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Kitabı oku: «Pastels: dix portraits de femmes», sayfa 8

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V
Claire

A MARCEL FOUQUIER
CLAIRE

Les romanciers modernes se sont découvert un riche, un inépuisable domaine d'observation, lorsqu'ils se sont avisés qu'il existe une sensibilité particulière à chaque métier. Ils ont ainsi reconnu que l'homme de lettres, par exemple, aime ou désire, qu'il hait ou regrette autrement que le commerçant, qui se distingue lui-même du diplomate, du savant et du soldat, par la nuance de ses passions. Cette diversité psychique des espèces sociales est loin cependant de constituer une loi absolue. D'indiscutables démentis lui ont été donnés par des personnages fameux à titres inégaux. Il suffira de citer Stendhal, Feydeau, M. Renan et le divin Pierre Loti, – lesquels ont prouvé qu'un dragon, un boursier, un professeur et un marin peuvent traverser la caserne et la coulisse, le Collège de France et l'entrepont d'un vaisseau avec une originalité de sensations inentamée. Mais ce sont là des noms célèbres et des individus d'exception. Pour ma part, j'ai connu, depuis que je fais avec conscience mon travail de botaniste moral, une suffisante quantité de personnages moyens sur lesquels leur métier ne semblait pas avoir exercé la plus légère influence. C'étaient des âmes à côté, sur qui le réel ne mordait pas plus que le fer ne mord sur le diamant. Un des cas les plus singuliers qu'il m'ait été donné de rencontrer est assurément celui d'Émile M***, un de mes camarades d'enfance, entré à l'École polytechnique, il n'a jamais su lui-même pourquoi, devenu officier d'artillerie, sans en savoir la raison davantage, d'ailleurs mathématicien médiocre et officier pire. Si ces lignes tombent sous ses yeux dans la petite ville de province où il promène à l'heure présente son haut képi et ses distractions, qu'il me pardonne cette innocente épigramme. Elle me vient de deux engagés volontaires que je lui recommandai jadis. Et je lui dirai comme Marion:

