Kitabı oku: «Le portrait de monsieur W. H.», sayfa 6
LE SPHINX QUI N'A PAS DE SECRET28
Gravure au trait
Un après-midi, j'étais assis à la terrasse du café de la Paix, contemplant la splendeur et les dessous de la vie parisienne.
Tout en prenant mon vermouth, j'étudiais avec curiosité l'étrange panorama où l'orgueil et la pauvreté défilaient devant moi, quand je m'entendis appeler par mon nom.
Je fis demi-tour et je me vis en face de lord Murchison.
Nous ne nous étions pas revus depuis que nous avions été au collège ensemble, il y avait dix ans de cela.
Aussi fus-je charmé de cette rencontre.
Nous échangeâmes une chaude poignée de main.
À Oxford, nous avions été grands amis. Je l'aimais énormément.
Il était si bon, si plein d'entrain, si plein d'honneur. Nous disions souvent de lui qu'il serait le meilleur garçon du monde sans son penchant à dire toujours la vérité, mais je crois que réellement nous ne l'en admirions que davantage pour sa franchise.
Je le trouvai bien un peu changé.
Il avait l'air anxieux, embarrassé. On eût dit qu'il avait des doutes au sujet de quelque chose. Je devinais que ce n'était point là un effet du moderne scepticisme, car Murchison était le plus immuable des torgs et il croyait au Pentateuque avec autant de fermeté qu'il croyait en la Chambre des Pairs.
Je conclus qu'il y avait une femme sous roche et je lui demandai s'il était déjà marié.
– Je ne comprends pas encore assez les femmes, répondit-il.
– Mon cher Gérald, dis-je, les femmes sont faites pour qu'on les aime et non pour qu'on les comprenne.
– Je ne saurais aimer quand je ne peux avoir confiance, répliqua- t-il.
– Je crois que vous avez un mystère dans votre vie, Gérald, dis- je, contez-moi cela.
– Allons faire une promenade en voiture, répondit-il. Il y a trop de foule ici… Non, non, pas cette voiture jaune, n'importe quelle autre couleur. Tenez! celle-ci, qui est vert foncé, fera l'affaire.
Et, quelques minutes après, nous descendions le boulevard au trot dans la direction de la Madeleine.
– Où irons-nous? demandai-je.
– Oh! où vous voudrez, répondit-il, au restaurant du bois. Nous y dînerons, et vous me raconterez tout ce qui vous concerne.
– Je veux vous écouter d'abord vous-même, dis-je. Contez-moi votre mystère.
Il tira de sa poche un petit porte-cartes, de maroquin à fermoir d'argent et me le tendit.
Je l'ouvris.
À l'intérieur il y avait une photographie de femme.
Elle était grande et élancée, étrangement pittoresque avec ses grands yeux vagues et sa chevelure flottante. Elle avait une physionomie de clairvoyante et était enveloppée de riches fourrures.
– Que dites-vous de cette figure? dit-il. Est-ce qu'elle inspire la confiance?
Je l'examinai attentivement.
Elle me donna l'impression d'une femme qui a eu un secret, mais ce secret était-il honnête ou non, je ne saurais le dire.
Cette beauté semblait faite de bien des mystères réunis, en fait une beauté psychologique plutôt que plastique, et puis, ce léger sourire, qui se jouait sur les lèvres, était bien trop subtil pour avoir un véritable charme.
– Eh bien? s'écria-t-il avec impatience, qu'en dites-vous?
– C'est la Joconde en noir, répondis-je. Dites-moi tout ce qui la concerne.
– Pas maintenant, après dîner.
Et nous nous mîmes à parler d'autre chose.
Quand le garçon nous eut apporté le café et des cigarettes, je rappelai à Gérald sa promesse.
Il se leva de sa chaise, alla et revint deux ou trois fois dans la pièce.
Puis, se laissant choir dans un fauteuil, il me conta l'histoire suivante.
– Un soir, vers cinq heures, je descendais Bond-Street.
Il y avait un grand encombrement de voitures et la circulation était tout à fait arrêtée.
