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Kitabı oku: «Pastels: dix portraits de femmes», sayfa 7

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Elle se tut. La duchesse avait, elle aussi, des larmes dans les yeux, et la bouilloire continuait de chanter doucement sur la petite table que dominait le buste de marbre du tragique vieillard. «Allons, ma douce,» reprit Mme de Candale qui vit que son récit avait bouleversé sa sœur, «il faut que ce soit moi qui t'égaie maintenant… Laissons mes folies, et prenons le thé…»

Gérardmer, octobre 1886.

IV
La senorita Rosario

A ÉMILE MICHELET.
LA SENORITA ROSARIO

Je me trouvais voyager en Espagne, l'été dernier, et je m'arrêtai à Cordoue, afin de visiter la fameuse cathédrale. Je me vois encore, m'acheminant le long de la rue du Grand-Capitaine, sous un soleil brûlant, et je maudissais l'espèce de déraisonnable conscience qui nous force de voir, dans un pays, tous les monuments inscrits sur le guide. Le ciel se développait comme une coupole de saphir. A peine s'il courait, au bas des maisons closes, une ligne d'ombre. A travers les grilles en fer forgé des portes, j'apercevais, de place en place, une cour intérieure garantie du soleil par une toile tendue, avec des colonnettes et des massifs de plantes disposées autour d'un jet d'eau. Mais toutes ces cours étaient vides, à cette heure de la sieste, comme les rues, où je ne rencontrais qu'un âne gris, de loin en loin, chevauché à la manière arabe par un grand diable de paysan andalous, à visage couleur de cigare, qui balançait son torse sur la croupe de la bête, les pieds soutenus par deux paniers remplis d'oranges. A Séville, on a un proverbe pour définir ces journées de calenture: «Il n'y a dehors,» disent-ils, «que les chiens et les Français…» J'arrivai ainsi à la porte de la cathédrale, à laquelle fait face la porte de l'évêché. Comme on célébrait une cérémonie religieuse dans l'après-midi, un chemin était ménagé entre les deux portes, et, sur le mur extérieur du palais, pendaient quelques-unes des tapisseries qui font partie du trésor. Malgré l'accablante lumière, je m'arrêtai à les regarder, tout saisi par le contraste entre leurs nuances doucement passées et l'éclat du mur d'une blancheur intense. Et puis, une d'elles, qui représente le furieux combat d'un prince maure et d'un chevalier au pied de la colline de l'Alhambra, est d'une beauté de composition véritablement surprenante. Que de souvenirs elle évoquait pour moi, que de légendes de ce moment unique de l'histoire où Boabdil abandonnait Grenade, où Colomb découvrait le Nouveau Monde, où Isabelle et Ferdinand préparaient la grandeur future du terrible Charles-Quint! Vingt images surgissaient devant les yeux de ma rêverie, héroïques et attendrissantes, tragiques et romanesques comme cette histoire elle-même, lorsque je sentis une main s'abattre sur mon épaule, et une voix bien connue m'appela par mon nom avec un joyeux accent de surprise. Je me retournai. J'étais en face d'un de mes camarades de collège, devenu un de mes camarades de vie parisienne, Henri de V***.