 
Mais je vous aime ainsi…
 

Ce capitaine au beau sourire sous une moustache dorée, aux yeux d'un bleu si doux entre leurs paupières un peu plissées, au teint demeuré pâle et blond malgré les hâles, aux mains soignées comme celles d'une duchesse, cet artilleur qui ne jure pas, qui ne va pas au café, qui parle à mi-voix, qui marche la tête penchée et qui a gardé les gestes un peu maniérés de son adolescence, traverse la vie comme les hypnotisés traversent une chambre, – sans rien voir que sa pensée; et, contraste exquis pour un observateur ironique, cet homme rompu à toutes les précisions du calcul et du commandement, perçoit cette pensée sous la forme de la rêverie vague et flottante, que le vulgaire appelle poétique, – sans se douter que si les poètes voyaient et sentaient ainsi, jamais ils ne pourraient écrire un vers. – Pour tout dire, Émile M*** est né romanesque, comme il est né blond, et il l'est resté, avec tous les ridicules, à mon goût délicieux, que ce mot comporte… C'est à lui qu'une femme, mariée depuis six ans, a pu raconter qu'elle n'avait jamais appartenu à son mari, et il m'a fait cette confidence, le capitaine, les larmes aux yeux que cet être idéal lui eût conservé intact le trésor de sa virginité! Il appartient, faut-il le dire? à la secte des rédemptoristes, de ceux qui croient au rachat des filles par l'amour. Pareil à ses confrères en réhabilitation, ce rachat consiste d'ordinaire, pour lui, à entretenir seul une créature qui vivait auparavant sur un syndicat. Il a fait pire, ou mieux, comme vous voudrez. Il se persuada, tout jeune encore, que, la vraie manière d'inspirer l'amour étant le dévouement, et le plus grand des dévouements le salut complet d'une existence, on devait être aimé jusqu'à la passion par une fille retirée d'une maison publique. A Metz, où il se trouvait à l'école, il appliqua son système, et il m'écrivit à ce sujet une lettre trempée de larmes, que je garde comme un prodigieux monument d'idées fausses. C'est lui d'ailleurs qui, à dix-sept ans, avait adressé à une femme du quartier Latin, – connue sous le nom de Lucie Poupée, à cause de ses petits airs joliment affectés, – une épître commençant par cette phrase: «J'aime mieux mes sœurs depuis que je t'aime, parce qu'elles sont des femmes comme toi!..» – Et le malheureux était sincère. C'est une des plus plaisantes mystifications de ce plaisant monde que le comique souverain de la vie sentimentale, aussitôt que le sentiment porte à faux, si absolue que soit sa bonne foi. J'ai fini par ne plus rire d'Émile, en constatant qu'il est heureux. Les femmes se divisent pour lui en deux groupes très nets: celle qu'il aime à l'heure actuelle et qui est un ange, celles qu'il a aimées et qui sont des démons; il est donc ravi, exalté, enivré de posséder l'ange, et tout fier d'avoir quitté ces démons. Avec cela, – et tâchez de résoudre l'énigme insoluble de ce caractère, – ce lunatique a des finesses et ment, – comme un de ses anges. Ce sentimental est un affreux mauvais sujet. Je lui ai connu, à une époque, quatre maîtresses à la fois, dont chacune le croyait éperdument amoureux d'elle seule. Amoureux, il l'était, mais de toutes les quatre. Il pleurait auprès de moi sur sa propre perfidie et leur tendresse, sans soupçonner que chacune avait de son côté deux ou trois amants, outre lui-même. Je lui jurais qu'on peut rarement tromper les femmes, parce qu'elles ont presque toujours pris l'avance. Il ne me croyait pas, et le piquant de l'histoire fut qu'une fois éclairé sur le compte de ses quatre victimes, il les traita énergiquement de gueuses, avec l'indignation la plus entière. Émile est de ceux qui endossent, avec reconnaissance et remords, les paternités les plus outrageusement invraisemblables. On a pu le voir, dans une ville du Nord où il était lieutenant, à la recherche de trois nourrices à la fois, pour trois poupons à naître et qu'il avouait être de lui. Il y a une autre ville, sur la ligne de Cherbourg à Paris, où il s'arrête pieusement quand il va en congé, pour porter des fleurs au tombeau d'une enfant morte à deux ans, qu'il a pleurée de tout son cœur, et qui aurait dû s'appeler à plus juste titre que l'héroïne de la pièce de ce nom: la fille du régiment!.. Mais quoi? Ces gens-là sont les seuls qui aient pleinement joui de la femme, les seuls aussi qui l'aient vue dans sa vérité. Quand une femme vous ment, c'est presque toujours pour accommoder les faits aux besoins de son émotion momentanée. Cette émotion, elle, est vraie et vivante, et c'est elle seule qui importe. Il est aisé de raisonner de cette façon, pratiquer est plus difficile. Il faut être doué, comme l'est Émile, avoir gardé le goût des boucles de cheveux portés dans des médaillons, des petits billets parfumés, des marguerites effeuillées, de ces riens puérils qui servent peut-être d'épreuve aux femmes, car ils leur permettent de s'assurer si un homme attache vraiment un prix infini aux moindres choses qui viennent d'elles, et quand cet homme est un soldat, quand il serre la fleurette et la photographie sous un dolman galonné, – transposez le tout, mais c'est le mythe d'Hercule aux pieds d'Omphale, et un Hercule qui roucoule des romances, n'est-ce pas leur rêve, à presque toutes?

