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Kitabı oku: «L'eau profonde; Les pas dans les pas», sayfa 11

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LES PAS DANS LES PAS

A Carlo Placci.

Quand j'étais enfant, j'ai lu quelque part cette légende d'une âme du purgatoire: elle ne devait entrer au ciel qu'après être revenue sur la terre à tous les endroits où, vivante, ses pas s'étaient posés, afin d'effacer toutes les traces de ses démarches coupables, afin de recueillir tous les vestiges de ses actions vertueuses. Que de fois je me suis rappelé ce symbole, en constatant que dès ce monde le sort nous force de remettre sans cesse nos pas dans nos pas, et il nous faut retrouver, aux détours désappris de nos anciens chemins, le fantôme de l'homme que nous fûmes un jour! Le plus souvent ces rencontres trop précises avec le passé n'ont d'autre effet qu'une émotion, aussitôt exorcisée qu'éprouvée. Il y a une impérieuse magie du réel, célébrée par Gœthe. «Le présent,» disait-il, «a tous les droits!..» Oui, pour un héros de l'action, robuste comme lui. Pour certaines sensibilités, au contraire, ou plus fines ou plus faibles, ces soudaines rentrées sur les routes de jadis deviennent l'occasion de drames intimes d'une mélancolie singulière. Ce sont six tragédies morales de cet ordre que j'ai réunies et appelées, par ressouvenir de cette lointaine légende: Les pas dans les pas.

LE COB ROUAN

I

Ils sont nombreux, très nombreux, les Parisiens et les étrangers qui ont reçu, ces temps derniers, la lettre de faire part de la mort d'Hippolyte Perron-Duménil. Ayant débuté dans le monde aux environs de 1860, et n'ayant pas cessé, jusqu'au moment où il tomba malade, en décembre 1902, de figurer dans tous les endroits où la mode veut que l'on s'amuse, qui cet homme spirituel et si fin ne connaissait-il pas? Je dis: qui ne connaissait-il pas? Car ses yeux aigus ne se trompaient guère sur les gens, tandis que lui-même, le causeur volontiers sceptique, était connu dans la vérité de sa nature, par si peu de personnes! Le hasard d'une rencontre m'ayant révélé un trait follement romanesque de cet aimable railleur, l'idée m'est venue de relater cette déjà lointaine rencontre. Ce sera ma façon de lui rendre hommage, puisque, absent de Paris, je n'ai pas pu suivre son convoi. Cette histoire ne ressemble guère aux propos qui se sont certainement tenus sur le défunt lors de cet enterrement. Pour le public, Perron-Duménil, avec son joli tour de conversation, n'était pourtant qu'une variété du type immortel si merveilleusement croqué par Molière: Le Bourgeois gentilhomme. Oh! la plus rare, la plus délicate des variétés, un bourgeois gentilhomme si avisé qu'il avait trouvé le moyen d'avoir du goût dans un personnage qui risque si aisément d'être ridicule! Jugez-en: fils d'un avocat d'affaires qui se trouvait avoir rendu un signalé service à M. de Morny, Perron est entré dans la société par le salon du célèbre duc, et il a su manœuvrer de manière qu'il a vécu et qu'il est mort membre du Jockey! Il est vrai qu'il datait d'une des élections du siège. Que j'ai entendu souvent des malveillants se faire un succès aux dépens de ce causeur envié, – quand il n'était pas là, – en racontant qu'il avait traversé les lignes prussiennes pour venir poser sa candidature dans le seul ballottage où il eût quelque chance d'être élu! C'était une calomnie, car il s'était engagé, fort bravement et fort simplement, dès le début de la guerre, et s'il se trouvait dans la garnison de Paris, c'était fortuit. Il a profité de la chose, et il a passé, grâce à un parrainage bien choisi. On peut trouver que c'était là penser à de bien frivoles intérêts dans une heure bien tragique, mais son admission dans le plus aristocratique de nos cercles n'ayant pas empêché le nouveau membre de recevoir une balle à Montretout, comment le blâmer d'une petite ambition sociale, associée au plus mâle courage? D'ailleurs, si vous l'avez pratiqué, vous a-t-il jamais fait une allusion qui vous laissât entendre qu'il fût «du club»? A-t-il davantage essayé, lui qui fréquentait intimement chez les duchesses, de détacher le «du» de son second nom, et d'intercaler une «s» entre l' «e» et le «n» de Ménil? Perron du Mesnil, c'était bien tentant. Il est resté Perron-Duménil comme feu son père, ce qui ne l'empêchait pas, tout comme le Monsieur Jourdain de la comédie – quel trait d'un maître! – d'avoir les prétentions les plus plébéiennes aux sports nobles. Seulement Monsieur Jourdain y est grotesque, et Perron-Duménil y excellait. Il a été un escrimeur impeccable, un premier fusil, un bon paumier. Il a eu le bouton d'un des grands équipages de Seine-et-Marne, le tout avec cet air d'amateur qui convient «aux gens de qualité, lesquels savent tout sans avoir rien appris». Perron-Duménil, lui, avait tout appris, avec une application si dissimulée qu'il semblait «né» tout ce qu'il était devenu. Il s'était fait «amateur» en art, également, ayant découvert que, de nos jours, une collection vaut un titre. Il a travaillé dans une partie rare, et pas trop coûteuse: les dessins des maîtres français du dix-neuvième siècle. Il en avait un musée, petit mais choisi, qu'il a légué à Chantilly, par souvenir d'une amitié princière. Et voilà encore une de ses supériorités: la «vente» profitable répugnait à son personnage. Sa collection l'avait mis en rapport avec bien des peintres et des sculpteurs; pas un qui puisse l'accuser d'une de ces «carottes» habituelles aux Mécènes du monde. Il a mené bien des dames de la société dans des ateliers, pour ces visites aux tableaux ou aux marbres inédits dont elles sont si friandes. Pas une qui puisse l'accuser d'un de ces brocantages fructueux en portraits et en bustes, autre procédé favori des Mécènes!

