Kitabı oku: «Cruelle Énigme», sayfa 4
– «Non! laisse-moi rester à tes pieds, comme ta petite esclave, reprit-elle avec une expression d'extase; mais est-ce vraiment vrai? Ah! Jure-moi que jamais tu ne te diras de mal de cette heure.
– «Je te le jure» dit le jeune homme, que l'émotion de son amie gagnait sans qu'il pût bien se l'expliquer. Cette simple parole la fit se redresser; légère comme une jeune fille, elle se releva, et, penchée sur Hubert, elle commença de lui couvrir le visage de baisers passionnés, puis, fronçant le sourcil et comme par un effort sur elle-même, elle le quitta, passa ses mains sur ses yeux, et, d'une voix encore mal assurée, mais plus calme: «Je suis folle, dit-elle, il faut sortir. Je vais mettre mon chapeau et nous allons faire une promenade. Will you be so kind as to ask for a carriage, will you?» ajouta-t-elle en anglais. Quand elle parlait cette langue, sa prononciation devenait quelque chose de tout à fait gracieux et de presque enfantin; et elle sortit du salon par une porte opposée à celle de la chambre d'Hubert, en lui envoyant un petit salut de la main, coquettement.
Ce même mélange de caressante inquiétude, de soudaine exaltation, et d'enfantillage tendre, continua de sa part durant toute cette promenade qui se composa, pour l'un et pour l'autre, d'une suite d'émotions suprêmes. Par un hasard comme il ne s'en produit pas deux au cours d'une vie humaine, ils se trouvaient placés exactement dans les circonstances qui devaient porter leurs âmes au plus haut degré possible d'amour. Le monde social, avec ses devoirs meurtriers, se trouvait écarté. Il existait aussi peu pour leur pensée que le cocher qui, juché haut par derrière et invisible, conduisait le léger cab où ils se trouvaient en tête à tête, le long de la route de Folkestone à Sandgate et à Hythe. Le monde de l'espérance s'ouvrait devant eux, en revanche, comme un jardin paré des plus belles fleurs. Ils se voyaient récompensés, lui de son innocence, elle de la réserve que sa raison lui avait imposée, par une impression aussi délicieuse que rare: ils jouissaient de l'intimité de cœur qui ne s'obtient d'ordinaire qu'après une longue possession, et ils en jouissaient dans toute la fraîcheur du désir timide. Mais ce désir timide avait pour arrière-fonds chez tous les deux une enivrante certitude, perspicace chez Thérèse, obscure encore chez Hubert, et c'était dans un vaste et noble paysage qu'ils promenaient ces sensations rares. Ils suivaient donc cette route, de Folkestone à Hythe, mince ruban qui court au long de la mer. La verte falaise est sans rochers, mais sa hauteur suffit pour donner à la route qu'elle surplombe cette physionomie d'asile abrité, reposant attrait des vallées au pied des montagnes. La plage de galets était recouverte par la marée haute. Elle remuait, cette large mer, sans qu'un oiseau volât au-dessus d'elle. Son immensité verdâtre se fonçait jusqu'au violet à mesure que le jour tombant assombrissait l'azur froid du ciel. La voiture allait vite sur ses deux roues, traînée par un cheval fortement râblé, que son mors trop gros forçait par instants à relever sa tête en tordant sa bouche. Thérèse et Hubert, serrés l'un contre l'autre dans la sorte de petite guérite roulante ouverte à moitié, se tenaient la main sous le plaid de voyage qui les enveloppait. Ils laissaient leur passion se dilater comme cet océan, frémir en eux avec la plénitude de