Kitabı oku: «L'eau profonde; Les pas dans les pas», sayfa 15
– «Ils ne sont pas perdus, j'en suis sûr… Une femme ne brûle jamais des choses si flatteuses pour sa vanité… Après ma mort, on les retrouvera. Ce sera mon livre posthume, un bien joli livre. Ça ne s'imite pas, l'accent de la jeunesse et de l'amour!.. Et l'étais-je, jeune! L'étais-je, amoureux!..»
Et la tentation s'en était allée avec ces propos, une fois, deux fois, vingt fois, jusqu'à la première représentation de cet Hannibal si violemment contesté. Car, au lendemain de cette demi-chute, et devant la romance retrouvée dans l'amas de ses vieux papiers, la réponse de la voix intérieure n'avait plus été tout à fait la même:
– «Je voudrais bien pourtant les avoir recopiés autrefois, ces poèmes à Rosalie Offarel… Oui, un volume de ce ton-là, en ce moment, voilà qui riverait leur clou aux bons petits camarades… Ils sont à moi, après tout!.. Il y a si longtemps de cette histoire… Mais c'est elle qui me demanderait de les publier, si elle osait… Elle doit croire que je ne le fais pas, à cause de ma femme, et que celle-ci serait jalouse d'elle? Pauvre Rosalie!..» L'image de la fine Parisienne de race qu'était Mme Vincy venait de surgir devant le regard intérieur du poète élégant, et, par contraste, une autre image, celle de la jeune fille de 1878, toute gauche, toute étriquée dans ses robes taillées à la maison… «Mais où vit-elle maintenant?..»
Il faut croire que la démarche auprès de la «pauvre Rosalie» n'apparaissait déjà plus, dès ce moment-là, comme impossible à l'auteur célèbre, car en se rendant au Théâtre-Français où il allait consulter la feuille de location, il s'était arrêté dans un café pour demander le Bottin. Il y avait trouvé, parmi les divers Passart qui figuraient dans ce répertoire, un Jacques Passart, professeur de dessin, domicilié rue Duguay-Trouin. C'était le prénom, c'était la profession du mari de Rosalie. Le choix du logis achevait de changer la probabilité en certitude. René avait promené, trop d'années durant, ses flâneries, d'adolescent, puis de jeune homme, autour du Luxembourg, pour ne pas connaître cette ruelle qui compte quelques maisons à peine, entourées de jardins. Elle fait coude entre la rue d'Assas et la rue de Fleurus. Ce coin paisible s'était peint devant son esprit, et, avec lui, tout ce quartier peuplé pour son souvenir de tant de fantômes. Soyons juste avec un artiste, diminué et desséché par la vie, mais dont la première nature avait été vraiment haute; ce rappel lui avait rendu de nouveau insupportable l'exploitation, lucrative et brillante, des plus pures émotions de ce passé. Mais après l'aventure de l'Hannibal était survenue celle de Couleur du temps, et le projet du recueil intime capable de lui redonner un regain de succès avait recommencé d'obséder le poète irrité. Comprenez-vous maintenant à quel travail antérieur avait correspondu la réplique à Jacques Molan? Ce désir de river son clou à ce rival avéré avait transformé du coup un projet indéterminé en une volonté très nette, pour une de ces décisions subites, qui révèlent un long travail de ce que les philosophes appellent barbarement l'inconscient, le subconscient, le subliminal. Le pédantisme de ces formules n'empêche pas qu'elles étiquettent le plus exact des faits. Avant de causer avec Molan, Vincy aurait juré qu'il ne chercherait jamais à ravoir ses vers à Rosalie. Quand il quitta l'autre, ses secrets désirs de tant de jours s'étaient comme concrétés et cristallisés. C'était comme si l'annonce du volume tout prêt qu'il avait faite presque sans y réfléchir l'avait soudain suggestionné lui-même. Aucune puissance au monde ne l'eût empêché d'aller ramasser les «deux sous de gloire» là où il savait qu'ils étaient.
