Kitabı oku: «Арсен Люпен – джентельмен-грабитель / Arsеne Lupin Gentleman-Cambrioleur. Книга для чтения на французском языке», sayfa 2
Il n’y avait plus qu’une vingtaine de personnes. Elle les observait tour à tour, avec la crainte confuse qu’il ne fût pas, lui, au nombre de ces vingt personnes.
Je lui dis :
– Nous ne pouvons attendre plus longtemps.
Elle s’avança. Je la suivis. Mais nous n’avions pas fait dix pas que Ganimard nous barra le passage.
– Eh bien, quoi ? m’écriai-je.
– Un instant, monsieur, qui vous presse ?
– J’accompagne mademoiselle.
– Un instant, répéta-t-il d’une voix plus impérieuse.
Il me dévisagea profondément, puis il me dit, les yeux dans les yeux :
– Arsène Lupin, n’est-ce pas ?
Je me mis à rire.
– Non, Bernard d’Andrézy, tout simplement.
– Bernard d’Andrézy est mort il y a trois ans en Macédoine.
– Si Bernard d’Andrézy était mort, je ne serais plus de ce monde. Et ce n’est pas le cas. Voici mes papiers.
– Ce sont les siens. Comment les avez-vous, c’est ce que j’aurai le plaisir de vous expliquer.
– Mais vous êtes fou ! Arsène Lupin s’est embarqué sous le nom de R.
– Oui, encore un truc de vous, une fausse piste sur laquelle vous les avez lancés, là-bas. Ah ! vous êtes d’une jolie force, mon gaillard. Mais cette fois, la chance a tourné. Voyons, Lupin, montrez-vous beau joueur.
J’hésitai une seconde. D’un coup sec, il me frappa sur l’avant-bras droit. Je poussai un cri de douleur. Il avait frappé sur la blessure encore mal fermée que signalait le télégramme.
Allons, il fallait se résigner. Je me tournai vers miss Nelly. Elle écoutait, livide, chancelante.
Son regard rencontra le mien, puis s’abaissa sur le kodak que je lui avais remis. Elle fit un geste brusque, et j’eus l’impression, j’eus la certitude qu’elle comprenait tout à coup. Oui, c’était là, entre les parois étroites de chagrin noir, au creux du petit objet que j’avais eu la précaution de déposer entre ses mains avant que Ganimard ne m’arrêtât, c’était bien là que se trouvaient les vingt mille francs de Rozaine, les perles et les diamants de lady Jerland.
Ah ! je le jure, à ce moment solennel, alors que Ganimard et deux de ses acolytes m’entouraient, tout me fut indifférent, mon arrestation, l’hostilité des gens, tout, hors ceci : la résolution qu’allait prendre miss Nelly au sujet de ce que je lui avais confié.
Que l’on eût contre moi cette preuve matérielle et décisive, je ne songeais même pas à le redouter, mais cette preuve, miss Nelly se déciderait-elle à la fournir ?
Serais-je trahi par elle ? perdu par elle ? Agirait-elle en ennemie qui ne pardonne pas, ou bien en femme qui se souvient et dont le mépris s’adoucit d’un peu d’indulgence, d’un peu de sympathie involontaire ?
Elle passa devant moi, je la saluai très bas, sans un mot. Mêlée aux autres voyageurs, elle se dirigea vers la passerelle, mon kodak à la main.
Sans doute, pensai-je, elle n’ose pas, en public. C’est dans une heure, dans un instant, qu’elle le donnera.
Mais, arrivée au milieu de la passerelle, par un mouvement de maladresse simulée, elle le laissa tomber dans l’eau, entre le mur du quai et le flanc du navire.
Puis, je la vis s’éloigner.
Sa jolie silhouette se perdit dans la foule, m’apparut de nouveau et disparut. C’était fini, fini pour jamais.
Un instant, je restai immobile, triste à la fois et pénétré d’un doux attendrissement, puis je soupirai, au grand étonnement de Ganimard :
– Dommage, tout de même, de ne pas être un honnête homme…
C’est ainsi qu’un soir d’hiver, Arsène Lupin me raconta l’histoire de son arrestation. Le hasard d’incidents dont j’écrirai quelque jour le récit avait noué entre nous des liens… dirai-je d’amitié ? Oui, j’ose croire qu’Arsène Lupin m’honore de quelque amitié, et que c’est par amitié qu’il arrive parfois chez moi à l’improviste, apportant, dans le silence de mon cabinet de travail, sa gaieté juvénile, le rayonnement de sa vie ardente, sa belle humeur d’homme pour qui la destinée n’a que faveurs et sourires.
