Kitabı oku: «Арсен Люпен – джентельмен-грабитель / Arsеne Lupin Gentleman-Cambrioleur. Книга для чтения на французском языке»
Préface
– Racontez-nous donc, vous qui contez si bien, une histoire de voleurs…
– Soit, dit Voltaire (ou un autre philosophe du XVIIIe siècle, car l’anecdote est attribuée à plusieurs de ces causeurs incomparables).
Et il commença :
– Il était une fois un fermier général…
L’auteur des Aventures d’Arsène Lupin, qui sait si joliment conter, lui aussi, eût commencé tout autrement :
– Il était une fois, un gentilhomme cambrioleur…
Et ce début paradoxal eût fait dresser les têtes effarées des auditrices. Les aventures d’Arsène Lupin, aussi incroyables et entraînantes que celles d’Arthur Gordon Pym, ont fait mieux. Elles n’ont pas seulement intéressé un salon, elles ont passionné la foule. Depuis le jour où cet étonnant personnage a fait son apparition dans Je sais tout, il a effrayé, il a charmé, il a amusé des lecteurs par centaines de mille et, sous la forme nouvelle du volume, il va entrer triomphalement dans la bibliothèque, après avoir conquis le magazine.
Ces histoires de détectives et d’apaches du high life ou de la rue ont toujours eu une singulière et puissante attraction. Balzac, en quittant Mme de Morsauf, vivait l’existence dramatique d’un limier de police. Il laissait là le lys de la vallée pour le réfractaire du ruisseau. Victor Hugo inventait Javert, donnant la chasse à Jean Valjean comme l’autre « inspecteur » poursuivait Vautrin. Et tous deux songeaient à Vidocq, cet étrange loup-cervier devenu chien de garde, dont le poète des Misérables et le romancier de Rubempré avaient pu recueillir les confidences. Plus tard, et dans un ordre inférieur, Monsieur Lecoq avait éveillé la curiosité des fervents du roman judiciaire, et M. de Bismarck et M. de Beust, ces deux adversaires, l’un farouche, l’autre spirituel, avaient trouvé, avant et après Sadowa, ce qui les divisait le moins : les récits de Gaboriau.
Il arrive ainsi à l’écrivain de rencontrer sur son chemin un personnage dont il fait un type et qui, à son tour, fait la fortune littéraire de son inventeur. Heureux qui crée de toutes pièces un être qui semblera bientôt aussi vivant que les vivants : Delobelle ou Priola ! Le romancier anglais Conan Doyle a popularisé Sherlock Holmes. M. Maurice Leblanc a trouvé, lui, son Sherlock Holmes, et je crois bien que depuis les exploits de l’illustre détective anglais, pas une aventure au monde n’a aussi vivement excité la curiosité que les exploits de cet Arsène Lupin, cette succession de faits devenus aujourd’hui un livre.
Le succès des récits de M. Leblanc a été, on peut le dire, foudroyant dans la revue mensuelle où le lecteur, qui se contentait jadis des vulgaires intrigues du roman feuilleton, va chercher (évolution significative) une littérature qui le divertisse, mais qui reste pourtant de la littérature.
L’auteur avait débuté, il y a une douzaine d’années, si je ne me trompe, dans l’ancien Gil Blas, où ses nouvelles originales, sobres, puissantes, le placèrent du premier coup au meilleur rang des conteurs. Normand, Rouennais, l’auteur était visiblement de la bonne lignée des Flaubert, des Maupassant, des Albert Sorel (qui fut, lui aussi, un novellière à ses heures). Son premier roman, Une Femme, fut très remarqué, et, depuis, plusieurs études psychologiques, l’Œuvre de Mort, Armelle et Claude, l’Enthousiasme, une pièce en trois actes, applaudie chez Antoine, la Pitié, étaient venues s’ajouter à ces petits romans en deux cents lignes où excelle M. Maurice Leblanc.
Il faut avoir un don particulier d’imagination pour trouver de ces drames en raccourci, de ces nouvelles rapides qui enserrent la substance même de volumes entiers, comme telles vignettes magistrales contiennent des tableaux tout faits. Ces rares qualités d’inventeur devaient nécessairement, un jour, trouver un cadre plus large, et l’auteur d’Une Femme allait bientôt se concentrer après s’être dispersé en tant d’originales histoires.
