Kitabı oku: «Les Contes de nos pères», sayfa 13
VI. LE TROU-AUX-BICHES
Huit jours se passèrent, et aucune nouvelle du docteur ne vint calmer l’inquiétude de Sainte. Grâce à ses soins, Jean Brand était complétement rétabli.
– Mam’selle Sainte, dit-il un matin, je vais retrouver mes frères. Le secret de notre retraite fait toute notre sûreté, mais je me confie en vous comme si vous étiez ma fille… voulez-vous venir avec moi ?
– Aurai-je des nouvelles de mon père ? demanda Sainte.
– Nous chercherons ; nous interrogerons les gars depuis le premier jusqu’au dernier. Quant à moi, je ferai de mon mieux, voilà ce qui est sûr.
– Partons donc ! dit Sainte ; mais la route est longue, sans doute ?
– Pas si longue que vous pensez… Venez.
Les dernières maisons du bourg de Saint-Yon touchent à un terrain dépourvu d’arbres et dont une portion est maintenant défrichée. C’était alors une lande aride, s’étendant à perte de vue, entre la lisière de la forêt et les rivages du marais de l’Oust. Toute cette lande était couverte d’ajoncs vigoureux et touffus, qui s’élevaient un peu au-dessus de la stature d’un homme.
De tous côtés, comme il arrive d’ordinaire sur les landes où nulle considération ne force le piéton à s’écarter de la ligne directe, ce taillis épineux était percé de mille sentiers divergents, qui se coupaient et s’enchevêtraient de telle sorte, que le fameux fil d’Ariane eût été une ressource parfaitement insuffisante pour se diriger au milieu de cet inextricable labyrinthe. Mais, à défaut de fil, Jean Brand, qui s’y était engagé avec Sainte, avait une connaissance exacte et minutieuse du pays. Aussi allait-il d’un pas ferme, changeant de sentier tous les dix pas, mais ne montrant jamais une ombre d’hésitation.
Au bout d’une demi-heure de marche, il s’arrêta.
– Nous voici arrivés, dit-il.
Sainte regarda autour d’elle avec surprise. Elle connaissait ce lieu pour y être venue souvent dans ses promenades, mais elle n’y avait jamais rien découvert qui pût servir d’abri à des êtres humains.
Cet endroit formait à peu près le milieu de la lande. Le terrain s’y affaissait circulairement, de manière à former un large amphithéâtre ou entonnoir, à pente insensible, dont le centre était marqué par un dolmen (pierre druidique). Le sol, parfaitement uni et sans mouvement aucun, ne permettait point de croire à l’existence d’une caverne cachée ; et l’absence complète d’arbres éloignait toute idée d’un campement en plein air.
– C’est le Trou-aux-Biches, dit Sainte, en donnant à ce lieu le nom sous lequel il était désigné dans le pays.
– C’est plutôt le Trou-aux-Chouans, répondit le bedeau. Du moins, à l’heure qu’il est vous y trouverez plus de Chouans que de biches.
Sainte jeta un nouveau regard aux alentours. Elle ne vit rien encore.
Jean Brand écarta alors avec précaution les branches épineuses d’un gigantesque ajonc.
– Passez, dit-il.
Sainte obéit. Aidée par le Chouan, qui, avec une adresse singulière, la préserva de toute piqûre, elle franchit le premier obstacle, et se trouva dans un nouveau sentier, tortueux, étroit, et le long duquel on ne pouvait marcher qu’en se courbant, parce que les ajoncs se rejoignaient à quatre pieds du sol, et formaient une manière de berceau impénétrable à l’œil. On serait passé vingt fois devant la touffe d’ajoncs qui masquait ce sentier sans soupçonner son existence, et ce n’était là cependant, pour ainsi dire, que le premier anneau de la chaîne de précautions dont s’entouraient les insurgés royalistes.
Jean Brand prit la main de Sainte, et lui fit descendre la pente douce de l’amphithéâtre.
Ils arrivèrent ainsi au pied du dolmen dont la tête grise s’élevait à plusieurs toises de terre. Jean Brand en fit le tour et toucha par trois fois, avec la crosse ferrée de son fusil, une pierre plate et carrée qui semblait scellée dans le sol. Au troisième coup, la pierre, tournant sur une charnière intérieure, fit bascule et laissa découvert l’orifice d’un large trou.
– Mort ! cria une voix souterraine.
