Kitabı oku: «Cruelle Énigme», sayfa 5
VI
Des quelques personnes qui composaient l'intimité de la rue Vaneau, celle qui s'inquiétait le plus des chagrins de Marie-Alice était précisément George Liauran, parce qu'il était aussi celui auquel cette femme montrait le plus complètement sa peine. Elle comprenait qu'il était le seul à pouvoir un jour la servir. A chaque visite nouvelle, il mesurait le ravage produit chez elle par l'idée fixe. Ses traits s'atténuaient, ses joues se creusaient, son teint se plombait, ses cheveux, demeurés si noirs jusque-là, blanchissaient par touffes. Il arrivait parfois à George d'aller dans le monde au sortir d'une de ces visites et d'y rencontrer son cousin Hubert, presque toujours dans le même cercle que Mme de Sauve, élégant, joli, les yeux brillants, la bouche heureuse. Ce contraste soulevait dans cet homme d'étranges sentiments, tout mélangés de bien et de mal. D'une part, en effet, George aimait beaucoup Marie-Alice, et d'une affection qui avait été autrefois très romanesque, durant les premiers jours de leur jeunesse à tous deux. D'autre part, la liaison, pour lui certaine, de ce charmant Hubert et de Thérèse, l'irritait, sans qu'il comprît bien pourquoi, d'une colère nerveuse. Il éprouvait à l'égard de son cousin, l'invincible malveillance que les hommes de plus de quarante ans et de moins de cinquante professent pour les très jeunes gens qu'ils voient se pousser dans le monde, et, en définitive, prendre leur place. Et puis, il était de ces viveurs finissants qui haïssent l'amour, soit qu'ils en aient trop souffert, soit qu'ils le regrettent trop. Cette haine de l'amour se compliquait d'un entier mépris pour les femmes qui commettent des fautes, et il soupçonnait Thérèse d'avoir eu déjà deux intrigues; l'une avec un jeune député du nom de Frédéric Luzel, l'autre avec un écrivain célèbre, Alfred Fanières. Il était de ceux qui jugent d'une femme par ses amants, – ce en quoi il avait tort, car les raisons pour lesquelles une pauvre créature se donne sont le plus souvent personnelles, étrangères à la nature et au caractère de celui qui fait l'occasion de cet abandon. Or, Frédéric Luzel cachait sous sa grande franchise de manières une brutalité complète, et Alfred Fanières était un assez joli garçon aux manières fines, dont la câlinerie dissimulait à peine le féroce égoïsme de l'artiste adroit, pour lequel tout n'est qu'un moyen de parvenir, depuis ses habiletés de prosateur jusqu'à ses succès d'alcôve. C'était sur le germe de corruption déposé dans le cœur de Thérèse par ces deux personnages que George comptait secrètement lorsqu'il imaginait une fin probable à la liaison d'Hubert. Il se disait que Mme de Sauve avait dû contracter auprès de ces deux hommes, dont il connaissait le cynisme et les mœurs, des habitudes de plaisir et des exigences de sensations. Il calculait que la pureté d'Hubert devait un jour la laisser inassouvie, – et, ce jour-là, il était presque immanquable qu'elle le trompât. «Après tout, se disait-il, cela lui fera de la peine, mais il apprendra la vie.» George Liauran, pareil sur ce point aux trois quarts des personnes de son âge et de son monde, était persuadé qu'un jeune homme doit se former, le plus tôt possible, une philosophie pratique, c'est-à-dire, suivant les vieilles formules misanthropiques, peu croire à l'amitié, considérer la plupart des femmes comme des coquines, et interpréter par l'intérêt, avoué ou déguisé, toutes les actions humaines. Le pessimisme mondain n'a pas beaucoup plus d'originalité que cela. Le malheur veut qu'il ait presque toujours raison.
