Kitabı oku: «Cruelle Énigme», sayfa 3
Thérèse avait, ce premier soir, une robe de dentelle noire avec des nœuds roses, et nul autre bijou qu'un lourd bracelet d'or massif à l'un de ses poignets. Elle était à demi décolletée, trop peu pour que le jeune homme, dont la pudeur était, sur ce point, d'une susceptibilité virginale, en fût choqué. Il y avait dans le salon, lorsqu'il y entra, quelques personnes, dont pas une, à l'exception de George Liauran, ne lui était connue. C'étaient, pour la plupart, des hommes, célèbres à des titres divers dans la société plus particulièrement nommée parisienne par les journaux qui se piquent de suivre la mode. La première sensation d'Hubert avait été un léger froissement, par ce seul fait que quelques-uns de ces hommes offraient à l'observateur malveillant plusieurs des petites hérésies de toilette familières aux plus méticuleux s'ils sont allés trop tard dans le monde. C'est un habit d'une coupe ancienne, un col de chemise mal taillé, plus mal blanchi, une cravate d'un blanc qui tourne au bleu, et nouée d'une main maladroite. Ces misères devaient apparaître comme les signes d'un rien de bohême, – le mot sous lequel les gens corrects confondent toutes les irrégularités sociales, – au regard d'un jeune homme habitué à vivre sous la surveillance continue de deux femmes d'une rare éducation, qui avaient voulu faire de lui quelque chose d'irréprochable. Mais ces menus signes d'une tenue insuffisante avaient rendu plus gracieuse encore à ses yeux la distinction accomplie de Thérèse, de même que la liberté parfois cynique des discours débités à table avait donné pour lui une signification charmante au silence de la maîtresse de la maison. Mme Liauran ne s'était pas trompée en affirmant qu'il se tenait chez les De Sauve des propos tout à fait hardis. Le soir où Hubert dînait là pour la première fois, il fut question, dans la demi-heure du début, d'un procès en adultère, et un grand avocat donna quelques détails inédits du dossier; – des mœurs abominables d'un homme politique, arrêté aux Champs-Elysées; – des deux maîtresses d'un autre politicien et de leur rivalité; mais tout cela raconté comme on raconte seulement à Paris, avec ces demi-mots qui permettent de tout dire. Beaucoup d'allusions échappaient à Hubert; aussi était-il moins choqué de pareils récits qu'il ne l'était d'autres discours portant sur les idées, tels que ce paradoxe lancé par un des plus fameux romanciers de ce temps: «Hé! le divorce! le divorce! – disait cet homme, dont la renommée de hardi réaliste avait franchi même le seuil de l'hôtel de la rue Vaneau, – il a du bon; mais c'est une solution beaucoup trop simple pour un problème très compliqué… Ici, comme ailleurs, le catholicisme a faussé toutes nos idées… Le propre des sociétés avancées est de produire beaucoup d'hommes d'espèces très différentes, et le problème consiste à fabriquer un aussi grand nombre de morales qu'il y a de ces espèces… Je voudrais, moi, que la loi reconnût des mariages de cinq, de dix, de vingt catégories, suivant le degré de délicatesse des conjoints… Nous aurions ainsi des unions pour la vie, destinées aux personnes d'un scrupule aristocratique… Pour les personnes d'une conscience moins raffinée, nous établirions des contrats avec facilité pour un, pour deux, pour trois divorces. Pour des personnes encore inférieures, nous aurions les liaisons temporaires de cinq ans, de trois ans, d'un an.
– «On se marierait comme on fait un bail, dit un mauvais plaisant.
– «Pourquoi pas? continua l'autre; le siècle se vante d'être révolutionnaire, et il n'a jamais osé ce que le plus petit législateur de l'antiquité entreprenait sans hésitation: toucher aux mœurs.
