Kitabı oku: «La Chèvre d'Or», sayfa 6
XXVI
UNE AMBASSADE
Après le déjeuner, patron Ruf, laissant M. Honnorat et l'abbé discuter chasse autour d'un bocal de liqueur aux baies de myrte, digestive spécialité de Saladine, m'appelle confidentiellement dans un coin.
Je croyais qu'il voulait, en bon père, se renseigner sur la conduite de Ganteaume et sur la façon dont celui-ci accomplit les fonctions multiples qui sont censées l'attacher à ma personne.
Pas du tout! Patron Ruf est chargé, pour moi, d'une ambassade.
La campagne du corail terminée, patron Ruf, après avoir embrassé sa femme en passant devant la petite Camargue, avait dû pousser jusqu'à Nice pour y négocier, au nom de la confrérie, le produit de la pêche faite en commun.
Il s'était rencontré là, suivant l'usage, avec de certains marchands génois qui achètent le corail brut pour les fabriques et logent d'ordinaire dans un cabaret de la vieille ville, à l'enseigne de l'Antico limon verde.
– «Dieu vous préserve, monsieur, de ces auberges italiennes! Ça sent le fromage et c'est épais de mouches. Mais il faut en passer par là lorsqu'on veut vendre aux Génois.»
Quoi qu'il en soit, l'affaire s'était conclue, et patron Ruf, l'argent serré dans sa saquette, s'apprêtait à partir après l'obligatoire tournée d'asti spumante, «un pauvre petit vin qui fait des embarras et ne vaut pas notre bon clairet de cassis!» quand, venant d'une table, dans l'enfoncement le plus sombre, il entendit des mots, des fragments de conversation qui lui firent dresser l'oreille.
Quelque chose de louche se tramait. On parlait de M. Honnorat, du Puget-Maure; mon nom même et celui de Norette avaient été plusieurs fois prononcés.
– «En ma qualité de pêcheur, continuait patron Ruf, toujours au soleil, sur l'eau luisante, je n'ai guère l'habitude de voir dans le noir. Pourtant, à force de m'arrondir les yeux en faisant comme font les chats, je finis par distinguer, au milieu d'une demi-douzaine de sacripants qui écoutaient silencieux, un vieux monsieur à lévite, l'air d'un escamoteur ou d'un notaire, et un jeune homme qui me tournait le dos et que je ne reconnus pas d'abord.
– «Il faut en finir, disait le jeune homme, après tout, le particulier en question veut nous voler, et les voleurs, ça se supprime.»
«A quoi le vieux monsieur répondait:
– «Sans doute! quand nous aurons touché la mise de fonds et si la chose devient nécessaire. J'estime, en attendant, qu'à tout hasard, nous ferions mieux d'avoir, avec nous, celui dont il s'agit.
– «Puisqu'il ne veut pas?
– «Il voudra peut-être.
– «Eh bien! non. C'est moi maintenant qui ne voudrais plus s'il voulait.»
«Le jeune homme s'était dressé, furieux, faisant danser verres et bouteilles d'un grand coup de poing sur la table. Je le reconnus! c'était Galfar: souliers vernis, jaquette neuve, comme quelqu'un qui vient d'hériter.
– «Patron Ruf? – Galfar? – Quel bon vent vous amène dans ces parages? – Le vent du Cap… J'arrive d'Antibes à l'instant, avec la barque, pour vendre notre récolte de corail. – Allons, tant mieux! et vous retournez? – Au Puget-Maure.»
«A ce mot de Puget-Maure, Galfar me regarda, l'œil méchant.
– «Au fait, j'oubliais: vous avez là-haut votre petit Ganteaume? Mais, alors, vous connaissez certainement le prétendu de ma cousine Honnorat. Eh bien! dites-lui de ma part que je lui défends, entendez-vous! que je lui défends d'épouser Norette. Et dites-lui aussi, au cas où vous auriez compris notre conversation de tout à l'heure, qu'il y a quelque danger pour les gens à vouloir entrer dans nos familles, que la Chèvre d'Or, chez les Gazan et les Galfar, a déjà causé plus d'un malheur, et que si ses sabots, les nuits de lune, laissent des traces d'or sur les cailloux, souvent aussi, aux endroits où elle a passé, on trouve des gouttes de sang, des marques rouges.»