De telles rencontres sont fréquentes en voyage. Elles sont presque toujours insupportables, d'abord par le dérangement nécessaire qu'elles apportent à nos projets, puis à cause de la familiarité qu'elles créent entre deux touristes ainsi exilés ensemble dans une ville perdue; enfin, parce qu'elles brisent cet enchantement de la solitude, bienfait unique des lointains vagabondages. Oui, quand les absences en terre étrangère n'auraient d'autre mérite que de nous arracher à l'odieuse misère de toute relation sociale un peu prolongée, il faudrait bénir les agences de chemins de fer et de paquebots. Que penser alors du Parisien à qui l'on se heurte sur le trottoir d'une cité presque déserte, et qui commence: «As-tu des nouvelles de Mme ***?» et il continue, racontant les pertes au jeu de celui-là, les intrigues de celui-ci, analysant le livre nouveau, la pièce d'hier. – O Paris! stupide séjour!.. dirais-je volontiers en parodiant la célèbre valse… – Hé bien! on sait cela, et que dans une heure on enverra au diable l'importun qui n'en peut mais, et cependant le premier mouvement est un geste de joie sincère, car le fâcheux est tout d'abord le vivant rappel de la patrie; – et la patrie ressemble à la maîtresse que l'on aime en la critiquant, contre laquelle on est toujours à se colérer; puis sa seule pensée, quand on est loin, vous tire des larmes. – D'ailleurs, parmi tous les personnages avec qui les hasards de la route pouvaient me mettre en rapport, Henri de V*** se trouvait être un de ceux que je me sentais le plus capable de tolérer, sans trop de méchante humeur. A mon goût, il possède un charme incomparable. Il ne parle jamais que de lui-même, et par conséquent il ne me parle jamais de moi. Ces gens-là peuvent fatiguer, ils ne blessent point. L'égoïsme naïf et l'enfantine fatuité d'Henri eurent longtemps pour excuse ce qui fait tout pardonner chez les jeunes gens comme chez les femmes: une physionomie si séduisante qu'il attirait la sympathie rien qu'à paraître. Il garda, dix années durant, avec ses yeux d'un bleu tendre et ses cheveux blonds, un faux air d'avoir vingt-deux ans. Il en a trente-cinq aujourd'hui, et reste joli garçon, quoiqu'il commence à perdre ces blonds cheveux sur le devant de la tête, ce qui le désolerait, s'il ne s'était d'avance décerné un brevet d'admiration qui résistera même à la vieillesse. Il vit en parfait oisif, depuis qu'il a cru devoir au passé politique de son père, ministre sous l'Empire, d'abandonner sa place de troisième secrétaire au quai d'Orsay. Désœuvré, joli homme, riche et célibataire, c'est quinte et quatorze au jeu de la galanterie. Aussi les femmes font-elles la seule occupation d'Henri. Dans la grande comédie de l'existence, il appartient à la troupe des jeunes-premiers. L'acteur Delaunay fut sur les planches le symbole de cette race particulière qui ne donne jamais sa démission. Henri était jeune-premier à vingt ans, il l'est à trente-cinq, il le sera jusqu'à soixante-dix, quitte à teindre sa moustache, aujourd'hui couleur d'or, et à faire baleiner sa redingote ou lacer par derrière son gilet de soirée. Mais c'est un jeune-premier d'une espèce particulière, de ceux pour lesquels il faudrait créer l'expression de Jocrisses de la défiance, en pendant aux Jocrisses de l'amour de la célèbre comédie. Henri de V*** est le jeune homme qui ne veut pas être trompé par les femmes, et il a pris le parti de ne jamais croire un mot de ce qu'elles lui disent, ce qui l'a conduit, – ironie singulière, – à être tout aussi dupé que les naïfs qui croient tout. Henri a-t-il rencontré trois fois un jeune homme chez une femme de laquelle il s'occupe lui-même? Cela suffit. Ce jeune homme est l'amant de cette femme. Sa maîtresse lui raconte-t-elle qu'elle est allée dans la journée faire telle ou telle course? Il est convaincu qu'elle est restée chez elle et qu'elle le lui cache. Lui dit-elle qu'elle n'a pas quitté le coin de son feu? Le voilà persuadé qu'elle a couru tout le jour. Rien de plaisant comme les déceptions qu'un trait de véracité dûment constatée lui inflige. Pourtant il est amoureux, tout comme un autre, avec sincérité, mais il est la dupe de l'orgueilleux désir de n'être pas dupe. A Paris, je l'évite, quoique sa manie m'intéresse comme un cas; mais il me fait trop volontiers des confidences, et j'ai appris, par expérience, que les indiscrets de cette espèce vous rendent presque toujours responsables de leurs indiscrétions… Sous ce porche de la vieille cathédrale, il ne fallait pas songer à le fuir. D'ailleurs, il avait déjà passé son bras sous le mien; il m'entraînait dans l'intérieur du vaste édifice, délicieusement frais par cette brûlante après-midi. Les quinze cents colonnes de marbre de l'ancienne mosquée, frêles et supportant des arceaux coloriés en blanc et en rouge, profilaient leur forêt devant nous. Henri, qui connaissait l'endroit, pour être à Cordoue depuis plusieurs jours, avait repoussé les guides officieux; il allait, me montrant chaque détail et s'interrompant sans cesse pour me parler de ses affaires. Après dix minutes, je savais que la mosquée avait été fondée au VIIIe siècle par Abd-el-Rahman, et que lui, Henri, voyageait en Espagne pour oublier une maîtresse infidèle; que plusieurs des innombrables colonnes provenaient d'un temple de Janus, et que Laure T*** (il me la nomma, bien entendu) avait des yeux bleus, des cheveux cendrés et les âmes combinées de Dalila, de Messaline et de quelques autres monstres; que Charles-Quint s'était mis en fureur contre la chapelle gothique barbarement élevée par le Chapitre au milieu du beau temple arabe, et que Laure s'obstinait à lui écrire lettres sur lettres pour le rappeler.