– Bleu ! répondit Jean Brand, achevant ainsi le juron caractéristique qui servait de mot de passe.
La pauvre Sainte s’était reculée avec effroi, en voyant la gueule béante de la caverne ; le Chouan la rassura doucement, et tous deux commencèrent à descendre.
– Mettez vos fusils de côté, mes braves, dit Jean Brand en voyant deux sentinelles en blouse et en sabots croiser les armes au bas de l’escalier.
– Le bedeau ! s’écrièrent en même temps les deux Chouans ; le bedeau !
Et de tous les coins de la caverne, un hourra général et joyeux répéta :
– Le bedeau !
Sainte descendait en ce moment la dernière marche ; en tournant l’angle saillant de l’escalier, elle se trouva tout à coup dans une immense salle, brillamment éclairée, et remplie d’hommes armés. Plus morte que vive, elle se pressa timidement contre son conducteur.
La caverne, de forme semi-circulaire, et dont les deux bouts se repliaient légèrement, de manière à figurer un croissant, était entourée d’une litière de paille, couche commune où s’étendaient les Chouans, lorsque l’heure du sommeil était venue. Au-dessus de cette litière, une sorte de râtelier contenait l’arsenal de rechange de la bande. C’étaient des armes de toutes sortes, de toutes formes, et, on peut le dire, de toutes provenances. À côté d’une rapière droite, à lame triangulaire, pendait un sabre recourbé à pointe de Damas, dont la poignée, bizarrement historiée, annonçait une origine musulmane ; auprès d’un tromblon de cuivre, à la gueule évasée comme le pavillon d’un cor de chasse, se dressait la longue et fluette canardière du chasseur des marais ; puis venait un luxueux fusil à deux coups, arme de gentilhomme, qui avait mis à mort sans doute plus d’un vieux loup, plus d’un fort sanglier ; puis encore un mousquet massif, un canon blanc et lisse, trophée conquis sur un pauvre milicien de la république. Au bout de ce magasin, sur un affût à pivot, une petite pièce de deux livres de balle était soigneusement recouverte de son étui de serge. Ce petit canon ne sortait jamais du souterrain ; c’était l’artillerie de défense.
Sainte ne vit tout cela, comme on le pense, que fort imparfaitement. L’aspect de tous ces hommes à figures farouches et déterminées l’effrayait ; elle osait à peine lever les yeux et avait rabattu son voile sur son visage.
– Bedeau, mon ami, dit un officier supérieur en costume, dans lequel Sainte reconnut M. de Vauduy ; nous avions presque fait le sacrifice de ta précieuse personne… D’où viens-tu ? et qui nous amènes-tu là ?
– C’est trop de questions, répondit Jean Brand, et je n’ai pas le temps d’y répondre… Où est mademoiselle ?
– Dans son boudoir, répliqua M. de Vauduy en ricanant.
Jean Brand traversa la foule, écartant, à l’aide de ses coudes vigoureux, ceux que la curiosité portait à s’approcher de trop près de Sainte.
Arrivé au bout de la caverne, il poussa une porte et entra dans une petite cellule voûtée, où Marie de Rieux était seule.
– Ah ! ah ! fit Marie en prenant un air de souveraine qui ne lui allait point trop mal ; notre fidèle père nourricier !… Sois le bienvenu, Jean Brand, je craignais de ne plus te revoir.
Elle tendit la main avec une affectation théâtrale, et le bedeau la porta à ses lèvres.
– Not’ demoiselle, dit-il, voici mam’selle Sainte, qui m’a sauvé la vie, et qui voudrait savoir des nouvelles du médecin bleu.
– Sainte ! s’écria la hautaine enfant en cachant une émotion réelle sous un sardonique sourire ; qu’elle soit aussi la bienvenue ! mais est-ce bien chez nous qu’il faut venir, pour chercher des nouvelles du médecin bleu ?
– Sauf respect, commença Brand, en interrogeant nos hommes…
– C’est bien ! interrompit Marie, interroge qui tu voudras, et laisse-nous seules.
Brand salua et se retira aussitôt.