– «Je vous vois venir, répliqua André de Sauve; vous voudriez assimiler les mariages aux enterrements: première, seconde, troisième classe…»
Aucun des convives, que cette tirade et la réponse divertissaient parmi l'éclat des cristaux, les parures des femmes, les pyramides des fruits et les touffes de fleurs, ne se doutait de l'indignation qu'une pareille causerie soulevait chez Hubert. Qui donc aurait pris garde à ce tout jeune homme, silencieux et modeste, à l'un des bouts de la table? Il se sentait, lui, cependant, froissé jusqu'à l'âme dans les convictions intimes de son enfance et de sa jeunesse, et il jetait à la dérobée le regard sur Thérèse. Elle ne prononça pas cinquante paroles durant ce dîner. Elle semblait être partie, en idée, bien loin de cette conversation qu'elle était censée gouverner; et, comme si on eût été habitué à ces absences, personne n'essayait d'interrompre sa rêverie. Elle avait ainsi des heures entières où elle s'absorbait en elle-même. La pâleur de son visage devenait plus chaude; l'éclat de ses yeux se retournait en dedans, pour ainsi dire; ses dents apparaissaient, toutes minces et serrées, à travers ses lèvres qui s'entr'ouvraient. A quoi pensait-elle, en ces minutes, et par quelle secrète magie ces mêmes minutes étaient-elles celles où elle agissait le plus fortement sur l'imagination de ceux qui subissaient son charme? Un physiologiste aurait sans doute attribué ces soudaines torpeurs à des passages d'émotion nerveuse. N'y avait-il pas là le signe d'un égarement de sensualité contre lequel la pauvre créature luttait de toutes ses forces? Hubert Liauran n'avait vu dans le silence de ce soir que la désapprobation d'une femme délicate contre les discours des amis de son mari, et ç'avait été pour lui une suprême douceur de se rapprocher d'elle et de lui parler au sortir de ce dîner où ses plus chères croyances avaient été blessées. Il s'était assis sous le regard de ses yeux, redevenus limpides, et dans un des coins du salon, – une pièce toute meublée à la moderne, et dont l'opulence de petit musée, les peluches, les étoffes anciennes, les bibelots japonais contrastaient aussi absolument avec les appartements sévères de la rue Vaneau, que l'existence de Mme Castel et de Mme Liauran pouvait contraster avec celle de Mme de Sauve. Au lieu de reconnaître cette évidente différence et de partir de là pour étudier la nouveauté du monde où il se trouvait, Hubert s'abandonnait à un sentiment trop naturel à ceux dont l'enfance a grandi dans un atmosphère de féminine gâterie. Habitué par les deux nobles créatures qui avaient veillé sur sa jeunesse à toujours associer l'idée de la femme à quelque chose d'inexprimablement délicat et pur, il était immanquable que l'éveil de l'amour s'accomplît chez lui dans une sorte de religieuse et de respectueuse émotion. Il devait étendre sur la personne qu'il chérirait, quelle qu'elle fût, toute la dévotion conçue par lui pour les saintes dont il était le fils. En proie à cette étrange confusion d'idées, il avait, dès ce premier soir, et rentré chez lui, parlé de Thérèse à sa mère et à sa grand'mère qui l'attendaient, dans des termes qui avaient dû nécessairement éveiller la défiance des deux femmes. Il le comprenait aujourd'hui. Mais quel est le jeune homme qui a pu commencer d'aimer sans être précipité, par la douce ivresse des débuts d'une passion, à des confidences irréparables, et trop souvent meurtrières à l'avenir même de son sentiment?