Ce sont là des qualités exquises, – on peut les posséder au plus haut degré et n'être en aucune manière un héros de roman. – Et pourtant!.. Avoir du goût comme en avait Perron, c'est aussi avoir l'esprit très délicat et une perception très aiguë des nuances. C'est donc goûter la vie dans sa vérité, et contrairement au préjugé qui veut que tout passionné soit un imaginatif, j'oserai affirmer qu'il est au contraire un réaliste et qu'il sent d'autant plus fortement s'il sent plus juste. Cette loi fut en tout cas exacte pour le séduisant compagnon dont je viens d'esquisser un «crayon» tout extérieur. Voici maintenant l'anecdote sentimentale où il fut mêlé d'une manière qui n'étonnera pas ses quelques intimes.

II

La rencontre qui m'initia aux côtés les plus cachés de cette sensibilité si discrète remonte à dix ans tantôt. Je passais l'hiver près de Toulon, et ma principale distraction était d'aller chasser dans ces pittoresques marais de la presqu'île de Giens, en face d'Hyères, qui donnent, par les journées embrumées de janvier, – il y en a même en Provence, – un aspect de paysage de l'Ouest à ce coin si méridional. A franc parler, cette chasse n'était le plus souvent qu'un prétexte à longues promenades sur les grèves et sous les pins de l'admirable presqu'île, où je déjeunais solitairement. Je redescendais ensuite à la Tour-Fondue, en face de Porquerolles, prendre une diligence qui faisait alors, l'après-midi, la correspondance entre Toulon et le bateau des îles. Existe-t-il un paysage sur la Rivière qui surpasse en charme de sauvagerie douce cette anse de la Tour-Fondue?.. C'est un fortin ruiné, dont les fondations sont habillées de cette verte et forte plante grasse que les gens du pays appellent «sorcies», ou pieds de sorcières. En face, et par delà une passe de deux mille mètres, le petit village de Porquerolles détache ses maisons claires sur la masse sombre de l'immense bois qui couvre toute l'île. Du côté de Giens, au contraire, dévalent des pentes revêtues de grands anthémys en fleurs, d'odorants narcisses, de larges violettes. De hautes cannes séchées servent de haies. On se croirait sur une des plages de Péloponèse, tant l'endroit est solitaire et peu touché, la mer intime et libre, l'air transparent, le vent mordant et léger, la côte découpée et hospitalière, et l'on s'étonne que le vieux matelot provençal, qui manœuvre ce bateau des îles, ne vous crie pas, en jetant son amarre et sautant sur le rocher, le «kalimera» de Patras, au lieu du «bonnjoû» de Toulon…