II
Y étaient-ils? Pour la vanité du poète, on l'a vu, la réponse n'avait jusqu'ici jamais fait doute. Et cependant, lorsque vingt-quatre heures après la rencontre avec Molan, il s'achemina vers la rue Duguay-Trouin, son orgueilleuse assurance avait fait place à une crainte, non pas sur la valeur de ses vers, mais sur l'existence même de cet unique manuscrit. Mme Passart avait-elle conservé ces feuilles volantes? Après s'être affirmé qu'une femme ne détruit pas de pareils témoignages d'un sentiment inspiré par elle, Vincy se disait que la mère autrefois pouvait avoir découvert le secret de sa fille et brûlé ces papiers. Le mari, ce Jacques Passart, qui l'avait connu, lui, René, pouvait avoir soupçonné le passé de sa femme, et, pour s'en prouver l'innocence, cherché, puis détruit, ces mêmes papiers… Et si Rosalie les avait gardés, voudrait-elle les rendre? Ne se vengerait-elle pas de l'ancien outrage en prétendant ne les avoir plus, ou bien en les refusant tout net?.. Voudrait-elle seulement recevoir son amoureux d'antan?.. Celui-ci avait bien pensé à lui demander par lettre un rendez-vous. Il avait appréhendé un silence contre lequel il n'aurait eu aucune arme. Il escomptait, au contraire, le déconcertement produit par sa présence, si Mme Passart était à la maison. Ces points d'interrogation divers se posaient devant la pensée du poète, dans ce voyage à travers Paris, de l'avenue Henri-Martin, où il habitait, jusqu'au Luxembourg. Il avait voulu franchir cette distance, à pied, pour lutter contre l'énervement par lequel il se sentait gagné, sans en convenir vis-à-vis de lui-même. Il voulait aussi bien arrêter à l'avance la ligne qu'il donnerait à ce délicat entretien. Il n'atteignit ni l'un ni l'autre de ces deux résultats, car à l'instant où il entra dans la maison de la rue Duguay-Trouin, pour demander au concierge si Mme Passart était chez elle, son cœur avait ce battement des soirs de première, que connaissent tous ceux qu'a séduits, pour leurs péchés, le démon du théâtre. Quand cet homme lui eut répondu, en lui montrant un pavillon dans l'angle au fond d'une cour: – «Oui monsieur, elle est là. Sonnez à la porte, mais fort. La bonne est un peu dure d'oreille…» tous ses plans de diplomatie s'étaient effacés. Ce battement de cœur n'avait plus pour seule cause l'anxiété sur la réussite de sa démarche, ni même la petite honte de la hasarder. A suivre ainsi le trottoir de ces rues, si peu changées depuis sa jeunesse; à subir l'assaut presque inconscient des idées que tant d'aspects jadis familiers suscitaient dans les profondeurs de sa mémoire, un trouble singulier l'avait envahi. Une personne endormie en lui depuis des années commençait de se réveiller… On était en octobre. Le silence provincial de la cour solitaire où des feuilles jaunies tachaient par endroits le pavé clair, – la vétusté de ce pavé inégal dont les pierres s'encadraient de brins d'herbe, – la transparence voilée du ciel de cet après-midi, où s'adoucissaient, où se fondaient les couleurs des choses, – l'air de médiocrité, mais aussi de repos, de simplicité familiale, de monotonie heureuse, comme répandu sur la petite maison, avec les ardoises de son toit, les teintes neutres de sa façade, la blancheur de ses modestes rideaux derrière les fenêtres, – le terme même employé par le concierge pour désigner la servante des Passart et qui dénonçait l'étroitesse du ménage dans les limites d'un très petit budget, – pas un de ces détails qui ne reportât soudain, avec une force irrésistible, l'écrivain célèbre et riche à tant d'années en arrière! – Il tira sur la poignée de métal pendue au bout d'une chaîne de fer, à l'ancienne mode. Une cloche retentit, au lieu d'un timbre. Il crut reconnaître le son, tant il était semblable à celui qui annonçait autrefois les visiteurs dans l'appartement de sa sœur…
