Kitabı oku: «Pastels: dix portraits de femmes», sayfa 11
A m'étaler ainsi le musée de ses jouets vieillots, Aline déployait une sorte de grâce pieuse, tournant les feuillets des livres avec les délicatesses d'un souffle, rabattant le papier de soie sur les gravures, sans un pli, et plus fée que jamais auprès du lourdaud que je me sentais devenir davantage à chacun de ses gestes menus. Mais nous n'aurions pas été des enfants, si la puérilité ne s'était mêlée à la poésie de ces jeux; et cette puérilité était représentée par la poupée dont j'ai parlé. Cette fille occupait dans les rêveries d'Aline une place telle que j'avais fini, moi aussi, par considérer «Marie» comme une personne de chair et d'os, et par me prêter de bonne foi à cette comédie que tous les enfants de tous les temps ont improvisée, improvisent et improviseront pour la grande joie de leur fantaisie. Quand Aline commençait de me parler de «Marie,» en me disant: «Marie a fait ceci… Marie fera cela… Marie aime telle toilette, elle n'aime pas telle autre…» cela me paraissait tout naturel, et j'aidais aux goûters de cette poupée miraculeuse. Je préparais la table pour elle, dans l'angle, au coin de la cheminée, que nous lui avions choisi pour chambre. Des meubles minuscules et beaucoup trop petits pour cette grande fille paraient cette chambre imaginaire. C'étaient les vieux meubles qui avaient été donnés autrefois à la mère d'Aline, avec une poupée toute petite sans doute, si bien que la nôtre prenait, au milieu d'eux, des allures de jeune géante. «Marie» ne possédait qu'un fauteuil à sa mesure que j'avais acheté pour elle et dans lequel Aline l'asseyait en visite, sans que nous fussions étonnés que ce fauteuil occupât deux fois la place du lit. La stupidité d'un sourire éternel s'épanouissait sur sa bouche de porcelaine. Elle était là dans ce fauteuil, les mains dans son manchon, une toque de velours sur ses cheveux, immobile, et Aline, après l'avoir contemplée, ne manquait jamais de me dire:
– «N'est-ce pas, qu'elle est belle? On croirait qu'elle va parler…»
D'autres fois, c'étaient des phrases étrangement profondes que prononçaient ces lèvres fines qui venaient de parler de «Marie» ou à «Marie,» – de ces phrases comme on n'admet pas que les enfants puissent en dire, sans doute parce que le contraste est trop fort entre la niaiserie habituelle de leurs divertissements et la tristesse de certaines réflexions. Ainsi, à propos d'un oiseau que j'avais perdu, je me rappelle qu'un jour, dans cette même chambre et parmi ces mêmes objets, nous en vînmes à parler de la mort, et qu'elle me demanda:
– «Est-ce que tu aurais peur de mourir?»
– «Je ne sais pas,» lui répondis-je.
– «Ah!» dit-elle, «c'est si ennuyeux, la vie!.. C'est toujours la même chose, on se lève, on s'habille, on mange, on joue, on se couche, et puis c'est toujours à recommencer… Mais quand on est mort…»
– «Quand on est mort, on est un squelette,» lui dis-je, finissant la phrase sur laquelle elle restait.
– «Non,» dit-elle, «on voit maman et les anges.»