– «Vois les jeux de la lumière dans ce coin d'église, et comme ce porphyre est chaud pour le regard,» – disait-il; et sans transition: – «saurais-tu m'expliquer comment une femme peut à ce point tenir à un homme sans l'aimer?..»

– «Mais si, par hasard, elle t'aimait?..» répondis-je.

– «Pas pour un reale,» fit-il en haussant les épaules. «Ce serait infini à te raconter. Si tu savais comme elle m'a menti, menti!.. Enfin, j'ai rompu ma chaîne. Ah! les premiers temps, ce fut très dur…»

Il s'engagea dans la description de ses douleurs. Cette fois, il avait oublié la cathédrale, les piliers de jaspe et de brèche verte ou violette, les nefs plafonnées, les chapiteaux d'un style corinthien et arabe tout à la fois. Nous nous promenions dans ces allées de colonnettes graciles, comme dans une sorte de jardin aux végétations de marbre. Un sacristain montrait les chapelles à deux Anglais, et j'écoutais Henri coudre au récit de son malheur passé celui de sa plus récente aventure. Je lui avais seulement posé cette question:

– «Et tu n'as pas trouvé en Espagne de quoi te consoler?»

– «Si j'avais voulu!..» fit-il sur un ton plus grave. «Es-tu allé à Cadix?» me demanda-t-il.

– «Pas encore.»

– «Ah! la coquette, la délicieuse ville!..» s'écria-t-il, parlant presque à voix haute. «Imagine-toi une vaste baie, et, sur une pointe de presqu'île qui achève de la fermer, un nid de maisons blanches, – blanches à n'en pas supporter le rayonnement. Pas une ligne de verdure, mais la mer bleue ici, la mer bleue là-bas, une languette de terre pour rattacher la ville au continent, de quoi supporter deux rails de chemin de fer, et le ciel au-dessus d'un bleu plus clair. Quand je la vis ainsi, cette ville, et cette blancheur féerique entre deux gouffres d'azur, par un frais matin de printemps, les larmes me vinrent aux yeux d'admiration. Tu sais, ces larmes divines que l'on verse devant une beauté si ravissante que l'on ose à peine y croire… Je devais partir pour Tanger le jour même; je suis resté à Cadix trois semaines entières et je n'ai pas vu le Maroc.»

– «Voilà qui prouve que les Gaditanes sont aussi jolies que leur ville,» lui dis-je.

