Sadece LitRes`te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Pastels: dix portraits de femmes», sayfa 12

Yazı tipi:

VII
Inconnue

A MAURICE FERRARI.
INCONNUE

J'avais dîné ce soir-là au cabaret, en compagnie d'une dizaine d'artistes et d'écrivains, – vous savez, un de ces dîners mensuels comme Paris en compte un grand nombre. Celui-ci avait été charmant de verve cordiale et d'anecdotes sans fiel. Lorsque des hommes de talent sont ainsi réunis et que leurs amours-propres consentent à désarmer, rien de plus exquis que la causerie, surtout si l'assemblée ne compte pas trop de ces preneurs de notes, bourreaux odieux de toute intimité. Une pièce de Shakespeare, récemment adaptée pour l'Odéon et qui roule sur une ressemblance absolue entre deux personnes, nous avait conduits à parler de ce phénomène, surprenant quelquefois jusqu'au fantastique: l'identité des physionomies entre deux êtres qui ne se sont jamais vus, qui n'ont aucun lien de race et qui pourtant sont évidemment le même être, allant et venant sous des formes pareilles, avec un caractère pareil et quelquefois une destinée pareille. Le dîner s'étant prolongé assez tard, je me trouvais, vers minuit, revenir du côté du faubourg Saint-Germain ou j'habite, avec un de mes confrères, aujourd'hui, hélas! enfermé dans une maison de fous, et qui, dès lors, inquiétait ma sympathie par la bizarrerie de ses allures. A quoi bon imprimer ici son nom et insister sur une infortune dont les journaux n'ont que trop parlé? J'avais remarqué, pendant le dîner, que notre conversation l'intéressait passionnément et l'énervait tout ensemble. Il avait gardé le silence, et son visage, usé par vingt-cinq ans de vie littéraire, tout maigri et tiré, me paraissait plus crispé encore tandis que nous marchions côte à côte. Je l'en taquinais, selon mon habitude, avec amitié. J'avais pour lui cette affection particulière qu'un auteur éprouve pour un critique par lequel il a été une fois parfaitement compris. Fut-ce la visible sympathie de cette taquinerie, ou bien étouffait-il de sensations contenues? Toujours est-il qu'entre la rue de la Paix et celle de Bellechasse, à travers la place Vendôme déserte, puis dans la rue solitaire des Tuileries et enfin le long de cette admirable ruine de la Cour des Comptes qu'éclairait une froide et blanche lune d'hiver, il me raconta, lui aussi, une histoire de ressemblance. Elle me frappa beaucoup sur le moment, peut-être à cause de l'émotion du conteur qui contrastait avec ses habitudes de persiflante ironie. Mon Dieu! comme les jours vont et passent! Je trouve sur mon journal, en tête de cette confidence transcrite le soir même, la date du 25 novembre 1883. Il n'y a pas quatre ans! Sur les dix convives, deux sont morts, et celui qui me parlait dans la nuit, avec un accent voilé, presque tremblant de larmes cachées, ne vaudrait-il pas mieux qu'il eût, lui aussi, sombré tout entier que de se survivre, comme il fait?

«Vous avez vu juste,» me disait-il, «cette causerie m'attristait démesurément. Elle me rappelait une aventure… puis-je appeler cela une aventure?.. enfin une émotion d'un ordre trop intime pour la mettre là, sur cette table, entre les bouteilles de liqueurs, les tasses de café et les boîtes à cigares… Ah! mon ami…» – et il me serra le bras fortement, – «si vous aimez et que vous soyez aimé, oui, croyez-m'en, moi qui ai quinze ans de plus que vous et des cheveux gris, ne refusez jamais, jamais un rendez-vous à la femme qui vous aime et que vous aimez. Où qu'elle vous demande d'aller, et quand vous devriez quitter pour cela et travaux, et devoirs, et famille, et n'importe quoi, allez-y, courez-y par-dessus toute votre vie actuelle. Entendez-moi bien: on retrouve tout, on refait tout; position, fortune, amitiés, il n'y a rien qui ne se répare avec de l'énergie et un peu de chance, mais un vrai rendez-vous d'amour, où le retrouver quand on l'a manqué?..

