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Kitabı oku: «Le Vicaire de Wakefield», sayfa 12

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CHAPITRE XXIII

Nul que le méchant ne peut être longtemps et complètement misérable

IL nous fallait maintenant quelque assiduité au travail pour rendre notre séjour du moment aussi convenable que possible, et nous nous retrouvâmes bientôt en état de jouir de notre ancienne sérénité. Incapable d’aider mon fils dans nos occupations habituelles, je faisais des lectures à ma famille dans les quelques livres qui avaient été sauvés, et particulièrement dans ceux qui, en amusant l’imagination, contribuent à alléger le cœur. Nos bons voisins venaient aussi chaque jour avec les meilleures paroles de consolation, et ils fixèrent une époque où ils devaient tous se mettre à réparer mon ancienne demeure. L’honnête fermier William ne fut pas le dernier parmi ces visiteurs, et cordialement, il nous offrit son amitié. Il aurait même renouvelé ses attentions auprès de ma fille; mais elle le repoussa de manière à le faire s’abstenir de toute sollicitation future. Son chagrin semblait de ceux qui persistent, et elle était la seule personne de notre petite société qu’une semaine n’avait pas suffi à rendre à la gaieté. Elle avait désormais perdu cette innocence ignorante du rouge de la honte, qui jadis lui enseignait à se respecter elle-même et à trouver son plaisir à plaire. L’angoisse avait maintenant profondément pris possession de son esprit; sa beauté commençait à être atteinte en même temps que sa santé, et toute froideur contribuait encore à l’altérer. Chaque mot tendre à l’adresse de sa sœur lui mettait un serrement au cœur et une larme dans les yeux; et comme un vice, même guéri, en implante toujours d’autres là où il a existé, sa première faute, quoique effacée par le repentir, avait laissé la jalousie et l’envie derrière elle. Je m’efforçais en mille façons de diminuer son souci; j’oubliais même mes propres douleurs dans ma sollicitude pour elle, recueillant les anecdotes amusantes de l’histoire qu’une bonne mémoire et quelque lecture pouvaient me suggérer. «Notre bonheur, ma chère, disais-je, est au pouvoir de quelqu’un qui peut l’amener de mille manières inattendues et propres à confondre notre prévoyance. Si un exemple est nécessaire pour prouver cela, mon enfant, je vous répèterai une anecdote que nous a racontée un grave, quoique parfois romanesque, historien.

«Matilda avait été mariée très jeune à un noble Napolitain du plus haut rang, et, à l’âge de quinze ans, elle se trouva veuve et mère. Un jour qu’elle caressait son petit enfant à la fenêtre ouverte d’un appartement donnant sur le Vulturne, l’enfant, d’un élan soudain, s’échappa de ses bras pour tomber dans l’eau de la rivière où il disparut en un moment. La mère, surprise et affolée, fait effort pour le sauver et plonge après lui; mais, loin de pouvoir porter aide à l’enfant, elle ne se sauve elle-même qu’avec peine sur la rive opposée, juste au moment où le pays était, de ce côté-là, pillé par des soldats français qui la firent aussitôt prisonnière.

Comme la guerre se faisait entre les Français et les Italiens avec la dernière inhumanité, ils allaient immédiatement se porter sur elle aux deux extrémités que l’appétit des sens et la cruauté suggèrent. Ce vil projet fut pourtant arrêté par un jeune officier qui, bien que leur retraite commandât la plus grande diligence, la prit en croupe et l’emporta saine et sauve jusqu’à sa ville natale. La beauté de cette jeune femme avait d’abord séduit ses yeux; son mérite bientôt après lui séduisit le cœur. Ils se marièrent; lui s’éleva à la position la plus haute; ils vécurent longtemps ensemble, et ils étaient heureux. Mais la félicité d’un soldat ne peut jamais s’appeler permanente: plusieurs années après, les troupes qu’il commandait ayant subi un échec, il fut obligé de chercher refuge dans la ville où il avait demeuré avec sa femme. Ils y soutinrent un siège, et la ville à la fin fut prise. Les historiens ne peuvent guère présenter ailleurs plus d’actes de cruauté que ceux que les Français et les Italiens commirent en ce temps-là les uns sur les autres. En cette circonstance, les vainqueurs décidèrent de mettre à mort tous les prisonniers français, mais particulièrement le mari de l’infortunée Matilda, parce qu’il avait été la principale cause de la prolongation du siège. Leurs décisions s’exécutaient généralement dès qu’elles étaient prises. On amena le soldat captif, et le bourreau se tenait tout prêt avec son glaive, tandis que les spectateurs, dans un lugubre silence, attendaient le coup de mort, suspendu seulement jusqu’à ce que le général, qui présidait comme juge, eût donné le signal. Ce fut dans cet intervalle d’angoisse et d’attente que Matilda vint dire le dernier adieu à son mari et à son sauveur, déplorant la situation misérable où elle se trouvait et la cruauté du destin, qui l’avait empêchée de périr d’une mort prématurée dans le Vulturne pour la faire assister à des calamités encore plus grandes. Le général, qui était un jeune homme, fut frappé d’étonnement devant sa beauté et de pitié devant sa détresse; mais il éprouva des émotions plus fortes quand il l’entendit parler du péril qu’elle avait autrefois couru. Il était son fils, le petit enfant pour lequel elle s’était précipitée dans un si grand danger. Il la reconnut sur-le-champ comme sa mère et tomba à ses pieds. Le reste se suppose aisément: le captif fut mis en liberté, et tous les bonheurs que l’amour, l’amitié et le devoir pouvaient donner à chacun se trouvèrent réunis.»