Telles étaient les dispositions du cousin de Mme Liauran, à l'endroit du sentiment d'Hubert et de Thérèse, lorsqu'il lui arriva, au mois d'octobre de cette même année, de se trouver dans un cabinet particulier du café Anglais, en train de dîner avec cinq autres personnes. Le repas avait été délicat et bien entendu, les vins exquis, et l'on bavardait, entre hommes, le café servi, les cigares allumés; et voici le bout de dialogue que George surprit entre son voisin de gauche et un des convives, – cela au moment où lui-même venait de causer avec son voisin de droite, de sorte que toute la portée de la phrase lui échappa d'abord:
– «Nous les voyions, disait le conteur, de la chambre d'en haut du chalet d'Arthur, celle qui lui sert d'atelier, en regardant avec la longue-vue, comme si nous avions été à trois mètres. Elle entra, en effet, comme on nous avait dit qu'elle avait fait la veille; à peine entrée, il lui donna un baiser, mais un de ces baisers!..» et il fit claquer ses lèvres en humant une dernière goutte de liqueur restée au fond de son verre.
– «Qui? Il? demanda George Liauran.
– «La Croix-Firmin.
– «Et qui? Elle?
– «Mme de Sauve.
– «Par exemple, se dit George en lui-même, voilà qui est singulier et qui valait la peine d'accepter l'invitation de cet imbécile.
Et ce pensant, il regardait l'amphitryon, élégant de bas étage, qui exultait de joie de traiter quelques hommes de club très à la mode.
– «Nous nous attendions à mieux, continuait l'autre, mais elle voulut absolument baisser les rideaux… Ce que nous avons taquiné Ludovic sur son teint fatigué, le soir!.. On n'a parlé que de cela entre Trouville et Deauville pendant une semaine. Elle s'en est doutée, car elle est partie bien vite. Mais je parie vingt-cinq louis qu'elle n'en sera pas moins reçue partout cet hiver… La société devient d'une tolérance…
– «De maison…» fit l'interlocuteur; et les propos continuèrent d'aller, les cigares de se consumer, le kummel et la fine champagne de remplir les petits verres, et ces moralistes de juger la vie. Le jeune homme qui avait raconté au cours de la conversation l'anecdote scandaleuse sur Mme de Sauve, était un garçon d'environ trente ans, pâle, mince, déjà usé, très aimable d'ailleurs, et du nombre de ceux dont le nom attire universellement l'épithète de «brave garçon». De fait, il se serait brûlé la cervelle plutôt que de ne pas payer une dette de jeu dans le délai fixé. Il n'avait jamais refusé une affaire d'honneur, et ses amis pouvaient compter sur lui pour une démarche, même difficile, ou un service d'argent, même considérable. Mais dire ce que l'on sait des intrigues d'une femme du monde, après boire, où en serait-on, s'il fallait s'interdire ce sujet de causerie, ainsi que les hypothèses sur le secret de la naissance des enfants adultérins? Peut-être même le bavard qui avait ainsi affirmé, comme témoin oculaire, les légèretés de Thérèse de Sauve, aurait-il versé de réelles larmes de chagrin s'il avait su que son discours servirait d'arme contre le bonheur de la jeune femme. C'est un inépuisable sujet de mélancolie pour celui qui va dans le monde sans se pervertir le cœur, que de voir comment les férocités s'y accomplissent parfois avec une entière sécurité de conscience. Mais d'ailleurs, est-ce que George Liauran n'aurait pas appris de quelqu'autre source tous les détails que l'indiscrétion de son compagnon de table venait de lui révéler si soudainement et avec cette indiscutable précision? A vrai dire, il ne s'en étonna pas une minute. Il se répéta bien deux ou trois fois, en rentrant chez lui: «Pauvre Hubert!» mais il éprouvait secrètement le vilain et irrésistible chatouillement d'égoïsme que procure neuf fois sur dix la vision du malheur d'autrui. Ses pronostics ne se trouvaient-ils pas vérifiés? Et cela aussi n'allait pas sans une certaine douceur. La misanthropie vulgaire a beaucoup de ces satisfactions, lesquelles endurcissent le cœur qui les éprouve. On finit, lorsqu'on méprise l'humanité d'un mépris sans nuance, par s'applaudir de sa misère, au lieu d'en saigner. Quant au doute, il ne l'admit pas une minute, surtout en se rappelant ce qu'il savait de Ludovic de La Croix-Firmin. C'était une espèce de fat, qui pouvait, à la réflexion, paraître