Ce ne fut pas la «bonne» qui vint lui ouvrir. Elle était sans doute absorbée par quelque urgente besogne, de nettoyage ou de savonnage, qui ne la rendait pas présentable. Le battant unique, en se repliant, découvrit la silhouette et le visage d'une enfant, de quatorze ans peut-être, vêtue d'une robe courte. Un tablier de coutil bleu à épaulettes lui donnait une physionomie de pensionnaire sage. Quoique cette jolie créature eût encore, dans sa taille trop carrée et dans ses épaules maigriotes, la gracilité d'une fillette, sa tête, que couronnait la masse de ses cheveux châtains noués en un épais chignon, était déjà celle d'une jeune fille. Sa ressemblance avec sa mère était si frappante qu'en toutes circonstances René en avait été remué. De la Rosalie, qu'il avait aimée et trahie, la petite avait les tendres yeux bruns, les lèvres fines, le front intelligent et pur, et, dans le dessin du nez, dans l'attache du cou, dans la ligne de la joue, vingt traits qui rappelaient l'autre. Pourtant ce n'était pas elle. D'abord celle-ci était plus jeune, plus frêle aussi, plus menue, et elle tenait de son père quelques détails qui empêchaient l'identité d'être absolue entre l'image que gardait, malgré tout, le souvenir de l'écrivain, et cette enfant, devant laquelle il demeurait sans parler. La petite avait rougi, en le voyant. Elle était accourue au coup de sonnette, parce qu'elle était occupée à ses devoirs dans une chambre voisine et croyant ouvrir la porte à un fournisseur. L'apparition d'un inconnu la décontenançait, au point que sa voix se fit toute basse pour répondre à la demande de l'étranger:
– «Oui, monsieur, maman est là. Si vous voulez entrer dans le salon… Je vais la prévenir…»
– «Voulez-vous lui remettre ma carte?» dit René, qui ajouta: «Si Mme Passart ne peut pas me recevoir maintenant, je retournerai quand elle me le permettra…» Il venait de sentir que ce serait un abus de confiance de s'introduire ainsi chez son amie d'autrefois, à la faveur de l'enfant qui, dans son ignorance des usages, ne lui avait pas même demandé son nom?.. Mais déjà la petite avait pris la carte; elle avait gravi, deux par deux, les marches de l'étroit escalier intérieur qui desservait l'unique étage du pavillon. Pendant les quelques instants que dura son absence, Vincy put constater que tout, autour de lui, dans cette espèce d'antichambre, révélait une existence bien petite, bien resserrée. Les marches de cet escalier étaient en moellons, terminés par un mince rebord de bois, et aucun tapis ne les préservait. Mais les carreaux étaient soigneusement passés au rouge, et ce rebord de bois frotté à la cire. Le papier des murs, tout uni, avait coûté quelques centimes le rouleau, mais il disparaissait presque entièrement sous des photographies encadrées de passe-partout. René observa, non sans une émotion singulière, qu'elles représentaient des tableaux disparates, et tous propices aux commentaires lyriques, dont il avait eu la passion dans sa première jeunesse. Il les avait certainement mentionnés à sa fiancée d'alors: c'étaient l'Hérodiade de Luini, la Vierge aux rochers de Léonard, le Crucifiement de Mantegna, les Pèlerins d'Emmaüs du Titien. Le métier du professeur de dessin suffisait-il à expliquer cette coïncidence entre ces choix et les goûts professés jadis par le poète? Celui-ci n'eut pas le loisir de se poser longtemps ce problème, car déjà l'enfant avait reparu, suivie de Rosalie elle-même, toute saisie, pâle, et dont la voix eut un étouffement, comme celle de sa fille tout à l'heure, pour répondre aux phrases du visiteur qui s'excusait de son indiscrétion:
– «Indiscret pour vous être souvenu de si vieux amis!.. Que je vous présente ma fille aînée, monsieur Vincy. Elle s'appelle Émilie, comme votre pauvre et chère sœur. – Va continuer ton devoir,» ajouta-t-elle en caressant la tête de l'enfant, d'un geste où son agitation achevait de se trahir. Puis, quand ils furent seuls dans le salon: – «Vous avez vu comme elle a rougi en entendant votre nom? Elle sait qui vous êtes, et elle pourrait vous réciter de vos vers, – ceux que je lui ai choisis. Elle les trouve si beaux!.. Et elle les dit si bien!..»