Ce matin-là, j'avais accompli ce programme de la chasse-prétexte avec une telle conscience que je n'avais même pas tiré un coup de fusil. Mon carnier était parfaitement vide lorsque vers les deux heures j'arrivai à la Tour-Fondue. Je m'assis, comme d'habitude, sur une des pierres du vieux bastion, et tout en écoutant la plainte de la mer, je regardais la grosse barque du passeur s'approcher à pleines voiles. Je ne me doutais guère qu'une des trois personnes dont j'apercevais les silhouettes au-dessus du bastingage de ce «courrier des îles» était de ma connaissance… Je crois voir encore le rapide glissement du bateau, le détail de plus en plus distinct de ses agrès, la subite inclinaison de la grande voile. Cette manœuvre découvrit soudain les passagers, et, avec une stupeur si entière que je faillis n'en pas croire mes yeux, je reconnais Perron!.. C'était bien lui!.. Par derrière la large face tannée et comme gaufrée de rides du patron de la chaloupe, et à côté d'une indigène de Porquerolles chargée de paniers, c'était bien, sous la clarté brillante de cette après-midi méridionale, cette physionomie expressive du spirituel compagnon à côté duquel je m'étais assis à d'innombrables dîners. C'était bien ce visage maigre, auquel une savante entente de la coiffure, de la moustache et de la barbiche donnait un peu un masque à la Clouet. C'étaient ces yeux bruns et agiles qui observent tout, cette bouche sinueuse d'où un mot gai va partir, ce corps resté si souple par la vertu de l'exercice, et aussi par ce don que les Parisiens de cette espèce ont de n'avoir leur âge que pour mourir. C'était cette tenue de l'homme vraiment élégant, désespoir des imitateurs, qui faisait qu'avec un feutre rabattu par devant contre le soleil, un pardessus en étoffe rugueuse contre les paquets de mer, et des bottines jaunes à grosses semelles contre les cailloux des mauvaises routes, un Perron-Duménil, à tout près de cinquante-cinq ans, gardait une tournure de seigneur. Lui aussi m'avait reconnu, avec moins d'étonnement car il me savait sur la Côte, et, me sembla-t-il aussitôt, avec moins de plaisir. Pourtant lorsqu'il eut sauté du bateau à terre, sans s'aider du bras du passeur, malgré son demi-siècle dès lors très révolu, sa poignée de main fut aussi cordiale qu'à l'ordinaire, et comme à l'ordinaire il eut ce petit flegme un peu affecté qui était le sien – la note britannique de l'homme de «sport».

– «Vous ici!» m'étais-je écrié. «Avouez tout de même que pour un hasard, voilà un hasard, et bien extraordinaire…»

– «Mais pas si extraordinaire,» répliqua-t-il. «Je vous savais près de Toulon. Je me proposais même d'aller sonner à votre porte et de vous dire un bonjour, demain, avant de repartir pour Nice, où l'on m'attend…»

– «Et quand êtes-vous arrivé?» lui demandai-je.

– «Il y a deux jours,» répondit-il, et, coupant court d'avance à ma question: «Je ne vous ai pas prévenu pour ne pas vous déranger. J'ai bien fait,» insista-t-il, en montrant mon fusil: «j'aurais gêné votre chasse. Et vous,» et il hocha sa tête malicieusement, «peut-être la mienne…» Et il conclut: «Ce n'est pas tout à fait la même…»

– «Je parierais qu'il s'agit d'une trouvaille pour le musée?» interrogeai-je.

– «De celui de la rue de La Baume?» fit-il. C'est son adresse de Paris. «Pas le moins du monde. Ne pariez pas. Vous perdriez. Il s'agit de ce musée-ci,» ajouta-t-il, en se touchant le front. Il s'interrompit de cette phrase énigmatique pour régler le montant de son passage au patron de la barque qui prenait congé de lui, avec l'«assent» que vous entendez:

– «Vous l'avais-je juré mon billet que nous serions à la Tour en avance sur la diligence? Il y a trente-cinq ans que je fais la navette entre l'île et la côte. Je ne suis pas arrivé plus de sept fois après «eusse». Je les ai comptées… Et il y en a de la mer par les gros temps, monsieur, ce qu'il y en a!.. J'ai été marin, monsieur. J'ai doublé le cap Horn en 50, la Bonne-Espérance en 52, tous les mauvais endroits. Des vagues comme dans ce goulet de Porquerolles, je n'en ai jamais vu… Je vole dessus avec ça,» et il montra sa chaloupe, «comme un oiseau…»

– «Un oiseau du Midi», fit Perron.