C’est ainsi que j’essayais d’amuser ma fille; mais elle écoutait d’une attention distraite, car ses propres infortunes occupaient toute la pitié qu’elle avait jadis pour celles des autres, et rien ne lui donnait du soulagement. En société, elle redoutait le mépris; et dans la solitude, elle ne trouvait que douleur. Telle était la noire profondeur de sa misère, lorsque nous reçûmes un avis certain que M. Thornhill allait se marier avec miss Wilmot, pour laquelle je l’avais toujours soupçonné d’avoir un réel amour, bien qu’il saisît devant moi toutes les occasions de manifester à la fois du mépris pour sa personne et pour sa fortune. Cette nouvelle ne fit qu’accroître l’affliction de la pauvre Olivia; une violation de foi si flagrante était plus que son courage ne pouvait supporter. Cependant je résolus de prendre des renseignements plus positifs et d’empêcher, s’il était possible, l’exécution de ses projets en envoyant mon fils chez le vieux M. Wilmot, avec mission de savoir la vérité sur ces bruits et de remettre à miss Wilmot une lettre qui lui apprendrait la conduite de M. Thornhill dans ma famille.

Mon fils partit avec mes instructions, et, au bout de trois jours, il revint, nous assurant de l’exactitude de mes renseignements; mais il lui avait été impossible de remettre la lettre, et il avait été obligé de la laisser, parce que M. Thornhill et miss Wilmot étaient en tournée de visites dans le pays. Ils devaient être mariés, nous dit-il, sous peu de jours; le dimanche avant son arrivée, ils s’étaient montrés ensemble à l’église en grande pompe, la fiancée escortée de six demoiselles, et lui d’autant de messieurs. Leurs noces prochaines remplissaient toute la contrée de réjouissances, et ils avaient coutume de sortir ensemble à cheval dans le plus splendide appareil qu’on eût vu dans le pays depuis bien des années. Tous les amis des deux familles étaient là, particulièrement l’oncle du squire, sir William Thornhill, qui avait une si excellente réputation. Il ajouta qu’il n’y avait en train que plaisirs et fêtes; que tout le pays vantait la beauté de la jeune fiancée et la bonne mine du prétendu, et qu’ils s’aimaient extrêmement l’un et l’autre; et il conclut qu’il ne pouvait s’empêcher de trouver M. Thornhill un des hommes les plus heureux qui fussent au monde.

«Eh bien, qu’il le soit s’il le peut, repris-je. Mais, mon fils, regardez ce lit de paille et ce toit qui n’est même pas un abri, ces murs croulants et ce sol humide, mon misérable corps estropié par le feu, et mes enfants pleurant autour de moi pour avoir du pain: c’est à tout cela que vous êtes venu en revenant à la maison, mon enfant; et cependant ici, oui, ici, vous voyez un homme qui, pour tout au monde, ne voudrait pas changer nos situations. O mes enfants! si vous pouviez seulement apprendre à faire communier ensemble vos cœurs, si vous saviez quels nobles compagnons vous pouvez en faire, vous vous soucieriez peu des élégances et des splendeurs des corrompus. Tous les hommes, ou à peu près, ont été instruits à appeler la vie un passage, et à s’appeler eux-mêmes des voyageurs. La comparaison pourrait être meilleure encore si l’on remarquait que les bons sont joyeux et sereins comme des voyageurs qui reviennent vers leurs foyers, et les méchants heureux seulement par intervalles, comme des voyageurs qui s’en vont en exil.»