René ne répondit pas. Il s'était attendu à tout, sauf à cet accueil dans lequel il n'entrait ni amertume, ni coquetterie, – presque trop peu de coquetterie, – car Mme Passart n'avait pas même pris le temps de changer sa modeste toilette. Elle portait une robe d'une petite laine gros bleu, défraîchie, et dont la seule élégance consistait dans un col et des manchettes de toile brodée. Pas un bijou, qu'une médaille d'argent, montée en broche, que René avait vue jadis à la vieille Mme Offarel. Mais, dans cette tenue de petite bourgeoise, Rosalie conservait la grâce de manières qui avait été l'aristocratie native de cette fine plébéienne, et sa séduction sur le poète. A quarante-deux ans, elle restait aussi mince qu'à vingt, aussi souple de mouvements. Elle avait encore son sourire et ses yeux, – ce sourire frémissant qui découvrait ses dents restées charmantes, ses yeux noirs où s'approfondissait un si doux regard. Mais ses cheveux, qu'elle partageait simplement, comme autrefois, en deux bandeaux, étaient devenus gris. Mais son teint pâli et fané disait les profondes fatigues d'une Parisienne pauvre et mal nourrie. Des rides griffaient son front et ses tempes. Des marques de lassitude meurtrissaient les coins de sa bouche et ses paupières. Enfin elle avait trop et trop longtemps peiné. Ses mains, qu'elle essayait de garder fines et soignées, disaient, toutes plissées et un peu déformées, cette existence d'une ménagère occupée à toutes sortes d'humbles besognes. Le masque de René montrait, lui aussi, les traces de l'âge. Mais ses quarante-cinq ans avaient cette maturité bien nourrie, comme cossue, de l'homme riche qui s'assied deux fois par jour à une table de choix, qui dort le matin tout son saoûl dans une chambre, chaude l'hiver, fraîche l'été; qui passe les mois trop rudes dans le Midi, la canicule dans la montagne ou au bord de la mer. Ce caractère, profondément matérialiste, de sa physionomie était encore souligné par les recherches de sa mise. L'auteur mondain se serait cru déshonoré s'il n'avait pas eu les mêmes tailleurs que les habitués des mardis du Théâtre-Français, dont il avait été si longtemps le favori. Son dandysme aboutissait à faire de lui le sosie d'un boursier. Le contraste entre les destinées de ces deux êtres était symbolisé d'une façon surprenante par le contraste de leur aspect. Seulement, chose étrange et que Vincy sentit aussitôt avec une force extrême, de ces deux êtres, celui qui ressemblait le plus à son Idéal de jadis, ce n'était pas lui. La personne que la vie avait diminuée et vulgarisée, ce n'était pas Rosalie. Si tout, sur elle et autour d'elle, donnait l'idée d'un pauvre décor, tout donnait aussi l'idée que le drame moral, qui s'était joué dans ce décor, n'avait été que délicatesse et que pureté. Il y avait de l'ascétisme dans ce visage fatigué de la mère de famille, où les yeux gardaient leur jeune flamme. Il s'y lisait l'histoire d'une sensibilité ennoblie par la quotidienne acceptation des modestes devoirs, réchauffée au feu d'affections profondes, romanesque par son ardeur, mais nourrie de vérité. Et rien que son attitude envers le perfide fiancé de sa dix-huitième année, devenu un homme célèbre, attestait une nature simple et droite, qui ne connaît ni le reniement des émotions éprouvées autrefois, – n'ayant pas à en rougir, – ni la rancune, parce qu'elle est d'instinct très généreuse et très grande. Cela lui faisait évidemment un peu mal de revoir René, mais elle attribuait la présence de son visiteur à un respect de leurs communs souvenirs, et elle lui en était reconnaissante.