dépourvu de toute supériorité; mais il plaisait aux femmes par ces motifs mystérieux que nous ne comprenons pas plus, nous autres hommes, que les femmes ne comprennent le secret de la puissance sur nous de quelques-unes d'entre elles. Il est probable qu'il entre dans ces motifs beaucoup de cette bestialité toujours présente au fond de nos relations de personne à personne. La Croix-Firmin avait vingt-sept ans, l'âge de la pleine vigueur, des cheveux blonds et tirant sur le roux, avec des yeux bleus dans un teint clair, et des dents qui luisaient à chacun de ses sourires, toutes blanches entre des lèvres très fraîches. Quand il souriait ainsi, avec son menton creusé d'une fossette, avec son nez carré, avec les boucles frisées de sa chevelure, il rappelait ce type, immortel à travers les races, du visage du Faune, où les anciens ont incarné la sensualité heureuse. Ce qui achevait de lui donner ce caractère de charme physique auquel il devait d'avoir inspiré beaucoup de fantaisies, c'était une souplesse de mouvements particulière aux êtres chez lesquels la force vitale est très complète. Il était de moyenne taille, mais athlétique. Quoiqu'il fût parfaitement ignorant et d'une intelligence très médiocre, il possédait le don qui fait d'un homme ainsi bâti un personnage dangereux; il avait, à un rare degré, ce tact et ce flair qui révèlent la minute où l'on peut oser, celle où la femme, créature en rapides passages, en fugitives émotions, appartient au libertin qui la devine. La Croix-Firmin avait donc eu beaucoup d'aventures, et, quoique sa naissance et sa fortune dussent faire de lui un parfait gentleman, il les racontait volontiers; ces indiscrétions, au lieu de le perdre, lui servaient, si l'on peut dire, de réclame. En dépit de ses légers discours et de sa fatuité, ce jeune homme n'avait pour ennemie aucune des femmes qui s'étaient compromises pour lui, peut-être parce qu'il ne représentait à leur mémoire que de la sensation heureuse, – c'est l'étoffe des meilleurs souvenirs, disent les cyniques, et pour les âmes sans hauteur, quoi de plus vrai?
Ce fut précisément sur l'indiscrétion de La Croix-Firmin que George compta pour réunir quelques preuves nouvelles à l'appui du fait qu'il avait appris dans le dîner du café Anglais. En sa qualité de vieux garçon, il avait l'imagination triste et prévoyait plutôt la mauvaise fortune que la bonne. Par suite, il s'était habitué depuis longtemps à y voir clair dans les dessous du monde social. Il savait l'art d'aller à la chasse de la vérité secrète, et il excellait à ramasser en un corps les propos épars qui flottent dans l'atmosphère des conversations de Paris. Dans la circonstance, il n'était pas besoin de tant d'efforts. Il s'agissait uniquement de trouver de quoi corroborer un détail par lui-même indiscutable. Quelques visites à des femmes du monde qui avaient passé la saison à Trouville, et une seule à une femme du demi-monde, Ella Virieux, maîtresse en titre du meilleur camarade de La Croix-Firmin, suffirent à cette enquête. Il était bien certain que Ludovic avait été l'amant de Mme de Sauve, et cela de notoriété publique, ainsi que de son propre aveu, à lui, aux bains de mer. Un départ hâtif avait seul préservé Thérèse d'une avanie inévitable, et maintenant que l'existence parisienne recommençait, dix scandales nouveaux faisaient déjà oublier ce scandale d'été, destiné à devenir douteux comme tant d'autres. George Liauran y aperçut un sûr moyen de rompre enfin la liaison d'Hubert et de Thérèse. Il suffisait pour cela de prévenir Marie-Alice. Il eut bien une minute d'hésitation, car enfin il se mêlait d'une histoire qui ne le regardait en rien; mais le fond inavoué de haine qu'il cachait en lui, à l'égard des deux amants, l'emporta sur ce scrupule de délicatesse, et aussi le réel désir de délivrer d'un chagrin mortel une femme qu'il chérissait. Le soir même du jour où il avait causé avec Ella Virieux, qui lui avait rapporté, sans y attacher d'autre importance, les confidences de Ludovic à son amant, il était à l'hôtel de la rue Vaneau, et il racontait à Mme Liauran, couchée auprès de la bergère de Mme Castel, l'inattendue nouvelle qui devait changer du coup la face de la lutte entre la mère et la maîtresse.