C’est alors qu’il fit la connaissance du délicieux et inattendu Arsène Lupin.
On sait l’histoire de ce bandit du XVIIIe siècle qui volait les gens avec des manchettes, comme Buffon écrivait son Histoire Naturelle. Arsène Lupin est un petit neveu de ce scélérat qui faisait peur à la fois et souriait aux marquises épouvantées et séduites.
– Vous pouvez comparer, me disait M. Marcel L’Heureux en m’apportant les épreuves de l’œuvre de son confrère et les numéros où Je sais tout illustrait les exploits d’Arsène Lupin, vous pouvez comparer Sherlock Holmes à Lupin et Maurice Leblanc à Conan Doyle. Il est certain que les deux écrivains ont des points de contact. Même puissance de récit, même habileté d’intrigue, même science du mystère, même enchaînement rigoureux des faits, même sobriété de moyens. Mais quelle supériorité dans le choix des sujets, dans la qualité même du drame ! Et remarquez ce tour de force : avec Sherlock Holmes on se trouve chaque fois en face d’un nouveau vol et d’un nouveau crime; ici, nous savons d’avance qu’Arsène Lupin est le coupable; nous savons que, lorsque nous aurons débrouillé les fils enchevêtrés de l’histoire, nous nous trouverons en face du fameux gentleman-cambrioleur ! Il y avait là un écueil, certes. Il est évité, il était même impossible de l’éviter avec plus d’habileté que ne l’a fait Maurice Leblanc. À l’aide de procédés que le plus averti ne distingue pas il vous tient en haleine jusqu’au dénouement de chaque aventure. Jusqu’à la dernière ligne on reste dans l’incertitude, la curiosité, l’angoisse, et le coup de théâtre est toujours inattendu, bouleversant et troublant. En vérité, Arsène Lupin est un type, un type déjà légendaire, et qui restera. Figure vivante, jeune, pleine de gaîté, d’imprévu, d’ironie. Voleur et cambrioleur, escroc et filou, tout ce que vous voudrez, mais si sympathique, ce bandit ! Il agit avec une si jolie désinvolture ! Tant d’ironie, tant de charme et tant d’esprit ! C’est un dilettante. C’est un artiste ! Remarquez-le bien : Arsène Lupin ne vole pas; il s’amuse à voler. Il choisit. Au besoin, il restitue. Il est noble et charmant, chevaleresque, délicat, et je le répète, si sympathique, que tout ce qu’il fait semble juste, et qu’on se prend malgré soi à espérer le succès de ses entreprises, que l’on s’en réjouit, et que la morale elle-même a l’air de son côté. Tout cela, je le répète, parce que Lupin est la création d’un artiste, et parce qu’en composant un livre où il a donné libre cours à son imagination, Maurice Leblanc n’a pas oublié qu’il était avant tout, et dans toute l’acception du terme, un écrivain ! »
Ainsi parla M. Marcel L’Heureux, si bon juge en la matière et qui sait la valeur d’un roman pour en avoir écrit de si remarquables. Et me voici de son avis après avoir lu ces pages ironiquement amusantes, point du tout amorales malgré le paradoxe qui prête tant de séduction au gentleman détrousseur de ses contemporains. Certes je ne donnerais pas un prix Montyon à ce très séduisant Lupin. Mais eût-on couronné pour sa vertu le Fra Diavolo qui charma nos grand-mères à l’Opéra-Comique, au temps lointain où les symboles d’Ariane et Barbe Bleue n’étaient pas inventés ?
Le voilà qui s’avance
La plume rouge à son chapeau…
Arsène Lupin, c’est un Fra Diavolo armé non d’un tromblon, mais d’un revolver, vêtu non d’une romantique veste de velours, mais d’un smoking de forme correcte, et je souhaite qu’il ait le succès plus que centenaire de l’irrésistible brigand que fit chanter M. Auber.