Avec ses duperies ou ses sagesses, le capitaine Émile M*** m'a toujours été très cher, d'abord à cause du paradoxe botté, éperonné, sanglé, qu'il me représente, et aussi parce qu'il a de la vie un goût très personnel, très délicat, très intense, à un moment du siècle où presque tous les raffinés ne sont plus que des dégoûtés, autant dire des impuissants. Je lui dois un plaisir peu commun, celui d'avoir entendu, de sa bouche, le récit d'aventures dont j'aurais voulu qu'elles fussent miennes, vous savez, de ces jolies et fines sensations qu'on eût aimé à éprouver et qu'on aime à voir éprouvées devant soi. Ah! des confidences d'un autre et qui soient selon la nuance de votre cœur, à vous, et qui ne vous déplaisent point par quelque détail, mais c'est presque aussi rare que de traverser soi-même des heures que l'on voudrait revivre!.. Ce plaisir unique, le capitaine Émile me l'a donné l'autre semaine encore. Me trouvant en voyage et m'étant arrêté pour bavarder avec lui vingt-quatre heures, dans son lieu d'exil, nous causâmes en effet beaucoup, et il me parla longuement du dernier drame de M. Renan: l'Abbesse de Jouarre. Il en avait relu la préface dans la journée, et nous discutions sur la théorie soutenue par le célèbre philosophe: l'approche de la mort serait-elle le plus puissant des aphrodisiaques? Je soutenais, moi, que cette approche a tout bonnement pour effet, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille, une panique paralysante. Le capitaine, lui, était de l'avis de l'écrivain, et il me raconta, comme preuve à l'appui, une des impressions de sa première campagne. Nous allions et venions, après le dîner, très tard, sur une place déserte de province que dominait l'ombre d'une grande et vieille église. J'entendais les éperons de mon ami sonner, son sabre cliqueter: il avait un air de se promener dans un des jolis tableaux du peintre Detaille. A la clarté de la lune je le regardais, me souvenant qu'il a reçu trois balles dans le corps, sous Paris, et je l'écoutais sentimentaliser, avec délice, – un délice que comprendront ceux qui goûtent l'adorable phrase du prince de Ligne sur la ville turque prise d'assaut, – où l'on sentait le mort, le brûlé et l'essence de roses…

«…Renan a raison,» me disait-il, «au moins pour les hommes de ma race, car vous autres, les Adolphes,» – c'est sa grande injure pour les analyseurs, les persifleurs et les jugeurs de femmes, – «oui, vous autres, vous n'avez jamais aimé que vous-même, quand vous arrivez à vous aimer! Et à l'heure de la mort, votre panique, c'est de l'égoïsme encore… Mais nous, les amants, tels nous avons vécu, tels nous mourons… Veux-tu un petit fait bien probant, comme dit ton cuistre de maître, Henri Beyle?.. Le voici,» ajouta-t-il en se frappant la poitrine, qu'il a large et puissante comme il sied à un débauché tendre. «Sais-tu quel a été le premier effet de la nouvelle, quand on m'a envoyé de Metz au régiment, au lendemain de la déclaration de guerre, en août 1870? Ce fut de me jeter dans une sorte d'ivresse amoureuse que je n'ai pas retrouvée depuis… A partir du jour où je dus faire campagne, les choses qui touchaient à la femme revêtirent pour moi une saveur inexprimable, un charme si profond que j'en arrivai à comprendre cette espèce d'érotisme sublime du moyen-âge dont furent atteints les chevaliers, malades d'amour pour des princesses qu'ils n'avaient jamais vues, pour des mortes même dont ils ne connaissaient que le nom et ce que la légende leur en avait raconté… Tu te moques de moi,» ajouta-t-il en me voyant sourire, «mais ce phénomène-là, cet amour pour la femme inconnue, pour l'invisible, pour l'absente, je l'ai ressenti alors, sous l'influence de l'idée de la mort, et d'une manière si complète, quoique si brève!.. Vers le commencement de ce triste mois d'août, ma batterie fut dirigée avec quelques autres sur un des corps d'armée qui opéraient dans l'Est. On nous enjoignit de gagner à marches forcées une petite ville d'Alsace, et pour ce, de traverser le massif des Vosges. Le soir du jour où nous nous étions engagés parmi ces jolies montagnes, de pente si dure avec leurs rondeurs coquettes, – nous devions coucher dans un village qui nous apparut, du haut de notre dernière montée, dans une gloire de lumière… Il était situé au bord d'un lac, encaissé lui-même dans une longue vallée. Le soleil couchant colorait en rose une moitié de ce lac, tandis que l'ombre des sapins mettait sur l'autre moitié comme une barre de ténèbres; le petit village, avec ses quelques maisons à toits rouges groupées autour du clocher, baignait lui-même dans une poussière rose, et tout le lacet des ruisseaux déployés dans les prairies vertes de la vallée se teintait du même reflet rose qui envahissait tout le vaste ciel, – ce ciel que je pensais n'avoir plus beaucoup de temps à regarder… J'avais, à cette époque, l'imagination frappée. Un voyage en Allemagne m'avait donné la certitude anticipée de nos désastres. Je croyais, en outre, aux pressentiments, et, à cause d'un rêve où je m'étais vu blessé, je me jugeais destiné à mourir dans la campagne… J'avais donc en moi un fond de mélancolie mêlé à cet attendrissement singulier dont je te parlais. Quand j'aperçus cet adorable paysage, tout rose et noir, d'eau dormante et de montagnes, je me pris à songer que je voudrais avoir aimé là et y avoir aimé justement la femme de ce paysage; celle dont la beauté, la façon de sentir, les yeux et la voix s'harmoniseraient avec mon émotion de cette minute devant ce lac, ces forêts et ce ciel… Nous descendions au grand trot, les canons roulaient, mes hommes sacraient et chantaient, et moi je songeais… Je songeais que j'avais vingt-deux ans, que je n'avais jamais eu que des bonnes fortunes de brasserie et de garnison. J'allais passer la nuit dans ce hameau… Si j'y trouvais pourtant cette femme à laquelle je pensais, et si elle me laissait, pendant ces quelques heures, l'aimer pour toute ma vie passée et à venir?.. C'est pour avoir eu de ces pensées-là plus souvent que de raison, au service et ailleurs, que je ne serai jamais général…»