– «Té! monsieur, vous croyez que je blague!..» répondit le Provençal, en riant fort et le premier d'une innocente épigramme qu'il avait comprise. Avec ou sans le «Kalimera», tous ces riverains de la Méditerranée sont des Grecs, par la rapidité et la subtilité de l'intelligence. «Ça n'empêche pas que nous sommes là depuis un quart d'heure, et qu'«eusse» ils pointent seulement au haut de la côte…» Une antique patache, peinte en jaune, apparaissait, en effet, à cinq cents mètres, et commençait de descendre le ruban de la route, presque bleu sous cette lumière, qui réunit cette pointe extrême de la presqu'île au grand chemin de Giens à Hyères. Non moins bon Méridional que le marin lui-même, le cocher qui conduisait cette lourde diligence avait lancé ses trois chevaux à cette descente. C'est au grand trot, le fouet claquant, comme un dévorateur d'espaces, qu'il dévala vers nous, sans voir encore la barque amarrée dans l'anse. Le patron, lui, mettant ses deux mains en porte-voix, cria, aussitôt qu'il fut à portée:

– «N'esquinte pas tes rosses, Baptistin. Ton «Pernod» est déjà payé… Et le mien aussi,» ajouta-t-il. Son œil finaud cligna entre ses paupières, sur lesquelles l'âge avait déposé de doubles épaisseurs de chair, et, sur cette allusion à une gageure quotidiennement gagnée qui lui assurait son verre d'absinthe sans débours, il se dirigea vers une baraque en bois, à demi-dissimulée par les cannes. Une enseigne mirifique s'y étalait, tracée grossièrement au pinceau, et avec de la couleur rouge: «Bar-Épicerie des Iles d'Or…»

– «Tout finit par des apéritifs, dans ce pays,» me dit mon compagnon en regardant s'en aller le marin, qui marchait vers la boutique en roulant des jambes – ces vieilles jambes où il tenait tant d'années de mer: «Et l'on parle des ravages de l'alcoolisme! Il a soixante-dix ans. Quel beau vieillard!..»

– «Pour de la couleur,» répondis-je, «il a de la couleur! Mais ce n'est pas de lui tout de même que vous parliez, quand vous m'avez dit que vous étiez ici à cause du musée,» et, faisant le même geste que lui tout à l'heure, «si j'ai bien compris votre façon de poser votre doigt sur votre front…»

– «Ah! le musée vous intrigue?» fit-il en riant, «j'appelle ainsi mes souvenirs. Et c'est un joli souvenir que je suis venu retrouver ici, tout bêtement.»

– «Vous connaissiez donc déjà ce pays?» lui demandai-je.

– «J'y ai passé deux mois d'hiver, voici dix-sept ans,» répondit-il. «Préparez-vous à être plus étonné que tout à l'heure, quand vous m'avez reconnu dans le bateau du passeur. J'ai failli m'y marier…»

– «Je comprends: d'avoir échappé au péril conjugal, c'est là le joli souvenir?» interrogeai-je.