Mais quoi ! il n’y a rien à souhaiter à Arsène Lupin. Il est entré vivant dans la popularité. Et la vogue qu’a si bien commencée le magazine, le livre va la continuer.
Jules CLARETIE, de l’Académie Française
Maurice Leblanc
Arsène Lupin
Gentleman-Cambrioleur
À Pierre LAFITTE.
Mon cher ami,
Tu m’as engagé sur une route où je ne croyais point que je dusse jamais m’aventurer, et j’y ai trouvé tant de plaisir et d’agrément littéraire qu’il me paraît juste d’inscrire ton nom en tête de ce premier volume, et de t’affirmer ici mes sentiments d’affectueuse et fidèle reconnaissance.
M. L.
L’arrestation d’Arsène Lupin
L’étrange voyage ! Il avait si bien commencé cependant ! Pour ma part, je n’en fis jamais qui s’annonçât sous de plus heureux auspices. La Provence est un transatlantique rapide, confortable, commandé par le plus affable des hommes. La société la plus choisie s’y trouvait réunie. Des relations se formaient, des divertissements s’organisaient. Nous avions cette impression exquise d’être séparés du monde, réduits à nous-mêmes comme sur une île inconnue, obligés, par conséquent, de nous rapprocher les uns des autres.
Et nous nous rapprochions…
Avez-vous jamais songé à ce qu’il y a d’original et d’imprévu dans ce groupement d’êtres qui, la veille encore, ne se connaissaient pas, et qui, durant quelques jours, entre le ciel infini et la mer immense, vont vivre de la vie la plus intime, ensemble vont défier les colères de l’Océan, l’assaut terrifiant des vagues, la méchanceté des tempêtes et le calme sournois de l’eau endormie ?
C’est, au fond, vécue en une sorte de raccourci tragique, la vie elle-même, avec ses orages et ses grandeurs, sa monotonie et sa diversité, et voilà pourquoi, peut-être, on goûte avec une hâte fiévreuse et une volupté d’autant plus intense ce court voyage dont on aperçoit la fin au moment même où il commence.
Mais, depuis plusieurs années, quelque chose se passe qui ajoute singulièrement aux émotions de la traversée. La petite île flottante dépend encore de ce monde dont on se croyait affranchi. Un lien subsiste, qui ne se dénoue que peu à peu en plein Océan, et peu à peu, en plein Océan, se renoue. Le télégraphe sans fil ! appel d’un autre univers d’où l’on recevrait des nouvelles de la façon la plus mystérieuse qui soit ! L’imagination n’a plus la ressource d’évoquer des fils de fer au creux desquels glisse l’invisible message. Le mystère est plus insondable encore, plus poétique aussi, et c’est aux ailes du vent qu’il faut recourir pour expliquer ce nouveau miracle.
Ainsi, les premières heures, nous sentîmes-nous suivis, escortés, précédés même par cette voix lointaine, qui, de temps en temps, chuchotait à l’un de nous quelques paroles de là-bas. Deux amis me parlèrent. Dix autres, vingt autres nous envoyèrent à tous, au travers de l’espace, leurs adieux attristés ou souriants.
Or, le second jour, à cinq cents milles des côtes françaises, par une après-midi orageuse, le télégraphe sans fil nous transmettait une dépêche dont voici la teneur :
« Arsène Lupin à votre bord, première classe, cheveux blonds, blessure avant-bras droit, voyage seul, sous le nom de R… »
À ce moment précis, un coup de tonnerre violent éclata dans le ciel sombre. Les ondes électriques furent interrompues. Le reste de la dépêche ne nous parvint pas. Du nom sous lequel se cachait Arsène Lupin, on ne sut que l’initiale.
Il se fût agi de toute autre nouvelle, je ne doute point que le secret en eût été scrupuleusement gardé par les employés du poste télégraphique, ainsi que par le commissaire du bord et par le commandant. Mais il est de ces événements qui semblent forcer la discrétion la plus rigoureuse. Le jour même, sans qu’on pût dire comment la chose avait été ébruitée, nous savions tous que le fameux Arsène Lupin se cachait parmi nous.