– «Je me trouvais dans votre quartier,» avait-il dit pour rompre le silence qui s'était comme imposé à tous deux dans ces premières minutes. «Il y avait longtemps que je voulais savoir de vos nouvelles… J'aurais pu vous écrire…»
– «Vous avez préféré venir,» interrompit-elle, «et vous avez bien fait… Moi aussi, j'ai pensé souvent à vous écrire, à chacun de vos nouveaux triomphes. Et puis je n'ai pas osé… Pourtant j'étais sûre, bien sûre, que vous n'aviez pas oublié vos amis d'autrefois… Vous avez vu, par ma fillette, qu'eux non plus ne vous oublient pas.»
– «C'est votre fille aînée?» demanda-t-il, plus gêné encore par cette spontanéité de sympathie naïve.
– «C'était la seconde,» répondit Rosalie, «nous en avons perdu une. Il nous reste celle-ci et trois autres, deux filles et un garçon. Ils sont en classe maintenant. J'ai gardé Émilie à la maison parce qu'elle était un peu fatiguée… C'est un petit monde, vous voyez.»
– «Alors,» reprit Vincy après un nouveau silence, «vous êtes heureuse?..» Il avait remarqué qu'en prononçant le mot «nous,» la charmante femme avait eu un rien d'hésitation. C'était sa première mention de son mari, dont l'ancien fiancé n'avait pas eu le courage de lui parler.
– «Heureuse?..» répliqua-t-elle, en hochant sa tête, «on n'est jamais tout à fait heureux… Il y a eu bien des épreuves. Les enfants ont été malades. M. Passart n'a pas toujours eu autant de leçons qu'il en a aujourd'hui. Mais je suis contente… C'est vous qui devez être heureux! Tout vous a si bien réussi!.. Vous avez la gloire, la fortune. Vous avez tout ce que vous avez rêvé, quand…» Elle ne finit pas sa phrase et ajouta:
«Si Mme Fresneau vivait seulement pour vous voir!..»
– «Elle verrait quelqu'un qui regrette souvent la rue Coëtlogon», repartit le poète.
– «Vous dites cela?..» fit-elle avec un peu de rougeur sur ses joues pâles.
– «Et c'est bien vrai,» répondit-il, et voici lentement, longuement, se laissant aller à penser tout haut, il commença de peindre la vie littéraire, sa vie, telle qu'il la sentait à cette minute, et la femme qu'il avait choisie jadis pour l'associer à cette vie l'écoutait, avec un étonnement douloureux dans ses yeux émus. Ce n'était pas, de la part de René, du cabotinage, quoiqu'il mît quelque complaisance à se poser en victime de sa propre renommée. Ce n'était pas du calcul, quoique la diplomatie la plus raffinée n'eût pas choisi un autre procédé pour atténuer, sinon supprimer, ce qu'allait avoir de brutal la demande qu'il préparait. Non. L'auteur à la mode se soulageait de toutes les blessures dont son amour-propre avait saigné et qu'il n'avouait jamais, en dénombrant ainsi ces tracasseries de la carrière d'écrivain qu'une imagination irritable tourne si naturellement au tragique. Il disait la levée de hautes et de basses jalousies dont s'accompagne le succès; l'atmosphère d'hostilités et de calomnies où respirent ceux que le public aperçoit de loin dans une apothéose, l'inconsciente férocité de ce même public qui traite ses auteurs comme un autocrate ses ministres, toujours prêt à briser le favori d'hier. Il disait les lassitudes que la surcharge forcée de la production impose aux plus courageux ouvriers en vers et en prose; le supplice intime de l'artiste à qui l'on reproche de se répéter, et qui doit, à tout prix, se renouveler, sous peine de périr. Il ne s'apercevait pas lui-même que cette lamentable élégie était la plus terrible condamnation de son existence intellectuelle. Il n'y parlait que de succès et d'insuccès! Quelle triste preuve qu'il n'avait jamais travaillé qu'en vue d'un effet à produire! La confidente de son premier rêve de gloire, devenue, pour quelques minutes, la confidente de sa désillusion dans ce rêve accompli, ne pouvait pas comprendre quelle misère morale trahissait une si maladive frénésie de vogue et d'applaudissements. Quand enfin il eut raconté, en l'attribuant toujours à l'envie, l'échec de sa dernière comédie et l'insolence des sociétaires qui s'étaient permis, eux, des cabotins, de le recevoir à corrections, lui, l'auteur de dix pièces acclamées:
– «Ah! c'est indigne!..» s'écria-t-elle. «Mais il faut vous venger. Oui, vengez-vous par un nouveau chef-d'œuvre.»
