et une couleur pour les lèvres.
“Que sais-tu sur l'étiquette d'ici ?” demanda Cora. “Sais-tu qui sont les gens ?”
“Je n'en sais pas assez”, admit Sophia. “Il y a un instant, un gros homme m'a demandé mon carnet de bal et je ne sais même pas ce que c'est. Il a commencé à parler de quelqu'un qui s'appelle Hollenbroek et je pense que j'ai bien répondu mais je n'en suis pas sûre.”
“Hollenbroek est un artiste”, expliqua Cora. “Ton carnet de bal est un morceau d'os ou d'ivoire ou d'ardoise sur lequel tu écris le nom des hommes avec lesquels tu as promis de danser plus tard. Et s'il y a un gros homme qui t'a parlé des deux, il y a de fortes chances pour que ce soit Percy d’Auge. Évite-le, c'est un pervers sans le sou.”
Ensuite, elle expliqua à Sophia qui étaient les autres, les nobles et leurs familles, la douairière et ses deux fils, le Prince Rupert et le Prince Sebastian.
“Le Prince Rupert doit hériter”, dit-elle. “Il est … eh bien, tout ce qu'on attendrait d'un prince : plein d'allure, beau, arrogant, futile. On dit que Sebastian est différent. Il est plus discret. Cela dit, tu n'as pas besoin de penser à eux. Il te faut un petit noble, Phillipe van Anter, peut-être.”
En écoutant les explications de Cora, Sophia comprit de plus en plus qu'elle ne pourrait jamais toutes les mémoriser. Quand elle le dit, Cora secoua la tête.
“Ne t'inquiète pas. Si tu viens de l'autre côté de l'océan, personne ne s'attendra à ce que tu saches tout ça. En fait, si tu le savais, tu attirerais les soupçons sur toi. Voilà, je pense que tu es presque prête.”
Sophia se regarda dans le miroir. C'était elle mais, d'une façon ou d'une autre, ce n'était plus elle. C'était certainement une version plus belle d'elle que tout ce qu'elle aurait pu imaginer. C'était incroyablement éloigné de ce qu'elle aurait pu se faire toute seule.
“Une chose de plus”, dit Cora. “J'aime tes bottes mais nous savons toutes les deux ce qui se trouve dessous. Enlève-les et je te dissimulerai ta marque. Personne ne saura qui tu es.”
Sophia enleva ses bottes et ses bas, révélant la marque qu'elle avait au mollet. Cora appliqua une grosse épaisseur de fond de teint à cet endroit et frotta jusqu'à ce que la marque disparaisse complètement.
“Voilà”, dit-elle. “Maintenant, si tu séduis un petit noble, tu n'auras pas besoin de garder tes bottes au lit.”
“Merci”, dit Sophia en la serrant contre elle. “Merci beaucoup pour tout cela.”
Cora sourit. “J'ai de la chance. J'ai un travail que je fais bien à un endroit qui ne me gêne pas trop. Cela dit, si je peux aider quelqu'un comme moi, je le ferai. Et qui sait ? Peut-être que, quand tu seras une femme noble et riche, tu auras besoin d'une bonne qui sache te mettre en valeur.”
Sophia hocha la tête; elle n'oublierait pas. Elle se leva devant les miroirs. A présent, elle avait l'impression d'être un chevalier à l'ancienne qui venait de revêtir son armure pour aller au combat. Quand elle mit son masque, ce fut comme si elle rabattait sa visière.
Elle était prête à se battre.
CHAPITRE HUIT
Kate rêvait de l'orphelinat, ce qui signifiait qu'elle rêvait de violence. Elle se tenait dans une salle de classe, entourée par des silhouettes qui portaient la robe des bonnes sœurs ou les tuniques unies des garçons de l'endroit.
Ils lui posaient des questions absurdes, sur des choses stupides : comment bien broder un coussin, les exportations principales de l'Isettie du Sud, des choses auxquelles Kate ne pouvait pas espérer avoir la réponse.
Ils la frappaient à chaque erreur. Les sœurs la fouettaient avec des ceintures ou des bâtons pendant que les garçons se servaient tout simplement de leurs poings. Ils entonnaient constamment le même refrain.
“Tu ne mérites pas d'être une fille libre. Tu ne mérites pas d'être une fille libre.”
Kate sentit des mains se poser sur elle et elle essaya de se contorsionner pour se débattre. Elle se retourna pour érafler, frapper et mordre et ce ne fut que quand elle reprit conscience qu'elle se rendit compte que les mains qui la tenaient n'étaient ni celles des garçons ni celles des Sœurs Masquées. Au lieu d'eux, c'était Émeline qui se tenait au-dessus d'elle, un doigt sur les lèvres.
“Silence”, dit-elle. “Si tu fais trop de bruit, tu vas réveiller les matelots de la barge.”
Kate réussit à se contrôler à temps pour se retenir de crier par pure contrariété et par panique.
“Je croyais que c'était toi, le matelot de la barge”, réussit à dire Kate.