ces houles, s'ensauvager comme cette côte stérile. Depuis que la jeune femme avait demandé à son ami ce singulier serment, elle semblait un peu plus calme, malgré des passages de soudaine rêverie qui se résolvaient en effusions muettes. Lui, de son côté, ne l'avait jamais si absolument aimée. Il lui fallait sans cesse la prendre contre lui, la serrer dans ses bras. Un infini besoin de se rapprocher d'elle encore davantage montait à sa tête et le grisait; et, cependant, il appréhendait l'arrivée du soir avec cette mortelle angoisse de ceux pour qui l'univers féminin est un mystère. Malgré les preuves de passion que lui donnait Thérèse, il se sentait devant elle en proie à une défaillance de sa volonté, insurmontable, qui serait devenue de la douleur s'il n'avait pas eu en même temps une immense confiance dans l'âme de cette femme. Cette impression de l'abîme inconnu dans lequel allait se plonger leur amour et qui l'eût épouvanté d'une terreur presque animale, se faisait plus tranquille parce qu'il descendait dans cet abîme avec elle. Véritablement elle avait une intelligence adorable des troubles qui devaient traverser celui qu'elle aimait. N'était-ce pas pour ménager ses nerfs trop vibrants qu'elle l'avait entraîné à cette promenade, durant laquelle le grandiose spectacle, le vent du large et les marches à pied à de certaines minutes, maintenaient, et lui et elle, au-dessus des troubles inévitables du trop ardent désir? Ils allèrent ainsi, jusqu'à l'heure tragique où les astres éclatent dans le ciel nocturne, tantôt cheminant sur les galets, tantôt remontant dans la petite voiture, prenant et reprenant sans cesse les mêmes sentiers, sans pouvoir se décider à retourner, comme s'ils eussent compris qu'ils retrouveraient d'autres instants de bonheur, mais d'un bonheur comme celui-là, jamais! L'obscure intuition de l'âme universelle, dont les visibles formes et les invisibles sentiments sont le commun effet, leur révélait, sans qu'ils s'en rendissent compte, une mystérieuse analogie et comme une correspondance divine entre la face particulière de ce coin de nature et l'essence indéfinie de leur tendresse. Elle lui disait: «Être auprès de toi ici, c'est un bonheur à ne pouvoir ensuite rentrer dans la vie»; et il ne souriait pas d'incrédulité à cette phrase, comme elle ne doutait pas lorsqu'il lui disait: «Il me semble que je n'ai jamais ouvert les yeux sur un paysage avant cette minute.» Et, quand ils marchaient, c'est lui qui prenait le bras de Thérèse et qui s'y appuyait câlinement. Il symbolisait ainsi, sans le savoir, l'étrange renversement des rôles qui voulait que, dans cette liaison, il eût toujours représenté l'élément féminin, avec sa frêle personne, son innocence entière, la candeur de ses émotions craintives. Certes, elle était bien femme aussi, par sa démarche souple, par la finesse féline de ses manières, par ses yeux fondus qui se donnaient à chaque regard. Elle paraissait pourtant une créature plus forte, mieux armée pour la vie que le délicat enfant, œuvre fragile de la tendresse de deux femmes pures, qu'elle avait enlacé d'un si léger tissu de séduction, et qui, à peine plus grand qu'elle de trois lignes du front, s'abandonnait avec une fraternelle confiance; et le mouvement même de leur démarche, d'une parfaite harmonie de rythme, disait assez la complète union des cœurs qui les faisait vibrer ensemble à ce moment d'une étroite manière.