– «Elles le sont en effet,» répliqua-t-il, «et si minces, si élégantes dans ces rues étroites que surplombent des balcons vitrés qu'on appelle du nom exquis de miradores… Mais ce ne sont pas les Gaditanes qui m'ont retenu, c'est une jeune fille de Grenade qui habite Cadix depuis deux ans à peine. Elle s'appelle Rosario. Quelle habitude charmante que celle de donner aux femmes le nom de Marie en y joignant le surnom de la Notre Dame qu'elles ont pour patronne? – Comment je l'ai connue? Tout simplement. J'avais une lettre d'introduction pour un négociant américain établi à Cadix. Je l'avais portée aussitôt arrivé. Nous passâmes toute l'après-midi à courir du couvent, où se voient les merveilleux derniers tableaux de Murillo, jusqu'au quai du port avec sa population étrange de marins. Et le soir, après le dîner, mon hôte et sa femme m'entraînèrent sur la place de Mina et vers l'Alameda, tu sais, la classique promenade que chaque cité espagnole se doit de posséder. Celle de Cadix, comme tu l'aimerais, et ses palmiers, et les fleurs de son jardin en terrasse, au pied duquel palpite la mer, et sur cette mer, au loin, les feux tournants d'un phare, les feux immobiles des bateaux et le ciel toujours bleu, même la nuit, où brillent de larges étoiles! C'est là, sur cette promenade et sur la place, plantée de massifs aussi, qui l'avoisine, que toutes les femmes de la ville vont et viennent de huit heures à minuit. Et c'est là, dès ce premier soir, que je fus présenté à la señorita Rosario et à la señora sa mère…»

Il se tut, comme envahi par ce souvenir, – à moins que ce ne fût pour mieux admirer les mosaïques du sanctuaire musulman du Mihrab. Il commença de me questionner sur celles des basiliques de Ravenne que j'ai visitées, voici deux ans. Mais il revint bien vite à son sujet favori, c'est-à-dire à lui-même, et il continua:

– «Si tu vas à Cadix, je te donnerai une lettre pour mon ami, et tu verras si Rosario est divinement belle: une toute petite et frêle personne avec un teint pâle, de la chaude pâleur des femmes de ce pays-ci, éclairé par des dents si blanches et des yeux si noirs. Ah! le doux velours de ces yeux, si doux que les regarder c'est caresser son cœur à quelque chose d'infiniment tendre! Elle a un pied grand comme ceci,» et il montra sa main qu'il a lui-même nerveuse et fine, «sur sa tête une mantille, quoique ce ne soit plus guère la mode; et, dans ses cheveux noirs, cette nuit-là, elle avait piqué un œillet rose. La mère, elle, blanche de poudre de riz, en mantille aussi et en mitaines, l'air un peu, pourquoi te le cacher? de ces respectables personnes comme Goya en représente… Tu te rappelles la terrible eau-forte des Caprices, qui montre une jeune fille, l'éventail aux doigts, en souliers de satin, avec une robe noire qui fait mieux ressortir la pâleur de son teint? La vieille la pousse par derrière, et le peintre a écrit au-dessous: «Dieu lui pardonne, c'était sa mère!..»

– «Je ne connais de Goya que les Horreurs de la guerre, et je ne les aime guère,» lui répondis-je, «c'est dessiné à la diable, fatigant de férocité, inintelligible, sauf une dizaine de planches qui sont de première beauté.»