– «Ah! la malheureuse! s'écria cette femme à demi mourante de ses longues angoisses; elle n'était même pas capable de l'aimer…» – Elle dit cette phrase avec un accent profond, où se résumaient toutes les idées qu'elle s'était faites depuis tant de jours sur la maîtresse de son fils. Elle avait tant pensé à ce que pouvait être cette passion d'une créature coupable, pour qu'elle fût plus forte sur le cœur d'Hubert que son amour à elle, qu'elle sentait pourtant infini! Elle continua, en secouant sa tête blanchie que la rêverie avait tant lassée: «Et c'est pour une pareille femme qu'il nous a torturées?.. Ah! maman, lorsqu'il comparera ce qu'il a sacrifié à ce qu'il a préféré, il ne se comprendra plus lui-même.» Et, tendant la main à George: «Merci, mon cousin, fit-elle, vous m'avez sauvée. Si cette horrible aventure avait duré, je serais morte.
– «Hélas! ma pauvre fille, dit Mme Castel en lui caressant les cheveux, ne te nourris pas de vaines espérances. Si Hubert l'a aimée, il l'aime encore. Rien n'est changé. Il n'y a qu'une mauvaise action de plus, commise par cette femme, et elle doit y être habituée…
– «Vous croyez donc qu'il ne saura pas tout cela?» dit Marie-Alice en se redressant. Mais je serais la dernière des dernières si je n'ouvrais pas les yeux à ce misérable enfant. Tant que j'ai cru qu'elle l'aimait, je pouvais me taire. Si coupable que fût cet amour, c'était de la passion encore, quelque chose de sincère après tout, d'égaré, mais d'exalté… Maintenant, de quel nom appelez-vous ces vilenies-là?
– «Soyez prudente, ma cousine, fit George Liauran, un peu inquiété par la colère avec laquelle ces derniers mots avaient été prononcés; songez que nous n'avons pas à donner au pauvre Hubert de ces preuves palpables et indéniables qui déconcertent toute discussion.
– «Mais quelle preuve vous faut-il donc de plus, interrompit-elle, que l'affirmation de quelqu'un qui a vu?
– «Bah! dit George, pour ceux qui aiment!..
– «Vous ne connaissez pas mon fils, reprit la mère fièrement. Il n'a pas de ces complaisances-là. Je ne veux de vous, avant d'agir, qu'une promesse: vous lui raconterez ce que vous nous avez dit, comme vous nous l'avez dit, s'il vous le demande.
– «Certes! fit George après un silence; je lui dirai ce que je sais, et il conclura comme il voudra.
– «Et s'il allait chercher querelle à ce M. de La Croix-Firmin? interrogea Mme Castel.