Arsène Lupin parmi nous ! l’insaisissable cambrioleur dont on racontait les prouesses dans tous les journaux depuis des mois ! l’énigmatique personnage avec qui le vieux Ganimard, notre meilleur policier, avait engagé ce duel à mort dont les péripéties se déroulaient de façon si pittoresque ! Arsène Lupin, le fantaisiste gentleman qui n’opère que dans les châteaux et les salons, et qui, une nuit, où il avait pénétré chez le baron Schormann, en était parti les mains vides et avait laissé sa carte, ornée de cette formule : « Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur, reviendra quand les meubles seront authentiques ». Arsène Lupin, l’homme aux mille déguisements : tour à tour chauffeur, ténor, bookmaker, fils de famille, adolescent, vieillard, commis-voyageur marseillais, médecin russe, torero espagnol !
Qu’on se rende bien compte de ceci : Arsène Lupin allant et venant dans le cadre relativement restreint d’un transatlantique, que dis-je ! dans ce petit coin des premières où l’on se retrouvait à tout instant, dans cette salle à manger, dans ce salon, dans ce fumoir ! Arsène Lupin, c’était peut-être ce monsieur… ou celui-là… mon voisin de table… mon compagnon de cabine…
– Et cela va durer encore cinq fois vingt-quatre heures ! s’écria le lendemain miss Nelly Underdown, mais c’est intolérable ! J’espère bien qu’on va l’arrêter.
Et s’adressant à moi :
– Voyons, vous, monsieur d’Andrézy, qui êtes déjà au mieux avec le commandant, vous ne savez rien ?
J’aurais bien voulu savoir quelque chose pour plaire à miss Nelly ! C’était une de ces magnifiques créatures qui, partout où elles sont, occupent aussitôt la place la plus en vue. Leur beauté autant que leur fortune éblouit. Elles ont une cour, des fervents, des enthousiastes.
Élevée à Paris par une mère française, elle rejoignait son père, le richissime Underdown, de Chicago. Une de ses amies, lady Jerland, l’accompagnait.
Dès la première heure, j’avais posé ma candidature de flirt. Mais, dans l’intimité rapide du voyage, tout de suite son charme m’avait troublé, et je me sentais un peu trop ému pour un flirt quand ses grands yeux noirs rencontraient les miens. Cependant elle accueillait mes hommages avec une certaine faveur. Elle daignait rire de mes bons mots et s’intéresser à mes anecdotes. Une vague sympathie semblait répondre à l’empressement que je lui témoignais.
Un seul rival peut-être m’eût inquiété, un assez beau garçon, élégant, réservé, dont elle paraissait quelquefois préférer l’humeur taciturne à mes façons plus « en dehors » de Parisien.
Il faisait justement partie du groupe d’admirateurs qui entourait miss Nelly, lorsqu’elle m’interrogea. Nous étions sur le pont, agréablement installés dans des rocking-chairs. L’orage de la veille avait éclairci le ciel. L’heure était délicieuse.
– Je ne sais rien de précis, mademoiselle, lui répondis-je, mais est-il impossible de conduire nous-mêmes notre enquête, tout aussi bien que le ferait le vieux Ganimard, l’ennemi personnel d’Arsène Lupin ?
– Oh ! oh ! vous vous avancez beaucoup !
– En quoi donc ? Le problème est-il si compliqué ?
– Très compliqué.
– C’est que vous oubliez les éléments que nous avons pour le résoudre.
– Quels éléments ?
–1. Lupin se fait appeler monsieur R…
– Signalement un peu vague.
–2. Il voyage seul.
– Si cette particularité vous suffit !
–3. Il est blond.
– Et alors ?
– Alors nous n’avons plus qu’à consulter la liste des passagers et à procéder par élimination.
J’avais cette liste dans ma poche. Je la pris et la parcourus.
– Je note d’abord qu’il n’y a que treize personnes que leur initiale désigne à notre attention.
– Treize seulement ?
– En première classe, oui. Sur ces treize messieurs R…, comme vous pouvez vous en assurer, neuf sont accompagnés de femmes, d’enfants ou de domestiques. Restent quatre personnages isolés : le marquis de Raverdan…
– Secrétaire d’ambassade, interrompit miss Nelly, je le connais.