Patron Ruf était très ému.
– «Mais, quel rapport, lui dis-je, Mlle Norette?..
– «Écoutez! j'ignore si vous en voulez au trésor, et si c'est pour cela que vous prétendez à Mlle Norette. Mais j'ai autrefois entendu raconter que le secret de ce trésor se transmet de mère en fille parmi les Gazan et les Galfar, qui toujours se marient entre eux. Mlle Norette, en conséquence, le tiendrait de feu Mme Honnorat, sa mère, qui était une Galfar.»
«Du reste, conclut patron Ruf, vous savez ce qu'il vous reste à faire. J'avais prévu cela, vous étiez averti. Que venez-vous chercher dans ce pays de sauvages? Et pourquoi ne pas retourner demain à la petite Camargue, où nous attend Tardive, pour y pêcher, aidés de Ganteaume, la castagnore, le poisson Saint-Pierre, et coucher, le soir, à la cabane, sans vilains soucis, bien tranquille, en écoutant tinter le clairin d'Arlatan?»
XXVII
PERPLEXITÉS SENTIMENTALES
Resterai-je? Ne resterai-je pas?
Dois-je écouter les prudents conseils de patron Ruf, ou m'obstiner à la poursuite d'un rêve peut-être chimérique?
L'alternative me rend perplexe.
Si je quitte le Puget-Maure, j'aurai l'air, et cela m'offense, de redouter Galfar, de fuir devant ses menaces. Mais je me sens médiocrement fier quand je songe au rôle de comédie que, dans le cas contraire, il me faudra jouer.
Me voit-on d'ici, par intérêt – eh! oui, par intérêt, puisque la fortune est au bout, – feignant une affection que je n'ai pas pour Mlle Norette!
Je me rappelle avec quel sentiment de pitié, mêlé de mépris, il m'est arrivé, jadis, de considérer, dans ce qu'on appelle le monde, des gens honnêtes au demeurant, qui n'auraient pas menti à un homme et qui se mentaient à eux-mêmes impudemment, pour se prouver qu'ils aimaient d'amour quelque insignifiante fillette dont ils ne désiraient guère que la dot.
Et ils finissaient, les malheureux, par se croire épris, comme font ces pleureuses gagées qui, se grisant de leurs propres cris, s'attendrissant par leurs propres plaintes, arrivent à verser de vraies larmes sur la fosse d'un mort qu'elles n'ont pas connu.
Il me répugnerait d'agir ainsi, bien qu'après tout, avec Mlle Norette, maîtresse et gardienne de la Chèvre d'Or, mon cas ait je ne sais quoi d'agréablement chevaleresque.
Mais, hélas! comme en peu de temps les choses s'emparent de vous!
Me voici tout triste, maintenant, à la seule idée de partir, de laisser ce village et ses tortueuses ruelles, cette vieille maison devenue mienne, ce pavé de l'âne dont les galets pointus, depuis quelque temps, me semblaient doux.
Et Misé Jano qui m'apparut dans le vallon, bondissante, surnaturelle, pour me souhaiter la bienvenue! Et M. Honnorat, et Saladine!..
Je n'ose pas ajouter: et Mlle Norette! par crainte de voir trop clair en moi.
Car elle est charmante, décidément, Mlle Norette.
Avant le dîner d'hier, je ne l'avais jamais regardée, et je n'aurais su dire si ses yeux étaient noirs ou bleus.
Ils sont noirs, d'un noir de velours noyé d'ombre. Un peu alanguis, par exemple, et doucement mélancoliques. Des yeux d'esclave heureuse, qui se serait volontairement donnée. La belle Schéhérazade devait avoir ces yeux-là.