Elle vit Émeline secouer la tête. “Ils dorment à l'avant. Ils ont dit qu'ils m'emmèneraient vers l'amont si je dirigeais le bateau pendant leur sommeil.”
Alors, Kate ne se sentit plus vraiment en sécurité. Sa nouvelle amie l'avait sauvée et Kate avait supposé qu'il n'y avait qu'elles deux sur le bateau qui descendait la large rivière. Or, il y avait quelque part des hommes qu'elle ne connaissait pas et une partie de Kate voulait aller les trouver et les jeter à l'eau rien que parce qu'ils avaient osé être là.
En fait, elle ne voulait pas vraiment faire ça. C'était juste qu'elle ressentait le besoin présent de frapper quelque chose et que les habitants de l'orphelinat n'étaient pas à portée de main. Elle voulait revenir à l'orphelinat et l'incendier, juste pour être sûre qu'il avait disparu de sa vie. Elle voulait se venger de toutes les humiliations qu'elle avait subies et de tous les coups qu'elle avait reçus dans les années où elle y avait résidé.
“Hé, tu es en sécurité, maintenant”, dit Émeline. “Tu n'as pas à t'inquiéter. Tes poursuivants ne t'attraperont plus, maintenant.”
Kate hocha la tête mais une partie d'elle-même ne le croyait toujours pas. La Maison des Oubliés était un endroit que l'on ne quittait jamais. En fait, on la portait partout avec soi et elle ne s'éloignait jamais, aussi loin que l'on s'enfuie. Peut-être était-ce une des raisons pour lesquelles les sœurs ne se fatiguaient pas à fermer les portes à clef.
Faisant un effort pour penser à autre chose, Kate regarda la ville qui s'étendait autour d'elle. Dans la lumière du soir, la brume qui l'avait engloutie commençait à se dissiper en révélant la grande étendue de la rivière qui partait des deux côtés, éclairée par les lampes des marins et entrecoupée de petits bancs de sable et de tourbillons, de zones où l'eau courait plus vite ou plus lentement et de portions en méandres.
Des deux côtés, la ville avait l'air tout aussi variée. Il y avait des bâtiments en bois et des bâtiments en pierre. Certains formaient des rangées ordonnées alors que d'autres se tendaient comme des doigts dans l'espace qui appartenait à l'eau qui s'écoulait. Certains des bâtiments utilisaient visiblement la rivière pour leur activité, avec des systèmes de poulie ou des jetées qui indiquaient les endroits où l'on chargeait ou déchargeait les marchandises. D'autres maisons étaient tout simplement situées là pour que leurs riches habitants aient vue sur l'eau.
Kate vit un homme qui était assis là et qui essayait de peindre la rivière à la lumière des lampes et elle se surprit à se demander comment on pouvait se fatiguer à le faire. Le paysage n'était pas beau, n'est-ce pas ? La ville envahissait trop les rives pour cela. L'eau avait l'odeur terreuse pleine de sédiments et d'eaux usées d'un cours d'eau dans lequel les gens jetaient leurs ordures. La surface de la rivière était trop occupée par les bateaux et les barges pour que l'on puisse voir les roseaux qui bordaient les rives ou les oiseaux qui s'y mouvaient furtivement. C'était loin d'être une scène qu'elle aurait eu envie de peindre.
“Attention !” dit Émeline quand Kate commença à se relever. “Il y a des ponts devant. Évite de t'y cogner la tête.”
Consciencieusement, Kate se rassit, regarda vers l'avant et vit effectivement un long pont qui traversait la rivière, probablement assez bas pour que seules les barges basses comme celle-là puissent passer dessous.
“Ils ont forcément des quais séparés sur l'autre rive”, dit Émeline. “Seules les barges peuvent passer sans cogner du mât sur le tablier du pont.”
Elle poussa avec sa longue perche quand ils se rapprochèrent, alignant la barge sur des arches du pont. Kate y vit des pointes ornées de têtes de criminels préservées dans de la poix pour qu'elles pourrissent moins vite. Elle se demanda quels crimes ils avaient commis. Vol ? Trahison ? Quelque chose entre les deux ?
A côté de la rivière, il n'y avait pas que des bâtiments mais aussi des espaces dégagés. Dans ces espaces, Kate vit des hommes se préparer à la guerre avec des mousquets et des arbalètes en bois parce que personne ne voulait dépenser d'argent pour acheter de vraies armes pour de simples recrues. Certaines d'entre elles s'exerçaient avec des piques en formant des carrés pendant que quelques autres, probablement des officiers, se battaient avec des rapières devant les autres.
“On dirait que tu as envie de te jeter à l'eau et d'aller les rejoindre”, dit Émeline.
“Pas toi ?” dit Kate. “Tu deviendrais aussi forte qu'eux et personne ne te donnerait plus jamais d'ordres.”
