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Kitabı oku: «Les Contes de nos pères», sayfa 12

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IV. MARIE BRAND

Grâce à l’achat national qu’en avait fait M. de Vauduy, ou mieux le citoyen Vauduy, le noble château de Rieux n’avait subi aucune dégradation. Il s’élevait entre ses quatre douves, défendu par sa ceinture de remparts dix fois séculaires, et protégé en outre par huit tourillons qui flanquaient, deux à deux, chacun des quatre angles de ses ailes. Au-dessus de la grand’porte, l’écusson avait été gratté et remplacé par une couche de badigeon : c’était la seule marque qu’y eût laissée le passage des cohortes républicaines.

À l’heure où Sainte reprenait, seule, le chemin de la maison de son père, il y avait trois personnages rassemblés dans le grand salon du manoir. Assis dans un vaste fauteuil, sous le tablier de la cheminée, Jean Brand, en costume de paysan, les deux pieds sur les chenets, causait avec M. de Vauduy à voix basse. Le riche gentilhomme et le pauvre villageois semblaient se traiter d’égal à égal, et souvent les opinions du premier étaient rudement repoussées par le second. Le troisième personnage portait un large chapeau rabattu sur ses yeux, et tout son costume disparaissait sous le manteau qui le couvrait complétement. Étranger à la conversation, il arpentait lentement la salle et s’arrêtait seulement de temps à autre devant quelqu’un des vieux portraits de famille qui s’alignaient en cordon le long des hauts lambris.

Tout à coup, sans qu’aucun des domestiques eût annoncé la venue d’un étranger, trois coups retentirent à la porte.

– Ce ne peut être que le docteur, murmura précipitamment M. de Vauduy.

– Que le diable le confonde ! s’écria Jean Brand, qui se leva aussitôt, et, mettant le bonnet à la main, se hâta de prendre l’humble posture qui semblait lui convenir.

L’homme au manteau enfonça davantage son chapeau sur son front, et se glissa dans un embrasure.

Au même instant, et avant que M. de Vauduy eût pris le temps de dire : « Entrez ! » la porte s’ouvrit. Le médecin bleu parut sur le seuil.

Le citoyen Saulnier avait toujours conservé envers M. de Vauduy les rapports d’amitié qui les liaient autrefois ; il pouvait entrer à toute heure au château, et nulle querelle n’avait jamais eu lieu entre lui et l’ancien intendant de Rieux ; mais un observateur eût facilement deviné que ces semblants de bonne intelligence recouvraient une froideur mutuelle.

En entrant, le docteur jeta un rapide regard autour de la salle.

– Vous n’êtes pas seul, citoyen, dit-il, je vous dérange ?

Puis il ajouta mentalement en regardant le ci-devant bedeau :

– Toujours cet homme !

– Bien le bonjour, monsieur le docteur, murmura Jean Brand d’un ton bourru. – Et il se mit à l’écart.

– Loin de me déranger, mon cher docteur, dit M. de Vauduy, votre venue me fait grand plaisir. Je comptais me rendre chez vous ce matin.

– Ah ! fit Saulnier.

– Oui… J’avais un service à réclamer de vous.

– Je suis à vos ordres… Moi-même, j’avais également un service à vous demander.

– Cela se trouve à merveille ! s’écria M. de Vauduy.

– À merveille, en effet ! répéta Saulnier. Puis-je savoir ?…

– C’est une chose bien simple… Jean Brand, que voilà, est obligé de s’absenter ; moi-même, je suis sur le point d’entreprendre un voyage qui sera fort long peut-être…

– Ah ! fit encore Saulnier, dont un sarcastique sourire releva la lèvre.

– Et je voulais vous prier, continua M. de Vauduy, de prendre chez vous pendant notre absence…

– La jeune citoyenne Marie, n’est-ce pas ? interrompit le docteur.

– Mademoiselle Marie, dit Brand avec emphase.

– Vous avez deviné, cher docteur, il s’agit de Marie Brand, à laquelle je m’intéresse… plus que je ne puis le dire.

– Citoyen, répondit Saulnier avec sécheresse, je suis forcé de vous refuser, et vous comprendrez mes motifs… Moi-même, je compte partir ce soir, et je venais vous prier de donner asile à ma fille jusqu’à mon retour.