Ils rentrèrent. Le dîner qui suivit cet après-midi de songe fut silencieux et presque sombre. Il semblait que tous deux eussent peur l'un de l'autre. Ou bien seulement était-ce chez elle une recrudescence de cette crainte de déplaire qui lui avait fait différer jusqu'à cette heure l'abandon de sa personne, et chez lui la sorte de farouche mélancolie, dernier signe de l'animalité primitive, qui précède chez l'homme toute entrée dans le complet amour? Comme il arrive à des moments pareils, leurs discours se faisaient d'autant plus calmes et indifférents que leurs cœurs étaient plus troublés. Ces deux amants, qui avaient passé la journée dans la plus romanesque exaltation, et qui se retrouvaient dans la solitude de cet asile étranger, semblaient n'avoir à se dire que des phrases sur le monde qu'ils avaient quitté. Ils se séparèrent de bonne heure, et comme s'ils se fussent dit adieu pour ne se voir que le lendemain, quoiqu'ils sentissent bien tous les deux que dormir séparés l'un de l'autre ne leur était pas possible. Aussi Hubert ne fut-il pas étonné, quoique son cœur battît à se rompre, lorsque au moment où il allait lui-même se rendre auprès d'elle, il entendit la clef tourner dans la porte; Thérèse entra, vêtue d'un long peignoir souple de dentelles blanches, et dans ses yeux une douceur passionnée: «Ah! dit-elle en fermant de sa main parfumée les paupières d'Hubert, je voudrais tant reposer sur ton cœur!» – … Vers le milieu de la nuit, le jeune homme s'éveilla, et cherchant des lèvres le visage de sa maîtresse, il trouva que ses joues qu'il ne voyait pas étaient inondées de pleurs. «Tu souffres?» lui dit-il. «Non, répondit-elle, ce sont des larmes de reconnaissance. Ah! continua-t-elle, comment a-t-on pu ne pas te prendre à moi par avance, mon ange, et comme je suis indigne de toi!..» Énigmatiques paroles qu'Hubert devait se rappeler si souvent plus tard, et qui, même à cette minute, et sous ces baisers, firent soudain se lever en lui la vapeur de tristesse, accompagnement habituel du plaisir. A travers cette vapeur de tristesse, il aperçut, comme dans un éclair, une maison de lui bien connue, et les visages penchés sous la lampe, parmi les portraits de famille, des deux femmes qui l'avaient élevé. Ce ne fut qu'une seconde, et il posa sa tête sur la poitrine de Thérèse pour y oublier toute pensée tandis que la vague plainte de la mer arrivait jusqu'à lui, adoucie par la distance, – rumeur mystérieuse et lointaine comme l'approche de la destinée.
V
Quinze jours plus tard, Hubert Liauran descendait sur le quai de la gare du Nord, vers cinq heures du soir, revenant de Londres par le train de jour. Le comte Scilly et Mme Castel l'attendaient. Mais que devint-il lorsqu'il aperçut, parmi les visages qui se pressaient autour des portes, celui de Thérèse? Ils avaient arrêté par lettres qu'ils se rencontreraient, le soir de ce jour qui était un mardi, au Théâtre-Français, dans sa loge. Elle, pourtant, n'avait pas résisté au désir de le revoir quelques heures plus tôt; et dans ses yeux éclatait une émotion suprême, faite du bonheur de le contempler et du chagrin d'être séparée de lui; car ils ne purent échanger qu'un salut, qui échappa heureusement à la grand'mère. Thérèse disparut, et tandis que le jeune homme se tenait dans la salle des bagages, un involontaire mouvement de mauvaise humeur s'élevait en lui, qui lui faisait se dire que les deux vieilles gens, dont il était pourtant si aimé, auraient bien dû n'être pas là. Cette petite impression pénible, qui lui montrait, à la minute même de son retour, le poids de la chaîne des tendresses de famille, se renouvela aussitôt qu'il se retrouva en face de sa mère. Dès le premier regard, il se sentit étudié, et, comme il n'avait guère l'habitude des dissimulations, il se crut deviné. C'est qu'en effet ses yeux, à lui, avaient changé, comme changent ceux d'une jeune fille devenue femme, d'un de ces changements imperceptibles qui résident dans une nuance d'expression. Mais comment la mère s'y serait-elle trompée, elle qui depuis tant d'années suivait tous les reflets de ces prunelles noires, et qui maintenant y saisissait un fond de félicité enivrée et insondable? Mais poser une question à ce sujet, la pauvre femme ne le pouvait pas. Les nuances, ces évènements principaux de la vie du cœur, échappent aux formules des phrases, et de là naissent les pires malentendus. Hubert fut très gai durant le dîner, d'une gaieté que rendait un peu nerveuse la prévision d'une difficulté toute prochaine. Comment sa mère allait-elle prendre sa sortie du soir? Il n'y avait pas une demi-heure qu'on avait quitté la table, lorsqu'il se leva, comme quelqu'un qui va dire adieu.
– «Tu nous laisses? fit Mme Liauran.
– «Oui, maman, répondit-il avec une légère rougeur à ses joues; Emmanuel Deroy m'a chargé d'une commission extrêmement pressée et que je dois exécuter dès ce soir…
– «Tu ne peux pas la remettre à demain et nous donner ta première soirée?» fit Mme Castel qui voulut épargner à sa fille l'humiliation d'un refus qu'elle prévoyait.