Son portrait ? Comment pourrais-je le faire ? Vingt fois j’ai vu Arsène Lupin, et vingt fois c’est un être différent qui m’est apparu… ou plutôt le même être dont vingt miroirs m’auraient renvoyé autant d’images déformées, chacune ayant ses yeux particuliers, sa forme spéciale de figure, son geste propre, sa silhouette et son caractère.
– Moi-même, me dit-il, je ne sais plus bien qui je suis. Dans une glace je ne me reconnais plus.
Boutade, certes, et paradoxe, mais vérité à l’égard de ceux qui le rencontrent et qui ignorent ses ressources infinies, sa patience, son art du maquillage, sa prodigieuse faculté de transformer jusqu’aux proportions de son visage, et d’altérer le rapport même de ses traits entre eux.
– Pourquoi, dit-il encore, aurais-je une apparence définie ? Pourquoi ne pas éviter ce danger d’une personnalité toujours identique ? Mes actes me désignent suffisamment.
Et il précise avec une pointe d’orgueil :
– Tant mieux si l’on ne peut jamais dire en toute certitude : Voici Arsène Lupin. L’essentiel est qu’on dise sans crainte d’erreur : Arsène Lupin a fait cela.
Ce sont quelques-uns de ces actes, quelques-unes de ces aventures que j’essaie de reconstituer, d’après les confidences dont il eut la bonne grâce de me favoriser, certains soirs d’hiver, dans le silence de mon cabinet de travail…
Arsène Lupin en prison
Il n’est point de touriste digne de ce nom qui ne connaisse les bords de la Seine, et qui n’ait remarqué, en allant des ruines de Jumièges aux ruines de Saint-Wandrille, l’étrange petit château féodal du Malaquis, si fièrement campé sur sa roche, en pleine rivière. L’arche d’un pont le relie à la route. La base de ses tourelles sombres se confond avec le granit qui le supporte, bloc énorme détaché d’on ne sait quelle montagne et jeté là par quelque formidable convulsion. Tout autour, l’eau calme du grand fleuve joue parmi les roseaux, et des bergeronnettes tremblent sur la crête humide des cailloux.
L’histoire du Malaquis est rude comme son nom, revêche comme sa silhouette. Ce ne fut que combats, sièges, assauts, rapines et massacres. Aux veillées du pays de Caux, on évoque en frissonnant les crimes qui s’y commirent. On raconte de mystérieuses légendes. On parle du fameux souterrain qui conduisait jadis à l’abbaye de Jumièges et au manoir d’Agnès Sorel, la belle amie de Charles VII.
Dans cet ancien repaire de héros et de brigands, habite le baron Nathan Cahorn, le baron Satan, comme on l’appelait jadis à la Bourse où il s’est enrichi un peu trop brusquement. Les seigneurs du Malaquis, ruinés, ont dû lui vendre, pour un morceau de pain, la demeure de leurs ancêtres. Il y a installé ses admirables collections de meubles et de tableaux, de faïences et de bois sculptés. Il y vit seul, avec trois vieux domestiques. Nul n’y pénètre jamais. Nul n’a jamais contemplé dans le décor de ces salles antiques les trois Rubens qu’il possède, ses deux Watteau, sa chaire de Jean Goujon, et tant d’autres merveilles arrachées à coups de billets de banque aux plus riches habitués des ventes publiques.
Le baron Satan a peur. Il a peur non point pour lui, mais pour les trésors accumulés avec une passion si tenace et la perspicacité d’un amateur que les plus madrés des marchands ne peuvent se vanter d’avoir induit en erreur. Il les aime, ses bibelots. Il les aime âprement, comme un avare; jalousement, comme un amoureux.
Chaque jour, au coucher du soleil, les quatre portes bardées de fer qui commandent les deux extrémités du pont et l’entrée de la cour d’honneur, sont fermées et verrouillées. Au moindre choc, des sonneries électriques vibreraient dans le silence. Du côté de la Seine, rien à craindre : le roc s’y dresse à pic.