Jean Brand traversa lentement la salle et vint se placer en face du docteur.

C’était un personnage assez remarquable que ce Jean Brand, et il mérite une description particulière. Sa taille était de beaucoup au-dessous de la moyenne, mais elle gagnait en largeur ce qu’elle perdait en longueur. Sa carrure eût fait honneur à un homme de six pieds, et son torse, supporté par de courtes jambes, de forme peu académique, était un modèle parfait de force musculaire. D’habitude, il tenait les yeux baissés, et sa tête se penchait sur son épaule dans une attitude de nonchalante apathie ; mais quand une passion soudainement excitée roidissait ses muscles, son cou se redressait et devenait de bronze ; les veines de son front se gonflaient, ses yeux fauves lançaient un éclair sombre et perçant à la fois. En ces instants, sa physionomie se faisait terrible et puissamment accentuée.

Rien de semblable n’existait lorsqu’il traversa la salle pour s’approcher du citoyen docteur. Seulement sa paupière demi-baissée laissait échapper un regard hostile et moqueur.

– Monsieur Saulnier, dit-il, ou citoyen, puisque c’est votre idée qu’on vous appelle comme ça, j’ai envie de vous donner un conseil.

– Je vous tiens quitte, répondit le médecin bleu avec dédain.

Jean Brand cligna de l’œil et roula son bonnet entre ses doigts.

– M’est avis, reprit-il, que vous avez marché sur une mauvaise herbe, not’ maître.

– Je ne suis pas ton maître ; si je l’étais, mon premier soin serait de te dire : Va-t’en !

– Vous auriez tort, mon bon monsieur ; moi, tout au contraire, je vous dis : Restez !

– Que veut dire ce misérable ? s’écria le docteur en s’adressant à M. de Vauduy.

Mais celui-ci ne répondit que par un geste équivoque, qui pouvait se traduire ainsi :

– Je n’ai pas le droit de lui imposer silence.

– Cela veut dire, reprit Jean Brand en se redressant tout à coup, que vous parlez à un capitaine au service de Sa Majesté le roi de France et de Navarre ; cela veut dire que vous n’êtes pas mon maître, en effet, parce que je suis le vôtre ; cela veut dire enfin que vous avez joué trop longtemps le rôle d’espion de la république dans ce pays et que vos exploits en ce genre touchent à leur terme… Vous êtes mon prisonnier.

À cette époque de troubles, chacun portait sur soi des armes. Saulnier, qui était un homme de cœur, voulut résister et mit la main sur ses pistolets ; mais Jean Brand, le prévenant, appuya un des siens contre sa poitrine.

– Pas de sang ! s’écria l’homme au manteau, qui se précipita entre eux et les sépara. Monsieur Brand, pourquoi cette violence ?… Donnez-moi vos armes, Saulnier ; je vous engage ma parole qu’il ne vous sera point fait de mal.

Celui qui parlait ainsi releva son chapeau à ces mots, et tendit la main au docteur.

– L’abbé de Kernas ! murmura celui-ci ; j’aurais dû m’en douter !… Je suis dans un repaire de Chouans.

– Ami, répondit le prêtre, vous êtes en effet entre un serviteur de Dieu et un défenseur du trône : à cause de cela, vous êtes en sûreté.

Il fit un geste, et Jean Brand remit ses pistolets à sa ceinture.

Vauduy était resté spectateur impassible de cette scène.

– Ce diable de Brand, dit-il alors, a des façons d’agir tout à fait extraordinaires ; il ne sait pas dire deux mots sans brûler une cartouche… Mon cher Saulnier, je vous demande pardon de ce qui arrive, mais… ce que vous a dit Brand est la vérité ; vous êtes son prisonnier.

– Comment !… vous aussi !

– Moi plus que personne, poursuivit froidement Vauduy. Je n’ai point changé d’état ; je suis, comme autrefois, le serviteur de la maison de Rieux, rien de plus.

– Mais de quel droit ?…

– Permettez. Le droit est positif : Brand a prononcé un mot fâcheux, mais juste ; vous faites, parmi nous, le rôle d’espion, mon très-cher Saulnier.

Celui-ci voulut se récrier.