– «Véritablement non, grand'mère, répliqua-t-il avec un ton de badinage enfantin; ce ne serait pas gracieux pour mon ami, qui a été si gentil à Londres…
– «Il nous ment», se dit Mme Liauran; et, comme le silence s'était fait parmi les hôtes du salon après le départ d'Hubert, elle écouta si la porte d'entrée de l'hôtel allait s'ouvrir aussitôt. Il s'écoula une demi-heure sans qu'elle n'entendît le bruit du battant. Elle n'y put tenir et pria le général d'aller jusque dans l'appartement du jeune homme, sous le prétexte de prendre un livre, afin de savoir s'il s'était habillé ce soir. Il s'était habillé en effet. Il allait donc chez Mme de Sauve, ou bien dans le monde, afin de l'y revoir. Ce fut la conclusion que tira de cet indice la mère jalouse, qui, pour la première fois, avoua au comte ses longues inquiétudes. L'accent dont elle parlait empêcha ce dernier d'avouer à son tour l'emprunt qu'Hubert avait fait auprès de lui des trois mille francs, dépensés sans doute, songea-t-il, à suivre cette femme.
– «Il m'a menti une fois encore, s'écria Mme Liauran, lui qui avait une telle horreur du mensonge. Ah! comme elle me l'a changé!»
Ainsi, l'évidence d'une métamorphose de caractère subie par son fils la torturait dès ce premier jour. Ce fut pis encore durant ceux qui suivirent. Elle ne voulut cependant pas admettre tout de suite que son cher, son candide Hubert fût l'amant de Mme de Sauve. Elle ne se résignait pas à l'idée qu'il pût se rendre coupable d'une faute de cet ordre sans de terribles remords. Elle l'avait élevé dans de si étroits principes de religion! Elle ignorait que précisément le premier soin de Thérèse avait été d'endormir tous les scrupules de conscience de son jeune ami, en le conduisant, par d'insensibles degrés, de la tendresse timide à la passion brûlante. Pris au lacet de ce doux piège, Hubert n'avait à la lettre jamais jugé sa vie depuis ces cinq mois, et la nature s'était faite la complice de la femme aimante. Nous nous repentons bien de nos plaisirs, mais il est malaisé d'avoir des remords du bonheur, et l'enfant était heureux d'une de ces félicités absolues qui ne voient même pas les souffrances qu'elles causent. C'était cependant sur le pouvoir de sa souffrance que Mme Liauran comptait presque uniquement dans la campagne qu'elle avait entreprise, elle, une simple femme qui ne savait de la vie que ses devoirs, contre une créature qu'elle imaginait à la fois prestigieuse et fatale, ensorcelante et meurtrière. Elle avait adopté le naïf système commun à toutes les jalousies tendres, et qui consiste à montrer sa peine. Elle se disait: «Il verra que j'agonise. Est-ce que cela ne suffira pas?» Le malheur était qu'Hubert, enivré par sa passion, n'apercevait dans la peine de sa mère qu'une injustice tyrannique à l'égard d'une femme qu'il considérait comme divine, et d'un amour qu'il estimait sublime. Lorsqu'il revenait du bois de Boulogne, le matin, après avoir monté à cheval et vu passer Mme de Sauve dans la voiture attelée de deux ponettes grises qu'elle conduisait elle-même, il rencontrait à déjeuner le profil attristé de sa mère, et il se disait: «Elle n'a pas le droit d'être triste. Je ne lui ai rien pris de mon affection.» Il raisonnait, au lieu de sentir. Sa mère lui mettait son cœur saignant sur son chemin, et il passait outre. Quand il devait dîner au dehors, et qu'à l'instant du départ l'adieu de sa mère lui présageait que Mme Liauran passerait à le regretter une soirée de mélancolie, il songeait: «Si elle savait pourtant que Thérèse me reproche de consacrer à notre amour trop de mes heures!» Et c'était vrai. La maîtresse avait cette générosité facile des femmes qui se savent immensément préférées, et qui se gardent bien de demander à celui qui les aime d'agir comme elles le désirent. Le plaisir est si délicat de laisser son amant libre, de l'encourager même à vous sacrifier, quand on est certaine de ce que sera sa décision! Il arrivait aussi qu'Hubert revînt à l'hôtel de la rue Vaneau ayant eu avec Thérèse un rendez-vous secret dans la journée, – Emmanuel Deroy avait mis à la disposition de son ami le petit appartement de garçon qu'il conservait avenue Friedland. – Mais alors, soit que la tristesse nerveuse dont s'accompagnent les trop vifs plaisirs le rendît cruel, soit que de secrets remords de conscience vinssent le tourmenter, soit que le contraste fût trop fort entre les formes charmantes que prenait la tendresse de Thérèse et les formes tristes que revêtait celle de Mme Liauran, le jeune homme devenait réellement ingrat. L'irritation grandissait en lui, et non la pitié, devant le chagrin de celle dont il était pourtant le fils idolâtré. Marie-Alice saisissait cette nuance, et elle en souffrait plus que de tout le reste, sans deviner que l'excès de sa douleur était une faute irréparable de conduite et qu'une comparaison démoralisante s'établissait dans l'esprit d'Alexandre-Hubert entre les sévérités de la famille et les caressantes délices de l'affection choisie.