Ma compassion pour ma pauvre fille, que ce nouveau désastre accablait, interrompit ce que j’avais encore à dire. Je priai sa mère de la soutenir, et, un instant après, elle revint à elle. A partir de ce moment, elle parut plus calme, et je m’imaginai qu’elle avait acquis un nouveau degré d’énergie; mais l’apparence me trompait, car sa tranquillité n’était que l’abattement d’une douleur portée au comble. Une quantité de provisions, que nous envoyaient charitablement mes bons paroissiens, semblait répandre une nouvelle joie dans le reste de la famille, et je n’étais pas fâché de les voir une fois encore plus enjoués et plus à l’aise. Il aurait été injuste de troubler leur contentement dans le seul but de mêler leurs pleurs à ceux d’un chagrin opiniâtre, ou de leur faire porter le poids d’une tristesse qu’ils ne ressentaient pas. Ainsi une fois de plus chacun autour de la table conta son histoire; on demanda une chanson, et la gaieté voulut bien voltiger autour de notre humble demeure.

CHAPITRE XXIV

Nouvelles calamités

LE lendemain matin, le soleil se leva particulièrement chaud pour la saison; aussi fîmes-nous la partie de déjeuner ensemble sur le banc aux chèvrefeuilles. Là, pendant que nous nous reposions, ma fille cadette, à ma demande, joignit sa voix au concert qui se donnait dans les arbres autour de nous. C’était en ce lieu que ma pauvre Olivia avait vu pour la première fois son séducteur, et tout servait à rappeler sa peine. Mais la mélancolie qu’excitent des objets plaisants, ou qu’inspirent des sons harmonieux, calme le cœur au lieu de le ronger. La mère ressentit également dans cette occasion un doux mouvement de tristesse; elle pleura, et elle aima sa fille comme autrefois. «Allons! ma mignonne Olivia, s’écria-t-elle, donnez-nous ce petit air mélancolique que votre papa aimait tant. Votre sœur Sophia s’est déjà exécutée. Allons, enfant, cela fera plaisir à votre père.» Elle obéit avec une grâce si pathétique que j’en fus ému.

 
Quand femme descend jusqu’à la folie,
Et trouve trop tard que les hommes trahissent,
Quel charme peut calmer sa mélancolie?
Quel art peut laver sa faute en l’effaçant?
 
 
Le seul art pour couvrir sa faute,
Pour cacher sa honte à tous les yeux,
Pour donner le repentir à son amant
Et lui déchirer le cœur, c’est de mourir.
 

Comme elle terminait la dernière strophe, à laquelle sa voix entrecoupée par la douleur donnait une douceur particulière, l’apparition de l’équipage de M. Thornhill à quelque distance nous jeta tous dans l’alarme et surtout augmenta le malaise de ma fille aînée qui, désireuse d’éviter le traître, retourna à la maison avec sa sœur. Quelques minutes après, il était descendu de sa voiture, et, se dirigeant vers l’endroit où j’étais encore assis, il s’informa de ma santé avec son air de familiarité habituel. «Monsieur, lui dis-je, votre assurance à cette heure ne fait qu’ajouter à la bassesse de votre caractère. Il fut un temps où j’aurais châtié votre insolence d’oser ainsi paraître devant moi. Mais aujourd’hui vous êtes en sûreté, car l’âge a refroidi mes passions, et ma profession les réprime.

– Je jure, mon cher monsieur, répondit-il, que je suis stupéfait de tout cela, et je ne saurais comprendre ce que cela veut dire! J’espère que vous ne croyez pas que la récente excursion de votre fille avec moi ait eu rien de criminel.

– Va! criai-je; tu es un misérable, un pauvre misérable, à faire pitié, et de toute manière un menteur!.. Mais votre avilissement vous garantit de ma colère. Pourtant, monsieur, je descends d’une famille où l’on n’aurait pas supporté ceci… Et c’est ainsi, vil personnage, que pour satisfaire une passion d’un moment tu as rendu une pauvre créature misérable pour la vie et souillé une famille qui n’avait rien que l’honneur pour lot!