– «Possible,» fit-il, «mais les Caprices!.. Les Caprices!.. Un art exquis: toute la grâce espagnole dans des corps souples, des pieds menus, des jambes fines, des visages aux grands yeux étonnés; – tout le pittoresque espagnol dans ces vieilles marchandes de chair humaine et ces garçons en train de fumer au pied d'un arbre; – toute la superstition espagnole dans ces prodigieux sabbats auxquels se rendent des morts qui soulèvent les pierres de leurs tombes; – les Caprices! pense donc, un fantastique du Midi, un cauchemar du pays du soleil. Edgar Poe ici, dans cette lumière!.. Hé bien! Rosario semblait échappée d'une des planches de ce recueil, de la plus gracieuse, et il en est de si gracieuses à côté des terribles! Elle ne savait pas un mot de français, mais elle parlait anglais assez bien, avec un rauque et un peu sauvage accent qui me plut aussitôt, et nous nous mîmes à causer dans cette langue. As-tu jamais fréquenté des jeunes filles élevées de ce côté-ci des Pyrénées? Non!.. Alors tu ne peux comprendre ce qui fait la séduction de Rosario, cette familiarité sans une nuance de coquetterie, ce naturel dans les moindres mots, dans les moindres pensées… Elle a vingt ans, elle n'a jamais vu que Grenade, qu'elle a quittée à la suite d'une grosse déception, et Cadix, où elle vit maintenant. Elle a été fiancée et son novio l'a trahie. C'est une histoire si commune ici que la plupart des jeunes filles la prennent gaiement et se fiancent trois fois, cinq fois, six fois, sans plus se soucier de ceux qui ont eu leurs premiers serments que nous de notre premier cigare, mais non pas Rosario, qui en avait fait une maladie et qui professait maintenant une crainte étrange de tout sentiment passionné. Avec cela, elle respirait la passion par tous les traits de son mobile et pâle visage, par ses lèvres que colorait son sang vierge et jeune, par le mince duvet qui ombrait les coins de cette bouche fraîche, par ses yeux surtout et par ce je ne sais quoi dans les moindres gestes qui révèle une créature organisée pour l'amour. Je devinai une partie de ce que je te dis là, tout en causant avec elle dès le premier soir; j'appris le reste par celui qui m'avait présenté à elle. Comprends-tu quel attendrissement me saisit à retrouver ainsi, incarnée dans cette enfant au sourire si fier, juste la nuance de chagrin que je promenais moi-même loin de Paris? J'avais été déçu, elle avait été déçue. On lui avait juré qu'on l'aimait, sans l'aimer, comme cela m'était arrivé à moi-même. Quelle absurde chose que la destinée! Au lieu de Laure, de cette infâme coquette, – tu les connais, ces blondes félines comme elle, qui vous mentent avec des profils de madone, – que n'avais-je rencontré cette fille simple et vraie comme son ciel et comme son pays? De celle-là du moins je sentais que je n'aurais jamais douté.»

– «Malgré la mère?..» lui demandai-je.

– «Mais la mère était une sainte!..»

– «J'y suis,» repris-je, «une déception en mantille et une déception en veston; deux déceptions qui s'additionnent. Total, un nouvel amour…»

– «Je ne sais pas,» répliqua-t-il, «si mon ami lui raconta mes tristesses… C'est vrai, je les lui avais confiées, à lui… Que veux-tu?» fit-il en voyant mon sourire, «puisque jamais il ne rencontrera Mme T***? Ce qu'il y a de certain, c'est que Rosario me plut infiniment, et aussi que je fus très assuré, dès le premier soir, de ne jamais l'aimer… Je me laissai donc aller à l'attrait que je ressentis pour elle avec cette gaie confiance d'imagination qui permet de jouir du charme d'une femme comme d'un paysage, comme d'un tableau, comme d'une fleur sur sa tige. Et je m'attardai à Cadix avec délices. Je voyais Rosario tous les jours deux ou trois fois, en visite l'après-midi, ou chez sa mère, ou chez l'ami qui m'avait présenté à elle, avant le dîner à la promenade et après le dîner à la promenade encore. Que d'heures nous avons passées à causer ensemble ainsi, dans la paix et les parfums de ces nuits transparentes, tandis que la mer battait contre le mur qui soutient l'Alameda, que la brise remuait les grandes feuilles des palmiers et qu'un guitariste chantait quelque petenera, – une de ces chansons d'Andalousie où vient et revient ce vers: Niño de mi corazon, garçon de mon cœur, et cela se prolonge sur une mélopée triste et douce qui rappelle la monotonie sublime du désert. Ah! que certaines de ces chansons me touchent!.. Quatre vers, pas plus: «Pour toi j'ai abandonné mes enfants, – et ma mère est morte folle, – et aujourd'hui tu m'abandonnes, – garçon de mon cœur, – tu n'as pas le pardon de Dieu…» Tu vois, rien que de te les dire, ces vers, j'ai des larmes dans les yeux… J'ai passé aussi des heures chez ces dames à écouter Rosario chanter des chansons semblables, et des malagueñas, et des tangos. Elle a une voix juste et frêle, avec ce rien de nasillement si espagnol, et une passion franche et simple. As-tu entendu Laure chanter dans le monde? Tu te rappelles ce port de tête d'une cabotine, ces yeux levés au ciel, cette manière de se poser où se devine tout son mensonge…»