La mère, épuisée par une inquiétude continuelle, était à bout de forces, quand un événement inattendu, quoique facile à prévoir, mit davantage encore en saillie l'antagonisme qui la faisait se heurter sans cesse contre son fils. On était dans la semaine sainte. Elle avait compté sur la confession et la communion d'Hubert pour hasarder une tentative suprême et le décider à rompre des relations qu'elle jugeait encore incomplètement coupables, mais si dangereuses. Il ne pouvait pas entrer dans sa tête de fervente chrétienne que son fils manquât au devoir pascal. Aussi n'avait-elle aucun doute sur sa réponse, en lui demandant à un moment où ils se trouvaient seuls:
– «Quel jour feras-tu tes pâques cette année?
– «Maman, répondit Hubert avec un sensible embarras, je vous demande pardon du chagrin que je vais vous causer; il faut que je vous l'avoue cependant, des doutes me sont venus, et, en toute conscience, je ne crois pas pouvoir m'approcher de la sainte table.»
Cette réponse fut l'éclair qui montra soudain à Marie-Alice l'abîme où son fils avait roulé, tandis qu'elle le croyait seulement sur le bord. Elle ne fut pas dupe une minute du prétexte imaginé par Hubert. Et d'où lui seraient venus des doutes religieux, à lui qui depuis des mois ne lisait aucun livre? Elle connaissait d'ailleurs la simplicité d'âme de cet enfant, à l'instruction de qui elle avait présidé. Non; s'il ne voulait pas communier, c'est qu'il ne voulait pas se confesser. Il avait horreur d'avouer une faute inavouable. Laquelle, sinon celle qui avait été l'œuvre mauvaise de ces six mois?.. Adultère! Son fils était adultère! Mot terrible et qui lui représentait, à elle, si loyale, si pure, si pieuse, la plus répugnante des bassesses, l'ignominie du mensonge mélangée aux turpitudes de la chair. Elle trouva dans son indignation l'énergie d'ouvrir enfin tout son cœur à Hubert. Elle lui dit, bouleversée comme elle était par ses craintes religieuses pour le salut de cet enfant aimé, des phrases qu'elle n'aurait jamais cru pouvoir prononcer, nommant Mme de Sauve, l'accablant des plus durs reproches, la flétrissant de tout ce qu'une femme honnête peut trouver en elle de mépris pour une femme qui ne l'est pas, invoquant le souvenir du passé commun, menaçante tour à tour et suppliante, déchaînée enfin et ne calculant plus.
– «Vous vous trompez, maman, répondit Hubert qui avait subi ce premier assaut sans parler. Mme de Sauve n'est rien de ce que vous dites; mais comme je n'admets pas qu'on insulte mes amies devant moi, à la prochaine conversation de ce genre que nous aurons ensemble, je vous préviens que je quitterai la maison…» Et sur cette réplique, prononcée avec tout le sang-froid que lui avait laissé le sentiment de l'injustice de sa mère, il sortit de la chambre, sans ajouter un mot.