– Si elle ou vous, répliqua-t-il, êtes décidé à être misérable, je ne puis pas l’empêcher. Mais vous pouvez encore être heureux, et quelque opinion que vous ayez formée de moi, vous me trouverez toujours prêt à y contribuer. Nous pourrons la marier à un autre dans quelque temps, et, ce qui est mieux encore, elle pourra garder aussi son amant; car je proteste que je continuerai toujours à avoir un véritable sentiment pour elle.»

Je sentis toutes mes passions se soulever à cette nouvelle proposition dégradante. En effet, si l’esprit souvent reste calme sous de grands outrages, une petite vilenie suffit à un moment donné pour toucher l’âme au vif et l’aiguillonner jusqu’à la fureur. «Fuis ma vue, reptile, m’écriai-je, et ne continue pas à m’insulter de ta présence. Si mon brave fils était ici, il ne le souffrirait pas; mais je suis vieux et impuissant, et, de toute façon, détruit.

– Je vois, dit-il, que vous êtes décidé à m’obliger de parler plus durement que je n’en avais l’intention. Mais comme je vous ai montré ce qu’on peut espérer de mon amitié, il n’est peut-être pas hors de place de vous représenter les conséquences que peut avoir mon ressentiment. Mon avoué, à qui votre billet a été remis, menace fort, et je ne sais comment arrêter le cours de la justice autrement qu’en payant la somme moi-même, ce qui, en raison des dépenses que j’ai dû faire dernièrement à l’occasion de mon prochain mariage, n’est pas si facile à faire. D’un autre côté, mon intendant parle de venir pour le loyer: il est certain qu’il connaît son devoir, car je ne m’inquiète jamais d’affaires de cette nature. Cependant je voudrais encore pouvoir vous servir, et même vous avoir, vous et votre fille, à mon mariage qui doit bientôt se célébrer avec miss Wilmot: c’est ma charmante Arabelle elle-même qui vous le demande, et j’espère que vous ne refuserez pas.

– Monsieur Thornhill, répliquai-je, écoutez-moi une fois pour toutes. Quant à votre mariage avec n’importe qui autre que ma fille, je n’y consentirai jamais, et quand même votre amitié pourrait m’élever sur un trône, ou votre ressentiment me plonger au tombeau, je les mépriserais l’une et l’autre. C’est que tu m’as une fois douloureusement, irréparablement trompé. Je reposais mon cœur sur ton honneur, et j’y ai trouvé la bassesse. Jamais plus, donc, ne t’attends à de l’amitié de ma part. Va, jouis de ce que la fortune t’a donné, beauté, richesse, santé et plaisir. Va, laisse-moi au besoin, à l’infamie, à la maladie et à la douleur. Tout abattu que je suis, mon cœur saura encore revendiquer sa dignité, et si tu as mon pardon, tu auras toujours mon mépris.

– S’il en est ainsi, riposta-t-il, comptez-y, vous sentirez les effets de cette insolence, et vous verrez promptement lequel est le plus digne objet de mépris, de vous ou de moi.» Là-dessus il partit brusquement.

Ma femme et mon fils, qui assistaient à cette entrevue, semblaient terrifiés par l’appréhension. Mes filles, de leur côté, voyant qu’il était parti, sortirent pour apprendre le résultat de notre conférence, et quand elles le connurent, elles n’en furent pas moins alarmées que les autres. Mais quant à moi, je dédaignais les derniers excès de sa malveillance: le coup était déjà frappé, et désormais je me tenais prêt à repousser tout nouvel effort, semblable à un de ces engins employés dans l’art de la guerre, qui, de quelque côté qu’on les jette, présentent toujours une pointe pour recevoir l’ennemi.

Nous ne tardâmes pas à voir toutefois qu’il n’avait pas menacé en vain; car, dès le lendemain matin, son intendant arrivait pour demander mon loyer annuel, que, par suite des accidents déjà racontés, j’étais incapable de payer. La conséquence de cette incapacité fut que le soir même il emmena mon bétail, lequel fut évalué et vendu le lendemain à moitié prix de sa réelle valeur. Ma femme et mes enfants me supplièrent alors d’accepter toutes les conditions plutôt que d’encourir une ruine complète. Elles me prièrent même de permettre une fois de plus ses visites, et employèrent toute leur petite éloquence à peindre les calamités que j’allais endurer, – les horreurs d’une prison par une saison si rigoureuse, et les dangers menaçant ma santé par suite de l’accident qui m’était dernièrement arrivé dans l’incendie. Mais je demeurai inébranlable.