Or, un vendredi de septembre, le facteur se présenta comme d’ordinaire à la tête-de-pont. Et, selon la règle quotidienne, ce fut le baron qui entrebâilla le lourd battant.
Il examina l’homme aussi minutieusement que s’il ne connaissait pas déjà, depuis des années, cette bonne face réjouie et ces yeux narquois de paysan, et l’homme lui dit en riant :
– C’est toujours moi, monsieur le baron. Je ne suis pas un autre qui aurait pris ma blouse et ma casquette.
– Sait-on jamais ? murmura Cahorn.
Le facteur lui remit une pile de journaux. Puis il ajouta :
– Et maintenant, monsieur le baron, il y a du nouveau.
– Du nouveau ?
– Une lettre… et recommandée, encore.
Isolé, sans ami ni personne qui s’intéressât à lui, jamais le baron ne recevait de lettre, et tout de suite cela lui parut un événement de mauvais augure dont il y avait lieu de s’inquiéter. Quel était ce mystérieux correspondant qui venait le relancer dans sa retraite ?
– Il faut signer, monsieur le baron.
Il signa en maugréant. Puis il prit la lettre, attendit que le facteur eût disparu au tournant de la route, et après avoir fait quelques pas de long en large, il s’appuya contre le parapet du pont et déchira l’enveloppe. Elle portait une feuille de papier quadrillé avec cet en-tête manuscrit : Prison de la Santé, Paris. Il regarda la signature : Arsène Lupin. Stupéfait, il lut :
« Monsieur le baron,
« Il y a, dans la galerie qui réunit vos deux salons, un tableau de Philippe de Champaigne d’excellente facture et qui me plaît infiniment. Vos Rubens sont aussi de mon goût, ainsi que votre plus petit Watteau. Dans le salon de droite, je note la crédence Louis XIII, les tapisseries de Beauvais, le guéridon Empire signé Jacob et le bahut Renaissance. Dans celui de gauche, toute la vitrine des bijoux et des miniatures.
« Pour cette fois, je me contenterai de ces objets qui seront, je crois, d’un écoulement facile. Je vous prie donc de les faire emballer convenablement et de les expédier à mon nom (port payé), en gare des Batignolles, avant huit jours… faute de quoi, je ferai procéder moi-même à leur déménagement dans la nuit du mercredi 27 au jeudi 28 septembre. Et, comme de juste, je ne me contenterai pas des objets sus-indiqués.
« Veuillez excuser le petit dérangement que je vous cause, et accepter l’expression de mes sentiments de respectueuse considération.
« ARSÈNE LUPIN. »
« P. S. – Surtout ne pas m’envoyer le plus grand des Watteau. Quoique vous l’ayez payé trente mille francs à l’Hôtel des Ventes, ce n’est qu’une copie, l’original ayant été brûlé, sous le Directoire, par Barras, un soir d’orgie. Consulter les Mémoires inédits de Garat.
« Je ne tiens pas non plus à la châtelaine Louis XV dont l’authenticité me semble douteuse. »
Cette lettre bouleversa le baron Cahorn. Signée de tout autre, elle l’eût déjà considérablement alarmé, mais signée d’Arsène Lupin !
Lecteur assidu des journaux, au courant de tout ce qui se passait dans le monde en fait de vol et de crime, il n’ignorait rien des exploits de l’infernal cambrioleur. Certes, il savait que Lupin, arrêté en Amérique par son ennemi Ganimard, était bel et bien incarcéré, que l’on instruisait son procès—avec quelle peine !
Mais il savait aussi que l’on pouvait s’attendre à tout de sa part. D’ailleurs, cette connaissance exacte du château, de la disposition des tableaux et des meubles, était un indice des plus redoutables. Qui l’avait renseigné sur des choses que nul n’avait vues ?
Le baron leva les yeux et contempla la silhouette farouche du Malaquis, son piédestal abrupt, l’eau profonde qui l’entoure, et haussa les épaules. Non, décidément, il n’y avait point de danger. Personne au monde ne pouvait pénétrer jusqu’au sanctuaire inviolable de ses collections.