Tout près du trottoir était rangé un petit brougham jaune, qui pour une raison ou une autre attira mon attention.
Comme je passais tout près, je vis s'avancer, pour regarder dehors, la figure que je vous ai montrée cet après-midi.
Elle me fascina immédiatement.
Pendant toute la nuit, je ne pensai pas à autre chose, et il en fut de même le lendemain.
Je montai, je redescendis à plusieurs reprises cette maudite rangée, jetant un regard furtif dans toutes les voitures, attendant le brougham jaune, mais je n'arrivai point à découvrir ma belle inconnue, si bien que je finis par me persuader que je ne l'avais vue qu'en songe.
Environ huit jours après, je dînai avec madame de Rastail.
Le dîner était pour huit heures, mais à huit heures et demie, nous attendions encore au salon.
À la fin, le domestique ouvrit la porte et annonça lady Alroy.
C'était la femme que j'avais cherchée.
Elle entra avec grande lenteur. Elle avait l'air d'un rayon de lune dans sa dentelle grise, et je fus, à mon immense joie, prié de la conduire à table.
Quand nous fûmes assis, je dis, de la façon la plus innocente du monde:
– Il me semble que je vous ai vue en passant dans Road-Street, il y a quelque temps, lady Alroy.
Elle devint très pâle, et elle dit à voix basse:
– Je vous en prie, ne parlez pas si haut, on pourrait nous entendre.
Je me sentis bien malheureux d'avoir aussi mal débuté, et je me lançai à corps perdu dans une tirade sur le théâtre français.
Elle parlait fort peu, toujours de la même voix basse et musicale.
On eût dit qu'elle avait peur d'être écoutée par quelqu'un.
Je me sentais passionnément, stupidement épris et l'indéfinissable atmosphère de mystère, qui l'entourait, excitait au plus haut point ma curiosité.
Quand elle fut sur le point de partir, ce qu'elle fit fort peu de temps après le dîner, je lui demandai si je pourrais lui rendre visite.
Elle hésita un instant, regarda autour d'elle pour voir si quelqu'un se trouvait près de nous, et me dit alors:
– Oui, demain à cinq heures et quart.
Je priai madame de Rastail de me parler d'elle, mais tout ce qu'elle put me dire se réduisit à ceci.
Cette dame était veuve. Elle possédait une belle maison dans Park-Lane.
Comme à ce moment, un raseur du genre scientifique entreprenait une dissertation sur les veuves, pour étayer la thèse de la survivance des plus aptes, je pris congé et rentrai chez moi.
Le lendemain, juste à l'heure dite, je me rendis à Park-Lane, mais le domestique me dit que lady Alroy venait de sortir à l'instant.
Très dépité, très intrigué j'allai au club et, après bien des réflexions, je lui écrivis une lettre où je la priai de me permettre de voir si je serais plus heureux une autre fois.
La réponse se fit attendre plusieurs jours; mais à la fin je reçus un petit billet où elle m'informait qu'elle serait chez elle le dimanche à quatre heures et où se trouvait cet extraordinaire post-scriptum.
«Je vous en prie, ne m'écrivez plus ici; je vous expliquerai cela quand je vous verrai.»
Le dimanche, elle fut tout à fait charmante, mais au moment où j'allais me retirer, elle me demanda si j'avais jamais une nouvelle occasion de lui écrire de libeller ainsi l'adresse: à Mistress Knox, aux bons soins de M. Wittaker, libraire, Green- Street.
– Certaines raisons, ajouta-t-elle, m'empêchent de recevoir aucune lettre dans ma propre maison.
Pendant toute la saison, je la vis fort souvent et cette atmosphère de mystère ne la quittait pas.
Parfois je pensai qu'elle était au pouvoir de quelque homme, mais elle semblait si malaisément accessible que je ne pus m'en tenir à cette idée-là.
Il m'était réellement bien difficile d'arriver à une conclusion quelconque, car elle était pareille à ces singuliers cristaux qu'on voit dans les muséums et qui sont transparents à certains moments et troubles à certains autres.