– Permettez, poursuivit M. de Vauduy avec la même froideur ; vous êtes un honnête homme, je le crois, et je vais vous en donner bientôt une preuve… mais il n’en est pas moins vrai que vous comptiez partir ce soir pour Redon, afin de dénoncer…

– Je l’avoue, interrompit Saulnier ; je fais plus, je m’en glorifie !

– Chacun prend sa gloire où il la trouve, mon cher Saulnier ; mais, en bonne conscience, votre aveu suffit pour motiver la conduite du capitaine Brand, et, sans notre excellent curé, qui a mieux aimé jeter bas son incognito que de permettre…

– Me croyez-vous assez lâche pour le dénoncer ?

– Je ne prétends point cela, quoique Brand fasse, dans son coin, une grimace significative ; mais brisons là… Voulez-vous être libre ?

– Quelles sont vos conditions ?

– Peu de chose. Vous me rendrez le petit service que je réclamais de vous au commencement de cette entrevue.

– C’est-à-dire ?

– Vous recevrez chez vous Marie Brand, en promettant, sous serment, – je crois à votre parole, moi, – en promettant de la traiter comme votre fille, et surtout de ne point aller à Redon.

Saulnier se prit à réfléchir.

À ce moment, on entendit ouvrir la porte extérieure du château, et les pas d’un cheval retentirent sur le pavé de la cour.

L’hésitation du docteur ne dura pas longtemps.

– Ni l’un ni l’autre, répondit-il. En sortant d’ici, le premier acte de ma liberté sera de partir pour Redon.

– Voilà qui est parler, murmura Jean Brand.

Le prêtre haussa les épaules en soupirant.

– En outre, poursuivit Saulnier, je ne souffrirai jamais que le toit qui abrite ma fille soit souillé par…

– Silence ! s’écria Brand d’une voix menaçante.

– Silence, en effet, maître Saulnier, dit M. de Vauduy, perdant tout à coup son ton de froideur ; si j’ai deviné ce que vous alliez dire, vous feriez bien de recommander à Dieu votre âme avant d’achever tout haut votre pensée.

L’ancien curé de Saint-Yon s’approcha de nouveau du docteur.

– Monsieur Saulnier, dit-il, nous étions autrefois amis, et j’espère que vous m’avez gardé votre estime ?

– Mon estime et mon amitié, citoyen Kernas, dit le docteur en lui tendant la main.

– Eh bien, reprit le prêtre, ayez égard à ma prière ; consentez à rester neutre dans ces tristes combats et à donner asile à Marie Brand.

Avant que le docteur eût pu répondre, il se fit un léger bruit à la porte ; personne n’y prit garde.

– Jamais ! s’écria le citoyen Saulnier ; je suis républicain, je servirai la république jusqu’à la mort.

– Ainsi vous refusez de recevoir Marie Brand ? prononça lentement de Vauduy.

– Je refuse.

Vauduy tira le cordon d’une sonnette, et deux paysans, armés jusqu’aux dents, parurent sur le seuil d’une porte latérale.

Mais, au même instant, la porte d’entrée s’ouvrit avec fracas, et Marie Brand s’élança dans le salon. Une vive rougeur colorait sa joue ; son œil brillait d’un éclat extraordinaire, et ses sourcils froncés donnaient à sa physionomie une expression de sauvage et impérieuse rudesse.

À son aspect, M. de Vauduy, Jean Brand, et le curé lui-même se découvrirent respectueusement. Elle ne répondit point à leur salut.

– Que signifie cela, messieurs ? dit-elle, en entrant, d’une voix brève et courroucée ; depuis quand la fille de mon père a-t-elle besoin qu’on sollicite pour elle un asile ?

– Not’ demoiselle… murmura humblement Jean Brand.

– Paix ! Je vous avais fait connaître mes volontés ; vous saviez qu’il me plaisait de suivre l’armée royaliste, et de combattre dans les rangs des fidèles soutiens du trône et de l’autel. Est-ce un complot que vous tramiez contre moi, messieurs ?

– Mademoiselle, dit Vauduy, si c’est un crime d’avoir voulu mettre à l’abri votre précieuse personne…

– Est-ce donc la fille d’un roi ? se demanda Saulnier.