– «Il ne le peut pas, repartit la mère, que sa surexcitation d'espérance rendait à cette minute perspicace, comme George lui-même eût pu l'être, des lois du monde; notre Hubert est trop galant homme pour vouloir que le nom d'une femme soit prononcé à son sujet, fût-ce le nom de celle-là…»
Oui, le pauvre Hubert! – Elle se rapprochait ainsi de lui, heure par heure, cette destinée dont la rumeur de la mer, entendue la nuit, lui aurait été le symbole durant sa veillée divine de Folkestone, – s'il avait su la vie davantage. Elle se rapprochait, cette destinée, prenant pour instrument, tour à tour, l'indifférence malveillante de George Liauran et l'aveugle passion de Marie-Alice. Cette dernière, du moins, croyait travailler au bonheur de son fils, sans comprendre qu'il vaut mieux, lorsqu'on aime, être trompé même beaucoup, que de le soupçonner un peu. Et cependant, quoiqu'elle eût dit dans son entretien avec son cousin, elle ne se sentit pas la force de parler elle-même à son fils. Elle était incapable de supporter le premier éclat de sa douleur. Assurément, les preuves données par George lui paraissaient impossibles à réfuter, et, d'autre part, elle considérait, dans sa conscience de mère pieuse, que son devoir absolu était d'arracher son fils au monstre qui le corrompait. Mais recevoir le contre-coup de révolte qui suivrait cette révélation, comment l'eût-elle pu? Elle espérait cependant qu'il reviendrait à elle dans les minutes de son désespoir; elle lui ouvrirait ses bras, et tout ce cauchemar de malentendus se fondrait en une effusion, – comme autrefois. Involontairement et par un mirage familier à toutes les mères, comme à tous les pères, elle ne se rendait pas un compte exact du changement d'âme qui avait pu s'accomplir dans son fils. Elle le revoyait toujours, tel qu'enfant elle l'avait connu, se rapprochant d'elle à la moindre de ses peines. Il lui semblait, par une fausse logique de sa tendresse, qu'une fois l'obstacle enlevé qui les avait séparés, ils se retrouveraient en face l'un de l'autre et les mêmes qu'auparavant. Sa première pensée fut de l'envoyer aussitôt chez George; puis elle réfléchit, avec son délicat esprit de femme, qu'il y aurait là pour lui une inévitable blessure d'amour-propre. Elle eut donc recours, encore une fois, à la vieille amitié du général Scilly, à qui elle demanda de tout raconter au jeune homme.
– «Vous me donnez là une commission terriblement difficile, répondit ce dernier quand elle lui eut tout expliqué. J'obéirai si vous l'exigez. Mais, croyez-moi, il vaudrait mieux vous taire. J'ai passé par là, moi qui vous parle, ajouta-t-il, et dans des conditions presque pareilles. Une gueuse est une gueuse, et toutes se ressemblent. Mais le premier qui m'en aurait touché un mot aurait passé un mauvais quart d'heure. On n'a pas eu à m'en parler, d'ailleurs, j'ai tout su moi-même.
– «Et qu'avez-vous fait? interrogea Marie-Alice.
– «Ce que l'on fait quand on a une jambe brisée par un éclat d'obus, dit le vieux soldat; je me suis amputé bravement le cœur. Ç'a été dur, mais j'ai coupé net.
– «Vous voyez bien qu'il faut que mon fils apprenne tout,» répondit la mère avec un accent de triomphe à la fois et de pitié.
VII
Ce fut au sortir d'un déjeuner chez une amie de Mme de Sauve, et après avoir goûté le plaisir de voir sa maîtresse entrer au moment du café, qu'Hubert Liauran se rendit au quai d'Orléans, où un mot du général l'avait prié de se trouver vers les trois heures. Le jeune homme s'était imaginé, au reçu du billet de son parrain, qu'il s'agissait des arriérés de sa dette. Il savait le comte méticuleux, et deux mois s'étaient écoulés sans qu'il se fût acquitté de la dette promise. L'entretien commença donc par quelques paroles d'excuse, qu'il balbutia aussitôt entré dans la pièce du rez-de-chaussée, où il n'était pas revenu depuis la veille de son départ pour Folkestone. Il éprouva en pensée toutes ses sensations d'alors, à retrouver le visage de la chambre exactement tel qu'il l'avait laissé. Les notes sur la réorganisation de l'armée couvraient toujours la table; le buste du maréchal Bugeaud ornait la cheminée, et le général, habillé d'une veste de chambre taillée en forme de dolman, fumait avec méthode dans sa courte pipe de bois de bruyère. Aux premiers mots prononcés par son filleul, il répondit simplement: «Il ne s'agit pas de cela, mon ami,» d'une voix tout ensemble grave et triste. A cette intonation seule, Hubert comprit trop bien qu'il se préparait une scène d'une importance pour lui capitale. S'il est puéril de croire aux pressentiments, dans la nuance où les gens du peuple prennent ce terme, aucune créature finement douée ne saurait nier que de tout petits détails suffisent à provoquer la vision précise d'un prochain danger. Le général se taisait, et Hubert voyait dans ses yeux et sur ses lèvres le nom de Mme de Sauve, quoique jamais ce nom n'eût été prononcé entre lui et son parrain. Il attendit donc que la conversation reprît, avec ce battement affolé du cœur qui fait de l'impatience un supplice presque intolérable pour les êtres trop vibrants. Scilly, dont toute l'expérience sentimentale se résumait, depuis sa jeunesse, dans une déception d'amour, se trouvait maintenant saisi d'une grande pitié devant le coup qu'il allait porter à cet enfant si cher, et les phrases qu'il avait combinées, tout ce matin durant, lui paraissaient n'avoir pas le sens commun. Il fallait parler, cependant. Aux minutes de suprême incertitude, c'est le trait imprimé en nous par notre métier qui se manifeste d'ordinaire et gouverne notre action. Scilly était un soldat, courageux et précis. Il devait aller et il alla droit au fait.