C'est bien de l'honneur que me fait Galfar en me jugeant digne d'être remarqué par deux yeux pareils! Pourtant, je ne me suis jamais guère mis en frais pour leur plaire; Galfar non plus, d'ailleurs.
Singuliers galants que nous sommes: aussi mal vêtus l'un que l'autre, faits tous deux comme des brigands; et sa veste en velours à côtes peut affronter la comparaison avec ma jaquette de gros cadis.
N'importe, béni soit Galfar! Sans Galfar, sans ses jalousies, j'ignorerais encore Norette.
Et Norette! comme il serait bon, savoureux d'avoir à soi, à soi tout seul, cette âme neuve.
Je me sens au cœur une sensation de délicieuse fraîcheur, sensation presque physique, en me rappelant sa rougeur ingénue, quand je lui offris le bouquet, et le subit frémissement de sa petite poitrine passionnée.
S'imaginer qu'on vous aime est le commencement de l'amour. Norette m'aimant, il me semble que je ne pourrai plus m'empêcher d'aimer Norette.
Mais comment savoir? Je crois avoir trouvé le moyen.
Patron Ruf s'en retourne demain. Je me mettrai en route avec lui, ainsi que la loyauté l'ordonne.
Mais si Mlle Norette s'obstinait à me retenir, si elle avouait… Alors, dame! Je n'aurais qu'à laisser faire le destin. Ma conscience sera tranquille. On ne peut pourtant pas tenir rigueur à une enfant aimable et qui vous aime, uniquement sous le prétexte qu'elle est la très hypothétique héritière d'un roi de Majorque et de ses trésors.
XXVIII
AU JARDIN
M. Honnorat possède, au pied de sa tour, un jardin dont il est très fier.
Un jardin? non! un ressaut du roc aplani, entouré d'un mur, et, de tous les côtés, dominant l'abîme.
Ce mur retient un peu de terre végétale trouvée dans les fentes, laquelle terre, se mêlant aux débris du roc lui-même, friable pierraille en train de fondre et de se pulvériser au soleil, constitue un problématique humus qui, ailleurs, ne suffirait pas à nourrir les sobres racines de l'ortie ou de la ronce, mais dont se contentent, en ce climat béni, trois pieds d'orangers, un laurier, une bordure de romarin, quelques fruits et quelques légumes.
Le tout, tant bien que mal, arrosé par l'eau rare d'une citerne que M. Honnorat ménage avec parcimonie.
La nuit approchant, je m'étais accoudé au parapet de ma terrasse, sans motif, histoire de réjouir mes regards des changeantes splendeurs de l'horizon qui, là-bas, s'empourpre; et peut-être aussi parce que, juste sous la place que j'ai choisie, se trouve un banc de pierre, qu'un laurier ombrage, où, quelquefois, Mlle Norette aime s'asseoir.
Comme l'après-midi a été brûlante et que plantes et fleurs s'inclinaient altérées, Mlle Norette et Saladine font ruisseler largement, joyeusement, l'eau de la citerne, au grand désespoir de M. Honnorat, qui proteste.
Mlle Norette rit. Les voix montent dans l'air frais du soir.
– «Dès que l'on touche au robinet, s'écrie Saladine en montrant M. Honnorat, on dirait que son sang se verse.»
Et Mlle Norette ajoute:
– «Père sème ses haricots par gloire, moi, je leur donne à boire par pitié.»
Puis M. Honnorat est sorti, toujours en querelle avec Saladine, et Mlle Norette est restée seule.
Je suis descendu au jardin.
Mlle Norette m'a dit:
– «Je vous avais vu, je vous attendais.» Elle m'a dit cela d'un air tranquille, ingénument, sans fausse honte, en personne sûre d'elle-même et sûre de moi.
Mais, ayant prononcé le mot de départ, tout à coup je l'ai vue devenir subitement pâle, de cette pâleur mate des brunes qui les fait ressembler au marbre des statues.