Personne, soit, mais Arsène Lupin ? Pour Arsène Lupin, est-ce qu’il existe des portes, des ponts-levis, des murailles ? À quoi servent les obstacles les mieux imaginés, les précautions les plus habiles, si Arsène Lupin a décidé d’atteindre tel but ?
Le soir même, il écrivit au procureur de la République à Rouen. Il envoyait la lettre de menaces et réclamait aide et protection.
La réponse ne tarda point : le nommé Arsène Lupin étant actuellement détenu à la Santé, surveillé de près, et dans l’impossibilité d’écrire, la lettre ne pouvait être que l’œuvre d’un mystificateur. Tout le démontrait, la logique et le bon sens, comme la réalité des faits. Toutefois, et par excès de prudence, on avait commis un expert à l’examen de l’écriture, et, l’expert déclarait que, malgré certaines analogies, cette écriture n’était pas celle du détenu.
« Malgré certaines analogies » le baron ne retint que ces trois mots effarants, où il voyait l’aveu d’un doute qui, à lui seul, aurait dû suffire pour que la justice intervînt. Ses craintes s’exaspérèrent. Il ne cessait de relire la lettre. « Je ferai procéder moi-même au déménagement ». Et cette date précise : la nuit du mercredi 27 au jeudi 28 septembre !…
Soupçonneux et taciturne, il n’avait pas osé se confier à ses domestiques, dont le dévouement ne lui paraissait pas à l’abri de toute épreuve. Cependant, pour la première fois depuis des années, il éprouvait le besoin de parler, de prendre conseil. Abandonné par la justice de son pays, il n’espérait plus se défendre avec ses propres ressources, et il fut sur le point d’aller jusqu’à Paris et d’implorer l’assistance de quelque ancien policier.
Deux jours s’écoulèrent. Le troisième, en lisant ses journaux, il tressaillit de joie. Le Réveil de Caudebec publiait cet entrefilet :
« Nous avons le plaisir de posséder dans nos murs, voilà bientôt trois semaines, l’inspecteur principal Ganimard, un des vétérans du service de la Sûreté. M. Ganimard, à qui l’arrestation d’Arsène Lupin, sa dernière prouesse, a valu une réputation européenne, se repose de ses longues fatigues en taquinant le goujon et l’ablette. »
Ganimard ! voilà bien l’auxiliaire que cherchait le baron Cahorn ! Qui mieux que le retors et patient Ganimard saurait déjouer les projets de Lupin ?
Le baron n’hésita pas. Six kilomètres séparent le château de la petite ville de Caudebec. Il les franchit d’un pas allègre, en homme que surexcite l’espoir du salut.
Après plusieurs tentatives infructueuses pour connaître l’adresse de l’inspecteur principal, il se dirigea vers les bureaux du Réveil, situés au milieu du quai. Il y trouva le rédacteur de l’entrefilet qui, s’approchant de la fenêtre, s’écria :
– Ganimard ? mais vous êtes sûr de le rencontrer le long du quai, la ligne à la main. C’est là que nous avons lié connaissance, et que j’ai lu par hasard son nom gravé sur sa canne à pêche. Tenez, le petit vieux que l’on aperçoit là-bas, sous les arbres de la promenade.
– En redingote et en chapeau de paille ?
– Justement ! Ah ! un drôle de type, pas causeur et plutôt bourru.
Cinq minutes après, le baron abordait le célèbre Ganimard, se présentait et tâchait d’entrer en conversation. N’y parvenant point, il aborda franchement la question et exposa son cas.
L’autre écouta, immobile, sans perdre de vue le poisson qu’il guettait, puis il tourna la tête vers lui, le toisa des pieds à la tête d’un air de profonde pitié, et prononça :
– Monsieur, ce n’est guère l’habitude de prévenir les gens que l’on veut dépouiller. Arsène Lupin, en particulier, ne commet pas de pareilles bourdes.
– Cependant…
– Monsieur, si j’avais le moindre doute, croyez bien que le plaisir de fourrer encore dedans ce cher Lupin l’emporterait sur toute autre considération. Par malheur, ce jeune homme est sous les verrous.
– S’il s’échappe ?…
– On ne s’échappe pas de la Santé.
– Mais, lui…
– Lui, pas plus qu’un autre.