De quelle manière et par quelles étapes ce sentiment avait-il pénétré en lui? Cela, il n'aurait pas su le dire. Lorsqu'une fois on aime, ne semble-t-il pas qu'on ait aimé toujours? Des scènes s'évoquaient cependant, et rappelaient à Hubert l'insensible accoutumance qui l'avait conduit à voir Thérèse plusieurs fois par semaine. Mais n'avait-il pas été présenté peu à peu chez elle à toutes ses amies, et, aussitôt ses cartes déposées, ne s'était-il pas trouvé prié de toutes parts dans ce monde qu'il connaissait à peine et qui se composait, pour une partie, de hauts fonctionnaires du régime tombé; pour une autre partie, de grands industriels et de financiers politiciens; pour un tiers enfin, d'artistes célèbres et de riches étrangers? Cela faisait une libre société de luxe, de plaisir et de mouvement, dont le ton devait beaucoup déplaire au jeune homme, car il n'en pouvait comprendre les qualités d'élégance et de finesse, et il en sentait bien le terrible défaut, le manque de silence, de vie morale et de longues habitudes. Ah! il s'agissait bien pour lui d'observations de ce genre, préoccupé qu'il était uniquement de savoir où il apercevrait Mme de Sauve et ses yeux. D'innombrables heures se représentaient à lui où il l'avait rencontrée, – tantôt chez elle, assise au coin de son feu vers la tombée de l'après-midi et abîmée dans une de ses taciturnes rêveries, – tantôt en visite, habillée d'une toilette de ville et souriant, avec sa bouche d'Hérodiade, à des conversations de robes ou de chapeaux, – tantôt, sur le devant d'une loge de théâtre, et causant à mi-voix durant un entr'acte, – tantôt dans le tumulte de la rue, emportée par son cheval bai-cerise et inclinant sa tête à la portière par un geste gracieux. Le souvenir de cette voiture déterminait chez Hubert une nouvelle association d'idées, et il revoyait l'instant où il avait, pour la première fois, avoué le secret de ses sentiments. Mme de Sauve et lui s'étaient, ce jour-là, rencontrés vers les cinq heures dans un salon de l'avenue du bois de Boulogne, et comme la pluie commençait à s'abattre, intarissable, la jeune femme avait proposé à Hubert, venu à pied, de le prendre dans sa voiture, ayant, disait-elle, une visite à faire près de la rue Vaneau qui lui permettrait de le déposer sur le chemin, à sa porte. Il avait pris place, en effet, auprès d'elle, dans l'étroit coupé doublé de cuir vert où traînait un peu de cette atmosphère subtile qui fait de la voiture d'une femme élégante une sorte de petit boudoir roulant, avec tous les menus objets d'une jolie installation. La boule d'eau chaude tiédissait sous les pieds; sur le devant, la glace posée dans sa gaine attendait un regard; le carnet placé dans la coupe avec son crayon et ses cartes de visite parlait de corvées mondaines; la pendule accrochée à droite marquait la rapidité de la fuite de ces minutes douces; un livre entr'ouvert et glissé à la place où l'on met d'ordinaire les emplettes portatives, révélait que Thérèse avait pris chez le libraire le roman à la mode. Au dehors, c'était, dans les rues où les lumières commençaient de s'allumer, le déchaînement d'un glacial orage d'hiver. Thérèse, enveloppée d'un long manteau qui dessinait sa taille, se taisait. Au triple reflet des lanternes de la voiture, du gaz de la rue et du jour mourant, elle était si divinement pâle et belle, qu'à bout d'émotion Hubert lui prit la main. Elle ne la retira pas; elle le regardait avec des yeux immobiles, et comme noyés de larmes qu'elle n'eût pas osé répandre. Il lui dit, sans même entendre le son de ses propres paroles, tant ce regard le grisait: «Ah! comme je vous aime!..» Elle pâlit davantage encore, et lui mit sur la bouche sa main gantée, pour le faire taire. Il se mit à baiser cette main follement, en cherchant la place où l'échancrure du gant permettait de sentir la chaleur vivante du poignet. Elle répondit à cette caresse par ce mot que toutes les femmes prononcent dans des minutes pareilles, – mot si simple, mais dans lequel tant d'inflexions se glissent, depuis la plus mortelle indifférence jusqu'à la tendresse la plus émue: «Vous êtes un enfant…» Il l'interrogea: «M'aimez-vous un peu?..» Et alors, comme elle le regardait avec ces mêmes yeux par lesquels un rayon de félicité s'échappait, il put l'entendre qui, d'une voix étouffée, murmurait: «Beaucoup.»