– «Mon enfant, dit-il avec une certaine solennité, tu dois savoir d'abord que je connais ta vie. Tu es l'amant d'une femme mariée, qui s'appelle Mme de Sauve. Ne nie pas. L'honneur te défend de me dire la vérité. Mais l'essentiel est de mettre tout de suite les points sur les i.
– «Pourquoi me parlez-vous de cela, répondit le jeune homme en se levant et prenant son chapeau, puisque vous avouez que l'honneur me commande de ne pas même vous écouter? Tenez, mon parrain, si vous m'avez fait venir pour entamer ce sujet, brisons là. J'aime mieux vous dire adieu avant de m'être brouillé avec vous.
– «Aussi n'est-ce pas pour te questionner ni te sermonner que je t'ai demandé cet entretien, répliqua le comte en prenant dans sa main la main crispée que lui avait tendue sèchement Hubert. C'est pour te dire un fait très grave et dont il faut, oui, il faut que tu sois informé. Mme de Sauve a un autre amant, Hubert, et qui n'est pas toi.
– «Mon parrain, fit le jeune homme en dégageant ses doigts de ceux du vieillard et pâlissant d'une subite colère, je ne sais pas pourquoi vous voulez que je cesse de vous respecter. C'est une infamie que de dire d'une femme ce que vous venez de dire de celle-là.
– «S'il ne s'agissait de toi, répondit le comte en se levant, – et le sérieux triste de son visage contrastait étrangement avec les traits égarés de son filleul, tu le sais bien, je ne te parlerais ni de Mme de Sauve ni d'une autre femme. Mais je t'aime comme j'aimerais mon fils, et je te dis ce que je dirais à mon fils: tu as mal placé ton amour; cette femme a un autre amant.
– «Qui? Quand? Où? Quelles sont vos preuves? répondit Hubert, exaspéré au-delà de toutes limites par l'insistance et le sang-froid du général; mais, dites, dites…
– «Quand? cet été… Qui? un monsieur de La Croix-Firmin… Où? à Trouville… Mais c'est le bruit de tous les salons, continua Scilly et il raconta, sans nommer George, les détails si indiscutables que ce dernier avait confiés à Mme Liauran, depuis le récit du témoin oculaire jusqu'aux indiscrétions de La Croix-Firmin. Le jeune homme écoutait sans interrompre; mais pour quelqu'un qui le connaissait, l'expression de son visage était terrible. Une colère faite de douleur et d'indignation pâlissait jusqu'à sa bouche.
– «Et de qui tenez-vous cette histoire? interrogea-t-il.
– «Que t'importe? dit le général, lequel comprit qu'indiquer en ce premier moment le véritable auteur de tout ce récit à Hubert, c'était exposer George à une scène dont l'issue pouvait être tragique. Oui, que t'importe, puisque tu n'es pas l'amant de Mme de Sauve?