– «Elle lui a perverti le cœur, elle en a fait un monstre», disait Mme Liauran à Mme Castel en lui racontant cette scène, qui fut suivie de vingt jours de silence entre la mère et le fils. Ce dernier se montrait au déjeuner, baisait sa mère au front et lui demandait de ses nouvelles, s'asseyait à table et n'ouvrait pas la bouche de tout le repas. Le plus souvent, il n'assistait pas au dîner. Il avait confié ce chagrin, comme il confiait tous ses chagrins, à Thérèse, qui l'avait supplié de céder.
– «Fais cela, disait-elle, quand ce ne serait que pour moi. Il m'est si cruel de songer que je suis dans ta vie le principe d'une mauvaise action…
– «Noble amie!» avait dit le jeune homme en lui couvrant les mains de baisers et se noyant sous le regard de ces yeux, pour lui si doux. Mais s'il avait mieux aimé sa maîtresse à cause de cette générosité, il avait ressenti davantage la rancune que les phrases de leur pénible querelle avaient soulevée en lui contre sa mère. Celle-ci cependant avait été secouée par cette brouille au point d'en avoir une recrudescence de sa maladie nerveuse, qu'elle put cacher à celui qui en était la cause. Il lui fut presque absolument interdit de bouger, ce qui ne l'empêchait pas, la nuit, et au prix d'atroces souffrances, de se traîner jusqu'à sa fenêtre. Elle ouvrait les carreaux, puis les volets, avec une précaution de criminelle, silencieusement, afin de voir, au moment de la rentrée d'Hubert, ses croisées à lui s'éclairer, et devant cette lumière qui filtrait par un mince filet, attestant la présence de ce fils à la fois si cher et si perdu, elle sentait sa colère se détendre et le désespoir l'envahir.
Ils se réconcilièrent, grâce à l'entremise de Mme Castel, qui souffrait entre ces deux hostilités un double martyre. Elle obtint de la mère la promesse qu'il ne serait plus jamais parlé de Mme de Sauve, et du fils des excuses pour sa bouderie de tant de jours. Une nouvelle période commença, où Marie-Alice essaya de retenir Hubert à la maison en modifiant un peu son train de vie. Acharnée à espérer même dans le désespoir, comme il arrive toutes les fois qu'on a dans le cœur un trop passionné désir, elle se dit que la puissance de cette femme sur son fils devait tenir beaucoup aux distractions que sa société lui procurait. L'intérieur de la rue Vaneau n'était-il pas bien monotone pour un jeune homme inoccupé? Elle sentait maintenant qu'elle avait été très imprudente, trouvant Hubert de santé trop délicate et d'ailleurs si désireuse de sa présence, de ne l'attacher à aucune carrière. Elle eut la naïveté de se dire qu'il fallait égayer un peu leur solitude, et, pour la première fois depuis son veuvage, elle donna de grands dîners. Les portes de l'hôtel s'ouvrirent. Les lustres s'allumèrent. La vieille argenterie aux armes des de Trans orna la table, autour de laquelle se pressèrent quelques vieilles gens, et quelques charmantes jeunes filles, aussi élégantes et jolies que les cousines de Trans étaient provinciales et gauches. Mais Hubert, depuis qu'il aimait Thérèse, s'était interdit, par une douce exagération de fidélité, de regarder jamais une autre femme qu'elle. Et puis, on était au mois de mai. Les journées se faisaient tièdes et claires. Sa maîtresse et lui s'étaient hasardés à faire des promenades dans quelques-uns des bois qui environnent Paris, à Saint-Cloud, à Chaville, dans la forêt de Marly. Assis dans la salle à manger de la rue Vaneau, Hubert se rappelait le sourire de Thérèse lui offrant une fleur, l'alternance sur son front de la lumière du soleil et de l'ombre des feuillages, la pâleur de son teint parmi les verdures, un geste qu'elle avait eu, la pose de son pied sur l'herbe d'un sentier. S'il écoutait la conversation, c'était pour comparer les propos des convives de Mme Liauran aux reparties des convives de Mme de Sauve. Les premiers abondaient en préjugés; c'est là l'inévitable rançon de toute vie morale très profonde. Les seconds étaient imprégnés de cet esprit parisien dont le jeune homme n'apercevait plus la triste vacuité. Il assistait donc aux dîners de sa mère avec le visage de quelqu'un dont l'âme est ailleurs.