Les deux jeunes filles ne s’étaient point vues depuis le jour où la croix, surmontée d’un drapeau blanc, avait été relevée au carrefour de la forêt. Il y avait de cela plusieurs mois. Sainte fut surprise et affligée du changement que ce court espace de temps avait opéré sur les traits de sa compagne. Marie était toujours belle, mais une mate et maladive pâleur avait remplacé les fraîches couleurs qui brillaient autrefois sur sa joue. Son œil était entouré d’un cercle bleuâtre, et il y avait une tristesse profonde sous la méprisante ironie de son sourire.
Elles restèrent quelques minutes en face l’une de l’autre. Marie semblait faire une comparaison pénible entre le doux visage de Sainte et ses traits à elle, ses traits d’enfant, déjà fanés et presque flétris. Enfin elle rompit le silence.
– La fille du médecin bleu, dit-elle sans abandonner son ton de froideur, s’est donc enfin souvenue de son ancienne amie ?
– Elle ne l’a jamais oubliée, répondit Sainte avec douceur.
– C’est, de sa part, bien de la bonté… Et n’avez-vous point tremblé, Sainte, à l’idée de confier votre vie à des brigands tels que nous ?
Marie appuya sur ce dernier mot avec une singulière emphase ; on voyait que la pauvre enfant prenait fort au sérieux sa position d’héroïne. Sainte songea peut-être à cette fable que le bon la Fontaine a intitulée la Mouche du coche, mais elle n’en fit rien paraître, et répondit simplement :
– Je suis sous la sauvegarde de Jean Brand.
– Pauvre sauvegarde, ma fille !… Jean Brand est ce que tout le monde est ici, mon serviteur… un mot de moi, un geste, moins que cela, le ferait rentrer sous terre.
Sainte baissa les yeux… Elle se sentait prise de pitié.
– Vous êtes bien puissante, Marie, dit-elle ; êtes-vous heureuse ?
Cette question fit tomber comme par enchantement le masque au moyen duquel Marie voulait cacher son naturel franc et sincère. Elle regarda un instant Sainte d’un air indécis, puis, se levant d’un saut, elle lui jeta les bras autour du cou et se prit à pleurer.
– Sainte, ma bonne Sainte, dit-elle, que je voudrais être à ta place !
La fille du docteur lui rendit son étreinte, et toutes deux, les bras enlacés, s’assirent côte à côte.
– Ainsi, dit Sainte, tu n’es pas heureuse ?
– Je ne sais… Parfois des idées de gloire traversent ma cervelle ; je me sens le cœur d’un homme, et ma main trouve plaisir à caresser la garde d’une épée… C’est le sang de Rieux qui parle, alors ; en cet instant, j’irais à la mort comme on court à une fête… Mais d’autres fois, quand je me vois, pauvre enfant que je suis, au milieu de tous ces hommes dévoués, mais grossiers et toujours prêts à lâcher la bride à leurs passions brutales… faut-il le dire ?… j’ai peur.
Elle cacha sa tête dans le sein de son amie.
– Oh ! reprit-elle après un moment de silence, ce n’est pas la mort que je crains. Mon bras est faible, mais mon cœur est fort… Ce qui me ronge, c’est le doute : parfois, je crois surprendre un sourire de pitié sur les lèvres de mes hommes ; parfois, ils me répondent avec cet air de condescendance que prennent les bons serviteurs avec l’enfant gâté d’un maître qu’ils aiment… Admirent-ils ma précoce énergie ?… Raillent-ils mes inutiles exploits ?… Suis-je grande ou suis-je ridicule ?
En prononçant ce dernier mot, elle lança à la dérobée, vers Sainte, un regard plein d’anxiété.
Celle-ci fut quelque temps avant de prendre la parole. Quand elle rompit enfin le silence, ce fut d’un ton grave, presque sévère.
– Et c’est là tout ce que vous craignez ? dit-elle.
– N’est-ce pas assez ?
– Un jour, le curé de Saint-Yon, que vous respectiez autrefois, Marie…
– Et que je respecte encore…
– Je le souhaite… Un jour donc, le saint prêtre me dit ces paroles, qui se sont gravées dans ma mémoire : « En ces temps de luttes impies, ma fille, le rôle d’une femme doit être un rôle de paix, de conciliation et de pitié… » Ne vous a-t-il jamais rien dit de semblable, Marie ?
– Si fait… Je crois me souvenir… Mais je trouve injustes et cruelles ces prescriptions qui font de la femme un être passif, un être nul…
– Nul pour le mal, et tout-puissant pour le bien ! pensez-vous que ce soit un mauvais partage que le nôtre ?