– «Je suis son ami, répliqua Hubert, et j'ai le droit de la défendre, comme je vous défendrais, contre d'odieuses calomnies… D'ailleurs, ajouta-t-il en regardant fixement son parrain, si vous refusez de répondre à ma question, je vous donne ma parole d'honneur que d'ici à deux jours j'aurai trouvé ce M. de La Croix-Firmin qui se permet les coquineries de ces calomnies-là et que j'aurai une affaire avec lui sans qu'aucun nom de femme soit prononcé.
Le général, voyant l'état de surexcitation où se trouvait Hubert, et ne sachant par quelles paroles combattre une fureur qu'il n'avait pas prévue, car elle était fondée sur la plus absolue incrédulité, se dit en lui-même que Mme Liauran seule possédait le pouvoir de calmer son fils.
– «Je t'ai dit ce que j'avais à te dire, reprit-il mélancoliquement; si tu veux en savoir davantage, demande à ta mère…
– «Ma mère? fit le jeune homme avec violence, j'aurais dû m'en douter. Hé bien! j'y vais.» Et une demi-heure plus tard il entrait dans le petit salon de la rue Vaneau, où Mme Liauran se tenait seule, à cette minute. Elle attendait son fils, en effet, mais dans une mortelle angoisse. Elle savait que c'était l'instant de son explication avec Scilly, et l'issue l'en épouvantait maintenant. La vue de la physionomie d'Hubert redoubla encore ses craintes. Il était livide, avec un cercle de bistre sous les yeux, et Marie-Alice ressentit aussitôt le contre-coup de cette émotion visible.
– «Je viens de chez mon parrain, ma mère, commença le jeune homme, et il m'a dit des choses que je ne lui pardonnerai de ma vie. Ce qui m'a peiné davantage encore, c'est qu'il a prétendu tenir de vous les calomnies qu'il m'a répétées sur le compte d'une personne que vous pouvez ne pas aimer… Mais je ne vous reconnais pas le droit de la flétrir auprès de moi, pour qui elle a toujours été parfaite…
– «Ne me parle pas avec cette voix, Hubert, dit Mme Liauran, tu me fais si mal. C'est comme si tu m'enfonçais un couteau ici…»; elle montrait son sein. Ah! ce n'était pas la voix seule d'Hubert, cette voix brève et dure, qui la torturait, c'était par-dessus tout, et une fois de plus, l'évidence du sentiment qui l'attachait à Mme de Sauve. «Entre elle et moi, songeait-elle, il la choisirait.» Sa douleur eut aussitôt pour résultat de raviver sa haine contre la cause de cette douleur, qui était cette femme; elle trouva dans ce mouvement d'aversion la force de continuer l'entretien: «Tu as perdu le sentiment de notre intérieur, mon enfant, fit-elle d'un ton plus calme; tu ne comprends plus quelle tendresse nous attache à toi, et quels devoirs elle nous impose.
– «Étranges devoirs, s'ils consistent à vous faire l'écho de bruits avilissants pour quelqu'un dont le seul tort est de m'avoir inspiré une affection profonde.
– «Non, dit Mme Liauran, qui s'exaltait à son tour; il ne s'agit pas de reprendre une discussion qui déjà nous a mis l'un en face de l'autre comme pour un duel», et en ce moment le regard du fils et celui de la mère se croisaient comme deux lames d'épées. «Il s'agit de ceci: que tu aimes une créature indigne de toi, et que moi, ta mère, je te l'ai fait dire et je te le redis.