«Vous souvenez-vous,» continua-t-il avec plus de calme, «que j'étais à Venise, il y a deux ans?.. Mais oui, vous m'y avez écrit pour me demander un renseignement sur le Cima du San Giorgio in Bragora, et, je ne vous ai pas répondu. Vous m'avez cru sans doute en proie à la molle et tiède rêverie qui flotte dans l'air de cette ville où l'on n'entend d'autre bruit que le déchirement de l'eau sous la rame et le claquement sur les pavés des souliers sans talon où tourne le pied des femmes, et un peu de musique au centre de cette merveilleuse place encadrée d'arcades… Je rêvais, en effet, à Venise, mais pas comme vous pensiez. J'avais d'autres fantômes à évoquer sur la frémissante lagune que ceux des femmes de Palma et des seigneurs de Bonifazio. Seulement vous ne pouviez pas le savoir, ni vous ni personne. Il aurait fallu connaître ma vie et le secret de ma première jeunesse. Ce que je venais chercher à Venise en 1881, c'était un souvenir de 1860. Vous étiez au collège alors, en huitième ou en septième, n'est-ce pas? Et moi, j'avais vingt-cinq ans, et je ramais déjà sur la galère où vous ramerez encore, quand je me reposerai pour toujours. J'étais déjà l'homme que vous connaissez, et j'avais mon métier d'écrivain dans une horreur égale à celle qu'il m'inspire aujourd'hui, mais les hasards d'un premier succès remporté au théâtre à l'âge où l'on dépose timidement des manuscrits chez les concierges avaient décidé de ma carrière… Quel singulier et paradoxal personnage que ce hasard! Il y a des gens qu'il comble de ses grâces sur la fin après les avoir torturés toute leur existence durant; moi, ce fut le contraire. En même temps que je voyais mon petit acte joué sur la scène des Français parmi des acclamations, je rencontrais une maîtresse unique, la seule qui m'ait laissé dans le cœur ce je ne sais quoi d'infiniment doux qui devrait du moins survivre aux baisers. Mais non, ce qui survit d'ordinaire, c'est le dégoût et c'est la haine. Toutes mes amours ont été depuis d'affreuses agonies autour d'un sexe. On m'a fait du mal et j'ai fait du mal. Mes maîtresses m'ont trahi et je les ai brutalisées. Mais celle-là, celle de ma vingt-cinquième année!.. Voyez, je ne peux même pas prononcer son nom. Je fondrais en larmes devant vous, là, sottement… C'était une femme à peine plus âgée que moi, toute mince, avec une pâleur attendrissante et des yeux bruns dont le regard me fait encore chaud, quand j'y pense, à une place mystérieuse de mon cœur. Elle m'aimait. Comment? Pourquoi? Ah! romancier d'analyse que vous êtes, je vous répondrai comme votre cher Hamlet, demandez pourquoi cette lune brille, pourquoi il y a des astres là-haut, une pensée dans votre cerveau, une vie de l'homme et une vie de choses; mais ne demandez pas pourquoi l'on aime. On aime parce que l'on aime, et c'est à se mettre à genoux devant un cœur qui sait aimer, comme devant la seule révélation de Dieu qu'il y ait au monde…»

Je le regardais parler avec une curiosité qu'il devina plutôt qu'il ne la vit, car, lui, ne me regardait pas; il reprit: «Pardonnez-moi cette sortie sentimentale, j'en reviens au fait. J'avais rencontré ma maîtresse dans des circonstances dont je vous épargne le détail. Il me ferait mal à vous raconter, et cela n'a pas d'intérêt pour mon histoire. Je vous dirai seulement que cette femme était mariée et que les hasards m'avaient épargné cet odieux supplice de connaître le mari, qui conduit un amant aux pires jalousies, ou à d'abaissantes, à de dégradantes intimités. Elle était Parisienne et appartenait à cette bourgeoisie riche dans laquelle les servitudes du ménage n'absorbent pas l'existence des femmes. Je vous donnerai une idée de sa délicatesse de cœur quand je vous aurai révélé qu'elle ne chercha jamais à m'attirer chez elle, et une idée de sa passion par ce simple fait qu'elle trouva, pendant les dix-huit mois que nous nous aimâmes, une heure chaque jour à me donner, tantôt le matin, tantôt l'après-midi, quelquefois le soir. Quelque temps qu'il fît et quelles qu'eussent pu être les difficultés de cette absence quotidienne, je la voyais arriver à la minute dite, avec son visage éclairé de tendresse, avec ses yeux qui me donnaient tout son cœur à chaque regard. Quand je la trouvais pâlie et que ses joues trop minces, ses yeux trop grands, une toux qu'elle avait, quelquefois me faisaient peur, elle me fermait la bouche avec sa main que je sentais fiévreuse, et elle me disait: «Je te vois si peu et je t'aime tant, c'est tout mon mal…» Et nous nous taisions parce que nous savions tous deux qu'elle ne pouvait pas s'en aller avec moi à cause de sa mère, qui n'avait plus qu'elle au monde et qui en serait morte. Dans ces silences-là, je sentais ce que cette créature était pour moi et ce que j'étais pour elle. Je ne peux pas vous expliquer avec des mots l'espèce de trop-plein d'émotion qui nous enveloppait, nous noyait tous les deux. Et elle parlait alors pour que je ne roulasse point dans le gouffre d'une tristesse trop profonde, d'une voix qui venait de si loin, de si loin dans son cœur. Non, il ne faut pas aimer et être aimé ainsi. On ne peut plus supporter la vie!