Pour la plupart des jeunes gens de Paris, une telle scène aurait été le prélude d'un effort vers la complète possession d'une femme aussi évidemment éprise, – effort qui eût peut-être échoué, car une femme du monde qui veut se défendre trouve bien des moyens de ne pas se donner, même après des aveux de ce genre, ou des marques plus compromettantes d'attachement, – pour peu qu'elle soit coquette. Mais la coquetterie n'était pas plus le cas de Mme de Sauve que l'audace physique n'était le cas de l'enfant de vingt-deux ans dont elle était aimée. Ces deux êtres ne se voyaient-ils point placés par le hasard dans une situation de la plus étrange délicatesse? Il était, lui, incapable d'entreprendre davantage, à cause de son entière pureté. Quant à elle, comment n'aurait-elle pas compris que s'offrir à lui, c'était risquer d'être aimée moins? De telles difficultés sont moins rares que la fatuité des hommes ne l'avoue, dans les conditions faites aux sentiments par les mœurs modernes. Entre deux personnes qui s'aiment, dans l'état présent des mœurs, toute action devient en même temps un signe; et comment une femme qui sait cela n'hésiterait-elle pas à compromettre pour jamais son bonheur en voulant l'étreindre trop vite? Thérèse obéissait-elle à cette raison de prudence, ou bien trouvait-elle dans les respects brûlants de son ami un plaisir de cœur d'une nouveauté délicieuse? Chez tous les hommes qu'elle avait rencontrés avant celui-ci, l'amour n'était qu'une forme déguisée du désir, et le désir lui-même une forme enivrée de l'amour-propre. Toujours est-il que, durant les mois qui suivirent ce premier aveu, elle accorda au jeune homme tous les rendez-vous qu'il lui demanda, et que tous ces rendez-vous demeurèrent aussi essentiellement innocents qu'ils étaient clandestins. Tandis que le train de Boulogne emportait Hubert vers la plus désirée de ces rencontres, il se ressouvenait des anciennes, de ces passionnantes et dangereuses promenades, hasardées presque toutes à travers le Paris matinal. Ils avaient ainsi aventuré leur naïve et coupable idylle dans tous les endroits où il semblait invraisemblable qu'une personne de leur monde pût les rencontrer. Combien de fois avaient-ils visité, par exemple, les tours de Notre-Dame, où Thérèse aimait à promener sa grâce jeune parmi les vieux monstres de pierre sculptés sur les balustrades? A travers les minces fenêtres en ogive de la montée, ils regardaient tour à tour l'horizon du fleuve encaissé entre ses quais et de la rue encaissée entre ses maisons. Il y avait dans une des bâtisses tapies à l'ombre de la cathédrale, du côté de la rue Chanoinesse, un petit appartement au cinquième étage, prolongé par une terrasse, derrière les vitres duquel ils imaginaient un roman pareil au leur, parce qu'ils y avaient vu deux fois une jeune femme et un jeune homme qui déjeunaient, assis à une même table ronde et la fenêtre entr'ouverte. Quelquefois les rafales du vent de décembre grondaient autour de la basilique, des tourmentes de neige fondue battaient les murs. Thérèse n'en était pas moins exacte au rendez-vous, descendant de son fiacre devant le grand portail, traversant l'église pour sortir sur le côté, puis retrouver Hubert dans le sombre péristyle qui précède les tours. Ses fines dents brillaient dans son joli sourire, sa taille mince paraissait plus élégante encore dans ce décor de l'ancienne cité. Sa grâce heureuse semblait agir même sur la vieille gardienne qui distribue les cartes du fond de sa loge et parmi ses chats, car elle lui envoyait un sourire de reconnaissance. C'est dans l'escalier de ces antiques tours qu'Hubert s'était hasardé à mettre pour la première fois un baiser sur ce pâle visage, pour lui divin. Thérèse gravissait devant lui, ce matin-là, les marches creusées qui tournent autour du pilier de pierre. Elle s'arrêta une minute pour respirer; il la soutint dans ses bras, et comme elle se renversait doucement en appuyant la tête sur son épaule, leurs lèvres se rencontrèrent. L'émotion fut