Il sourit à son tour, et comme nous passions devant un bureau de tabac encore éclairé, il y entra pour prendre un cigare.

– «As-tu vu comme la petite marchande m'a regardé?» dit-il. «Voilà deux mois qu'elle attend que je lui fasse une déclaration… mais elle a été à Raymond, un de mes camarades que je n'aime pas… Es-tu comme moi? Je n'ai jamais pu prendre sa femme ou sa maîtresse à un homme qui ne m'était pas sympathique…»

– «Si je me marie jamais,» lui dis-je, «je suis averti qu'il ne faudra pas te recevoir…»

– «Je crois que tu auras raison,» répliqua-t-il avec ce sérieux qui donne dans sa bouche des apparences de naïveté aux phrases les plus corrompues.

– «En attendant,» repris-je, «continue ton histoire, qui me paraît un chapitre additionnel de Faublas.»

– «Ah!» fit-il, «un Faublas bien platonique et dont l'autre, le vrai, se fût singulièrement moqué… Donc, les canons roulant, les hommes sacrant et chantant, et moi songeant, nous arrivâmes au hameau. Nous étions nombreux. Les logements étaient rares et sales. Je me plaignais du mien avec une acrimonie due sans doute à la petite colère que me causait le contraste entre la nuance rose du paysage et la face hideuse de la bourgeoise chez qui l'on m'avait installé. Je criai si fort que l'on finit par m'offrir de me loger ailleurs, si je voulais, mais à une demi-lieue d'ici, chez la marquise de Noirlys. Imagine-toi l'effet que devait produire, sur un homme placé dans les dispositions d'esprit que je t'ai dites, un nom pareil, un de ces noms auxquels on ne croit pas quand on les rencontre dans les livres, – Claire de Noirlys? – Il est vrai que la dame avait quitté son chalet le matin même, fuyant l'invasion probable, me dit le brave petit bourgeois qui nous distribuait nos gîtes dans le village… Nouvelle déception, et cependant j'acceptai, moque-toi de moi, à cause de ce nom.