«Cette existence de félicité divine fut interrompue par un de ces événements si simples que l'on devrait toujours s'y attendre. Avez-vous observé que d'ailleurs la prudence humaine prévoit tout, excepté ces événements simples, les seuls qui arrivent? Ma maîtresse prit froid en sortant d'un bal; elle dut se mettre au lit, et les médecins ordonnèrent pour elle un séjour du côté du soleil. Il fut arrêté qu'elle ferait avec son mari un voyage en Italie. C'était une cruelle séparation de trois mois; nous nous dîmes cependant adieu assez courageusement, quoique la correspondance fût plus difficile que ne l'eût souhaité notre passion, mais nous étions si sûrs l'un de l'autre! J'avais une foi si profonde dans ce tendre cœur, et elle connaissait si bien mon amour! Et puis nous domptions tous les deux notre tristesse par pitié l'un de l'autre. Elle partit, et comme elle était venue chez moi chaque jour, elle trouva le moyen de m'écrire chaque jour aussi, me racontant son voyage de Gênes à Pise, puis à Rome, puis à Naples, en cherchant à faire de ce voyage même quelque chose qui la rapprochât de moi davantage encore. Elle ne savait de l'histoire de l'art que les faibles éléments enseignés autrefois dans son cours de jeune fille, mais, pour me plaire, elle s'appliquait à voir de chaque ville ce que mes sens d'écrivain moderne, éveillés par de continuelles visites au Louvre, en auraient goûté. Toutes ses lettres avaient ainsi le charme d'impressions d'art auxquelles sa pensée m'associait sans cesse, et toutes renfermaient une tendre sollicitude pour mon travail, me suppliant de lui montrer, par l'achèvement du livre sur lequel je peinais alors, qu'elle exerçait sur moi une heureuse influence. Qu'elles m'étaient bienfaisantes et douces, ces lettres!.. Elles m'arrivaient le matin. Ma femme de ménage m'apportait mon courrier, et rien qu'au toucher, par-dessus les journaux et parmi les autres missives, je reconnaissais la petite enveloppe carrée dont le délicat parfum m'accompagnait ensuite toute la journée; car, dans les scrupules de ma piété amoureuse, j'emportais sur moi chaque lettre jusqu'à ce qu'une nouvelle vînt remplacer l'ancienne. C'était une joie si intime, si profonde que d'aller ainsi à mes travaux. Je montais des escaliers de directeurs de théâtre, je m'asseyais dans des bureaux de rédaction, j'entrais dans des cafés avec des confrères. Que m'importaient les vilenies du métier, les épigrammes des conversations, les âpretés des concurrences? Ma lettre était avec moi et mon cher secret!..