Les paupières baissées sans doute pour ne pas pleurer, immobile, oui! la petite Norette était de marbre. Et quand elle m'a regardé, dans ses yeux où des larmes montaient, il y avait une immense tristesse.
Sans une parole, elle m'a fait signe de l'attendre.
Elle est allée jusqu'à sa chambre chercher la boîte des souhaits, symbolique coffret où tiennent ses espérances et ses bonheurs de jeune fille; et l'ayant ouvert, l'ayant vidé, elle m'a montré, pêle-mêle avec l'œuf, le sel et la quenouille, vingt bouquets pareils à celui que je lui ai offert, les uns frais encore, et les autres déjà flétris.
– «Mes fleurs, mes pauvres fleurs! soupirait-elle. J'étais, chaque matin, si contente de les trouver, là, sur ce banc, frileuses, baignées de rosée… Je les réchauffais sur mon cœur, sachant qu'elles venaient de vous… Je me disais: il n'ose pas me les donner lui-même; mais il est brave, c'est un homme; le courage, un jour ou l'autre, lui viendra… Le courage vous était venu, puisque hier vous m'avez offert un bouquet de ces mêmes fleurs, devant mon père… Et, maintenant, vous nous quittez!.. Que vous importe notre amitié! Que vous font les pleurs de Norette?»
Son désespoir s'en allait en larmes. Et, ne comprenant pas, mais délicieusement ému, je ne pus m'empêcher de sourire, quand j'entendis Norette, dans mes bras, entre deux sanglots, s'écrier d'une voix redevenue enfantine:
– «Ah! je suis malheureuse et bien punie de tant aimer quelqu'un que je ne connais presque pas!»
Qu'ai-je répondu? Je l'ignore. Mais, quand nous sommes sortis du jardin, Mlle Norette ne pleurait plus, et, malgré mes dénégations étonnées, on m'avait prouvé que c'était moi qui, chaque soir depuis vingt jours, laissais, du haut de ma terrasse, tomber un bouquet sur le banc aimé de Norette.
Le diable, évidemment, se mêle de mes amours et cette histoire de bouquets cache quelque sorcellerie.
Ne cherchons pas. Le mieux est encore de laisser aller les choses. Est-il tant besoin de comprendre pour être heureux?
XXIX
LES AMOURS DE GANTEAUME
Et pourtant ces bouquets ne sont pas tombés du ciel, ils n'ont pas poussé tout seuls sur le banc!
Or personne, sauf les Gazan, ne pénètre dans le jardin; et personne aussi, sauf Ganteaume et moi, n'a la clef de la terrasse.
Je suis bien sûr, à moins de me croire somnambule, de n'avoir jamais jeté aucun bouquet du haut de la tour. Reste Ganteaume. Est-ce que Ganteaume?..
J'avais bien remarqué ses extases devant Norette, son empressement à la servir, et son trouble mal dissimulé, le jour de lessive, à l'aspect des fleurs offertes par moi.
Ganteaume doit être coupable.
Je l'ai fait comparaître. Il est venu, l'air repentant, la mine basse.
– «Holà! maître Ganteaume, lui ai-je dit, est-ce ainsi qu'on comprend ses devoirs de page? Et pensez-vous que j'autoriserai une personne de ma suite à nouer de coupables intrigues dans la maison qui nous offre l'hospitalité?»
La solennité d'un tel début achève de décontenancer le misérable. C'est en sanglotant qu'il avoue toute une série de méfaits.
Pendant que je le croyais occupé à rouler les ruelles du Puget-Maure en compagnie des galopins de son âge, à pêcher la truite au torrent, ou à dénicher, capture rare, quelque couvée de merles de roches, Ganteaume, ambitieux déjà, rêvant de plus hautes destinées, entreprenait, pour son compte, la conquête de la Chèvre d'Or.
Il s'est lié avec Peu-Parle. Ce vieux fou l'honore de ses confidences et maître Ganteaume, en échange, lui a fait part de mes projets.