«Pourquoi, mes trésors, m’écriai-je, pourquoi voulez-vous essayer de me persuader ce qui n’est pas juste? Mon devoir m’a enseigné à lui pardonner; mais ma conscience n’admettra pas que je l’approuve. Voudriez-vous me faire applaudir devant le monde ce qu’intérieurement mon cœur doit condamner? Voudriez-vous me voir, tranquillement assis, flatter celui qui nous a trahis ignoblement, et, pour éviter une prison, souffrir continuellement les liens plus douloureux d’un enchaînement moral? Non, jamais! Si nous devons être enlevés à ce séjour, tenons-nous-en seulement à ce qui est bien; et, où que nous soyons jetés, nous aurons toujours une retraite enchantée où nous pourrons, avec une intrépidité mêlée de plaisir, jeter nos regards autour de nos propres cœurs!»

C’est ainsi que nous passâmes la soirée. Le matin suivant, de bonne heure, comme il était tombé une neige très abondante pendant la nuit, mon fils s’occupait à la déblayer et à ouvrir un passage devant la porte. Il n’y avait pas travaillé longtemps lorsqu’il rentra précipitamment, la figure toute pâle, nous dire que deux étrangers, qu’il reconnaissait pour des officiers de justice, se dirigeaient vers la maison.

Il parlait encore qu’ils entrèrent; ils s’approchèrent du lit où j’étais couché, et, m’ayant au préalable informé de leurs fonctions et de leur mission, ils m’arrêtèrent prisonnier, et m’invitèrent à me préparer à aller avec eux à la geôle du comté, qui était à onze milles de là.

«Mes amis, dis-je, vous venez par une température bien sévère pour me mener en prison; et la chose est particulièrement malheureuse eu ce moment, car je me suis récemment brûlé un bras d’une façon terrible, ce qui m’a donné une légère fièvre; et puis je manque de vêtements pour me couvrir, et je suis maintenant trop faible et trop vieux pour marcher loin dans une neige si épaisse; mais s’il en doit être ainsi…»

Je me tournai alors vers ma femme et mes enfants, et leur donnai pour instructions de rassembler le peu de choses qui nous restaient et de se préparer immédiatement à quitter ces lieux. Je les conjurai de se hâter, et je priai mon fils de prêter assistance à sa sœur aînée, qui, ayant conscience d’être la cause de toutes nos calamités, était tombée évanouie et avait perdu à la fois le sentiment de son existence et de ses maux. J’encourageai ma femme, pâle et tremblante, qui serrait dans ses bras nos petits enfants épouvantés, s’attachant à son sein, muets et craignant de lever les yeux sur les étrangers. Pendant ce temps, ma fille cadette préparait notre départ, et comme on lui répétait souvent de faire diligence, au bout d’une heure environ nous fûmes prêts à nous mettre en route.

CHAPITRE XXV

Il n’est pas de situation, quelque misérable qu’elle semble, qui ne soit accompagnée de quelque espèce de consolation

NOUS quittâmes ces lieux paisibles, et nous mîmes à marcher lentement. Ma fille aînée était affaiblie par une fièvre lente qui commençait, depuis quelques jours, à miner sa constitution. Un des officiers, qui avait un cheval, eut la bonté de la prendre derrière lui, car ces hommes eux-mêmes ne peuvent dépouiller entièrement tout sentiment d’humanité. Mon fils conduisait un des petits par la main, et ma femme l’autre, tandis que je m’appuyais sur ma fille cadette, dont les larmes coulaient, non sur ses propres malheurs, mais sur les miens.

Nous étions à environ deux milles de mon ancienne demeure, lorsque nous vîmes une foule qui courait et criait derrière nous, composée d’une cinquantaine de mes plus pauvres paroissiens. Ils se furent bientôt, avec d’épouvantables imprécations, saisis des deux officiers de justice, et, jurant qu’ils ne verraient jamais leur ministre aller en prison tant qu’ils auraient une goutte de sang à verser pour sa défense, ils se disposaient à les malmener rudement. Les conséquences auraient pu être fatales, si je ne m’étais immédiatement interposé, et si je n’avais, non sans quelque difficulté, arraché les officiers aux mains de cette multitude furieuse. Mes enfants, qui regardaient déjà ma délivrance comme assurée, semblaient transportés de joie et étaient incapables de contenir leur ravissement. Mais ils ne tardèrent pas à se détromper lorsqu’ils m’entendirent parler à ces pauvres gens abusés, qui venaient, croyaient-ils, pour me rendre service.