– «Un chef-d'œuvre?..» répondit-il avec un haussement d'épaules découragé. «On ne fait pas un chef-d'œuvre, comme on veut.»
– «On?..» reprit-elle finement, «c'est possible… Mais René Vincy!.. Je vous ai vu travailler autrefois. Je me souviens comme les beaux vers vous venaient, si naturellement, si facilement…»
– «Oui,» répondit-il, et sentant bien que c'était l'instant de parler ou jamais, il répéta: «Oui, quand j'en composais pour vous.»
A cette allusion si directe, la seule qu'il se fût permise depuis le début de cet entretien, le sang afflua aux joues de la pauvre femme. Il y eut une nouvelle tombée de silence entre eux; puis, sans avoir le courage de la regarder, et lui-même, la pourpre au visage:
– «Ces vers que je vous ai écrits, vous vous rappelez, pendant six mois, tous les jours…» interrogea-t-il, «ces vers… Vous les avez gardés?»
– «Si je les ai gardés!..» dit-elle simplement. «Comme vous m'avez demandé cela?.. Pourquoi?..» Et le fixant soudain avec des yeux où il put lire une véritable angoisse de ce qu'elle osait concevoir et formuler. – «Ah!» s'écria-t-elle, «je comprends… C'est pour cela que vous êtes venu… pour me les redemander? Vous voulez me les reprendre… Vous voulez…» – Elle n'acheva pas, et, fièrement, après un instant d'hésitation presque terrible pour son interlocuteur, tant il y sentit passer de douloureuse révolte: «C'est trop juste, ils sont à vous. Je vais les chercher…»
Elle s'était levée et elle avait déjà fait un pas vers la porte. Que René se tût seulement, qu'il la laissât sortir de la chambre, et sans même qu'il eût eu la honte d'exprimer son féroce désir, il rentrait en possession de ces vers de jeune homme. Le volume, annoncé insolemment à l'insolent Jacques Molan, était à sa portée, et sans doute les «deux sous de gloire», plus peut-être… Mais que Molan était loin de Vincy à cette minute, et loin les misérables vanités de la vie littéraire!.. Un élan irraisonné venait de le faire se lever, lui aussi, tout d'un coup. Il avait pris le bras de Rosalie pour la retenir, et, d'un accent où frémissait à nouveau, pour la première fois peut-être depuis qu'il était célèbre, la sensibilité délicate et passionnée de ses vingt-cinq ans:
– «Non,» disait-il, «ne pensez pas cela… Ne me jugez pas ainsi… Je ne suis pas venu vous redemander ces vers. Je les aurais que j'aurais horreur de les publier… Moi vivant, ils ne paraîtront jamais. Je vous le jure… Et d'ailleurs, je n'ai aucun droit sur eux. Ces vers ne sont pas à moi. Ils sont à vous… Je suis venu savoir si vous m'aviez pardonné, vraiment pardonné. Oui. Voilà pourquoi je suis venu, pour cela seulement. Je le sais et je vous en remercie…»
En prononçant ces mots si absolument contraires à ceux qu'il avait préparés, René portait à ses lèvres cette petite main, fatiguée par le travail; la tremblante main de la naïve bourgeoise dont son souvenir avait été l'unique roman, dont ses vers avaient été l'unique poésie, et il mettait sur ces doigts qui avaient si précieusement gardé ses vers de jeunesse un baiser dont l'émotion lui remua le cœur d'un frisson qu'aucun de ses triomphes de théâtre ne lui avait jamais fait connaître.
Novembre 1900.