Le soir, Ganteaume apprend à connaître le nom des étoiles. Puis, s'asseyant dans la lavande, tous deux s'entretiennent longuement du roi de Majorque et de la Chèvre.
Ganteaume croit fermement à l'existence du trésor. Il sait, d'ailleurs, toujours par Peu-Parle, des détails curieux que j'ignorais.
C'est bien, comme je l'avais conjecturé, l'ombre d'une pierre, à certaine heure du jour, à certaine époque de l'année, qui doit marquer la place où il s'agit de fouiller.
Là, on ne trouvera pas encore le trésor, mais une cassette en fer contenant des papiers mystérieux. Avec ces papiers, la réussite est certaine. Seulement on ne peut rien faire sans Mlle Norette qui possède le talisman, portant gravé le secret de l'ombre.
– «Une clochette peut-être?
– Oui! il me semble que Peu-Parle a prononcé le mot de clochette.»
Ganteaume, au surplus, me jure qu'il n'a jamais prétendu accaparer seul le trésor. Son intention était d'en faire trois parts: l'une à moi destinée, l'autre destinée à patron Ruf. Comme troisième part, Ganteaume se contentait du bonheur d'épouser Norette et de vivre éternellement auprès d'elle.
C'est avec l'espoir de plaire à Norette que, d'après les conseils de Peu-Parle, il avait imaginé le galant envoi de bouquets dont Norette me fait honneur.
Mais Ganteaume comprend désormais combien tout cela est irréalisable. Il a renoncé à Norette silencieusement, sans se plaindre, dès qu'il a vu qu'elle m'aimait.
Et maintenant, meurtri par l'écroulement de son rêve, il me supplie de le garder, de ne pas le renvoyer à patron Ruf.
La joie est mère d'indulgence: je pardonne à mon rival de douze ans.
Il essuie ses larmes, il me remercie.
Mais Norette, visiblement, lui tient au cœur, et la blessure saigne encore.
Hélas! qui eût imaginé que Ganteaume, l'infortuné Ganteaume, serait la première victime de cette capricieuse Chèvre d'Or?
XXX
LES FLEURS DE LA REINE
Une autre Norette!
J'aurais peine à reconnaître, quand elle passe me souriant, volontaire et vive, la demi-paysanne dont l'inconsciente timidité se déguisait de brusquerie.
Désormais Mlle Norette ignore la timidité. Mlle Norette est confiante, quoiqu'on ait négligé de faire M. Honnorat le confident de nos amours, et nous serions époux depuis deux ans qu'elle n'agirait pas d'autre sorte.
Ce matin, Mlle Norette m'aborde:
– «Vos fleurs sont belles, je les aime; mais j'en sais de plus belles que les vôtres.
– Plus belles?
– Les fleurs de la Reine! Vos fleurs ne sont que fleurs de montagne. Les miennes sont du jardin féerique qu'une princesse venue d'Orient avait autour de son château.
«Aux veillées d'hiver où, un galet sur les genoux, un autre galet pour marteau, les filles, en chantant, cassent l'amande amère, vous pourriez entendre raconter à ce propos, par les paysans braconniers et les paysannes ramasseuses de litière et de feuilles mortes, des choses tout à fait surprenantes.
«Du jardin redevenu lande, du logis admirable autrefois, on ne voit plus qu'un grand rempart noir, et, çà et là, des pierres tombées. Mais, aussitôt les beaux jours parus, sous le vieux rempart, entre les vieilles pierres, poussent des fleurs comme personne n'en a vu, à coup sûr descendantes de celles qu'avait la reine en son jardin, et dont là-haut, tout près du ciel, la race s'est perpétuée.
– Et c'est bien haut, là-haut, près du ciel?