À la fin, je me déterminai à lui demander de devenir ma femme; j'étais énervé et fatigué des incessantes précautions qu'elle m'imposait pour faire un mystère de mes visites, des quelques lettres que je lui envoyais.
Je lui écrivis à la librairie pour lui demander si elle pourrait me recevoir le lundi suivant à six heures.
Elle me répondit oui, et je fus transporté de plaisir jusqu'au septième ciel.
J'étais follement épris d'elle, en dépit du mystère à ce que je croyais alors, mais en fait à cause même du mystère, je le vois à présent.
Non, ce n'était pas la femme que j'aimais en elle.
Ce mystère me troublait, me faisait perdre la tête.
Pourquoi le hasard me fit-il découvrir la piste?
– Alors vous l'avez trouvé, m'écriai-je?
– Je le crains, répondit-il. Vous en jugerez par vous-même.
Le lundi venu, je déjeunai avec mon oncle, et vers quatre heures je me trouvai dans Marylebone-Road.
Comme vous le savez, mon oncle demeure à Regent's-Park.
Je voulais aller à Piccadilly et je pris le plus court chemin en passant par un tas de petites rues d'aspect misérable.
Soudain je vis devant moi lady Alroy, cachée sous un voile épais et marchant très vite.
Quand elle fut arrivée à la dernière maison de la rue, elle monta les marches, tira de sa poche un passe-partout et entra.
– Le voilà le mystère, me dis-je en avançant rapidement pour inspecter la maison.
Sur le seuil était son mouchoir qu'elle avait laissé tomber, je le ramassai et le mis dans ma poche.
Alors je me mis à réfléchir sur ce que je devais faire. J'arrivai à cette conclusion que je n'avais pas le droit de l'espionner et je me rendis en voiture à mon club.
À six heures, je me présentai chez elle.
Je la trouvai étendue sur un sofa, en toilette de thé, c'est-à- dire en robe d'une étoffe d'argent, relevée à l'aide d'agrafes de ces étranges pierres de lune qu'elle portait toujours.
Elle parut tout à fait charmeuse.
– Je suis si contente de vous voir, dit-elle. Je ne suis pas sortie de la journée.
Je la regardai tout ébahi, et tirant de ma poche le mouchoir, je le lui tendis.
– Vous l'avez laissé tomber dans Cummor Street, cet après-midi, lady Alroy, lui dis-je d'un ton très calme.
Elle me jeta un coup d'oeil d'épouvante, mais ne fit aucun mouvement pour prendre le mouchoir.
– Que faisiez-vous là? demandai-je.
– Quel droit avez vous de m'interroger? répondit-elle.
– Le droit d'un homme qui vous aime, répliquai-je. Je suis venu ici pour vous demander de devenir ma femme.
Elle se cacha la figure dans ses mains, et fondit en un déluge de larmes.
– Il faut que vous me répondiez? lui dis-je.
Elle se leva et me regardant bien en face dit:
– Lord Murchison, il n'y a rien à vous dire.
– Vous êtes venue ici pour voir quelqu'un, m'écriai-je. C'est là votre secret.
Elle pâlit affreusement et dit:
– Je n'ai donné de rendez-vous à personne.
– Ne pouvez-vous pas dire la vérité? m'écriai-je.
– Mais je l'ai dite, répliqua-t-elle.
J'étais éperdu, affolé. Je ne sais ce que je lui ai dit, mais je lui ai dit des choses terribles.
Finalement je m'élançai hors de la maison.
Elle m'écrivit le lendemain, mais je lui renvoyai sa lettre sans l'avoir ouverte. Je partis pour la Norvège avec Alan Colville.
Je revins au bout d'un mois, et la première chose, que je vis dans le Morning Post, ce fut la mort de lady Alroy.
Elle avait pris un refroidissement à l'Opéra, et elle avait succombé en cinq jours à une congestion pulmonaire.
Je m'enfermai et ne voulus voir personne, je l'avais tant aimée et je l'aimais si follement. Grands dieux, comme j'ai aimé cette femme!
– Vous êtes allé dans cette rue, dans cette maison? demandai-je.
– Oui, répondit-il, un jour je me rendis dans Cummor-Street. Je ne pus m'en empêcher. J'étais torturé par le doute.