– Cependant…
– Eh bien, s’il s’échappe, tant mieux, je le repincerai. En attendant, dormez sur vos deux oreilles, et n’effarouchez pas davantage cette ablette.
La conversation était finie. Le baron retourna chez lui, un peu rassuré par l’insouciance de Ganimard. Il vérifia les serrures, espionna les domestiques, et quarante-huit heures encore se passèrent pendant lesquelles il arriva presque à se persuader que, somme toute, ses craintes étaient chimériques. Non, décidément, comme l’avait dit Ganimard, on ne prévient pas les gens que l’on veut dépouiller.
La date approchait. Le matin du mardi, veille du 27, rien de particulier. Mais à trois heures, un gamin sonna. Il apportait une dépêche.
« Aucun colis en gare Batignolles. Préparez tout pour demain soir.
« ARSÈNE. »
De nouveau, ce fut l’affolement, à tel point qu’il se demanda s’il ne céderait pas aux exigences d’Arsène Lupin.
Il courut à Caudebec. Ganimard pêchait à la même place, assis sur un pliant. Sans un mot, il lui tendit le télégramme.
– Et après ? fit l’inspecteur.
– Après ? mais c’est pour demain !
– Quoi ?
– Le cambriolage ! le pillage de mes collections !
Ganimard déposa sa ligne, se tourna vers lui, et, les deux bras croisés sur sa poitrine, s’écria d’un ton d’impatience :
– Ah ! ça, est-ce que vous vous imaginez que je vais m’occuper d’une histoire aussi stupide !
– Quelle indemnité demandez-vous pour passer au château la nuit du 27 au 28 septembre ?
– Pas un sou, fichez-moi la paix.
– Fixez votre prix, je suis riche, extrêmement riche.
La brutalité de l’offre déconcerta Ganimard qui reprit, plus calme :
– Je suis ici en congé et je n’ai pas le droit de me mêler…
– Personne ne le saura. Je m’engage, quoi qu’il arrive, à garder le silence.
– Oh ! il n’arrivera rien.
– Eh bien, voyons, trois mille francs, est-ce assez ?
L’inspecteur huma une prise de tabac, réfléchit, et laissa tomber :
– Soit. Seulement, je dois vous déclarer loyalement que c’est de l’argent jeté par la fenêtre.
– Ça m’est égal.
– En ce cas… Et puis, après tout, est-ce qu’on sait avec ce diable de Lupin ! Il doit avoir à ses ordres toute une bande… Êtes-vous sûr de vos domestiques ?
– Ma foi…
– Alors, ne comptons pas sur eux. Je vais prévenir par dépêche deux gaillards de mes amis qui nous donneront plus de sécurité… Et maintenant, filez, qu’on ne nous voie pas ensemble. À demain, vers les neuf heures.
* * *
Le lendemain, date fixée par Arsène Lupin, le baron Cahorn décrocha sa panoplie, fourbit ses armes, et se promena aux alentours de Malaquis. Rien d’équivoque ne le frappa.
Le soir, à huit heures et demie, il congédia ses domestiques. Ils habitaient une aile en façade sur la route, mais un peu en retrait, et tout au bout du château. Une fois seul, il ouvrit doucement les quatre portes. Après un moment, il entendit des pas qui s’approchaient.
Ganimard présenta ses deux auxiliaires, grands gars solides, au cou de taureau et aux mains puissantes, puis demanda certaines explications. S’étant rendu compte de la disposition des lieux, il ferma soigneusement et barricada toutes les issues par où l’on pouvait pénétrer dans les salles menacées. Il inspecta les murs, souleva les tapisseries, puis enfin il installa ses agents dans la galerie centrale.
– Pas de bêtises, hein ? On n’est pas ici pour dormir. À la moindre alerte, ouvrez les fenêtres de la cour et appelez-moi. Attention aussi du côté de l’eau. Dix mètres de falaise droite, des diables de leur calibre, ça ne les effraye pas.
Il les enferma, emporta les clefs, et dit au baron :
– Et maintenant, à notre poste.
Il avait choisi, pour y passer la nuit, une petite pièce pratiquée dans l’épaisseur des murailles d’enceinte, entre les deux portes principales, et qui était, jadis, le réduit du veilleur. Un judas s’ouvrait sur le pont, un autre sur la cour. Dans un coin on apercevait comme l’orifice d’un puits.