– «Non,» dit-il, «mais d'avoir été assez amoureux ou de m'être cru assez amoureux pour avoir l'idée de cette folie… Et, à ce propos,» continua-t-il si vite que je n'eus pas le temps de le questionner davantage, «vous savez qui épouse…» Et il me cita le nom d'un de nos amis communs, dont les journaux m'avaient, en effet, annoncé le mariage. J'avais espéré une confidence. Ce sont nos vraies chasses, à nous autres écrivains. Perron-Duménil en avait eu la tentation une seconde, puis il y répugnait, – l'un et l'autre, impulsivement, comme il arrive, fût-on un individu aussi surveillé, aussi «pioché» que lui. On allait commencer de se raconter, et soudain une pudeur vous arrête court qu'il faut respecter. On ne provoque pas certaines effusions. Il convient de leur laisser leur temps. Quoique ma curiosité fût très vive de savoir le détail du mystérieux roman que supposait ce pèlerinage à ces paysages ignorés de Provence, je n'essayai pas de ramener de ce côté la conversation. Nous nous mîmes à échanger toutes sortes de propos parfaitement impersonnels, causant de celui-ci et de celle-là, de livres nouveaux et de pièces de théâtre, que sais-je? Nous allions et venions sur l'étroite berge, en attendant que les «apéritifs» de trois heures fussent bus et que la diligence repartît au trot de ses trois haridelles efflanquées. Le conducteur leur avait donné de quoi manger dans leurs musettes de toile, affichant ainsi son intention de ne reprendre la route que sa soif bien apaisée. Je ne soupçonnais guère, et mon compagnon pas davantage, qu'un des trois misérables canassons, chargés de voiturer les voyageurs et les paquets de cette crique à Toulon, s'était trouvé mêlé, comme acteur, à ce «joli souvenir», épars, pour l'homme de cinquante-cinq ans, entre Porquerolles et les orangers d'Hyères!..

III

Baptistin avait reparu sur le seuil du bar-épicerie. Avec une familiarité toute semblable à celle du maître de la barque, il nous annonça le départ imminent de sa diligence:

– «Ce sera vite fait de charger,» nous dit-il, «il n'y a rien ni personne. Et penser qu'à certains voyages l'essieu crie du poids des marchandises et des gens! Aujourd'hui tout est à vous, messieurs. Si je ramasse quelques lapins en cours de route, ce sera ma veine… Préférez-vous l'intérieur ou la banquette?»

– «C'est à vous de répondre,» dis-je à mon camarade. «Comment avez-vous voyagé ce matin?..»

– «J'ai pris une voiture particulière, que j'ai renvoyée très sottement. On m'avait conté que j'aurais un bateau à vapeur de Porquerolles à Toulon. Je comptais revenir par là. Toujours le Midi! On m'avait trompé, pour rien, pour le plaisir – pour mon plaisir, puisque je vous ai trouvé. Escaladons la banquette, voulez-vous? Nous aurons le panorama d'Hyères et de sa rade, tout le temps, à la descente. Il en vaut la peine…»

Nous voilà donc assis sous la bâche et juste au-dessus du siège du cocher, lequel sortit une dernière fois de la guinguette, en roulant à peu près autant que notre ami le batelier, qui avait doublé le cap Horn en 50. Les raisons de ce roulis-ci étaient moins rassurantes. Au temps qu'il mit à débarrasser ses bêtes de leurs musettes, à la difficulté de son ascension sur le marchepied de l'échelle, à l'embrouillement de ses guides dans ses mains hésitantes, nous eussions eu le droit de redouter sa conduite, n'était que de notre haut observatoire nous constations chez les trois chevaux des anatomies de tout repos. Ils étaient si maigres, si efflanqués, avec des croupes si aiguës, des os si visibles sous la peau, que la possibilité de l'accident s'évanouissait à les regarder… Mais, dans cet étrange pays, les animaux et les personnes dérouteront toujours notre observation du Nord. Ces trois squelettes à crinières et à quatre pieds n'eurent pas plutôt senti le coup de main sur leur mors, qu'ils enlevèrent la vieille guimbarde, retentissante d'un bruit de ferrailles et de vitres mal assujetties, avec l'allégresse la plus déconcertante.

– «Ils ne nous laisseront pas en route, sûr,» nous dit Baptistin en claquant son fouet et se tournant vers nous. «Ils en ont, un sang!.. Le patron les achète toujours à fin de saison, à des étrangers. Ces trois-là sont des anglais, et un cheval anglais, quand il a mangé notre avoine, c'est du vent qui a goûté du feu… Ça va!.. Ça va!.. Croiriez-vous que celui-là, à gauche, le rouan, attrape une bonne pièce de vingt-trois ans. Et il en prend encore son plein collier… Et connaissant avec ça, péchère!.. Regardez ses oreilles, quand je lui parle: Té! va donc, Miomandre…»

– «Il s'appelle Miomandre,» demandai-je, «quel singulier nom?..»