En parlant, il imitait son ancienne maîtresse à ravir, et ses minauderies, et ses attitudes. Il n'y a que lui pour se contredire dans cinq minutes avec cette inconscience. Il se montrait sous le triste jour d'un amant piqué qui se venge bassement, en avilissant la femme qu'il a aimée, de son impuissance à s'en faire aimer, et aussitôt, des sensations fines lui revenant à la mémoire, il continua:

– «La vérité, mon ami, la sainte, la céleste vérité!.. Je la saisissais tout entière dans le chant de Rosario. Il m'est arrivé ainsi, à plusieurs reprises, d'aller avec elle et la femme de mon hôte, – j'appelais de ce nom le négociant américain qui me traitait comme un frère, – en bateau à voiles sur la vaste baie. Les hauts vaisseaux y sont à l'ancre très loin de terre. Le vent emplissait la toile des voiles. Le bateau penchait. Nous filions vite sur l'eau frémissante. Nous pouvions voir toute cette suite de petites villes blanches qui font comme une broderie à cette côte depuis la pointe de Cadix jusqu'à celle de Puerto de Santa Maria. Rosario jouissait comme moi de la splendeur de l'horizon, de la nuance changeante de l'eau bleue, de la félicité de la lumière éparse autour de nous, mais elle en jouissait en se taisant. Et je comparais mentalement ses silences à la surcharge d'expression dont j'avais tant souffert chez Laure, qui n'a jamais eu pour un centime d'émotion sans en raconter pour cent mille francs. Rosario était pieuse. Comme nous nous trouvions au mois de Marie et que je connaissais l'église où elle allait faire ses dévotions, bien souvent je me suis caché dans l'angle d'un pilier pour la voir qui priait, agenouillée sur la dalle, parmi d'autres femmes. Elles tenaient toutes leur éventail à la main. Sur l'autel, une madone se dressait, revêtue d'un manteau brodé, avec un chapeau garni de fleurs, et les blancs visages aux tons ambrés revêtaient un étrange éclat dans la demi-obscurité, à la lueur des cierges et parmi les noires mantilles. Rosario priait avec une si pure, une si sincère ardeur. Elle ne se doutait pas qu'on la regardât. Elle ne se faisait pas des bijoux avec ses beaux sentiments comme Laure, qui ne pouvait pas entendre une messe sans qu'elle me servît, à moi et à combien d'autres, le récit de ses extases mystiques et le détail de ses remords. Mais voilà, Rosario était sauvage, elle raffolait des courses de taureaux. Nous en vîmes trois ensemble. Croirais-tu que je lui pardonnais la férocité de ses applaudissements, quand le célèbre Lagartijo, ce gladiateur au masque jaune comme de la cire, tuait la bête en la recevant, sans bouger, l'épée tendue… Tiens, une autre question… Peux-tu m'expliquer par quelle anomalie on peut tant se plaire à la grâce d'une femme et ne pas l'aimer? Car je ne l'aimais pas, et, tout en goûtant la douceur de sa présence, je ne songeais jamais qu'à l'autre.»

– «Et Rosario, elle, que pensait-elle de toi?..»