si forte qu'il pensa mourir. Ce premier baiser avait été suivi d'un autre, puis de dix, puis d'autres encore, si nombreux qu'ils n'en savaient plus le nombre. Oh! les longs, les angoissants, les profonds baisers, et dont elle disait tendrement, comme pour se justifier dans la pensée de son doux complice: «J'aime les baisers comme une petite fille!..» De ces adorables baisers, ils avaient ainsi peuplé follement tous les asiles où leur imprudent amour s'était abrité. Hubert se souvenait d'avoir embrassé Thérèse, assis tous les deux sur une pierre de tombeau, dans une allée déserte d'un des cimetières de Paris, tandis que le jardin des morts étendait autour d'eux, par une matinée bleue et tiède, son funèbre paysage d'arbres toujours verts et de sépulcres. Il l'avait embrassée encore sur un des bancs de ce parc lointain de Montsouris, un des plus inconnus de la ville, parc tout nouvellement planté qu'un chemin de fer traverse, que domine un pavillon d'architecture chinoise et autour duquel s'étend l'horizon d'usines du lamentable quartier de la Glacière. D'autres fois, ils s'étaient promenés, indéfiniment, en voiture, le long du morne talus des fortifications, et, lorsque l'heure arrivait de rentrer, c'était toujours Thérèse qui partait la première. Il la voyait, caché lui-même dans le fiacre arrêté, qui, de son pied svelte, franchissait les ruisseaux. Elle marchait sur le trottoir sans qu'une tache de boue déshonorât sa robe et se retournait comme involontairement pour l'envelopper d'un dernier regard. C'est dans ces occasions-là qu'il sentait trop bien quels dangers il faisait courir à cette femme; mais, quand il lui parlait de ses craintes, elle répondait en secouant sa tête d'une expression si aisément tragique: «Je n'ai pas d'enfants… Quel mal peut-on me faire, sinon de te prendre à moi?» Ils en étaient venus, bien qu'ils continuassent de n'être point l'un à l'autre entièrement, aux familiarités de langage dont s'accompagne la passion partagée. Ils s'écrivaient presque tous les matins des billets dont un seul aurait suffi pour établir que Thérèse était la maîtresse d'Hubert, et cependant elle ne l'était point. Mais, à quelque détail que s'arrêtât le souvenir du jeune homme, il trouvait toujours qu'elle ne lui avait disputé aucune des marques de tendresse qu'il lui avait demandées. Seulement il n'osait rien concevoir au delà de lui prendre les mains, la taille, le visage, et de s'appuyer, comme un enfant, sur son cœur. Elle avait avec lui cet abandon de l'âme, si entier, si confiant, si indulgent, le seul signe du véritable amour que la plus habile coquetterie ne puisse imiter. Et, par contraste à cette tendresse, pour en mieux encore aviver la douceur, à chacune des scènes de cette idylle avait correspondu quelque douloureuse explication du jeune homme avec sa mère, ou quelque cruelle angoisse à retrouver Mme de Sauve, le soir, auprès de son mari. Ce dernier ne faisait réellement aucune attention à Hubert, mais le fils de Mme Liauran n'était pas encore habitué aux déshonorants mensonges des cordiales poignées de main offertes à l'homme que l'on trompe… Qu'importaient ces misères cependant, puisqu'ils allaient, lui la retrouver, elle l'attendre, dans la petite ville anglaise où ils devaient passer ensemble deux jours? Était-ce d'Hubert, était-ce de Thérèse que venait cette idée? Le jeune homme n'eût pas su le dire. André de Sauve se trouvait en Algérie pour une enquête parlementaire. Thérèse avait une amie de couvent et qui habitait la province, assez sûre pour qu'elle pût se donner comme étant allée chez elle. Elle prétendait, d'autre part, que la position sur le chemin de Paris à Londres fait de Folkestone, en hiver, le plus sûr abri, parce que les voyageurs français traversent cette ville sans jamais s'y arrêter. A la seule idée de la revoir, le cœur d'Hubert se fondait dans sa poitrine, et il se sentait, avec un frémissement impossible à définir, sur le point de rouler dans un gouffre de mystère, d'enivrant oubli et de félicité.