– Le major Rawson…
– C’est mon oncle, dit quelqu’un.
– M. Rivolta…
– Présent, s’écria l’un de nous, un Italien dont la figure disparaissait sous une barbe du plus beau noir.
Miss Nelly éclata de rire.
– Monsieur n’est pas précisément blond.
– Alors, repris-je, nous sommes obligés de conclure que le coupable est le dernier de la liste.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire, M. Rozaine. Quelqu’un connaît-il M. Rozaine ?
On se tut. Mais miss Nelly, interpellant le jeune homme taciturne dont l’assiduité près d’elle me tourmentait, lui dit :
– Eh bien, monsieur Rozaine, vous ne répondez pas ?
On tourna les yeux vers lui. Il était blond.
Avouons-le, je sentis comme un petit choc au fond de moi. Et le silence gêné qui pesa sur nous m’indiqua que les autres assistants éprouvaient aussi cette sorte de suffocation. C’était absurde d’ailleurs, car enfin rien dans les allures de ce monsieur ne permettait qu’on le suspectât.
– Pourquoi je ne réponds pas ? dit-il, mais parce que, vu mon nom, ma qualité de voyageur isolé et la couleur de mes cheveux, j’ai déjà procédé à une enquête analogue, et que je suis arrivé au même résultat. Je suis donc d’avis qu’on m’arrête.
Il avait un drôle d’air, en prononçant ces paroles. Ses lèvres minces comme deux traits inflexibles s’amincirent encore et pâlirent. Des filets de sang strièrent ses yeux.
Certes, il plaisantait. Pourtant sa physionomie, son attitude nous impressionnèrent. Naïvement, miss Nelly demanda :
– Mais vous n’avez pas de blessure ?
– Il est vrai, dit-il, la blessure manque.
D’un geste nerveux il releva sa manchette et découvrit son bras. Mais aussitôt une idée me frappa. Mes yeux croisèrent ceux de miss Nelly : il avait montré le bras gauche.
Et ma foi, j’allais en faire nettement la remarque, quand un incident détourna notre attention. Lady Jerland, l’amie de miss Nelly, arrivait en courant.
Elle était bouleversée. On s’empressa autour d’elle, et ce n’est qu’après bien des efforts qu’elle réussit à balbutier :
– Mes bijoux, mes perles !… on a tout pris !…
Non, on n’avait pas tout pris, comme nous le sûmes par la suite; chose bien plus curieuse : on avait choisi !
De l’étoile en diamants, du pendentif en cabochons de rubis, des colliers et des bracelets brisés, on avait enlevé, non point les pierres les plus grosses, mais les plus fines, les plus précieuses, celles, aurait-on dit, qui avaient le plus de valeur tout en tenant le moins de place. Les montures gisaient là, sur la table. Je les vis, tous nous les vîmes, dépouillées de leurs joyaux comme des fleurs dont on eût arraché les beaux pétales étincelants et colorés.
Et pour exécuter ce travail, il avait fallu, pendant l’heure où lady Jerland prenait le thé, il avait fallu, en plein jour, et dans un couloir fréquenté, fracturer la porte de la cabine, trouver un petit sac dissimulé à dessein au fond d’un carton à chapeau, l’ouvrir et choisir !
Il n’y eut qu’un cri parmi nous. Il n’y eut qu’une opinion parmi tous les passagers, lorsque le vol fut connu : c’est Arsène Lupin. Et de fait, c’était bien sa manière compliquée, mystérieuse, inconcevable… et logique cependant, car s’il était difficile de recéler la masse encombrante qu’eût formée l’ensemble des bijoux, combien moindre était l’embarras avec de petites choses indépendantes les unes des autres, perles, émeraudes et saphirs.
Et au dîner, il se passa ceci : à droite et à gauche de Rozaine, les deux places restèrent vides. Et le soir on sut qu’il avait été convoqué par le commandant.
Son arrestation, que personne ne mit en doute, causa un véritable soulagement. On respirait enfin. Ce soir-là on joua aux petits jeux. On dansa. Miss Nelly, surtout, montra une gaieté étourdissante qui me fit voir que, si les hommages de Rozaine avaient pu lui agréer au début, elle ne s’en souvenait guère. Sa grâce acheva de me conquérir. Vers minuit, à la clarté sereine de la lune, je lui affirmai mon dévouement avec une émotion qui ne parut pas lui déplaire.