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Je livre ces mots, avec ce qu'ils renferment de lassitude prématurée et de naïveté, aux philosophes qui s'occupent de la psychologie de l'enfant. Ils n'ont que le mérite d'être authentiques. Pour moi, j'ai dès longtemps renoncé à comprendre ce mystère entre les mystères, l'éclosion d'une intelligence et d'un cœur. A quelle minute commence en nous la souffrance de penser? A quelle seconde le mal d'aimer? L'âme de la femme et celle de l'homme ne sont-elles pas tout entières déjà dans l'étonnement que l'inexplicable séparation d'avec sa mère morte inflige à une petite orpheline, dans la tendresse passionnée qu'inspire à un garçon de dix ans la délicatesse souffrante de sa compagne de jeux? Délicate et souffrante, ah! ma pauvre Aline l'était bien plus que ne pouvait le prévoir ma sympathie obscure d'ami; et il vint un temps, c'était le commencement de l'hiver de mes dix ans, où il ne me fut plus permis de jouer avec elle, pour ne pas la fatiguer, – une semaine où elle ne sortit plus de son lit, – et un jour, la veille de Noël, où j'entrai en pleurant dans cette chambre qui m'avait été si douce, pour y voir Aline une dernière fois; et elle était morte, couchée dans un lit, qu'un crucifix protégeait, aussi complètement immobile que la poupée restée sans doute auprès d'elle par une dernière fantaisie de malade, et qui la regardait, assise sur sa grande chaise, tout au pied de ce lit. Seulement les yeux bleus de «Marie,» ces yeux de verre si gais entre leurs cils noirs, continuaient de s'ouvrir et de briller, au lieu que les yeux bleus, avec leur azur aimant, étaient fermés pour toujours. Les joues de «Marie,» ces joues de porcelaine peintes du plus clair vermillon, sa bouche de rose, conservaient leur éclat de jeunesse, tandis que la pâleur de cire des joues si minces d'Aline et la lividité violette de sa bouche faisaient mal à regarder. Comment ai-je remarqué ce contraste à cette heure même où d'être là me tirait des larmes bien vraies? Il semble que les enfants aient une activité si vive de leurs sens que ces sens fonctionnent presque tout seuls, même quand leur âme est occupée par le plus sincère chagrin. Oui, je me souviens d'avoir vu cela du même coup d'œil: mon amie morte, la poupée auprès, et plus loin, écroulé sur un fauteuil, le père d'Aline, et le geste par lequel cet homme serrait sa main gauche de sa main droite, et la ligne d'un tricot brun sur son poignet. Il flottait dans la chambre une odeur douce de lilas blanc. C'était la vieille dame d'en bas, celle dont le profil et les anglaises nous fascinaient, Aline et moi, qui avait envoyé ces fleurs, si rares dans notre ville, et que je n'avais jamais respirées. Et quand je fus demeuré quelques minutes immobile moi-même, comme stupéfié par ce spectacle, Miette, qui m'avait introduit, me prit par la main et me dit:
– «Va lui dire adieu.»
Je marchai jusqu'au petit lit, je me haussai sur les pieds. Alors, dans le parfum des lilas, je sentis à la fois sur mes lèvres le froid de la joue de la petite morte, et contre ma joue la caresse souple, comme vivante, des boucles de ses cheveux que j'avais effleurés en me penchant, et dans mon cœur une inexprimable tristesse.
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Les mois passèrent, et mes parents continuèrent d'habiter la vieille maison dans la vieille ville. Seulement, on crut devoir me mettre comme pensionnaire au lycée, sans doute parce que, depuis la disparition d'Aline et de son assagissante influence, j'étais devenu un jeune animal indomptable. Je sortais une fois le mois, quand je n'avais pas été trop indiscipliné; mais deux fois la semaine, le jeudi et le dimanche, nous allions en promenade, et, deux par deux, nous traversions la ville sans parler, – tels étaient les règlements des collèges d'alors. – Il m'arrivait très souvent, quand nous défilions sur le boulevard qui longe la préfecture, de rencontrer le père d'Aline qui s'en revenait de son bureau ou qui s'y rendait. Il marchait, vêtu de noir, un peu courbé quoiqu'il n'eût pas quarante ans, tenant à la main une canne, un jonc à pomme d'ivoire que je connaissais si bien. Il ne manquait jamais de me chercher dans la file des collégiens en tunique sombre, et de me saluer avec un sourire très triste et très doux. De mon côté, je ne manquais jamais, les jours de sortie, de monter jusque chez lui. Miette venait m'ouvrir et me faisait entrer, après des compliments sur ma mine et ma taille, dans une sorte de salon-bureau où le veuf se trouvait, et qui communiquait par une porte avec la chambre de ma petite amie. Un jour que cette porte était ouverte, je ne sus pas me retenir d'y jeter un regard furtif, et le père, qui surprit ce regard, me dit simplement:
– «Veux-tu revoir sa chambre?»