– Très haut! reprit Norette sérieuse, plus haut encore que le rocher de la Chèvre. Mais où ne monterait-on pas, avec l'espérance de trouver ce parterre des Mille et une Nuits, ces fleurs de la Reine, variées, innombrables, couleur de ciel et de rosée, des fleurs qui n'ont rien de terrestre et ne ressemblent pas plus aux grossières fleurs écloses dans nos vallons…
– Que Mlle Norette ne ressemble…
– Sans doute! répondit Norette. C'est pourquoi, ce soir, nous irons; mais Ganteaume nous accompagnera.
– Ganteaume?
– Préféreriez-vous Saladine?»
Trois heures! la chaleur commence à tomber, c'est le moment de se mettre en route.
Misé Jano, heureuse d'être libre, nous précède. Ganteaume, un peu mélancolique, porte le panier aux provisions.
Norette se signe en passant devant le cimetière où dorment «les deux qui sont morts». On laisse à gauche l'ermitage, le roc de la Chèvre, au pied duquel je reconnais de loin la haute taille de Peu-Parle, et nous voilà en pleine montagne.
A droite, à gauche, des rochers gris-bleu où l'arrachement des blocs éboulés laisse de larges taches blanches que les immortelles sauvages brodent de leur feuillage d'argent pâle et de leurs rigides grappes d'or.
Au pied des rochers, ce sont de grands chardons pareils à des acanthes, des genévriers aux baies violettes, des caroubiers bossus décorant leur sombre verdure de gousses luisantes, comme vernissées, et des pins dont les branches basses, tranchées par la hache, pleurent des larmes d'ambre au soleil.
Sur tout cela, dans la pénétrante odeur des romarins et des lavandes, un grand silence à peine troublé par quelque chant d'oiseau, grêle et fin, en harmonie avec le paysage, et le bruit d'innombrables limaçons vides qui, jonchant le sentier, s'écrasent et craquent sous nos pas.
Ganteaume et Misé Jano vont devant.
Je marche côte à côte avec Norette, la main dans sa main, sans rien dire. Parfois nous retournant, éblouis de lumière, entre les troncs lisses des pins, par delà les pentes brûlées, nous voyons le bleu de la mer.
– «Qu'on s'arrête ici, et goûtons!» commande Norette.
Ganteaume déballe les provisions, on s'installe sur l'herbe menue. Pendant quelques instants, un appétit noblement gagné par cette pittoresque mais rude montée nous fait oublier nos soucis d'amour.
– «Maintenant, tandis que je vais cueillir mes fleurs, libre à vous de contempler le paysage.»
Et Norette éclate de rire, toujours charmante et malicieuse.
Je relève la tête, mais le paysage a disparu… Un brouillard taquin, comme, à cette saison, il en rampe au flanc des montagnes, nous a sournoisement enveloppés. Un gentil brouillard, certes! vrai brouillard de Provence, blanc, clair, plus léger qu'une gaze et tout pénétré de rayons. Arrivant sur nous par petits nuages pressés, il n'en cache pas moins l'étendue. Et d'en bas, tout près, le vent nous apporte les cocoricos des coqs dans les fermes, le bruit continu des flots.
– «C'est gentil de se savoir seuls!»
En effet, la brume gagnant peu à peu, nous nous trouvons dans une atmosphère de nacre et d'opale, lumineuse pourtant, où Norette apparaît grandie, comme transfigurée, et sur laquelle, visibles à deux pas de nous, se découpent avec une singulière vigueur quelques tiges de graminées, et la silhouette d'un figuier enraciné au bord du précipice.
Tout à coup, Norette s'agenouille près du figuier, elle se penche, elle m'appelle. J'arrive à temps pour la relever, un instant dans mes bras, émue et frémissante.
– «Ah! Ganteaume, que j'ai eu peur!»
Heureuse d'avoir été secourue par moi, effrayée encore du léger péril et ne sachant comment exprimer cette émotion complexe, bravement, follement, n'écoutant que son cœur, elle embrasse?.. M. Ganteaume.
Et ce baiser, en contentant Norette, fit encore deux heureux par surcroît: Ganteaume qui l'avait reçu, et moi qui me le savais indirectement destiné.