Émeline rit à cette idée. “Dans une des brigades de mercenaires ? Les gens qui leur donnent des ordres, ils ne connaissent que ça. Et après, voudrais-tu traverser le Knife-Water et risquer ta vie pour une cause dépourvue de sens ?”
Kate n'en était pas sûre. Quand Émeline la présentait comme ça, l'idée paraissait folle, mais elle évoquait aussi la possibilité de connaître l'aventure.
“De plus, si les rumeurs disent vrai, tu n'aurais peut-être pas à quitter le pays”, dit Émeline.
Kate avait besoin de lire les pensées de la plupart des gens pour essayer de comprendre ce qu'ils voulaient dire mais, quand elle essaya de lire celles de l'autre fille, elle se retrouva bloquée.
Kate, dit Émeline par télépathie, ne sais-tu pas que c'est impoli ?
“Je suis désolée”, dit Kate. Elle ne voulait pas contrarier sa nouvelle amie. “Cela dit, qu'entendais-tu par là ?”
“Juste que les guerres ont la manie de ne pas rester où on le voudrait”, répondit Émeline. “Les gens font comme si le Knife-Water était un gouffre infranchissable au lieu de seulement trente-deux kilomètres de mer calme.”
Kate n'y avait pas pensé comme ça. Quand elle avait entendu parler des guerres qui se déroulaient de l'autre côté de l'océan entre les états fragmentés qui y vivaient, il lui avait toujours semblé que c'était quelque chose qui arrivait de l'autre côté du monde. En vérité, une partie des terres de ces pays-là étaient probablement plus proches d'Ashton que les moulins à eau du nord ou les régions montagneuses granitiques d'au-delà.
“Donc, tu ne prévois pas de t'enfuir pour rejoindre une des compagnies”, dit Kate. “Dans ce cas, que fais-tu ? Pourquoi cherches-tu à remonter la rivière ?”
Émeline ferma les yeux à demi et Kate comprit qu'un rêve éveillé ou autre chose vacillait derrière ces paupières.
“Pour Stonehome”, dit Émeline d'une voix qui sembla prise dans une extase l'espace d'un instant.
“Stonehome ?” dit Kate. “Qu'est-ce que c'est ?”
Elle vit l'autre fille écarquiller les yeux de surprise. “Tu ne sais pas ? Mais tu … tu es comme moi. Tu lis dans les pensées !”
Elle le dit probablement un peu plus fort qu'elle ne l'avait voulu. C'était assurément la chose la plus forte qu'elle ait dite depuis que Kate s'était réveillée.
“Stonehome est un endroit pour les gens comme nous”, dit Émeline. “On dit que c'est un endroit où on peut être en sécurité et où personne ne nous attaquera à cause de notre talent.”
Kate n'était pas sûre de croire en l'existence d'un tel endroit. Elle croyait tout juste qu'il existait au monde d'autres gens dotés du même don qu'elle, alors qu'elle était tellement sûre depuis si longtemps qu'il n'y avait qu'elle et sa sœur.
“Tu es sûre que cet endroit existe ?” demanda Kate. Cela ne lui semblait guère possible.
“J'ai … entendu des rumeurs”, dit Émeline. “Je ne sais pas exactement où il se trouve. S'il était visible à tous, ce serait trop dangereux. On dit qu'il se trouve quelque part au-delà des Ridings. Je me suis dit que je pourrais d'abord penser à sortir de la ville, puis trouver cet endroit ensuite. Je veux dire, les gens y vont; il ne peut pas être impossible à trouver.”
Les espoirs de l'autre fille semblaient reposer sur bien peu mais, au moins, le bateau était une bonne façon de quitter la ville. De plus, tenter de trouver un endroit où les filles comme elles pourraient être en sécurité n'était peut-être pas un si mauvais rêve.
“Comment était-ce, à l'orphelinat ?” demanda Émeline.
Kate secoua la tête. “Pire que tu ne pourrais l'imaginer. Elles nous traitaient comme si nous n'étions même pas humaines, ou pas vraiment, juste des choses gênantes qu'il fallait former et vendre.”
D'une certaine façon, c'était ce qu'elles avaient été. La Maison des Oubliés prétendait être un endroit sûr pour les enfants abandonnés mais, en fait, c'était un genre d'usine à fabriquer des domestiques liés par contrat synallagmatique et qui existait pour leur fournir des compétences qui les rendraient utiles quand elles auraient l'âge d'être vendues.
“Et toi ?” demanda Kate. “Comment as-tu fini par te retrouver sur un bateau comme celui-là ?”
Émeline haussa les épaules. “J'ai vécu dans les rues un certain temps. C'était … dur.”
Kate connaissait la quantité de souffrance qui pouvait rentrer dans un silence comme celui-là. Elle tendit un bras pour le passer autour des épaules de l'autre fille.
“Je faisais le guet pour … bon, c'étaient surtout des voleurs”, dit Émeline. “Ils entraient dans des restaurants et des auberges et en sortaient en portant les vêtements des gens, les poches bien remplies. Je les avertissais quand il y avait des gens qui les remarquaient.”