Mais le lendemain, à la stupeur générale, on apprit que, les charges relevées contre lui n’étant pas suffisantes, Rozaine était libre.
Fils d’un négociant considérable de Bordeaux, il avait exhibé des papiers parfaitement en règle. En outre, ses bras n’offraient pas la moindre trace de blessure.
– Des papiers ! des actes de naissance ! s’écrièrent les ennemis de Rozaine, mais Arsène Lupin vous en fournira tant que vous voudrez ! Quant à la blessure, c’est qu’il n’en a pas reçu… ou qu’il en a effacé la trace !
On leur objectait qu’à l’heure du vol, Rozaine – c’était démontré – se promenait sur le pont. À quoi ils ripostaient :
– Est-ce qu’un homme de la trempe d’Arsène Lupin a besoin d’assister au vol qu’il commet ?
Et puis, en dehors de toute considération étrangère, il y avait un point sur lequel les plus sceptiques ne pouvaient épiloguer : qui, sauf Rozaine, voyageait seul, était blond, et portait un nom commençant par R ? Qui le télégramme désignait-il, si ce n’était Rozaine ?
Et quand Rozaine, quelques minutes avant le déjeuner, se dirigea audacieusement vers notre groupe, miss Nelly et lady Jerland se levèrent et s’éloignèrent.
C’était bel et bien de la peur.
Une heure plus tard, une circulaire manuscrite passait de main en main parmi les employés du bord, les matelots, les voyageurs de toutes classes : M. Louis Rozaine promettait une somme de dix mille francs à qui démasquerait Arsène Lupin, ou trouverait le possesseur des pierres dérobées.
– Et si personne ne me vient en aide contre ce bandit, déclara Rozaine au commandant, moi, je lui ferai son affaire.
Rozaine contre Arsène Lupin, ou plutôt, selon le mot qui courut, Arsène Lupin lui-même contre Arsène Lupin, la lutte ne manquait pas d’intérêt !
Elle se prolongea durant deux journées. On vit Rozaine errer de droite et de gauche, se mêler au personnel, interroger, fureter. On aperçut son ombre, la nuit, qui rôdait.
De son côté, le commandant déploya l’énergie la plus active. Du haut en bas, en tous les coins, la Provence fut fouillée. On perquisitionna dans toutes les cabines, sans exception, sous le prétexte fort juste que les objets étaient cachés dans n’importe quel endroit, sauf dans la cabine du coupable.
– On finira bien par découvrir quelque chose, n’est-ce pas ? me demandait miss Nelly. Tout sorcier qu’il soit, il ne peut faire que des diamants et des perles deviennent invisibles.
– Mais si, lui répondais-je, ou alors il faudrait explorer la coiffe de nos chapeaux, la doublure de nos vestes, et tout ce que nous portons sur nous.
Et lui montrant mon kodak, un 9×12 avec lequel je ne me lassais pas de la photographier dans les attitudes les plus diverses :
– Rien que dans un appareil pas plus grand que celui-ci, ne pensez-vous pas qu’il y aurait place pour toutes les pierres précieuses de lady Jerland. On affecte de prendre des vues et le tour est joué.
– Mais cependant j’ai entendu dire qu’il n’y a point de voleur qui ne laisse derrière lui un indice quelconque.
– Il y en a un : Arsène Lupin.
– Pourquoi ?
– Pourquoi ? parce qu’il ne pense pas seulement au vol qu’il commet, mais à toutes les circonstances qui pourraient le dénoncer.
– Au début, vous étiez plus confiant.
– Mais, depuis, je l’ai vu à l’œuvre.
– Et alors, selon vous ?
– Selon moi, on perd son temps.
Et de fait, les investigations ne donnaient aucun résultat, ou du moins, celui qu’elles donnèrent ne correspondait pas à l’effort général : la montre du commandant lui fut volée.