IV
Le paquebot approchait de la jetée de Folkestone. La mer toute verte, à peine striée d'écume d'argent, soulevait la coque svelte. Les deux cheminées blanches lançaient une fumée qui s'incurvait en arrière sous la pression de l'air déchiré par la course. Les deux énormes roues, toutes rouges, battaient les lames; et, derrière le bateau, se creusait un mouvant sillage, sorte de chemin glauque et frangé de mousse. C'était par un jour d'un bleu tiède et voilé, comme il en fait parfois sur la côte anglaise par les fins d'hiver, – jour de tendresse et qui s'associait divinement aux pensées du jeune homme. Il s'était accoudé sur le bastingage de l'avant, et il n'en avait pas bougé depuis le commencement de la traversée, laquelle avait été d'une rare douceur. Il voyait maintenant les moindres détails de l'approche du port: la ligne crayeuse de la côte à droite, avec son revêtement de maigre gazon, à gauche la jetée soutenue par ses pilotis, et par delà cette jetée, plus à gauche encore, la petite ville qui échelonne ses maisons depuis la base de la falaise jusqu'à sa crête. Il les examinait une par une, ces maisons qui se détachaient avec une netteté de plus en plus précise. Laquelle d'entre toutes pouvait bien être l'asile où son bonheur l'attendait sous les traits aimés de Thérèse de Sauve; laquelle ce Star hotel que son amie avait choisi dans le guide, à cause de ce nom de Star qui veut dire étoile? «Je suis superstitieuse, avait-elle dit enfantinement, et puis, n'es-tu pas ma chère étoile?..» Elle avait ainsi de ces caresses soudaines de langage auxquelles Hubert songeait ensuite indéfiniment. Il savait bien qu'elle ne serait pas sur le quai à l'attendre, et il la cherchait des yeux malgré lui. Mais elle avait multiplié les précautions, jusqu'à être arrivée, elle, la veille, par Calais et Douvres. Le paquebot approche toujours. On distingue le visage de quelques habitants de la ville, dont l'unique distraction consiste à venir au bout de cette jetée afin d'assister à l'arrivée du bateau de marée. Encore quelques minutes, et Hubert sera auprès de Thérèse. Ah! si elle allait manquer au rendez-vous? Si elle avait été malade ou bien surprise? Si elle était morte en route?.. Toute la légion des folles hypothèses défile devant la pensée de l'amant inquiet. Le bateau est dans le port, les passagers débarquent et se précipitent vers les wagons. Hubert est presque le seul à s'arrêter dans la petite ville. Il laisse sa malle partir pour Londres, et il prend place avec sa valise dans une des voitures qui stationnent devant la gare. Il a bien eu comme un passage de mélancolie, en parlant au cocher, et en constatant, quoiqu'il en soit à son premier voyage en Angleterre, combien son anglais est correct et intelligible. Il se rappelle son enfance, sa gouvernante venue du Yorkshire, le soin que sa mère avait de le faire causer tous les jours. Si elle le voyait pourtant, cette pauvre mère?.. Puis, ce souvenir s'efface, à mesure que la légère calèche, enlevée au trot d'un petit cheval, gravit allégrement la rampe rude par laquelle on va jusqu'à la ville haute. L'admirable paysage de mer se développe à la gauche du jeune homme, gouffre démesuré d'un vert pâle, confondu à sa ligne extrême avec un gouffre bleu, et tout semé de barques, de goëlettes, de