«Ce chalet où je devais passer la nuit, était situé de l'autre côté du lac, et comme il y avait là tout un carré de marécages, la route tournait deux ou trois fois sur elle-même, en sorte que la maison, apparue à travers les arbres, reculait sans cesse sur le ciel devenu maintenant d'un or si tendre, presque vert. Mais une bande à peine de cet or pâli traînait à l'horizon, l'eau du lac était d'un gris cendré, dans le ciel une étoile brillait déjà, et la lune s'y dessinait aussi, une lune froide, mate, sans rayonnement. Les deux cavaliers qui m'accompagnaient et moi-même, nous étions guidés par un paysan au visage de bête, qui nous regardait avec un étonnement semblable à celui des vaches qui paissaient dans la prairie. Et je me demandais, en constatant comme cet endroit était sauvage et retiré, quelle personne pouvait s'y plaire, – sans doute une vieille dame de province, ayant hérité cette villa de quelque parent maniaque, et vivant là, par avarice, quatre ou cinq mois de l'année, et le reste à Épinal ou à Nancy. On trouve dans les coins perdus de France des femmes qui habitent des châteaux dignes de la Belle au bois dormant, avec des noms à faire s'agenouiller Balzac; et puis c'est une dévote occupée de son linge, de ses confitures, du denier de Saint-Pierre et de son petit chien. Ce fut donc pour l'acquit de ma conscience que j'interrogeai notre guide. – «Mme de Noirlys habite ici toute l'année?» lui dis-je. – «Hé! que non,» fit-il, «elle est de Paris… – Jeune? âgée?» repris-je… – «Une bonne pièce vingt-cinq, vingt-six ans…» dit le sauvage. – «Jolie?..» demandai-je. – «Une madone!» répliqua l'homme en mettant une main à son chapeau. – «Et son mari?..» continuai-je. – «Il est mort…» dit-il. – «Elle a des enfants?.. – Hé! que non!..» répondit-il.

«Durant ce dialogue, nous étions parvenus dans l'allée de bouleaux au bout de laquelle se dessinait nettement la maison, toute blanche dans le crépuscule, avec deux terrasses de chaque côté, couvertes et garnies de fleurs. La ligne d'or du ciel s'était effacée, la lune rayonnait déjà plus vive. Je voyais l'eau du lac frissonner, sombre maintenant, derrière les fûts blancs des arbres. Un oiseau se mit à chanter et j'avais le cœur gros, les larmes aux yeux, comme si un chagrin réel m'eût atteint. Une femme de ce nom, jolie, veuve, sans enfants, qui s'était choisi cette maison pour y vivre, et elle était absente!.. Ce fut donc avec une tristesse singulière que je montai, guidé par le maître d'hôtel que la marquise avait laissé pour ranger le chalet après son départ, sur le balcon garni de plantes grimpantes, et j'entrai dans le salon où ce domestique me pria d'attendre qu'on eût préparé mon dîner et fait ma chambre.

«Ce salon, elle s'y tenait la veille encore!.. C'était une pièce toute simple, où flottait, épars, cet indéfinissable parfum qui se respire là où vient de frissonner la robe d'une jeune femme vraiment femme. La tonalité rouge qui dominait dans les étoffes indiquait assez que la dame du logis était brune, brune comme son nom, comme le lys de sable sur champ d'argent qui composait son blason, ainsi que l'attestait une tapisserie déployée contre l'un des murs. Les meubles étaient disposés de manière à distribuer ce salon en trois parties. Je les vois, en te parlant, comme si j'étais encore le lieutenant imberbe qui se trouvait là, écroulé sur une chaise à bascule, et qui regardait cette pièce avec une curiosité nostalgique. A l'un des coins de la cheminée, un fauteuil derrière lequel se pliait un paravent anglais, à vitres coloriées, à tablette droite, une chaise longue, et une table chargée de pelotes de laines et de crochets. Un livre y était posé, une Imitation. C'était le coin où lire, où travailler, où prier… Dans un autre coin, une table, derrière un autre paravent, en cristal, celui-là, et au travers duquel, la fenêtre étant ouverte comme à présent, on voyait l'eau du lac bleuir au delà des feuillages… Puis, dans une encoignure, un divan garni de ses coussins, sous une plante verte, – c'était la place où rêver; – et partout des fleurs qui mouraient dans des vases, une profusion de menus objets, révélant un art délicat de nuancer les moindres choses de la vie. Sur la table à écrire, une étoffe d'un bleu passé, brochée d'un rouge mort, un porte-plume d'or, sur le manche effilé duquel était gravé le nom de Claire, un coupe-papier d'écaille noire avec un chiffre en roses, une mignonne pendule ciselée, des boîtes de laque, et, sur la muraille, à côté du bureau, une suite de photographies encadrées de velours noir bordé d'un filigrane d'argent. Une ligne écrite au-dessous de chacune, d'une belle écriture loyale et frêle, relatait la date d'une mort. C'était là comme le petit cimetière intime que la jeune veuve voulait avoir toujours auprès d'elle… Je me trouvais dans un si étrange état de cristallisation à l'égard de l'habitante inconnue de cet asile, que je voulus voir dans cette suite de portraits un signe de la fidélité de ses sentiments, comme un signe de sa charité dans les laines préparées pour le travail, comme un signe de sa mélancolie dans la place du divan noyé d'ombre, comme un signe de sa fine intelligence dans la petite bibliothèque basse, où je découvris, à côté de livres de dévotion, quelques romans dont je raffole: Dominique, de Fromentin, ce chef-d'œuvre, —la Princesse de Clèves, – de Balzac, le Lys dans la vallée, – de Henri Reine, les Reisebilder, et les poésies de Lamartine et celles de Vigny, et sur les murs cinq ou six gravures d'après les tableaux de primitifs italiens, un Pérugin, entre autres, dont je verrai toujours les beaux anges aux cuirasses métalliques, et les yeux souffrants de la vierge, les mentons levés des deux saintes… Sous ce Pérugin une porte s'ouvrait, que je poussai, une bougie à la main. J'aperçus un lit sous des dentelles, je respirai un arôme d'héliotrope à me faire défaillir le cœur, tant j'aime ce parfum sans contours et si pénétrant. Je n'osai pas avancer… Il me sembla qu'un fantôme était là, dont les vêtements frémissaient, dont le souffle tremblait, dont j'allais profaner le sanctuaire. – Ah! que je l'ai senti présent, ce fantôme!..»