Furieux, il redoubla d’ardeur et surveilla de plus près encore Rozaine avec qui il avait eu plusieurs entrevues. Le lendemain, ironie charmante, on retrouvait la montre parmi les faux-cols du commandant en second.
Tout cela avait un air de prodige, et dénonçait bien la manière humoristique d’Arsène Lupin, cambrioleur, soit, mais dilettante aussi. Il travaillait par goût et par vocation, certes, mais par amusement aussi. Il donnait l’impression du monsieur qui se divertit à la pièce qu’il fait jouer, et qui, dans la coulisse, rit à gorge déployée de ses traits d’esprit et des situations qu’il imagina.
Décidément, c’était un artiste en son genre, et quand j’observais Rozaine, sombre et opiniâtre, et que je songeais au double rôle que tenait sans doute ce curieux personnage, je ne pouvais en parler sans une certaine admiration.
Or, l’avant-dernière nuit, l’officier de quart entendit des gémissements à l’endroit le plus obscur du pont. Il s’approcha. Un homme était étendu, la tête enveloppée dans une écharpe grise très épaisse, les poignets ficelés à l’aide d’une fine cordelette.
On le délivra de ses liens. On le releva, des soins lui furent prodigués.
Cet homme, c’était Rozaine.
C’était Rozaine assailli au cours d’une de ses expéditions, terrassé et dépouillé. Une carte de visite fixée par une épingle à son vêtement portait ces mots : « Arsène Lupin accepte avec reconnaissance les dix mille francs de M. Rozaine. »
En réalité, le portefeuille dérobé contenait vingt billets de mille.
Naturellement, on accusa le malheureux d’avoir simulé cette attaque contre lui-même. Mais, outre qu’il lui eût été impossible de se lier de cette façon, il fut établi que l’écriture de la carte différait absolument de l’écriture de Rozaine, et ressemblait au contraire, à s’y méprendre, à celle d’Arsène Lupin, telle que la reproduisait un ancien journal trouvé à bord.
Ainsi donc, Rozaine n’était plus Arsène Lupin. Rozaine était Rozaine, fils d’un négociant de Bordeaux ! Et la présence d’Arsène Lupin s’affirmait une fois de plus, et par quel acte redoutable !
Ce fut la terreur. On n’osa plus rester seul dans sa cabine, et pas davantage s’aventurer seul aux endroits trop écartés. Prudemment on se groupait entre gens sûrs les uns des autres. Et encore, une défiance instinctive divisait les plus intimes. C’est que la menace ne provenait pas d’un individu isolé, surveillé, et par là même moins dangereux. Arsène Lupin, maintenant, c’était… c’était tout le monde. Notre imagination surexcitée lui attribuait un pouvoir miraculeux et illimité. On le supposait capable de prendre les déguisements les plus inattendus, d’être tour à tour le respectable major Rawson, ou le noble marquis de Raverdan, ou même, car on ne s’arrêtait plus à l’initiale accusatrice, ou même telle ou telle personne connue de tous, ayant femme, enfants, domestiques.
Les premières dépêches sans fil n’apportèrent aucune nouvelle. Du moins le commandant ne nous en fit point part, et un tel silence n’était pas pour nous rassurer.
Aussi, le dernier jour parut-il interminable. On vivait dans l’attente anxieuse d’un malheur. Cette fois, ce ne serait plus un vol, ce ne serait plus une simple agression, ce serait le crime, le meurtre. On n’admettait pas qu’Arsène Lupin s’en tînt à ces deux larcins insignifiants. Maître absolu du navire, les autorités réduites à l’impuissance, il n’avait qu’à vouloir, tout lui était permis, il disposait des biens et des existences.
Heures délicieuses pour moi, je l’avoue, car elles me valurent la confiance de miss Nelly. Impressionnée par tant d’événements, de nature déjà inquiète, elle chercha spontanément à mes côtés une protection, une sécurité que j’étais heureux de lui offrir.
Au fond, je bénissais Arsène Lupin. N’était-ce pas lui qui nous rapprochait ? N’était-ce pas grâce à lui que j’avais le droit de m’abandonner aux plus beaux rêves ? Rêves d’amour et rêves moins chimériques, pourquoi ne pas le confesser ? Les Andrézy sont de bonne souche poitevine, mais leur blason est quelque peu dédoré, et il ne me paraît pas indigne d’un gentilhomme de songer à rendre à son nom le lustre perdu.