Je frappai à la porte, et une femme d'air très convenable vint m'ouvrir la porte.
Je lui demandai si elle avait un appartement à louer.
– Ah! monsieur, répondit-elle, je crois que l'appartement est à louer, mais je n'ai pas vu la dame depuis trois mois, et comme le loyer continue à courir, il m'est impossible de vous le louer.
– Est ce de cette dame qu'il s'agit? lui demandai-je en lui montrant la photographie.
– Oui, c'est elle, bien sûr, s'écria-t-elle, mais quand sera-t- elle de retour?
– La dame est morte, répondis-je.
– J'espère bien que non, dit la femme. Elle était ma meilleure locataire. Elle me payait trois guinées par semaine, rien que pour venir dans mon salon de temps en temps.
– Elle recevait quelqu'un ici? dis-je. Mais la femme m'assura que non, qu'elle venait toujours seule, et ne voyait personne.
– Que diable alors venait-elle faire ici! m'écriai-je.
– Elle restait tout simplement au salon, monsieur. Elle lisait des livres, et quelques fois elle prenait le thé, répondit la femme.
Je ne savais pas que dire. Je lui donnai donc un souverain et je m'en allai.
– Maintenant dites-moi qu'est-ce que tout cela signifiait? Vous ne croyez pas que la femme disait la vérité.
– Je le crois.
– Alors pourquoi lady Alroy allait-elle dans cette maison?
– Mon cher Gérald, répondis-je, lady Alroy était tout simplement une femme atteinte de la manie du mystère. Elle louait cet appartement pour le plaisir de s'y rendre avec son voile baissé et de s'imaginer qu'elle était une héroïne. Elle avait une folle passion pour le secret, mais elle était, elle-même, tout simplement, un sphinx sans secret.
– Est-ce là votre véritable opinion?
– J'en suis convaincu, répondis-je.
Il sortit le porte-carte de maroquin, l'ouvrit et regarda la photographie.
– Je me le demande, fit-il enfin.
LE MODÈLE MILLIONNAIRE29
Note admirative
Quand on n'a pas de fortune, il ne sert à rien d'être un charmant garçon.
Le roman est un privilège des riches et non une profession pour ceux qui n'ont pas d'emploi.
Il vaut mieux avoir un revenu fixe que d'être un charmeur.
Tels sont les grands axiomes de la vie moderne, et Hughie Erskine ne se les est jamais assimilés.
Pauvre Hughie!
Au point de vue intellectuel, nous devons reconnaître qu'il n'était point un phénomène.
Jamais il ne lui était arrivé en sa vie de lancer un trait brillant, ni même une rosserie. Cela n'empêche qu'il était étonnamment séduisant, avec sa chevelure frisée, son profil nettement dessiné et ses yeux gris.
Il était aussi en faveur auprès des hommes qu'auprès des femmes. Il possédait toutes les sortes de talents, excepté celui de gagner de l'argent.
Son père lui avait légué sa latte de cavalerie et une Histoire de la Guerre de la Péninsule en quinze volumes.
Hughie avait accroché le premier de ces legs au-dessus de son miroir, et rangé le second sur une étagère entre le Guide de Ruff30, et le Magasine de Bailey31 et il vivait d'une pension annuelle de deux cents livres que lui faisait une vieille tante.
Il avait essayé de tout.
Il avait fréquenté la Bourse pendant six mois, mais que voulez- vous que devienne un papillon parmi des taureaux et des ours?
Il s'était établi commerçant en thé, et il l'était resté un peu plus longtemps, mais il avait fini par en avoir assez du pekoé et du souchong.
Puis, il avait essayé de vendre du sherry sec. Cela ne lui avait pas réussi. Le sherry était un peu trop sec.
Finalement il devint… rien du tout; un charmant jeune homme impropre à quoi que ce fût, toujours avec un profil parfait, toujours sans profession.
Et pour que son malheur fût complet, il devint amoureux.