«Quoi, mes amis! m’écriai-je, est-ce là la façon dont vous m’aimez? Est-ce la manière dont vous obéissez aux instructions que je vous ai données dans la chaire? Défier ainsi la justice en face et apporter la ruine sur vous-mêmes et sur moi! Quel est votre meneur? Montrez-moi l’homme qui vous a séduits ainsi. Aussi sûr qu’il existe, il éprouvera mon ressentiment. Hélas! cher troupeau abusé, revenez à votre devoir envers Dieu, envers votre pays et envers moi. Peut-être vous verrai-je encore un jour ici dans des circonstances plus fortunées, et contribuerai-je à vous faire la vie plus heureuse. Mais que ce soit du moins ma consolation, lorsque je parquerai mes brebis pour l’immortalité, qu’il n’en manque aucune au troupeau.»

Tous semblèrent alors pénétrés de repentir, et, fondant en larmes, ils vinrent l’un après l’autre me dire adieu. Je serrai tendrement la main de chacun d’eux, et, leur laissant ma bénédiction, je continuai ma route sans rencontrer aucun autre empêchement. Quelques heures avant la nuit, nous atteignîmes la ville, ou plutôt le village; car elle ne se composait que de quelques humbles maisons, ayant entièrement perdu son opulence d’autrefois, et ne gardant, pour toute marque de son ancienne supériorité, que la prison.

A l’entrée, nous nous arrêtâmes à une auberge, où nous prîmes les rafraîchissements que l’on pouvait se procurer le plus vite, et je soupai avec ma famille aussi gaiement que de coutume. Après les avoir vus convenablement installés pour la nuit, je suivis les officiers du shérif à la prison, qui, jadis construite en vue de la guerre, consistait en une vaste salle solidement grillée et pavée de pierres, commune aux malfaiteurs et aux débiteurs à certaines heures de la journée. Outre cette salle, chaque prisonnier avait une cellule à part, où il était enfermé pour la nuit.

Je m’attendais, en entrant, à ne trouver que lamentations et cris de misère de toute sorte; mais il en fut bien différemment. Les prisonniers semblaient tous conspirer à un dessein commun, celui d’oublier de penser an milieu de la joie et du bruit. On m’informa du petit tribut requis d’ordinaire en ces occasions, et je me rendis immédiatement à la requête, bien que le peu d’argent que j’avais fût bien près d’être complètement épuisé. On l’envoya aussitôt s’échanger contre de quoi boire, et la prison tout entière ne tarda pas à être pleine de vacarme, de rires et de profanation.

«Comment! m’écriai-je à part moi, des hommes si véritablement vicieux seront gais, et moi, je serai triste! Je ne souffre que le même emprisonnement, et je crois avoir plus de raisons qu’eux d’être heureux.»

C’est par de semblables réflexions que je travaillai à me rendre gai; mais la gaieté n’a jamais été produite par l’effort, lequel est, en soi, pénible. Comme j’étais assis dans un coin de la prison, l’air pensif, un de mes compagnons de captivité s’avança, s’assit près de moi et entama la conversation. Ce fut toujours ma règle invariable dans la vie de ne jamais éviter la conversation d’aucune personne semblant vouloir parler avec moi; car, si l’individu était bon, je pouvais profiter de son instruction, et s’il était mauvais, il pouvait trouver du secours dans la mienne. Je remarquai que celui-ci était un homme d’expérience et d’un énergique, mais inculte bon sens; il avait une parfaite connaissance du monde, comme on dit, ou pour parler plus proprement, de l’espèce humaine vue du mauvais côté. Il me demanda si j’avais pris soin de me précautionner d’un lit, ce qui était un détail auquel je n’avais pas une seule fois songé.

«C’est fâcheux, dit-il; car on ne vous donne ici rien que de la paille, et votre chambre est très grande et très froide. Toutefois, comme vous avez l’air d’être un gentleman, et que j’en ai été un moi-même dans mon temps, je mets de bon cœur une partie de ma literie à votre service.»