– Vous m’avez bien dit, monsieur le baron, que ce puits était l’unique entrée des souterrains, et que, de mémoire d’homme, elle est bouchée ?
– Oui.
– Donc, à moins qu’il n’existe une autre issue ignorée de tous, sauf d’Arsène Lupin, ce qui semble un peu problématique, nous sommes tranquilles.
Il aligna trois chaises, s’étendit confortablement, alluma sa pipe et soupira :
– Vraiment, monsieur le baron, il faut que j’aie rudement envie d’ajouter un étage à la maisonnette où je dois finir mes jours, pour accepter une besogne aussi élémentaire. Je raconterai l’histoire à l’ami Lupin, il se tiendra les côtes de rire.
Le baron ne riait pas. L’oreille aux écoutes, il interrogeait le silence avec une inquiétude croissante. De temps en temps il se penchait sur le puits et plongeait dans le trou béant un œil anxieux.
Onze heures, minuit, une heure sonnèrent.
Soudain, il saisit le bras de Ganimard qui se réveilla en sursaut.
– Vous entendez ?
– Oui.
– Qu’est-ce que c’est ?
– C’est moi qui ronfle !
– Mais non, écoutez…
– Ah ! parfaitement, c’est la corne d’une automobile.
– Eh bien ?
– Eh bien, il est peu probable que Lupin se serve d’une automobile comme d’un bélier pour démolir votre château. Aussi, monsieur le baron, à votre place, je dormirais… comme je vais avoir l’honneur de le faire à nouveau. Bonsoir.
Ce fut la seule alerte. Ganimard put reprendre son somme interrompu, et le baron n’entendit plus que son ronflement sonore et régulier.
Au petit jour, ils sortirent de leur cellule. Une grande paix sereine, la paix du matin au bord de l’eau fraîche, enveloppait le château. Cahorn radieux de joie, Ganimard toujours paisible, ils montèrent l’escalier. Aucun bruit. Rien de suspect.
– Que vous avais-je dit, monsieur le baron ? Au fond, je n’aurais pas dû accepter… Je suis honteux…
Il prit les clefs et entra dans la galerie.
Sur deux chaises, courbés, les bras ballants, les deux agents dormaient.
– Tonnerre de nom d’un chien ! grogna l’inspecteur.
Au même instant, le baron poussait un cri :
– Les tableaux !… la crédence !…
Il balbutiait, suffoquait, la main tendue vers les places vides, vers les murs dénudés où pointaient les clous, où pendaient les cordes inutiles. Le Watteau, disparu ! les Rubens, enlevés ! les tapisseries, décrochées ! les vitrines, vidées de leurs bijoux !
– Et mes candélabres Louis XVI !… et le chandelier du Régent !… et ma Vierge du douzième !…
Il courait d’un endroit à l’autre, effaré, désespéré. Il rappelait ses prix d’achat, additionnait les pertes subies, accumulait des chiffres, tout cela pêle-mêle, en mots indistincts, en phrases inachevées. Il trépignait, il se convulsait, fou de rage et de douleur. On aurait dit un homme ruiné qui n’a plus qu’à se brûler la cervelle.
Si quelque chose eût pu le consoler, c’eût été de voir la stupeur de Ganimard. Contrairement au baron, l’inspecteur ne bougeait pas lui. Il semblait pétrifié, et d’un œil vague il examinait les choses. Les fenêtres ? fermées. Les serrures des portes ? intactes. Pas de brèche au plafond. Pas de trou au plancher. L’ordre était parfait. Tout cela avait dû s’effectuer méthodiquement, d’après un plan inexorable et logique.
– Arsène Lupin… Arsène Lupin, murmura-t-il, effondré.
Soudain, il bondit sur les deux agents, comme si la colère enfin le secouait, et il les bouscula furieusement et les injuria. Ils ne se réveillèrent point !
– Diable, fit-il, est-ce que par hasard ?…
Il se pencha sur eux et, tour à tour, les observa avec attention : ils dormaient, mais d’un sommeil qui n’était pas naturel.
Il dit au baron :
– On les a endormis.
– Mais qui ?
– Eh lui, parbleu !… ou sa bande, mais dirigée par lui. C’est un coup de sa façon. La griffe y est bien.