La jeune fille, qu'il aimait, avait nom Laura Merton. Son père était un colonel retraité qui avait perdu toute sa patience et toutes ses facultés digestives dans l'Inde et ne les retrouva jamais depuis.
Laura adorait Hughie, et celui-ci eut baisé les cordons des souliers de Laura.
C'était le couple le plus charmant qu'on pût voir à Londres et à eux deux, ils ne possédaient pas un penny.
Le colonel avait beaucoup d'affection pour Hughie, mais il ne voulait pas entendre parler de mariage.
– Mon garçon, disait-il souvent, venez me trouver quand vous serez à la tête de dix mille livres bien à vous, alors on verra.
Et, ces jours-là, Hughie avait l'air très bougon, et il lui fallait, pour se consoler, la société de Laura.
Un matin, comme il se rendait à Holland Park où habitaient les Merton, il lui prit fantaisie d'aller voir en passant son grand ami, Alan Trevor.
Trevor était peintre. Actuellement peu de gens échappent à cette contagion, mais il était en outre, un artiste, et les artistes sont assez rares.
À en juger par son extérieur, Alan était un singulier personnage, sauvage, avec une figure toute pointillée de taches de rousseur, et une barbe rouge et hirsute. Mais, dès qu'il avait un pinceau à la main, on se trouvait en présence d'un maître et ses tableaux étaient recherchés avec empressement.
Il avait éprouvé tout d'abord à l'égard de Hughie une vive attraction, due, il faut le dire, au charme personnel de celui-ci uniquement.
– Les seules gens qu'un peintre devrait connaître, répétait-il, ce sont des êtres beaux et bêtes, des gens dont la vue vous donne un plaisir artistique et dont la conversation est pour vous un repos intellectuel. Les hommes qui sont des dandys et les femmes qui sont des coquettes, voilà les êtres qui gouvernent le monde, ou qui du moins devraient le gouverner.
Mais quand il en fut à mieux connaître Hughie, il finit par l'aimer tout autant à cause de son entrain, de sa bonne humeur, de sa nature étourdiment généreuse, et lui donna le droit d'entrer à toute heure dans son atelier.
Hughie, quand il entra, trouva Trevor en train de donner les derniers coups de pinceau à une magistrale peinture qui représentait, en grandeur naturelle, un mendiant.
Le mendiant en personne posait sur une plate-forme placée dans un angle de l'atelier.
C'était un vieux homme tout ratatiné, dont la figure avait l'air d'être en parchemin froissé, avec une expression pitoyable.
Sur ses épaules était jeté un manteau de grossier drap brun, fait de loques et de trous; ses grosses bottes étaient rapiécées, ressemelées. Il avait une main appuyée sur un gros bâton et de l'autre il tendait un reste de chapeau pour demander l'aumône.
– Quel superbe modèle! fit Hughie à voix basse, en serrant la main à son ami.
– Un superbe modèle! s'écria Trevor à pleine voix, je le crois bien. Des mendiants comme, ça, on n'en rencontre pas tous les jours! Une trouvaille, mon cher, un Vélasquez en chair et en os! Par le ciel! quelle gravure Rembrandt aurait fait avec ça!
– Pauvre vieux! dit Hughie. Comme il a l'air malheureux! Mais je suppose que pour vous, les peintres, sa figure est en rapport avec sa fortune.
– Certainement, dit Trevor, vous ne voudriez pas qu'un mendiant ait l'air heureux.
– Combien gagne un modèle par séance? demanda Hughie, après s'être confortablement installé sur un divan.
– Un shilling par heure.
– Et vous, Alan, combien vous rapporte votre tableau?
– Oh! celui-là, on me le prend pour deux mille.
-Livres?
– Guinées. Les peintres, les poètes, les médecins comptent toujours par guinées.
– Eh! bien! je suis d'avis que le modèle devrait avoir un tant pour cent, s'écria Hughie en riant, car il fait autant de besogne que vous.
– Tout ça, ce sont des bêtises. Rien que la peine qu'on se donne à étendre les couleurs et d'être toujours debout, le pinceau à la main. Vous en parlez à votre aise, Hughie, mais je vous réponds qu'à de certains moments, l'art s'élève jusqu'au niveau d'un métier manuel. Mais assez causé comme cela! Je suis très occupé. Prenez une cigarette et tenez-vous tranquille.