bateaux à vapeur. Sur la hauteur, le chemin tourne. La voiture abandonne la falaise, entre dans une rue, puis dans une seconde, puis dans une troisième, toutes bordées de maisons basses dont les fenêtres en saillie laissent apercevoir derrière leurs vitres des rangées de géraniums rouges et de fougères. A un détour, Hubert aperçoit la porte d'un vaste bâtiment gothique et une plaque noire, dont la seule inscription en lettres dorées lui fait sauter le cœur. Il se trouve devant le Star hotel. Le temps de demander au bureau si Mme Sylvie est arrivée, – c'est le nom que Thérèse a voulu prendre à cause des initiales gravées sur tous ses objets de toilette, et elle a dû être inscrite sur le livre comme artiste dramatique; – le temps encore de monter deux étages, de suivre un long corridor; le domestique ouvre la porte d'un petit appartement, et, assise à une table, dans un salon, avec son visage dont la pâleur est augmentée par l'émotion profonde, la taille prise dans un vêtement en étoffe de soie rouge dont les plis gracieux dessinent son buste sans s'y ajuster, c'est Thérèse. Le feu de charbon rougeoie dans la cheminée, dont les parois intérieures sont garnies de faïence coloriée. Une fenêtre en rotonde, du genre de celles que les Anglais appellent bow-windows, termine la pièce, à laquelle l'ameublement ordinaire de ces sortes de salles dans la Grande-Bretagne donne un aspect de paisible intimité. «Ah! c'est bien toi,» fait le jeune homme en s'approchant de Thérèse qui lui sourit, et il met la main sur la poitrine de son amie comme pour se convaincre de son existence. Cette douce pression lui fit sentir les battements affolés, sous la mince étoffe, de ce cœur de femme heureuse: «Oui! c'est bien moi,» répondit-elle avec plus de langueur que d'habitude. Il s'assit auprès d'elle et leurs bouches se cherchèrent. Ce fut un de ces baisers d'une suprême douceur, où deux amants qui se retrouvent après une absence s'efforcent de mettre avec la tendresse de l'heure présente, toutes les tendresses inexprimées des heures perdues. Un léger coup frappé à la porte les sépara.
– «C'est pour tes bagages, dit Thérèse en repoussant son ami d'un geste de regret; et avec un fin sourire: veux-tu voir ta chambre? Je suis ici depuis hier soir; j'espère que tout te plaira. J'ai tant pensé à toi en faisant préparer le petit appartement…»
Elle l'entraîna par la main dans une pièce contiguë au salon, dont la fenêtre donnait sur le jardin de l'hôtel. Le feu était allumé dans la cheminée. Des fleurs égayaient les vases posés sur l'encoignure et aussi la table, sur laquelle Thérèse avait déployé, pour lui donner un air plus à eux, une étoffe japonaise apportée par elle. Elle y avait placé trois cadres avec les portraits d'elle que le jeune homme préférait. Il se retourna pour la remercier, et il rencontra un de ces regards qui font défaillir tout le cœur, par lesquels une femme attendrie semble remercier celui qu'elle aime du plaisir qu'il a bien voulu recevoir d'elle. Mais la présence du domestique, en train de déposer et d'ouvrir la valise, l'empêcha de répondre à ce regard par un baiser.
– «Tu dois être lassé, fit-elle; tandis que tu achèves de t'installer, je vais dire qu'on prépare le thé dans le salon. Si tu savais comme il m'est doux de te servir!..