Nous y entrâmes. C'était en été. Le père ouvrit les volets fermés, et le soleil inonda de sa lumière la chambre de la morte. Elle enveloppa, cette gaie lumière, et le tapis râpé sur lequel nous avions tant joué, et le lit maintenant tendu de serge où je l'avais vue si pâle, si tristement immobile, et le placard où dormaient les habitants du village, et «Marie,» la poupée, assise dans son fauteuil sur la commode, ses yeux bleus toujours ouverts, sa bouche toujours souriante et dans sa toilette de visite.
– «Tu te rappelles comme Aline aimait cette poupée?» me dit le père en la prenant et me la montrant. «Croirais-tu qu'elle m'avait demandé de la mettre dans ses bras quand elle serait morte, pour l'emporter au ciel et la montrer à sa maman. Miette voulait l'enterrer avec… Moi, je n'ai pas pu me séparer d'un seul des objets qu'elle a aimés…»
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Des mois passèrent encore, beaucoup de mois. C'était le troisième Noël depuis celui où Aline était morte, et bien des changements s'étaient accomplis. J'étais, moi, un garçon de treize ans qui avait déjà fumé sa première cigarette, – un jeudi de congé, dans ce jardin autrefois tant aimé par Aline, pas loin de cette ligne de rosiers où je lui cherchais de ces jolis insectes verts à reflets bruns, des cétoines dorées qui dorment au creux des belles roses. La vieille dame aux longues anglaises blanches se tenait bien toujours derrière la fenêtre du premier étage, mais la chute d'une échelle ayant troué le vitrage de cette fenêtre, le carreau plus vert que les autres avait disparu. Miette aussi a disparu. Je l'ai vue, une après-midi, à la récréation de quatre heures, arriver sur le perron de la cour du collège. Elle m'a fait demander au parloir, et la brave créature au teint terreux, – de la couleur des noix sèches qu'elle tira de son tablier bleu, – m'a rapporté une nouvelle pour moi monstrueuse. Le père d'Aline se remariait. Il épousait une dame veuve qui avait déjà une petite fille de huit ans. Cette petite fille devait occuper la chambre d'Aline. Miette m'a raconté comment elle a pris congé de son maître quand le mariage a été chose décidée:
– «Monsieur est le maître, que je lui ai dit, mais j'ai trop aimé Madame et Mademoiselle pour en avoir d'autres à leur place… Ça m'est émagine que ça porte malheur de peiner les morts…»
Et Miette m'a narré, par la même occasion, l'histoire d'un veuf qui, étant à la veille de prendre une seconde femme, s'était réveillé dans la nuit avant la cérémonie et avait senti sa main serrée par une main toute froide.
– «C'était celle de sa défunte,» a ajouté Miette, « – il a passé dans l'année…»
Miette est partie pour son village. Le mariage s'est fait. Moi, je n'ai pas eu besoin que ma chère Aline revînt la nuit me serrer la main pour prendre en horreur celle qui la remplaçait ainsi dans notre maison et dans le cœur de son père. C'était trop naturel que ce malheureux homme voulût refaire sa vie. Mais c'était trop naturel aussi qu'un garçon de treize ans ne le comprît pas. Je cessai donc presque absolument mes visites dans l'étage au-dessus du nôtre, et à l'approche de ce Noël qui devait être le troisième anniversaire de la mort d'Aline, je crois bien que je n'avais pas parlé dix fois à la petite Émilie, – ainsi s'appelait la nouvelle venue. Cette pauvre fille, très innocente des haines que je lui vouais, était une grosse et simple enfant qui aurait bien voulu jouer en ma compagnie dans le jardin. Mais cette seule idée me donnait une sorte de colère contre elle, qui s'augmentait de ce fait que, dès le second mois de son intrusion dans la maison, j'avais vu entre ses bras la propre poupée de mon ancienne amie, cette «Marie» qui avait été sa fille, – notre fille. Je me rappelle encore l'accès de rage dont je fus saisi lorsque ce spectacle sacrilège frappa mon regard, un jeudi de promenade où je rencontrai le père, la nouvelle femme et la petite fille. Mon Dieu! comme je me rends compte aujourd'hui de la petite scène qui avait dû se passer dans le ménage!.. La maman trouve cette poupée dans un placard et la donne pour quelques minutes à sa fille. Le père rentre. Il voit le jouet entre les bras de l'enfant. Son cœur se serre. Il rencontre le regard de sa femme qui épie sur son visage la trace de cette émotion avec la jalousie que les secondes épouses gardent toujours pour les premières. L'homme n'ose rien dire. Les morts ont une fois de plus tort contre les vivants… Mais moi, qui n'avais rien oublié de mon amie disparue, cette rencontre me donna une sorte de haine instinctive contre la petite Émilie. J'avais vu autrefois un angora très sauvage que nous avions chez nous, et qui vivait presque toujours sur les toits et dans le jardin, rentrer à l'heure de son repas et se trouver face à face avec un chien reçu par mon père le matin même. Le chat était demeuré sur l'appui de la fenêtre, fixant cet hôte inconnu, n'osant pas affronter l'approche de cette boule de poils noirs, aboyante et turbulente. Pendant quatre jours nous avions pu l'apercevoir ainsi, immobile, ayant dans ses prunelles vertes une sorte de stupeur anxieuse. Puis il avait disparu pour ne plus revenir. Une rancune toute pareille et tout animale s'agitait en moi, qui justifierait seule le vilain tour que j'ai joué à cette grosse fille, aussi maladroite, lourde et grossière qu'Aline était gracieuse et jolie. Mais, non. Ce fut mieux que la malice qui me fit agir, ce fut une piété presque ridicule dans sa forme et pourtant touchante quand j'y songe, et que je ne peux pas regretter.
Il y avait donc trois ans qu'Aline était morte, mais quoique ce fût l'anniversaire de cette mort, je ne m'en souvenais guère par cette après-midi-là. Un tapis de neige couvrait le jardin, et un de mes camarades était venu me rendre visite par cette veille de Noël, pour organiser dans la principale allée une longue glissoire. C'était là notre divertissement favori, et la dureté des hivers de ce pays lui était si propice que nous y excellions. Nous voici donc, sous un ciel très pur, mon camarade et moi, nous élançant l'un derrière l'autre, tantôt tout droits et les pieds unis, tantôt à croupetons et sur un seul pied, une jambe tendue, et tombant, et nous culbutant, et criant, et riant. Il se trouva qu'au plus fort de notre tapage, Émilie rentra de la promenade. Nos exclamations l'attirèrent, et nous la vîmes s'arrêter une minute sous la voûte qui donnait sur le jardin, accompagnée de sa bonne. Elle tenait dans ses bras cette poupée, objet de ma profonde colère contre elle. Je n'aurais pas été le malicieux garnement que j'étais alors, si je n'avais pas redoublé de cris, de rires et de folie en me livrant sous ses yeux à un amusement qu'elle ne pouvait pas partager. L'envie chez la petite fille devint trop forte. Tout d'un coup et sans que sa bonne eût pu la prévenir, elle pose sa poupée contre un des battants de la porte, et elle s'élance. Le pied lui manque sur la neige. Elle tombe. Sa bonne la rattrape. Émilie, toute confuse de sa chute et de son manteau mouillé, se met à sangloter. La bonne la gourmande, et, lui prenant la main, l'entraîne pour la changer. Elles disparaissent, oubliant toutes deux la poupée qui continue de sourire avec sa bouche rouge et ses yeux bleus, le long de la porte cochère, comme autrefois quand Aline la menait là pour lui faire prendre l'air, – comme aussi au pied du lit de la pauvre morte.