Quelques instants après, le domestique entra et dit à Trevor que l'encadreur demandait à lui parler.
– Ne vous en allez pas, Hughie, dit-il en sortant, je serai bientôt de retour.
Le vieux mendiant profita de l'absence de Trevor pour se reposer un moment sur le banc de bois qui se trouvait derrière lui.
Il avait l'air si abandonné, si misérable qu'Hughie ne put s'empêcher d'avoir compassion de lui, et qu'il tâta ses poches pour savoir combien il lui restait.
Il n'y trouva qu'un souverain et quelque menue monnaie.
– Pauvre vieux! se disait-il intérieurement, il en a plus besoin que moi, mais ça veut dire que je me passerai de fiacres pendant quinze jours.
Et traversant l'atelier, il glissa le souverain dans la main du mendiant.
Le vieux sursauta.
Puis un vague sourire erra sur ses lèvres flétries.
– Merci, monsieur, dit-il, merci.
Trevor étant rentré, Hughie lui dit adieu, en rougissant un peu de son action.
Il passa toute la journée avec Laura, reçut une charmante réprimande pour sa prodigalité et se vit forcé de rentrer à pied.
Ce soir-là, il entra au club de la Palette vers onze heures, et trouva Trevor seul dans le fumoir devant un verre de vin blanc à l'eau de seltz.
– Eh! bien, Alan! lui dit-il, en allumant sa cigarette. Avez-vous terminé votre tableau à votre gré?
– Fini et encadré, mon garçon, répondit Trevor. À propos vous avez fait une conquête, ce vieux modèle, que vous avez vu, est tout à fait enchanté de vous. Il a fallu que je lui parle de vous, que je lui dise tout… qui vous êtes, où vous demeurez, votre revenu, vos projets d'avenir, etc…
– Mon cher Alan, s'écria Hughie, je suis sûr que je vais le trouver en faction devant ma porte quand je rentrerai. Mais non, ce n'est qu'une plaisanterie. Pauvre vieux bonhomme! Je voudrais pouvoir faire quelque chose pour lui. Je trouve terrible qu'on soit aussi misérable. J'ai des quantités de vieux effets chez moi! Pensez-vous que cela ferait son affaire? Je le crois, car ses haillons tombaient par morceaux.
– Mais ça lui allait superbement, dit Trevor. Pour rien au monde je ne ferai son portrait en habit noir. Ce que vous appelez des guenilles, je l'appelle du pittoresque; ce qui vous paraît pauvreté, me semble à moi de la couleur locale! Néanmoins je lui dirai un mot de votre offre.
– Alan, dit Hughie d'un air sérieux, vous autres peintres, vous êtes des gens sans coeur.
– Un artiste a son coeur dans sa tête, repartit Trevor. D'ailleurs, nous avons à voir le monde comme il est, et non à le refaire d'après ce que nous en savons. À chacun son métier. Maintenant donnez-moi des nouvelles de Laura. Le vieux modèle s'est vraiment intéressé à elle.
– Vous ne voulez pas dire que vous lui en avez parlé? fit Hughie.
– Mais si, certainement, il sait tout: le colonel inexorable, la charmante Laura, et les dix mille livres.
– Vous avez raconté toutes mes affaires particulières à ce vieux mendiant! s'écria Hughie, la figure rouge, l'air très en colère.
– Mon vieux, dit Trevor en souriant, ce vieux mendiant, comme vous dites, est l'un des hommes les plus riches de l'Europe. Il pourrait acheter tout Londres demain sans épuiser sa fortune. Il a une maison dans toutes les capitales. Il dîne dans de la vaisselle en or, et s'il lui déplaît que la Russie fasse la guerre, il peut l'en empêcher.
– Qu'est-ce que vous me racontez donc là? s'écria Hughie.