– «Ce n'est pas un nom d'animal, sûr,» reprit l'homme en haussant les épaules. «Et celui du milieu qui s'appelle Smith et l'autre Tardieu!.. C'est des noms de gens. Une manie de M. Besse, le patron. Quand il achète un cheval, il le baptise d'après son propriétaire. Smith, c'était un Inglish, un général, qui vivait dans le Ceinturon; je vous montrerai sa maison en passant. Il est mort d'une attaque. On a tout vendu à la criée. Il avait cette bête depuis quinze jours. Elle était arrivée d'Angleterre par eau. Elle n'avait pas cinq ans. Le patron l'a eue pour cinq cent cinquante francs. Le général l'avait payée trois mille!.. Il ne l'avait pas attelée trois fois. Mille francs la promenade. Té! ce n'est pas donné.

– Tardieu, c'était un médecin, venu pour une saison. Il croyait prendre le client, avec cette jument qui esteppait plus haut que sa tête. Le pôvre!.. Un médecin de plus ici, où rien que de respirer cet air, goûtez-le-moi, on est guéri!.. C'est sa bourse qui l'est devenue, malade. Le patron lui en a tiré, un coup de fusil! Pour trois cents, et cinquante au cocher, il a eu la bête. Et elle lui en a rapporté, des billets de mille. Il la faisait courir au sulki. Aujourd'hui elle traîne la diligence. Misère de nous, quand on devient vieux!.. Et Miomandre, lui, s'il pouvait causer, il vous en conterait une vie de cocagne, quand il était cheval de dame! C'étaient des gens de Paris qui l'avaient. Ils l'ont mené ici trois ans. Ils soignaient un parent qui devait épouser leur fille. La demoiselle montait ce cheval. Son frère l'accompagnait. Elle s'est mariée avec le malade. Et c'est elle qui est morte, d'une fièvre qu'elle a prise, trois mois après ce mariage. Son mari est mort aussi, presque tout de suite. Il s'est tué de désespoir. On a tout vendu, et vite, vite, vous comprenez… Le patron a payé Miomandre, plus cher, six cents francs. Mais ils ont été bien placés!.. Il y a quinze ans au moins de tout cela, et il travaille encore… Vous me direz: il est millionnaire, alors, votre M. Besse… Té! Que non. Il y a la concurrence de Hyères, d'abord. Nous sommes deux diligences pour ce service de la Tour. Nous n'allions que jusqu'à La Garde d'où est M. Besse. Il nous faut aller à Toulon, maintenant. Et voyez, je suis vide… Et puis la casse! Il y en a dans la partie, sûr, et nous en avons mené abattre, des bêtes, que nous avions depuis un mois!.. Plus de cent!.. Mais ils s'endorment!.. Hue donc, Smith! Hue, Tardieu! Hue, Miomandre!..»

Je n'aime rien tant que ces discours populaires qui ramassent en quelques phrases le raccourci d'un petit monde: ce patron de voitures, ce Besse, immobile dans son village de La Garde comme une araignée au centre de sa toile, et agrippant, au bon moment, les bêtes importées par ceux que Baptistin, en brave moco, appelait «les étrangers», – les trois tragédies résumées dans l'histoire de la vente de ces trois chevaux, – ces trois chevaux eux-mêmes, ces restes d'excellents serviteurs, besognant jusqu'à la mort dans les brancards d'une voiture publique, après avoir été soignés, mignonnés, ménagés, – les tarasconades de l'ivrogne, son humour attendrie, qui plaignait vaguement la mélancolie du sort des bêtes et les traitait bien; – tout m'avait charmé dans son récit. J'en avais oublié mon compagnon, et je demeurai bien étonné de sentir sa main se poser sur mon bras, comme je me préparais à pousser le cocher pour qu'il continuât son pittoresque propos. Je me retournai. Je vis que cette physionomie si avenante, si sociable, exprimait une contrariété poussée jusqu'à la douleur:

– «Vous souffrez?» lui demandai-je vivement.

– «Ne faites pas davantage parler cet homme,» me dit-il tout bas, «je vous expliquerai pourquoi… Mais, pour Dieu! qu'il se taise!..»