Et ces rêves, je le sentais, n’offusquaient point Nelly. Ses yeux souriants m’autorisaient à les faire. La douceur de sa voix me disait d’espérer.
Et jusqu’au dernier moment, accoudés aux bastingages, nous restâmes l’un près de l’autre, tandis que la ligne des côtes américaines voguait au-devant de nous.
On avait interrompu les perquisitions. On attendait. Depuis les premières jusqu’à l’entrepont où grouillaient les émigrants, on attendait la minute suprême où s’expliquerait enfin l’insoluble énigme. Qui était Arsène Lupin ? Sous quel nom, sous quel masque se cachait le fameux Arsène Lupin ?
Et cette minute suprême arriva. Dussé-je vivre cent ans, je n’en oublierai pas le plus infime détail.
– Comme vous êtes pâle, miss Nelly, dis-je à ma compagne qui s’appuyait à mon bras, toute défaillante.
– Et vous ! me répondit-elle, ah ! vous êtes si changé !
– Songez donc ! cette minute est passionnante, et je suis si heureux de la vivre auprès de vous, miss Nelly. Il me semble que votre souvenir s’attardera quelquefois…
Elle n’écoutait pas, haletante et fiévreuse. La passerelle s’abattit. Mais avant que nous eûmes la liberté de la franchir, des gens montèrent à bord, des douaniers, des hommes en uniforme, des facteurs.
Miss Nelly balbutia :
– On s’apercevrait qu’Arsène Lupin s’est échappé pendant la traversée que je n’en serais pas surprise.
– Il a peut-être préféré la mort au déshonneur, et plonger dans l’Atlantique plutôt que d’être arrêté.
– Ne riez pas, fit-elle, agacée.
Soudain je tressaillis, et comme elle me questionnait, je lui dis :
– Vous voyez ce vieux petit homme debout à l’extrémité de la passerelle ?
– Avec un parapluie et une redingote vert-olive ?
– C’est Ganimard.
– Ganimard ?
– Oui, le célèbre policier, celui qui a juré qu’Arsène Lupin serait arrêté de sa propre main. Ah ! je comprends que l’on n’ait pas eu de renseignements de ce côté de l’Océan. Ganimard était là ! et il aime bien que personne ne s’occupe de ses petites affaires.
– Alors Arsène Lupin est sûr d’être pris ?
– Qui sait ? Ganimard ne l’a jamais vu, paraît-il, que grimé et déguisé. À moins qu’il ne connaisse son nom d’emprunt…
– Ah ! dit-elle, avec cette curiosité un peu cruelle de la femme, si je pouvais assister à l’arrestation !
– Patientons. Certainement Arsène Lupin a déjà remarqué la présence de son ennemi. Il préférera sortir parmi les derniers, quand l’œil du vieux sera fatigué.
Le débarquement commença. Appuyé sur son parapluie, l’air indifférent, Ganimard ne semblait pas prêter attention à la foule qui se pressait entre les deux balustrades. Je notai qu’un officier du bord, posté derrière lui, le renseignait de temps à autre.
Le marquis de Raverdan, le major Rawson, l’Italien Rivolta, défilèrent, et d’autres, et beaucoup d’autres… Et j’aperçus Rozaine qui s’approchait.
Pauvre Rozaine ! il ne paraissait pas remis de ses mésaventures !
– C’est peut-être lui tout de même, me dit miss Nelly… Qu’en pensez-vous ?
– Je pense qu’il serait fort intéressant d’avoir sur une même photographie Ganimard et Rozaine. Prenez donc mon appareil, je suis si chargé.
Je le lui donnai, mais trop tard pour qu’elle s’en servît. Rozaine passait. L’officier se pencha à l’oreille de Ganimard, celui-ci haussa légèrement les épaules, et Rozaine passa.
Mais alors, mon Dieu, qui était Arsène Lupin ?
– Oui, fit-elle à haute voix, qui est-ce ?