– C'est comme je vous le dis, reprit Trevor. Le vieux, que vous avez vu aujourd'hui dans l'atelier, c'était le baron Hausberg. C'est un de mes grands amis. Il achète tous mes tableaux et des quantités d'autres. Et il y a un mois, il m'a demandé de faire son portrait en costume de mendiant. Que voulez-vous? Une fantaisie de millionnaire, et je dois convenir qu'il faisait une magnifique figure dans ses guenilles. Je devrais plutôt dire, dans mes guenilles. C'est un vieux costume que j'ai rapporté d'Espagne.
– Le baron Hausberg, grand dieux32! s'écria Hughie. Et moi qui lui ai donné un souverain!
Et il se laissa tomber dans un fauteuil, et il eut l'air de personnifier le désappointement.
– Vous lui avez donné un souverain! cria Trevor en éclatant de rire! Mon garçon, ce souverain-là, vous ne le reverrez jamais! Son affaire c'est l'argent des autres.
– Il me semble, Alan, que vous auriez bien pu me prévenir, dit Hughie d'un ton maussade, au lieu de me laisser commettre une bêtise aussi ridicule.
– Voyons, Hughie, dit Trevor. En premier lieu, il ne pouvait me venir à l'esprit l'idée que vous alliez distribuant ainsi l'aumône à l'aventure de cette façon extravagante. Que vous embrassiez un joli modèle, cela, je le comprends, mais que vous donniez un souverain à un modèle de laideur! Par Jupiter non! Et d'autre part, ma porte était fermée ce jour-là pour tout le monde. Lorsque vous êtes venu, je me suis demandé si Hausberg serait flatté de s'entendre nommer. Vous savez, il n'était pas en tenue de bal.
– Je suis sûr qu'il me prend pour un aigrefin, dit Hughie.
– Pas du tout! Il était enchanté, quand vous êtes parti; il ne cessait de se parler tout bas, de se frotter ses vieilles mains ridées. Je me demandais pourquoi il mettait tant d'insistance à savoir tout ce qui vous concernait, et n'y comprenais rien, mais j'y vois clair maintenant. Il va placer votre souverain à votre nom, Hughie. Tous les six mois, il vous enverra l'intérêt, et il aura une histoire superbe à conter au dessert.
-Je suis un pauvre diable de malheureux, grommela Hughie et ce que j'ai de mieux à faire c'est d'aller me coucher! Quant à vous, mon cher Alan, n'en parlez à personne; je n'oserais plus me montrer dans le Roso.
– Des bêtises! cela fait le plus grand honneur à votre esprit de philanthropie, Hughie. Et ne partez pas! Prenez une autre cigarette, vous me parlerez de Laura tant que vous voudrez.
Mais Hughie ne voulut pas rester.
Il rentra chez lui à pied, se sentant très malheureux, et il quitta Alan au milieu d'une crise de fou rire.
Le lendemain matin, pendant qu'il déjeunait, le domestique lui remit une carte portant ces mots:
«Monsieur Gustave Naudin, de la part de monsieur le baron de Hausberg.»
– Je suppose qu'il m'envoie demander des excuses, se dit Hughie.
Et il donna au domestique l'ordre de faire entrer.
Un vieux gentleman avec des lunettes d'or et des cheveux gris fut introduit et dit avec un léger accent français.
– C'est bien à monsieur Hughie Erskine que j'ai l'honneur de parler?
Hughie s'inclina.
– Je viens de la part du baron Hausberg, reprit-il.
Le baron…
– Je vous prie, monsieur, de lui présenter mes excuses les plus sincères, balbutia Hughie.
– Le baron, reprit le vieux gentleman, en souriant, m'a chargé de vous remettre la lettre que voici.
Et il tendit une enveloppe cachetée.
Sur cette enveloppe étaient écrits ces mots:
«Cadeau de mariage offert à Hughie Erskine et à Laura Merton par un vieux mendiant.
Et, dans cette enveloppe, il y avait un chèque de dix mille livres.
Quand le mariage eut lieu, Alan fut un des garçons d'honneur, et le baron fit un speech, au déjeuner de noces.
– Des modèles millionnaires, fit remarquer Alan, c'est déjà bien rare, mais des millionnaires modèles, c'est bien plus rare encore.