– Je ne sais, dit Marie en soupirant ; peut-être as-tu raison… En tous cas, pour reculer, je suis trop avancée…
– Est-il jamais trop tard pour reconnaître ses torts ? dit Sainte.
– Pour loi… pour tout autre… non ! Mais je m’appelle de Rieux, et suis seule pour soutenir la gloire de ma race… Adieu ! Sainte, tes paroles amollissent mon cœur, et j’ai besoin d’un cœur de bronze… Adieu !
Marie de Rieux déposa un baiser sur le front de Sainte, et la congédia d’un geste. Quand elle fut seule, elle tomba dans une profonde rêverie et murmura machinalement :
– Paix, conciliation, pitié !… C’est là le rôle d’un ange et non d’une créature mortelle… et pourtant c’est celui de Sainte.
Cette dernière rentra dans la caverne, et chercha des yeux Jean Brand, qui vint aussitôt à sa rencontre d’un air triste.
– J’ai interrogé tout le monde, dit-il, et personne n’a pu me répondre.
– N’y a-t-il plus d’espoir ? murmura Sainte accablée.
– Notre bande n’est pas seule, répondit le bedeau. J’irai, je m’informerai.
– Oh ! merci, merci, monsieur Brand ! s’écria Sainte. Dieu vous récompensera.
– Pensez-vous donc, dit le paysan en montrant sa poitrine, que ceux que vous appelez des brigands n’ont pas là de cœur pour aimer et se souvenir ? J’ai contracté envers vous une dette, mam’selle, et je vous la payerai avant de mourir…
VII. LA DETTE DE JEAN BRAND
Sainte revint tristement à la cabane, et passa encore une semaine en proie à toutes les tortures de l’attente.
Un jour, Jean Brand arriva tout essoufflé.
– Une chopine de cidre, mam’selle, si c’est un effet de votre bonté, dit-il en tombant épuisé sur un banc.
Sainte se hâta de lui servir à boire, et le bedeau avala la chopine d’un seul trait.
– Ah !… fit-il avec un long soupir de soulagement : un morceau de lard et du pain, maintenant, mam’selle, si ce n’est pas trop demander.
Sainte mit du pain et du lard sur la table. Jean Brand, avec une rapidité merveilleuse, fit disparaître le tout en un instant.
– Ah !… dit-il encore en avalant la dernière bouchée.
Puis il ajouta dolemment :
– Il y avait trois grands jours que je n’avais mangé, mam’selle !
– Est-il possible ! s’écria Sainte.
– Voyez, reprit Jean, qui se leva et montra son costume d’un geste mélancolique.
Son habit d’officier royaliste était réduit à l’état de haillons ; son écharpe blanche, déchirée et noircie par la poudre, pendait en lambeaux autour de son corps.
– Qu’est-il donc arrivé ? demanda Sainte.
– De tristes nouvelles pour les amis du roi, mam’selle. Voilà trois jours que nous nous battons, ou plutôt que nous sommes battus. Le général *** est en campagne, le maudit Bleu !… Nous étions un contre quatre… Ah ! mam’selle Sainte, il y a bien des corps morts à cette heure sur la lande.
– Et mon père ? s’écria la jeune fille dans son égoïste tendresse.
– J’allais y venir, mam’selle, et je vous demande pardon de vous avoir parlé de nous… Il y a des nouvelles… de votre père d’abord… et puis d’un autre encore…
– Mon frère ?
– Bien touché !… C’est du gars René, en effet, qu’il s’agit.
– Parlez, monsieur Brand, par pitié, parlez !
– Je suis venu pour cela, mam’selle, et je viens de loin… D’abord, il faut vous souvenir que je vous devais quelque chose, et que j’avais promis de payer ma dette avant de mourir… Je l’ai payée, mam’selle, et tout à l’heure, je vais aller mourir… ça vous étonne ?… Écoutez : Il y a trois jours, un corps de Vendéens nous arriva ; les pauvres diables étaient dans un piteux état, car, depuis la Loire, ils avaient été poursuivis par les Bleus. Néanmoins, ils n’avaient perdu qu’un des leurs… un jeune homme, qui était tombé de fatigue à deux cents pas du Trou-aux-Biches. Je demandai son nom : René Saulnier, me répondit-on.