– En ce cas, je suis perdu, rien à faire.
– Rien à faire.
– Mais c’est abominable, c’est monstrueux.
– Déposez une plainte.
– À quoi bon ?
– Dame ! essayez toujours… la justice a des ressources…
– La justice ! mais vous voyez bien par vous-même… Tenez, en ce moment, où vous pourriez chercher un indice, découvrir quelque chose, vous ne bougez même pas.
– Découvrir quelque chose avec Arsène Lupin ! Mais, mon cher monsieur, Arsène Lupin ne laisse jamais rien derrière lui ! Il n’y a pas de hasard avec Arsène Lupin ! J’en suis à me demander si ce n’est pas volontairement qu’il s’est fait arrêter par moi, en Amérique !
– Alors, je dois renoncer à mes tableaux, à tout ! Mais ce sont les perles de ma collection qu’il m’a dérobées. Je donnerais une fortune pour les retrouver. Si on ne peut rien contre lui, qu’il dise son prix !
Ganimard le regarda fixement.
– Ça, c’est une parole sensée. Vous ne la retirez pas ?
– Non, non, non. Mais pourquoi ?
– Une idée que j’ai.
– Quelle idée ?
– Nous en parlerons si l’enquête n’aboutit pas… Seulement, pas un mot de moi, si vous voulez que je réussisse.
Il ajouta entre ses dents :
– Et puis, vrai, je n’ai pas de quoi me vanter.
Les deux agents reprenaient peu à peu connaissance avec cet air hébété de ceux qui sortent du sommeil hypnotique. Ils ouvraient des yeux étonnés, ils cherchaient à comprendre. Quand Ganimard les interrogea, ils ne se souvenaient de rien.
– Cependant, vous avez dû voir quelqu’un ?
– Non.
– Rappelez-vous ?
– Non, non.
– Et vous n’avez pas bu ?
Ils réfléchirent, et l’un d’eux répondit :
– Si, moi, j’ai bu un peu d’eau.
– De l’eau de cette carafe ?
– Oui.
– Moi aussi, déclara le second.
Ganimard la sentit, la goûta. Elle n’avait aucun goût spécial, aucune odeur.
– Allons, fit-il, nous perdons notre temps. Ce n’est pas en cinq minutes que l’on résoud les problèmes posés par Arsène Lupin. Mais, morbleu ! je jure bien que je le repincerai. Il gagne la seconde manche. À moi la belle !
Le jour même, une plainte en vol qualifié était déposée par le baron de Cahorn contre Arsène Lupin, détenu à la Santé !
* * *
Cette plainte, le baron la regretta souvent quand il vit le Malaquis livré aux gendarmes, au procureur, au juge d’instruction, aux journalistes, à tous les curieux qui s’insinuent partout où ils ne devraient pas être.
L’affaire passionnait déjà l’opinion. Elle se produisait dans des conditions si particulières, le nom d’Arsène Lupin excitait à tel point les imaginations, que les histoires les plus fantaisistes remplissaient les colonnes des journaux et trouvaient créance auprès du public.
Mais la lettre initiale d’Arsène Lupin, que publia l’Écho de France (et nul ne sut jamais qui en avait communiqué le texte), cette lettre où le baron Cahorn était effrontément prévenu de ce qui le menaçait, causa une émotion considérable. Aussitôt des explications fabuleuses furent proposées. On rappela l’existence des fameux souterrains. Et le parquet influencé poussa ses recherches dans ce sens.
On fouilla le château du haut en bas. On questionna chacune des pierres. On étudia les boiseries et les cheminées, les cadres des glaces et les poutres des plafonds. À la lueur des torches, on examina les caves immenses où les seigneurs du Malaquis entassaient jadis leurs munitions et leurs provisions. On sonda les entrailles du rocher. Ce fut vainement. On ne découvrit pas le moindre vestige de souterrain. Il n’existait point de passage secret.
Soit, répondait-on de tous côtés, mais des meubles et des tableaux ne s’évanouissent pas comme des fantômes. Cela s’en va par des portes et par des fenêtres, et les gens qui s’en emparent, s’introduisent et s’en vont également par des portes et des fenêtres. Quels sont ces gens ? Comment se sont-ils introduits ? Et comment s’en sont-ils allés ?