– «Ah! que faire? que faire?» sanglotait Mme Liauran; tout l'ennuie de nous et tout l'amuse de cette femme.»
– «Attendre», répondait Mme Castel.
Attendre! C'est le mot dernier de la sagesse; mais, dans l'attente, l'âme passionnée se dévore douloureusement. Pour Marie-Alice, dont la vie était tout entière concentrée sur son enfant, chaque heure maintenant retournait le couteau dans la plaie. Il lui était impossible de ne pas se livrer sans cesse à cette inquisition du petit détail dont les plus nobles jalousies sont victimes. Elle remarquait chaque nouveau brimborion de jeune homme que son fils portait, et elle se demandait s'il ne s'y rattachait pas quelque souvenir de son coupable amour. Il avait ainsi au petit doigt une alliance d'or qu'elle ne lui connaissait point. Ah! ce qu'elle aurait donné pour savoir s'il y avait une date et des mots gravés à l'intérieur! Il lui arrivait, lorsqu'elle l'embrassait, de respirer sur lui un parfum dont elle ne connaissait pas le nom, et qui était certainement celui qu'employait sa maîtresse. Toutes les fois que Mme Liauran retrouvait cette odeur, d'une finesse pénétrante et voluptueuse, c'était comme si une main lui eût physiquement serré le cœur. Enfin, au degré de passion où elle était montée, tout devait faire et faisait blessure. Si elle constatait qu'il avait les yeux battus, le teint pâli, elle disait à sa mère: «Elle me le tuera.» Ç'avait toujours été l'habitude, dans cette maison de mœurs simples, que les lettres fussent remises en mains propres à Mme Liauran, qui les distribuait ensuite à chacun. Hubert n'avait pas osé demander à Firmin, le concierge, de faire infraction pour lui à cette règle. N'aurait-ce pas été mettre ce domestique dans le secret des dissentiments qui le séparaient de sa mère? Or, sa maîtresse et lui s'écrivaient tous les jours, qu'ils se fussent ou non rencontrés déjà, par cette prodigalité de cœur des nouveaux amants qui ne savent de quelle manière se donner l'un à l'autre davantage. Hubert parvenait souvent à éviter que sa mère ne vît ces lettres, en convenant bien exactement de l'heure où Thérèse mettrait son billet à la poste, et il se hâtait de descendre de chez lui à temps pour prendre le courrier lui-même des mains du concierge. Souvent aussi la lettre arrivait inexactement, et il fallait qu'elle passât par Mme Liauran. Cette dernière ne s'y trompait jamais. Elle reconnaissait l'écriture, pour elle la plus haïssable qui fût au monde. Souvent encore Thérèse envoyait, au lieu d'une lettre, une de ces petites dépêches bleues qui vont si vite, et la sensation que ce papier avait été manié, une heure auparavant, par les mains de la maîtresse de son fils, était intolérable à la pauvre femme. Afin d'éviter à Hubert des ruses déshonorantes, et à elle-même une si horrible palpitation du cœur, elle prit le parti de donner l'ordre que les lettres de son fils lui fussent données directement. Mais alors elle perdit les seuls signes qu'elle eût de la réalité des relations du jeune homme et de Mme de Sauve, et cela fut une source de nouvelles espérances, par suite de nouvelles désillusions. Au mois de juillet, Hubert ayant cessé de sortir le soir, elle s'imagina qu'ils étaient brouillés; puis George Liauran, qu'elle avait pris pour confident de ses inquiétudes, parce qu'elle savait qu'il connaissait Thérèse, lui apprit qu'elle était partie pour Trouville, et cette déception lui fut un coup de plus. C'est le privilège et le fléau des organismes où les nerfs prédominent, que les douleurs, au lieu de s'assoupir par l'accoutumance, s'exagèrent et s'exaspèrent infatigablement. Les plus menus détails renferment en eux un infini de chagrin, comme une goutte d'eau l'infini du ciel.