– Mon frère !… mon pauvre frère !…
– Attendez donc !… Je pris ma canardière et m’en allai sur la lande. René était là, qui tirait la langue à faire pitié. Je lui donnai ma gourde et le chargeai sur mes épaules ; mais les républicains arrivaient : saint Jésus ! nous l’avons échappé belle ! Heureusement que ma gourde avait ranimé René ; il fila, et moi je restai pour couvrir sa fuite.
– Excellent homme ! s’écria Sainte en prenant la main de Jean.
– Attendez donc !… Ce fut l’affaire de dix minutes. Les Bleus n’avaient plus de munitions ; j’en ai été quitte pour quelques coups de crosse, et j’ai la tête dure… et d’un !… Le lendemain ce fut une autre fête. Nous sortîmes du Trou-aux-Biches avant le jour pour surprendre les Bleus : nous les trouvâmes endormis… Votre père était là, mam’selle…
– Mon Dieu ! qu’allez-vous m’apprendre ? murmura Sainte.
– Attendez donc… Il eut le temps de s’armer, et vint à notre rencontre comme un brave homme qu’il est, quoique pataud… Il se trouva en face de M. de Vauduy, son ancien camarade… Voyez-vous, mam’selle, dans ces guerres de Français à Français, il n’y a pas d’amitié qui tienne : souvent même l’idée qu’on a devant soi un ami vous pousse et vous met le diable au corps. Vauduy est maître en fait d’armes. Il reçut votre père, ferme sur la hanche, et allait l’embrocher, lorsque je l’ai terrassé d’un coup de crosse, priant le citoyen votre père d’aller voir à deux lieues de là si j’y étais par hasard… Voilà !
– Quoi ! sauvés tous deux ! sauvés par vous ! dit Sainte, qui fondit en larmes. Que faire pour vous prouver ma reconnaissance ?
– Voulez-vous me rendre bien content ? dit Brand, qui se sentit rougir sous le cuir bronzé de sa joue.
– Parlez, que faut-il faire ?
Brand ouvrit ses bras.
– Embrassez-moi, mam’selle Sainte, mais là, bien comme il faut… comme une bonne fille embrasse son vieux père.
Sainte se jeta à son cou.
Le bedeau souriait et pleurait en même temps.
– Merci !… dit-il, maintenant, je ne vous dis pas au revoir, mam’selle Sainte, car je ne vous verrai plus… j’ai frappé mon officier ; nous avons, nous aussi, une discipline… Adieu !
Sainte ne comprit pas tout d’abord ; mais bientôt la réalité lui apparut tout entière.
– Ils vont le fusiller ! s’écria-t-elle en courant sur les pas du bedeau : Brand !… Jean Brand !… restez avec moi.
Mais le Chouan n’était déjà plus à portée de l’entendre.
VIII. LE RÊVE
Les Chouans de Saint-Yon étaient à l’agonie ; un dernier coup devait les détruire ou les disperser. M. de Vauduy, seul officier restant, disposa ses hommes pour une suprême bataille ; il ne leur cacha point l’imminence du danger. À quoi bon ? Ils étaient préparés à mourir.
Quand Vauduy se fut acquitté de ses devoirs de soldat, il entra dans la cellule de Marie.
– Mademoiselle, dit-il, deux chevaux sont sellés, et vous attendent au pied du dolmen ; un de mes hommes vous accompagnera jusqu’à Vannes, où j’ai fait retenir votre passage sur un brick qui part pour Falmouth… Il faut nous séparer.
Marie secoua l’engourdissement du désespoir où l’avaient plongée les défaites successives de ses compagnons.
– Vous êtes donc bien sûrs de vaincre ? dit-elle, en se redressant tout à coup.
– Hélas ! mademoiselle, nous sommes sûrs de mourir.
– Et vous voulez me renvoyer à l’heure du péril ?… Vauduy, cela n’est pas d’un serviteur loyal… Puisque la race des Rieux doit s’éteindre avec moi, qu’elle s’éteigne noblement, et sur un champ de bataille !
Vauduy voulut faire des représentations.
– Je le veux ! s’écria Marie.
L’ancien intendant s’inclina jusqu’à terre et sortit à reculons.
Comme il sortait, il rencontra Jean Brand.
– Bedeau, mon ami, dit-il, pourquoi es-tu revenu ?
– J’avais donné ma parole.
– Une parole est quelque chose, mais la vie est davantage… Tu m’as frappé ; tu dois mourir. Mais n’est-ce pas une chose dérisoire que de fusiller un brave tel que toi, la veille de notre mort à tous ?