Il avait proféré cette prière avec une expression si impatientée de tous ses traits, l'énervement où je le voyais, contrastait si fort avec la légèreté coutumière de ses ironies que je lui obéis. Quoiqu'en me parlant du «joli souvenir» qu'il avait voulu retrouver entre Hyères et Porquerolles, il ne se fût pas départi de son ton d'«homme de goût,» cette histoire, – sa réticence subite me l'avait prouvé – lui tenait au cœur plus profondément qu'il ne l'avouait et peut-être ne se l'avouait. D'ailleurs, aurait-il fait cette excursion mystérieuse, tout seul, dans ces parages peu fréquentés et peu confortables, si ce projet de mariage manqué, dont il m'avait parlé, n'eût pas été très sérieux quand il l'avait conçu? Évidemment un des trois noms prononcés par le cocher y était mêlé: «Smith?.. Tardieu?.. Miomandre?..» me répétai-je, en me taisant moi-même, et je regardais s'enlever les croupes maigres. Je me figurais tour à tour l'héroïne des énigmatiques demi-fiançailles de mon compagnon comme la fille ou la veuve du général anglais, comme une des clientes du médecin, comme une parente ou une amie de cette Mlle Miomandre, qui courait autrefois ces routes, assise sur le cob rouan, si piteusement déchu… Pourquoi ne pensais-je pas à Mlle Miomandre elle-même? Cette hypothèse, la vraie, ne me venait pas à l'esprit, à cause du détail que le cocher avait donné sur les conditions de son séjour dans ce pays. Ce cocher se taisait, lui aussi, maintenant. Il commençait de sommeiller vaguement, sans lâcher ses rênes qui flottaient au petit bonheur. L'instinct des excellentes bêtes n'avait pas besoin d'être dirigé. Elles prenaient la droite de la chaussée, naturellement, quand un appel un peu énergique, poussé par quelque autre conducteur, arrivait sur le derrière, et l'ivrogne se réveillait juste assez pour laisser la place réglementaire. Nous descendîmes ainsi vers Hyères, pendant près d'une demi-heure, sur la chaussée carrossable qui longe le vaste étang des Pesquiers. Mais le panorama que Perron-Duménil s'était promis de contempler eut beau se déployer devant nos yeux, les caps qui gardaient Toulon à gauche, puis la colline de Costebelle semée de villas, et dominée par sa chapelle, puis la ville au flanc de sa montagne, la noble ruine de son château, la chaîne des Maures, à droite, le promontoire de Brégançon, et la mer partout, dans les déchiquetages de cette vaste ligne de côte – une mer si bleue, si douce, si caressante au regard! – Mon camarade ne desserra pas les lèvres une fois pour laisser échapper un mot d'admiration. Il semblait n'avoir d'attention, lui non plus, que pour les haridelles de notre attelage, qu'il fixait obstinément. Je respectai son silence. C'était respecter une émotion dont je le voyais possédé et dont j'eus un signe indiscutable lorsqu'à un moment de la route il m'interpella lui-même. Nous étions arrivés à l'extrémité de la chaussée, au bord d'une petite forêt de pins maritimes, qui sépare les marais salants de la mer. Il me demanda, avec une voix presque altérée:

– «Voulez-vous que nous descendions ici? Nous irons à la plage, à travers ce bois, et si nous ne rencontrons pas une voiture là-bas, nous gagnerons Hyères à pied…»

Rien qu'à la façon dont il s'engagea dans un certain sentier, après que nous eûmes pris congé de la diligence et de Baptistin, j'aurais deviné que cette place était associée de très près aux images dont l'évocation l'avait si vivement brutalisé tout à l'heure. Vraiment, avec la rumeur du vent dans les hautes branches sombres étalées en parasol, avec le jeu du soleil déjà baissé sur les troncs rougeâtres, avec les clairières où blanchissaient les longues tiges sèches des asphodèles de l'autre année, cette pinède était un endroit unique, où se rappeler, où revivre tout haut des impressions passionnées et fines, des heures délicates et brûlantes! C'est là ainsi que je reçus la confession de cet homme si délicat dont je n'avais jusqu'ici connu que l'esprit. Mais, encore une fois, de qui connaît-on jamais le cœur, dans le monde où nous nous étions rencontrés? Que de hasards il avait fallu pour que nous en vinssions à cheminer ainsi, dans les sentiers de ce petit bois, moi l'écoutant, et lui parlant, dans toute la sincérité de son être le plus intime!..

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
310 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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