«Vous qui prétendez connaître le cœur humain, expliquez-moi comment j'ai pu, attaché ainsi à cette femme par les fibres les plus tendres de mon cœur, oui, comment j'ai pu refuser d'accomplir la seule action qu'elle m'ait demandée non pas pour moi, mais pour elle, et dans une lettre datée justement de Venise?.. Elle devait rentrer en France dans deux semaines, et son mari l'ayant quittée pour revenir un peu à l'avance, voici qu'elle m'écrivit une lettre aussi passionnée celle-là et folle que les autres étaient caressantes et douces, une lettre, dans laquelle, avec des phrases brûlantes et comme l'amour en trouve dans ses égarements, elle me conjurait de tout quitter, d'accourir, de lui donner quelques jours de félicité complète dans cette ville dont elle adorait, me disait-elle, le silence infini et la morte torpeur. Elle m'expliquait où je descendrais et comment je la verrais, qu'elle allait tout le jour en gondole tandis que sa femme de chambre restait à l'hôtel, que je n'eusse pas à craindre de la compromettre, et qu'elle m'attendait, dans les quarante-huit heures qui suivraient la réception de ces pages… Oui, expliquez-moi comment, assis à ma table, lisant et relisant cette lettre si déraisonnable mais si aimante, je pus trouver dans ma réflexion de quoi résister à l'entraînement du cœur qui me poussait à prendre le train tout de suite, à partir, à me jeter à ses pieds, à lui dire: «Tu m'as demandé, me voici…» J'avais du travail à livrer, c'était vrai, un petit roman en cours de publication dans un journal, mais quoi? Si j'étais tombé soudain malade, il aurait bien fallu que le journal se contentât de l'informe brouillon jeté sur le papier et que je recopiais au fur et à mesure des besoins de la feuille. Ma bourse de jeune homme était peu garnie, mais quoi? Si j'avais perdu de l'argent au jeu, j'aurais trouvé à emprunter plus d'or qu'il ne m'en fallait pour ce voyage. Bien qu'elle prétendît, ce n'était certes pas prudent de la rejoindre ainsi et nous pouvions avoir à nous en repentir, mais quoi? Ne s'exposait-elle pas davantage chaque fois qu'elle venait me rendre visite dans mon petit appartement du quatrième, tout garni de fleurs pour la recevoir? Et cependant ce fut cet abject mélange de prudence, d'économie et de raison qui l'emporta sur le désir de satisfaire son caprice. «Elle va revenir,» me dis-je, «et c'est trop fou,» et je lui répondis dans ce sens, multipliant les assurances de ma fidèle tendresse, lui expliquant moi-même les difficultés de mon départ; l'adjurant de hâter son retour, mais enfin opposant un non à ce passionné désir de m'avoir là-bas qu'elle m'avait montré… Je me souviens… Quand cette réponse fut envoyée, j'en eus des remords. J'appréhendais d'elle une plainte et des reproches. C'était mal connaître cette âme, créée pour le sublime de l'amour comme certains esprits d'hommes sont créés pour le sublime des idées. Elle m'écrivit pour me donner raison, et elle revint… Mais, ce qu'elle m'avait caché, ce que j'appris lorsqu'elle reparut dans ma chambre et que je la tins dans mes bras, c'est que son voyage, au lieu de la guérir, l'avait achevée. Elle me revenait mourante. Ah! je sens encore le frisson de ses mains moites sur mon visage à la dernière visite qu'elle eut encore la force de me faire, et j'entends sa voix me dire: «Mon Dieu! Mon Dieu!.. Tu ne pouvais pas savoir, ce n'est pas ta faute… Pourquoi m'as-tu refusé cette dernière joie?..»

«Comprenez-vous maintenant,» reprit-il après un silence, «la sorte de mélancolie dont je fus saisi en arrivant à Venise, vingt ans après la mort de cette femme qui m'a trop aimé, comme elle me le disait encore, puisqu'elle m'a pour toujours rendu incapable d'être heureux par un autre amour? Cette mélancolie, je savais bien que je la trouverais là sur le bord de cette lagune où elle avait rêvé d'errer avec moi, mais je me croyais plus fort contre elle, grâce à ces vingt ans. Pensez-y donc, vingt ans de copie et de boulevard!.. Il faut croire que l'on guérit de tout, excepté du regret d'avoir été aimé comme cela et de ne l'être plus, car, à mesure que j'approchais de cette ville, ou elle m'avait appelé de son appel déchirant de mourante sans que je l'eusse compris, je commençai d'être la proie d'une espèce d'hallucination intime qui me représenta, jusqu'à la douleur, les sentiments que j'aurais eus, si j'avais fait cette route vingt ans plus tôt. Le train glissait sur la mince bande de terre que l'eau assiège des deux côtés. Elle frissonnait, cette eau sombre, dans le crépuscule, tandis que l'azur du ciel se fonçait là-haut et qu'au bord de l'horizon s'étalait la ligne d'or du soleil couchant. Que cette agonie de la lumière m'était lugubre! Qu'elle m'eût été douce si j'avais pensé que dans quelques heures je serais auprès de mon unique amour! Je m'étais bien promis, pour ne pas enfoncer encore le couteau dans la plaie, de ne pas descendre à l'hôtel où elle était descendue. Ce fut pourtant le nom de cet hôtel que je criai au gondolier, à peine sorti de wagon, par un instinct de passion plus fort que mon bon sens. Et quand je fus installé dans cet hôtel, qui sait? peut-être dans la chambre d'où elle m'avait écrit cette lettre de rendez-vous; quand je me fus mis à la fenêtre et quand je vis le divin paysage d'eau silencieuse, de clochers muets, de ciel sombre et de larges étoiles, il me sembla que le temps s'abolissait, que mon cœur d'autrefois se remettait à battre en moi, que je n'avais jamais cessé d'aimer cet être si doux, si tendre, que j'étais arrivé au rendez-vous, qu'elle allait ouvrir la porte close, que l'ardent soupir poussé vers moi devant ce même horizon n'avait pas pu être jeté en vain. Comme on reste jeune pour regretter, même quand on est devenu trop vieux pour espérer!..