– «Et moi, votre fils, je vous réponds…», et il eut le mot de mensonge sur la bouche; puis, comme effrayé de ce qu'il allait dire… «que vous vous trompez, ma mère. Je vous demande pardon de vous parler sur ce ton, ajouta-t-il en lui prenant la main qu'il baisa; je ne suis pas maître de moi…
– «Écoute, mon enfant, dit Marie-Alice dans les yeux de laquelle la douceur inattendue de ce geste fit courir des larmes, je ne peux pas entrer avec toi dans tout ce triste détail»; elle lui touchait les cheveux en ce moment comme aux jours où il était petit: «Va trouver ton cousin George. Il te répétera tout ce qu'il nous a raconté. Car c'est lui qui, dans sa sollicitude, a cru devoir nous prévenir. Mais retiens ce que ta mère te dit maintenant. Je crois à la double vue du cœur. Je n'aurais pas haï cette femme comme j'ai fait dès les premiers jours, si elle ne devait pas t'être fatale. Allons, adieu, mon enfant. Embrasse-moi», dit-elle avec un accent brisé. – Comprenait-elle que depuis cette heure les baisers de son fils ne seraient plus jamais pour elle ce qu'ils avaient été?
Hubert s'élança de l'appartement, sauta dans un fiacre et donna au cocher l'adresse du club où il espérait trouver George, – un petit cercle très aristocratique situé rue du Cirque. Mais tandis que cet homme, stimulé par la promesse d'un fort pourboire, fouettait son cheval, le malheureux enfant commençait à réfléchir sur le coup si entièrement inattendu qui venait de le frapper. Le caractère de la race d'action de laquelle il était se manifesta par une reprise de possession de lui-même. Il écarta dès l'abord toute idée d'une invention calomnieuse de la part de sa mère et de son parrain. Que ces deux êtres détestassent Thérèse, il le savait. Qu'ils fussent capables d'oser beaucoup pour le détacher d'elle, il venait d'en avoir la preuve. Oui, Mme Liauran et le comte pouvaient tout oser, tout, excepté mentir. – Ils croyaient donc à ce qu'ils avaient dit, et ils le croyaient sur la foi de George Liauran, lequel avait colporté un des mille bruits infâmes de Paris; mais dans quel but? L'esprit d'Hubert, en ce moment, n'admettait pas qu'il y eût un atome de vérité dans l'histoire des relations de sa maîtresse et d'un autre homme. Il ne s'attarda pas à discuter le fait en lui-même, il pensa uniquement au personnage de la bouche de qui venait le récit. A quel mobile avait donc obéi ce cousin auquel il allait maintenant demander une explication? Il le vit en imagination avec son visage mince, sa barbe en pointe, ses cheveux courts et son fin regard. Cette vision suscita en lui un singulier sentiment de malaise qui était, sans qu'il s'en doutât, l'œuvre de Mme de Sauve. Jamais George n'avait jusqu'ici parlé d'elle à Hubert d'une manière qui comportât une allusion ou une moquerie. Mais les femmes ont un sûr instinct de défiance, et celle-ci s'était rendu compte, dès les premiers temps, que son amour était nécessairement antipathique au cousin d'Hubert. Elle devinait qu'il voyait seulement une fantaisie de femme blasée, là où elle voyait, elle, une religion. Une femme pardonne des médisances précises plutôt encore qu'elle ne pardonne le ton avec lequel on parle d'elle, et elle comprenait que le simple accent de la voix de George prononçant son nom était en désaccord absolu avec les sentiments qu'elle souhaitait inspirer à Hubert. Et puis, pour tout dire, elle avait un passé, et George pouvait connaître ce passé. Un frisson la parcourait tout entière à cette seule idée. Pour ces diverses raisons, elle avait employé sa plus fine et sa plus secrète diplomatie à détacher les deux cousins l'un de l'autre. Ce travail portait aujourd'hui ses fruits, et c'était la cause qui inspirait à Hubert une invincible défiance, tandis que le fiacre l'emportait vers le cercle de la rue du Cirque. «Par quel moyen, songeait-il, questionner George? Je ne peux cependant lui dire: Je suis l'amant de Mme de Sauve, vous l'avez accusée de m'avoir trompé, prouvez-le-moi…» L'impossibilité morale d'un tel entretien était devenue, à la minute où la voiture s'arrêta devant le cercle, une impossibilité physique. Hubert se dit: «Après tout, je suis bien enfant de m'occuper de ce que croit ou ne croit pas M. George Liauran». Il renvoya son fiacre, et, au lieu d'entrer au club, il marcha dans la direction des Champs-Elysées.