– Cela vous regarde, dit froidement Jean Brand ; vous m’aviez laissé vingt-quatre heures pour aller jusqu’à Saint-Yon, où j’avais à remplir un devoir. Ce devoir est rempli ; me voilà.
– Jean Brand, mon ami, répondit Vauduy avec une égale froideur, ce que tu fais là est peut-être fort beau… mais mademoiselle et toi, vous êtes les deux plus grands fous que je connaisse.
Puis il ajouta, en bâillant :
– Reste si cela te plaît, va-t’en si tu veux. Demain, au point du jour, si tu es encore là, et qu’on ait du temps à perdre, on te fusillera.
Et Vauduy, succombant à la fatigue, se roula dans son manteau, et s’endormit.
– L’excès du péril peut-il donc tuer à l’avance, comme un feu trop violent brûle de loin ? murmura Jean Brand ; cet homme n’a plus ni espoir, ni crainte, ni tendresse, ni haine ; son cœur s’est fait pierre, il est mort déjà. —
Puis, profitant de la permission donnée, il saisit sa canardière, et s’éloigna lentement, résolu à partager, le lendemain, le sort de ses compagnons d’armes.
Sainte était rentrée dans la cabane, la pensée du sort qui attendait Jean Brand gâtait sa joie. Cette joie elle-même, d’ailleurs, n’était point sans mélange. Le citoyen Saulnier et René vivaient ; ils avaient échappé tous deux, comme par miracle, aux affreux dangers de cette guerre d’extermination, mais ils allaient se trouver en présence. Le médecin bleu savait-il que son fils était revenu ? René, lui-même, n’ignorait-il point que son père combattait, en qualité de volontaire, dans les rangs des républicains ? Le hasard ne pouvait-il pas les rapprocher dans la mêlée ?
À cette cruelle idée, Sainte, tremblant de tous ses membres, se sentait mourir ; et, comme il arrive dans ces occasions, plus l’idée était terrible, plus elle était tenace, obsédante, tyrannique. Impossible de la fuir ou de la chasser.
La nuit était venue. Sainte, assise près de sa lampe, la joue pâle, les yeux fixes et mornes, voyait sans cesse devant elle une effrayante vision, et ne songeait point à dormir. Les heures de la nuit passèrent lentement, l’une après l’autre ; la jeune fille veillait toujours.
Enfin, les premières lueurs du matin firent pâlir les rayons de la lampe. Sainte, exténuée de fatigue, engourdie par l’angoisse, ferma les yeux, et le sommeil vint la surprendre.
Elle dormit bien longtemps. Depuis plus de six heures, le soleil avait franchi la ligne de l’horizon, et répandait à flots sa lumière. Sainte dormait encore.
Mais ce sommeil lourd, fiévreux, plein de tressaillements soudains et de rêves pénibles, n’était point de ceux qui reposent. Sainte voyait passer devant ses yeux des images terribles et grotesques à la fois. Le pesant cauchemar oppressait sa poitrine. Des voix lugubres criaient des plaintes à son oreille, et, sous ses pieds, grouillait une eau impure où il y avait du sang. – Puis son rêve prit un enchaînement logique et affecta les allures de la réalité. Alors, ce fut horrible.
Sainte se voyait sur la lande, non loin de ce sauvage amphithéâtre que nos lecteurs connaissent déjà sous le nom de Trou-aux-Biches. Elle entendait çà et là des coups de feu derrière les ajoncs, mais elle n’apercevait rien.
Tout à coup, au détour de l’un des mille sentiers qui marbrent la lande, elle vit deux hommes arrêtés face à face.
L’un était un jeune homme, l’autre un vieillard.
– Vive la république ! dit le vieillard.
– Dieu et le roi ! répondit le jeune homme.
Deux sabres furent dégainés, et un combat furieux s’engagea.
Le jeune homme était René Saulnier ; le vieillard était le médecin bleu.
– Mon père ! mon frère ! voulait crier Sainte. —
Mais le cauchemar collait sa langue à son palais ; elle ne pouvait produire aucun son.
Et le hideux combat se poursuivait toujours.
Sainte fit des efforts inouïs pour se précipiter entre eux. Mais le cauchemar paralysait ses jambes, et ses pieds étaient devenus de plomb…