«Il était dit que, juste à cette place-là, je me heurterais à cette ressemblance dont je voulais vous parler seulement… Puis, je me suis laissé aller à me souvenir!.. J'étais donc, depuis plusieurs jours, dans cette Venise si propice au souvenir parce qu'elle est elle-même un souvenir, à chasser tour à tour et à rappeler l'image de la morte qui avait rêvé d'être aimée là, et d'y être aimée par moi… Vous croyez peut-être que dans une telle disposition d'esprit je m'abstenais de toute relation capable de rompre la sorte d'enchantement rétrospectif dont m'enveloppait mon passé? Ce serait mal connaître l'homme double que j'ai toujours été, que vous êtes, que nous sommes tous, misérables écrivains qui nous habituons si aisément à vivre d'un côté, à penser de l'autre. J'allais, je venais le long des quais suspendus sur l'eau verte des canaux, par les ruelles creusées entre les files des maisons, sur les escaliers à bordure de marbre des petits ponts d'une arche, sur les places dallées au centre desquelles se dresse la margelle sculptée d'un puits à cadenas, enfin à travers tout ce féerique décor dont ma maîtresse avait tant goûté le charme ancien. Je pensais à elle, – et je portais mes lettres d'introduction, et je faisais des visites. Pourquoi? Oui, pourquoi encore, monsieur le psychologue?.. Ce fut au cours d'une de ces visites, à la vénitienne, le soir, après neuf heures, que cette ressemblance extraordinaire vint donner à mon hallucination sentimentale comme une forme sensible, comme un corps… Une femme entra dans le salon où je me trouvais, plutôt jolie que laide, mais sans rien qui pût m'indiquer au premier regard l'émotion dont elle allait me frapper. Elle n'avait ni la pâleur fine, ni la bouche mince et souffrante, ni les yeux tendres, ces doux yeux toujours en détresse, de celle que j'avais tant aimée; tout au plus était-elle svelte comme elle, avec cette silhouette aristocratique et délicate que j'avais tant évoquée ces jours derniers. Mais je n'y pensai qu'à l'instant où la nouvelle venue commença de parler. Aux premiers mots qu'elle prononça, je frissonnai. A la seconde phrase, mon cœur se prit à battre aussi fort que si un sortilège m'eût tout d'un coup rendu mon amie de jadis. C'était la même voix, la même, mais à un degré que je ne peux pas vous décrire: le timbre, l'accent, la manière de chanter un peu avec quelque chose d'étouffé par moments et d'un peu sourd… En fermant les yeux et l'écoutant parler, j'aurais pu croire que la morte était là, dans la chambre, qui causait… Je ne saurais vous expliquer la révolution que cette voix, que ce spectre de voix, si je peux dire, fit dans mon cœur. J'aurais voulu pouvoir demander à cette jeune femme de prononcer certaines phrases, celles qui vibraient encore dans mon souvenir, cet: «Ah! mon Dieu!» soupiré lors du dernier rendez-vous, avec les pauvres et maigres mains errantes autour de mon visage. L'inconnue, qui ne le fut bientôt plus pour moi, – car on nous présenta l'un à l'autre, – suivait cependant une conversation du monde d'une parfaite insignifiance. C'était une comtesse autrichienne qui passait, comme je compris, une saison de plaisir à Venise, et précisément dans le même hôtel que moi. Ce dernier détail fut la cause indirecte qui acheva de me jeter dans un état nerveux, tout voisin de la folie. Comme je manifestais la crainte de ne pas retrouver mon chemin à travers le lacis des ruelles et que je demandais que l'on me fît chercher une gondole, la jeune comtesse m'offrit une place dans la sienne et j'acceptai. Je sais mon âge et je ne dirai pas comme notre ami, le plus fou des vieux beaux de cette époque: «Les femmes d'aujourd'hui sont si froides que vous pouvez les reconduire en fiacre à minuit sans qu'il vous arrive rien…»