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Comment l'idée de voler cette poupée qu'Aline avait tant aimée me vint-elle à l'esprit subitement, moi qui, cinq minutes plus tôt, n'avais rien en tête que la folie de la glissade? Encore une question que je livre aux psychologues de l'enfance. Toujours est-il que d'avoir cette idée et de l'exécuter ne dura certainement pas cinq minutes. Ce fut une de ces tentations rapides à la fois et irrésistibles, comme je me rappelle en avoir eu quelques-unes dans ma vie d'écolier: le bond subit du sauvage sur son ennemi, ou de l'animal sur sa proie. Je l'accomplis, ce vol, si soudainement conçu, avec la simplicité de ruse que déploient en effet les sauvages et les animaux. Je profitai d'une seconde où mon camarade me tournait le dos et frappait ses galoches contre un tronc d'arbre afin de faire tomber la neige amassée entre le talon et la semelle de bois. Je saisis «Marie» à la place où elle gisait, et, tout en courant pour remonter vers la tête de la glissoire, je la jetai dans un hangar ouvert qui se trouvait là, au risque qu'elle cassât son joli visage de porcelaine sur les bûches amassées. Je la vis dégringoler sur le bois et rouler dans une brouette placée auprès des bûches. J'avais poussé en la lançant un cri si perçant qu'il couvrit le bruit de l'objet cognant les bûches et que mon camarade ne put rien deviner de la coupable action que je venais de commettre. Et nous voici de nouveau nous poursuivant, glissant et gaminant à qui mieux mieux, quand la bonne d'Émilie reparaît sous la voûte de la porte. Elle regarde à droite, elle regarde à gauche. Elle manifeste son étonnement, regarde à gauche, regarde à droite, puis sous la voûte même, puis dans le jardin.
– «Vous n'avez pas vu la poupée de Mlle Émilie?» demande-t-elle.
J'eus cette chance qu'elle s'adressât à mon camarade, qui lui répondit avec cette bonne foi d'innocence si difficile à simuler pour certains enfants.
– «Une poupée? Mais non.»
– «Elle m'a dit qu'elle l'avait posée là quand elle a voulu glisser,» fit la bonne.
– «Ce n'est pas possible,» répondit l'autre; «nous n'avons pas quitté cette place une minute, n'est-ce pas?» insista-t-il en s'adressant à moi.
– «Pas une minute,» répliquai-je en m'approchant. Je devais être bien rouge, mais l'air était si vif et nous avions tant couru!
– «Voilà qui est bien extraordinaire,» reprit la bonne, «où peut-elle l'avoir laissée?.. Ah! elle va en recevoir un galop…»
Je n'étais pourtant pas méchant, mais l'idée qu'Émilie, outre le chagrin d'avoir perdu sa poupée, allait subir une verte semonce, bien loin de me donner le moindre remords, me combla de la joie la plus délicieuse. Cette joie eût été entière, si, aussitôt rentré dans l'appartement, je n'avais été obligé de me demander ce que j'allais faire pour empêcher qu'on ne retrouvât jamais «Marie.» Cette préoccupation dura tout le soir et toute la nuit. Ni l'oie aux marrons traditionnellement servie sur la table, ni l'arbre de Noël préparé chez le camarade qui était venu jouer dans l'après-midi, ni le cadeau que j'y reçus, ni le retour tardif par les rues de la ville, blanches, sous la lune, d'une féerique blancheur de neige, ni le projet arrêté d'une partie, le lendemain, du côté d'un étang gelé où nous espérions patiner; rien, en un mot, ne parvint à me distraire de cette pensée fixe: «Pourvu que la poupée n'ait pas été découverte ce soir! Pourvu qu'elle ne le soit pas demain matin!..» Ce fut surtout couché dans mon lit que ce souci devint cuisant jusqu'à la douleur. Toutes les sensations de répugnance que m'avait données le second mariage du père d'Aline se mirent à revivre, mêlées aux sentiments tendres qui me venaient pour elle. La chambre aujourd'hui profanée par le présence de l'intruse se représenta devant mes yeux, telle que je l'avais connue. L'espèce d'hallucination, dont je parlais en commençant ce récit de ma plus lointaine amitié d'enfance, se reproduisit avec une force extraordinaire… Ma petite amie reparut, avec ses sourires, ses pâleurs, ses gestes grêles, et tous les vieux objets dont elle était comme la vigilante et douce gardienne. Dans le même éclair d'impression, je vis l'autre s'emparant du lit où Aline avait rendu l'âme, maniant de ses vilains doigts malpropres les reliures de soie passée, salissant de ses souliers aux talons tournés, – j'avais remarqué d'elle même cela, – le tapis sur lequel nous disposions les friandises de nos dînettes, volant Aline, – car, pour mon cœur d'enfant, c'était un vol que cette possession des jouets de ma petite morte. Morte! Je me répétais ce mot machinalement et je voyais la tombe, autrefois parée de si fraîches fleurs, maintenant à peine soignée, que j'avais visitée le premier novembre de cette même année, avec l'ange de plâtre agenouillé que l'on ne renouvelait plus et à qui manquaient les mains. J'étais trop pieux à cette époque pour n'être pas certain que la disparue habitait au ciel, comme elle l'avait dit, avec sa mère et d'autres anges, de vrais, ceux-là, qui portaient des lis dans des doigts imbrisables et faits de pure lumière. Pourtant mon imagination se figurait le pauvre petit corps, couché dans la terre, tel que je lui avais dit adieu dans la chambre parfumée de lilas blanc. Une horrible impression de solitude me poignait l'âme. Je me souvenais du vœu que l'enfant avait formulé, de ce désir d'emporter «sa fille» avec elle, là-bas. Ah! que j'aurais voulu aller au cimetière avec la poupée que j'avais reprise, donner de l'argent au fossoyeur, et que «Marie» reposât auprès d'Aline, – pour toujours!