Il s'arrêta un moment, comme perdu dans ce souvenir: – «Ceci,» lui dis-je pour le piquer, «ressemble à l'épigramme faite par un de nos amis contre mes premières nouvelles: une nomenclature de tapissier et pas d'événements…»

– «Il n'y a pas d'événements,» reprit-il avec une voix triste, «sinon que je passai la nuit dans un vertige que je ne peux pas te traduire avec des mots. Je ne mangeai pas, malgré l'étape. Je ne dormis pas. Je m'installai sur le balcon, d'où je voyais la féerie de la lune enchanter le petit lac. Des brumes montaient de l'eau, insaisissables comme l'image qui flottait devant moi, vagues et fuyantes comme l'ivresse dont je me sentais comblé. Si insensé que cela puisse te paraître, j'étais amoureux, comme un enfant, de la femme qui vivait là, et dont je sentais l'invisible esprit errer autour de moi, épars dans les moindres replis de cet asile où elle venait cacher, je ne savais pas quoi. Un inconsolable regret?.. Un mystérieux bonheur?.. Non, je ne savais rien d'elle, sinon que j'allais me battre et que, douze heures auparavant, elle était là… Je respirais tout son charme comme on respire tout un jardin de roses en passant le long d'une haie, sans voir une seule fleur… J'étais sûr, entends-tu, j'étais sûr que je l'eusse aimée follement si je l'avais connue, et je ne la connaîtrais jamais, puisque la guerre m'attendait, le fracas des champs de bataille, et la mort… Mais ne l'ai-je pas aimée, cette nuit-là, comme je n'ai aimé aucune de mes maîtresses? Et elle n'en savait rien, hélas! et elle n'en a jamais rien su…»

– «Mais comme tu n'as pas été tué,» lui dis-je, «pourquoi n'es-tu pas revenu, l'année d'après, le lui apprendre?..»

– «L'année d'après,» répliqua-t-il, «je commençais de faire la cour à Lucie, tu te souviens, celle qui m'a rendu si malheureux?.. Et puis, à quoi bon revoir une femme qui n'aurait peut-être pas ressemblé à mon rêve?..»

Pour un psychologue épris de documents sur l'état d'âme de l'artillerie française, – comme nous disons dans notre argot moderne, – le capitaine Émile M*** est un détestable exemplaire de l'espèce. Il est copié pourtant d'après nature. Mais qui le croira, sinon peut-être lui-même, et quelque femme qui l'aura connu et qui se dira en souriant: «Il se croyait bien fin?..» Puis cette femme se souviendra de l'avoir trompé, mais si gentiment, et de le lui avoir pardonné, parce qu'après tout, il savait aimer…

Bâle, octobre 1886.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
230 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
http://www.gutenberg.org/ebooks/37468
Telif hakkı:
Public Domain

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