«Si vous n'êtes pas allé à Venise au printemps, vous ne pouvez pas même concevoir le charme de la nuit sur la lagune. La douceur morte des choses autour de vous, le glissement de la gondole sur l'eau sombre et souple, les masses des palais muets, la profondeur mystérieuse du ciel, les passages tour à tour dans le clair de lune et dans l'ombre, les appels des bateliers à l'angle des canaux, – tout conspire à vous envelopper d'une rêverie que l'air, à la fois tiède et frais, rend presque physique. La gondole glissait donc, et par la fenêtre ouverte de la petite cabine obscure je voyais cette eau, ces palais, ce ciel, et j'écoutais ma compagne parler. Sa voix, – la voix de l'autre, de mon adoré fantôme, – résonnait dans le silence de cette espèce de cercueil flottant. Je lui répondais juste ce qu'il fallait pour qu'elle ne se tût point, et mon ancienne maîtresse se faisait présente à travers cette voix… Je me sentais, avec un mélange de délice et de terreur, m'en aller de moi-même, de l'homme réel et vivant que j'étais, pour devenir celui d'autrefois… Non, elle n'était pas morte! C'était elle qui me parlait de sa voix si connue. Elle allait me dire une de ces phrases qui me faisaient tomber le cœur par terre, comme je le lui avais écrit un jour, de ces phrases qui posaient sur mon âme, comme je lui disais encore, une invisible bouche. Comme je comprenais qu'elle m'eût appelé ici pour m'avoir à elle et pour être à moi, tout entière, au milieu de cet apaisement enchanté de toute la vie! Non, je ne lui avais pas refusé ce bonheur suprême. J'étais venu, j'avais tout laissé pour entendre cette voix me dire un merci doux comme cette nuit, frais comme le murmure de cette eau, infini comme ce ciel… Et tandis que je perdais ainsi toute notion de l'heure où nous étions et de la femme avec qui je me trouvais, voilà que cette femme, après quelques minutes de silence, et répondant sans doute à une pensée qui venait de surgir en elle, prononça de cette même voix, vous entendez, de cette même voix, et avec le même accent, ces mêmes mots: «Ah! mon Dieu!..»

– «Et ensuite?..» lui demandai-je.

– «Il n'y à pas d'ensuite,» répondit-il sèchement, comme si ma question avait tout à coup brisé son souvenir… «Elle pensait sans doute à quelque achat qu'elle n'avait pas fait, à quelque lettre en retard. Nous étions arrivés devant l'hôtel. Nous débarquâmes, et je vis s'avancer au-devant d'elle un jeune homme qui paraissait l'attendre dans le hall avec quelque inquiétude. C'était son mari, à qui elle me présenta, – et qu'elle aimait, je le compris à l'accent qu'elle prit en lui parlant. A cette minute, l'identité des deux voix était si complète, et en même temps les circonstances qui m'avaient permis un éclair d'illusion étaient si changées, que j'eus un réveil subit et définitif de mon songe. La réalité m'apparut, et mon ridicule, et ma solitude… Quelle nuit je passai à pleurer les heures que j'aurais pu avoir avant sa mort avec la seule femme que j'eusse aimée et qui m'eût aimé!.. Mais à quoi bon essayer de se faire comprendre d'un autre?.. Personne ne comprend personne, puisqu'elle-même, elle, je ne l'ai pas comprise!..»

Il me dit adieu brusquement et je ne le retins pas. Je le regardai s'en aller avec sa taille un peu voûtée, le long de la rue de Varenne, toute déserte… – et aujourd'hui je me demande si la folie, en l'enlevant aux misères de sa décadence morale et physique, ne lui a pas permis de revivre en pensée avec cette femme dont il ne pouvait guérir. Cela ne vaut-il pas mieux que d'écrire une millième chronique ou un vingt-cinquième roman?

Venise, mai 1887.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
230 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
http://www.gutenberg.org/ebooks/37468
Telif hakkı:
Public Domain

Bu kitabı okuyanlar şunları da okudu