– «Elle?..» fit-il en rougissant, car il est demeuré enfantin malgré ses folies, et il avait honte de sa fatuité, «je m'aperçus, voici demain huit jours, qu'elle m'aimait… Non, ne te moque pas… Nous étions allés en bande assister au passage d'une procession, et nous nous sommes trouvés tous les deux, seuls, elle et moi, à une des fenêtres de l'appartement où l'on nous donnait asile à tous. Le bout de la rue était tendu d'une toile grise qui frémissait au vent. Sur les balcons des maisons étaient déployées des étoffes de couleur, dont le rouge et le rose contrastaient de la manière la plus délicieuse avec la claire blancheur des façades. Et, par terre, sur un tapis déployé pour le passage de la statue de la madone, traînaient des jonchées de fleurs. La madone parut elle-même, parée des bijoux des dames dévotes de la ville, avec des diamants et des perles de quoi garnir une devanture de bijoutier. Elle avançait, juchée sur un pavois que soutenaient six personnes, et suivie de plusieurs nègres, vêtus d'étoffes de soie à franges d'or, qui portaient, eux, un lutrin chargé de musique… Je voyais tout cela, mais je me trouvais dans une de mes mauvaises heures. C'était l'anniversaire du jour où j'ai appris, l'an dernier, pour la première fois, que Laure me trompait. – Ah! mon ami, si tu savais dans quelles conditions et avec qui! Mon Dieu! Si les femmes nous choisissaient seulement des rivaux dont il ne fût pas déshonorant d'être jaloux!.. – Enfin, j'étais triste comme la mort, tandis que la madone passait, que les chants montaient, que l'encens fumait… Et voici qu'en me retournant je rencontrai les yeux de Rosario, de la présence de laquelle je me souvenais à peine, fixés sur moi avec une expression qui me fit peur. Une anxiété passionnée s'échappait de ses prunelles. Elle était plus pâle encore que d'habitude, et elle me dit en espagnol: «Vous êtes triste… Vous l'aimez donc toujours?..» On lui avait tout raconté, ou bien elle avait tout deviné. Je répondis à sa question par une plaisanterie et j'arguai d'un mal de tête causé par le soleil. Me crut-elle, ou non?.. Moi, j'étais tout bouleversé par la soudaine révélation du sentiment que je venais de constater chez ma petite amie de ces trois semaines. Elle m'aimait ou allait m'aimer!.. Je rentrai à l'hôtel, au sortir de cette étrange et si courte scène, en m'adressant d'affreux reproches sur l'abominable instinct de coquetterie masculine qui m'avait fait, évidemment, courtiser cette enfant presque à mon insu. Tu vois, je dis presque… Elle m'aimait ou elle allait m'aimer, moi qui ne l'aimerais jamais, jamais, puisque je portais dans mon cœur la vivante image d'une autre. Lui infliger les tourments dont je venais de tant souffrir, dont elle était elle-même à peine guérie? Jouer avec elle à ce triste jeu du sentiment qui consiste à traiter une âme comme les petits garçons traitent un insecte qu'ils ont attrapé? Non, Rosario valait mieux que cela; et moi, j'avais besoin de m'estimer davantage, peut-être pour avoir le droit de mépriser Laure. Toujours est-il qu'à quatre heures de l'après-midi de ce même jour, mes malles bouclées, je prenais le train pour Séville, sans avoir dit adieu même à mon ami, le négociant américain… Rosario allait m'aimer… Je l'ai fuie par respect pour son sentiment. Ne te moque pas de moi,» répéta-t-il en me portant la main sur l'épaule avec un geste câlin.

Et je ne me moquai pas de lui, parce que véritablement il était de bonne foi et que son scrupule m'avait touché, malgré la ridicule tache de vanité qui le déparait. Après coup, je lui en ai voulu de m'avoir empêché de bien voir la cathédrale de Cordoue, où je ne reviendrai sans doute pas. Je lui en veux aussi d'avoir été cause que j'ai manqué Tolède. A cause de lui, j'ai poussé jusqu'à Cadix. Je me suis présenté chez son ami l'Américain. La señorita Rosario était absente pour quelques jours. Ma curiosité de la voir était si grande que j'ai voulu attendre son retour. Puis elle n'est point revenue. Le plan de mon voyage a été bousculé, je n'ai eu que dix jours à donner à Tanger, et je n'ai jamais pu savoir si Rosario avait aimé ou non Henry de V***, par suite si la fugue soudaine et le scrupule de ce dernier avaient été une délicatesse ou une niaiserie. – Les deux, il est vrai, vont si souvent ensemble!

Paris, décembre 1886.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
230 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
http://www.gutenberg.org/ebooks/37468
Telif hakkı:
Public Domain

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