Le parquet de Rouen, convaincu de son impuissance, sollicita le secours d’agents parisiens. M. Dudouis, le chef de la Sûreté, envoya ses meilleurs limiers de la brigade de fer. Lui-même fit un séjour de quarante-huit heures au Malaquis. Il ne réussit pas davantage.
C’est alors qu’il manda l’inspecteur principal Ganimard dont il avait eu si souvent l’occasion d’apprécier les services.
Ganimard écouta silencieusement les instructions de son supérieur, puis, hochant la tête, il prononça :
– Je crois que l’on fait fausse route en s’obstinant à fouiller le château. La solution est ailleurs.
– Et où donc ?
– Auprès d’Arsène Lupin.
– Auprès d’Arsène Lupin ! Supposer cela, c’est admettre son intervention.
– Je l’admets. Bien plus, je la considère comme certaine.
– Voyons, Ganimard, c’est absurde. Arsène Lupin est en prison.
– Arsène Lupin est en prison, soit. Il est surveillé, je vous l’accorde. Mais il aurait les fers aux pieds, des cordes aux poignets et un bâillon sur la bouche, que je ne changerais pas d’avis.
– Et pourquoi cette obstination ?
– Parce que, seul, Arsène Lupin est de taille à combiner une machine de cette envergure, et de la combiner de telle façon qu’elle réussisse… comme elle a réussi.
– Des mots, Ganimard !
– Qui sont des réalités. Mais voilà, qu’on ne cherche pas de souterrain, de pierres tournant sur un pivot, et autres balivernes de ce calibre. Notre individu n’emploie pas des procédés aussi vieux jeu. Il est d’aujourd’hui, ou plutôt de demain.
– Et vous concluez ?
– Je conclus en vous demandant nettement l’autorisation de passer une heure avec lui.
– Dans sa cellule ?
– Oui. Au retour d’Amérique nous avons entretenu, pendant la traversée, d’excellents rapports, et j’ose dire qu’il a quelque sympathie pour celui qui a su l’arrêter. S’il peut me renseigner sans se compromettre, il n’hésitera pas à m’éviter un voyage inutile.
Il était un peu plus de midi lorsque Ganimard fut introduit dans la cellule d’Arsène Lupin. Celui-ci, étendu sur son lit, leva la tête et poussa un cri de joie.
– Ah ! ça, c’est une vraie surprise. Ce cher Ganimard, ici !
– Lui-même.
– Je désirais bien des choses dans la retraite que j’ai choisie… mais aucune plus passionnément que de vous y recevoir.
– Trop aimable.
– Mais non, mais non, je professe pour vous la plus vive estime.
– J’en suis fier.
– Je l’ai toujours prétendu : Ganimard est notre meilleur détective. Il vaut presque, – vous voyez comme je suis franc ! – il vaut presque Sherlock Holmes. Mais, en vérité, je suis désolé de n’avoir à vous offrir que cet escabeau. Et pas un rafraîchissement ! pas un verre de bière ! Excusez-moi, je suis là de passage.
Ganimard s’assit en souriant, et le prisonnier reprit, heureux de parler :
– Mon Dieu, que je suis content de reposer mes yeux sur la figure d’un honnête homme ! J’en ai assez de toutes ces faces d’espions et de mouchards qui passent dix fois par jour la revue de mes poches et de ma modeste cellule, pour s’assurer que je ne prépare pas une évasion. Fichtre, ce que le gouvernement tient à moi !…
– Il a raison.
– Mais non ! je serais si heureux qu’on me laissât vivre dans mon petit coin !
– Avec les rentes des autres.
– N’est-ce pas ? Ce serait si simple ! Mais je bavarde, je dis des bêtises, et vous êtes peut-être pressé. Allons au fait, Ganimard ! Qu’est-ce qui me vaut l’honneur d’une visite ?
– L’affaire Cahorn, déclara Ganimard, sans détour.
– Halte-là ! une seconde… C’est que j’en ai tant d’affaires ! Que je trouve d’abord dans mon cerveau le dossier de l’affaire Cahorn… Ah ! voilà, j’y suis. Affaire Cahorn, château du Malaquis, Seine-Inférieure… Deux Rubens, un Watteau, et quelques menus objets.
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