Je le remerciai, exprimant mon étonnement de trouver dans une geôle une telle humanité pour l’infortune, et j’ajoutai, pour lui faire voir que j’étais un lettré, que le sage de l’antiquité avait semblé comprendre la valeur d’un compagnon dans l’affliction lorsqu’il avait dit: Ton kosmon aire, ei dos ton etairon9! «Et de fait, continuai-je, qu’est le monde s’il n’offre rien que solitude?

– Vous parlez du monde, monsieur, reprit mon compagnon. Le monde retombe en enfance, et pourtant la cosmogonie ou création du monde a rendu perplexes les philosophes de tous les âges. Quelle mêlée confuse d’opinions n’ont-ils pas soulevée sur la création du monde! Sanchoniathon, Manéthon, Bérose et Ocellus Lucanus ont tous tenté la question, mais en vain. Le dernier a ces paroles: Anarchon ara kai atelutaion to pan, ce qui implique… – Je vous demande pardon d’interrompre tant d’érudition, monsieur, m’écriai-je; mais je crois avoir entendu tout cela déjà. N’ai-je pas eu le plaisir de vous voir une fois à la foire de Welbridge, et ne vous nommez-vous pas Éphraïm Jenkinson?» A cette question, il se contenta de soupirer. «Je suppose que vous devez vous rappeler, repris-je, un docteur Primrose, à qui vous avez acheté un cheval?»

Alors M. Jenkinson se souvint de moi sur-le-champ; l’obscurité du lieu et l’approche de la nuit l’avaient empêché de distinguer auparavant mes traits. «Oui, monsieur, reprit-il, je me souviens de vous parfaitement bien. J’ai acheté un cheval, mais oublié de le payer. Votre voisin Flamborough est le seul plaignant que je redoute en aucune façon aux prochaines assises, car il a l’intention de déposer positivement contre moi comme faussaire. Je regrette de tout mon cœur, monsieur, de vous avoir jamais trompé, et, de fait, d’avoir trompé qui que ce soit; car, vous voyez, continua-t-il en montrant ses fers, à quoi m’ont conduit mes tours.

– Eh bien! monsieur, répliquai-je, votre bonté à m’offrir un secours lorsque vous ne pouviez rien espérer en échange sera payée par les efforts que je ferai pour adoucir ou supprimer tout à fait la déposition de M. Flamborough. Je lui enverrai mon fils à cet effet à la première occasion, et je ne fais pas le moindre doute qu’il ne se rende à ma requête. Pour ce qui est de ma propre déposition, vous n’avez pas besoin d’avoir aucune inquiétude à ce sujet.

– Eh bien! monsieur, répondit-il, tout ce que je pourrai vous rendre en retour, je le ferai. Vous aurez plus de la moitié de mes couvertures cette nuit, et j’aurai soin de me poser comme votre ami dans la prison, où je crois avoir quelque influence.»

Je le remerciai et ne pus m’empêcher de manifester ma surprise du changement de son extérieur et de l’air de jeunesse qu’il avait à présent; car, lorsque je l’avais vu auparavant, il paraissait avoir soixante ans au moins.

«Monsieur, répondit-il, vous êtes peu au courant des choses de ce monde. J’avais en ce temps-là de faux cheveux, et j’ai appris l’art de contrefaire tous les âges, depuis dix-sept jusqu’à soixante-dix ans. Ah! monsieur, si j’avais seulement consacré à apprendre un métier la moitié de la peine que j’ai prise à devenir un coquin, je serais peut-être un homme riche aujourd’hui. Mais, tout chenapan que je suis, je peux toujours me montrer votre ami, et cela peut-être au moment où vous vous y attendez le moins.»

Nous fûmes empêchés de pousser plus loin cette conversation, par l’arrivée des aides du geôlier, qui venaient faire l’appel nominal des prisonniers et les enfermer pour la nuit. Il y avait aussi un homme avec une botte de paille, lequel me conduisit, le long d’un sombre et étroit corridor, dans une chambre pavée comme la prison commune. Dans un coin de cette chambre, j’étendis mon lit de paille et les couvertures données par mon compagnon. Ceci fait, mon conducteur, qui était assez poli, me souhaita le bonsoir. Après mes méditations habituelles et lorsque j’eus loué celui qui me frappait de sa correction céleste, je me couchai et dormis le plus tranquillement du monde jusqu’au matin.

9.Enlève le monde, pourvu que tu donnes un ami.