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…Le lendemain matin, vers les dix heures, si quelqu'un était venu dans le jardin désert et dans le coin le plus reculé, il aurait vu, au pied du seringa, maintenant tout noir et nu, un jeune garçon en tunique de collégien creuser la terre hâtivement avec une bêche. Une voûte de brouillard pesait sur la ville, un brouillard noir, où le soleil rouge vacillait, pareil à une boule de feu rongée par les ténèbres. La neige couvrait au loin les toits. Dans la maison chacun vaquait sans doute aux préparatifs du dîner. Beaucoup de personnes étaient à la grand'messe. De son pied maladroit le garçon appuyait sur le fer de la bêche, puis il déposait soigneusement la terre brune en un tas, afin que le dégât de son travail fût moins visible. Il regardait parfois le ciel menaçant pour y chercher la promesse d'une nouvelle tombée de cette neige, qui eût encore mieux effacé toutes les traces. Près de ce garçon une forme d'un enfant plus petit était étendue, mais au premier regard on eût reconnu que cette forme était simplement celle d'une poupée coiffée d'une toque, les mains passées encore dans un manchon microscopique attaché à son cou. Cette poupée semblait avoir été élégante autrefois, puis très mal soignée, à voir les déchirures de sa robe, la nudité d'un de ses pieds privé de son soulier, les éraflures de son visage de porcelaine. Un sourire immobile flottait pourtant sur sa bouche restée rouge et dans ses yeux de verre. Et voici que lentement, doucement, de la voûte funèbre du ciel, des étoiles de neige commencèrent de tomber. Le jeune garçon regarda de nouveau le ciel avec une joie singulière. Le trou était assez grand maintenant, presque aussi profond que son bras. Il prit la poupée, et par un geste enfantin il mit sur sa froide joue de porcelaine un baiser, un autre sur la soie blonde et souple des cheveux, puis il coucha soigneusement ce corps dans la terre, comme si c'eût été la dépouille d'un être ayant eu une âme. Il se mit alors à combler cette fosse avec la hâte d'un coupable. Une fenêtre du second étage s'était ouverte là-bas, dans la maison, au fond du jardin. Une voix avait crié le nom de Claude et ajouté: «Il faut rentrer.» – «Me voici,» cria le jeune garçon en reportant la bêche le long du mur, et, la tunique déjà toute blanche de neige, il courut, courut joyeusement vers la voix qui l'appelait.
– «Qu'as-tu fait?..» lui dit la même voix du haut de la fenêtre.
– «J'ai préparé une belle glissoire pour demain,» répondit-il, et c'était un mensonge par-dessus un vol. – Et pourtant, lorsqu'il se confessa quelques jours plus tard avec tous les scrupules d'une ferveur précoce, le jeune garçon ne put jamais, jamais se repentir d'avoir dérobé, pour l'ensevelir ainsi, par ce matin de Noël, dans la paisible terre, sous la paisible neige, la fille aux yeux bleus, aux joues roses, aux cheveux blonds, de sa première amie.
Paris, décembre 1888.