– «Va» dit-il, sans pouvoir trouver une phrase à répondre, tant l'émotion heureuse lui envahissait toute l'âme. «Mais comme je l'aime!» ajouta-t-il tout bas, et pour lui seul, tandis qu'il la regardait disparaître par la porte, avec cette taille et cette démarche de très jeune fille que lui avait laissée son mariage sans enfants; et il fut obligé de s'asseoir pour ne pas s'évanouir devant l'évidence de son bonheur. La créature humaine est si naturellement organisée pour l'infortune, qu'il y a dans la réalisation complète du désir un je ne sais quoi d'affolant, comme la soudaine entrée dans le miracle et dans le songe, et, à un certain degré d'intensité, il semble que la joie ne soit pas vraie. Et puis, l'étrangeté de la situation ne devait-elle pas agir comme une sorte d'opium sur le cerveau de cet enfant, qui ne pouvait pas comprendre que son amie avait saisi cette circonstance pour sauver justement par cette étrangeté les difficiles préliminaires d'un plus complet abandon de sa personne?
Oui, cette joie était-elle vraie?.. Hubert se le demandait, un quart d'heure plus tard, assis auprès de Mme de Sauve devant la table carrée du petit salon sur laquelle était disposé tout l'appareil nécessaire pour le goûter: la théière d'argent, l'aiguière d'eau chaude, les fines tasses. N'avait-elle pas encore emporté ces deux tasses de Paris avec elle, afin, sans doute, de les garder toujours? Elle le servait, comme elle avait dit, de ses jolies mains d'où elle avait retiré son anneau d'alliance, afin d'éloigner de la pensée du jeune homme toute occasion de se rappeler qu'elle n'était pas libre. Durant ces heures de l'après-midi, le silence de la petite ville se faisait comme palpable autour d'eux, et la sensation de la solitude partagée s'approfondissait dans leurs cœurs, si intense qu'ils ne se parlaient pas, comme s'ils eussent craint que leurs paroles ne les réveillassent de la sorte de sommeil enivré qui gagnait leurs âmes. Hubert appuyait sa tête sur sa main et regardait Thérèse. Il la sentait si parfaitement à lui dans cette minute, si voisine de son être le plus secret, qu'il ne ressentait même plus le besoin de ses caresses. Ce fut elle qui, la première, rompit ce silence dont elle eut subitement peur. Elle se leva de sa chaise et vint s'asseoir à terre, aux pieds du jeune homme, la tête sur ses genoux; et, comme il continuait à ne pas bouger, elle eut une inquiétude dans ses yeux; puis, docilement, avec ce son de voix vaincu auquel nul amant n'a jamais résisté: «Si tu savais, dit-elle comme je tremble de te déplaire? J'ai pleuré, hier au soir, toute seule, au coin de ce feu, dans cette chambre où je t'attendais, en songeant que tu m'aimerais sans doute moins après être venu ici. Ah! tu m'en voudras de t'aimer trop, et d'avoir osé ce que j'ai osé pour toi!..» L'angoisse à laquelle la charmante femme se trouvait en proie était si forte, qu'Hubert vit ses traits s'altérer un peu, tandis qu'elle prononçait cette phrase. Tout le drame qui s'était joué en elle depuis le commencement de cette liaison se formulait pour la première fois. Surtout à cette minute, le voyant si jeune, si pur, si dépourvu de brutalité, si selon son rêve, elle éprouvait un insensé besoin de lui prodiguer des marques de sa tendresse et elle tremblait plus que jamais de l'effaroucher, et peut-être, car il y a de ces replis étranges dans les consciences féminines, de le corrompre. Elle continuait, se livrant au plaisir de penser tout haut sur ces choses pour la première fois: «Nous autres femmes, nous ne savons rien qu'aimer, lorsque nous aimons. Du jour où je t'ai rencontré, en revenant de la campagne, je t'ai appartenu. Je t'aurais suivi où tu m'aurais demandé de te suivre. Rien n'a plus existé pour moi, rien, si ce n'est toi: non, ajouta-t-elle avec un regard fixe, ni bien, ni mal, ni devoirs, ni souvenirs. Mais peux-tu comprendre cela, toi qui penses, comme tous les hommes, que c'est un crime d'aimer quand on n'est pas libre?
– «Je ne sais plus rien, répondit Hubert en se penchant vers elle pour la relever, sinon que tu es pour moi la plus noble des femmes et la plus chère.