Et en effet, à voir le geste impérieux et la pose pleine de majesté de cette enfant de treize ans, devant laquelle s’inclinaient ces trois hommes, cette question était permise. Si Marie n’était pas de race royale, du moins devait-elle être d’une bien illustre naissance, pour que son caprice fût ainsi accueilli par le respect et l’humilité.

Le prêtre, néanmoins, parut bientôt se souvenir que son ministère était au-dessus de toute distinction sociale.

– Ma fille, dit-il d’un ton ferme, vous êtes bien jeune…

– Qu’importe ?

– Peu importe, en effet. Eussiez-vous l’âge d’une femme, votre place ne serait point au milieu des camps. N’est-ce point assez des hommes pour répandre le sang dans cette déplorable querelle ?

Marie écoutait, le front haut ; un sourire impatient et railleur précéda sa réponse.

– Mon père, dit-elle, je suis femme ; je le sais ; c’est un malheur. Mais monsieur mon cousin de Rieux est mort en exil, je suis le dernier rejeton de la plus illustre maison de Bretagne, et, par la Vierge ! ma sainte patronne, je dis : Foin de mon sexe ! et je porte l’épée. Il ne faut pas, voyez-vous, que l’héritage de Rieux tombe en quenouille !

– Bravo ! murmura Jean Brand dont l’œil rayonna d’enthousiasme.

– Que Dieu ait pitié de vous, ma fille, dit le prêtre, car votre cœur est plein d’orgueil.

Et il se retira lentement.

Le docteur était né vassal de Rieux. Involontairement saisi par le souvenir de tous les bienfaits dont cette noble race avait de tout temps comblé le pays, il se découvrit à son tour.

– Citoyenne, balbutia-t-il avec embarras, j’ai refusé asile à Marie Brand, mais Marie de Rieux…

– Assez, monsieur ! interrompit la jeune fille avec mépris ; je ne veux point vous dire ce que je pense de vous, car Sainte, votre fille, fut mon amie, et René, votre fils, est un digne soldat du roi ; mais si vous eussiez accepté l’offre que ces messieurs ont eu la faiblesse de vous faire, j’aurais refusé, moi ! Allez, monsieur, allez continuer votre rôle ; il n’y a pas loin d’ici à Redon… et vous êtes libre !

– Libre ! répéta le médecin bleu au comble de la surprise.

– Not’ demoiselle l’a dit ! grommela Jean Brand avec résignation.

– Qu’il soit fait suivant sa volonté ! ajouta M. de Vauduy.

Saulnier salua profondément Marie de Rieux et fit une froide inclination à Vauduy. En passant près de l’abbé de Kernas, il lui tendit de nouveau la main…

– C’est une noble enfant ! dit-il à voix basse en désignant Marie.

– Monsieur Saulnier, répondit le prêtre, remerciez Dieu, car il vous a donné une fille qui a toutes les vertus de son sexe et qui n’a que celles-là.

Quant à Jean Brand, il suivit le docteur, jusqu’au seuil, d’un regard haineux et plein de rancune.

– Il va nous dénoncer, pensa-t-il, mais nous serons loin demain, et je veux mourir sans confession, s’il retrouve autre chose qu’un tas de cendres à la place de sa maison !

V. LE BIEN POUR LE MAL

Un mois s’est écoulé depuis la scène que nous venons de rapporter. La lutte s’est engagée ardente, implacable, comme toute lutte entre concitoyens.

Le jour de sa visite au château, le docteur avait accompli sa menace ; il était parti pour Redon avec Sainte. Jean Brand aussi s’était souvenu de sa promesse ; quand le citoyen Saulnier revint le lendemain, escorté d’un détachement de Bleus, il vit de loin fumer les derniers débris de sa maison.

Sainte pleura sur la demeure où s’était passée son enfance, où elle avait reçu le dernier soupir de sa mère, – sa bonne mère qui l’aimait tant ! mais aucune pensée de vengeance n’entra dans son cœur. Il n’en fut pas de même du médecin bleu, qui, dans sa colère, jura la mort de Jean Brand, et se fit volontaire pour poursuivre son ennemi.

Bientôt les environs de Saint-Yon offrirent un aspect de désolation profonde. Le bourg lui-même était abandonné, et c’est à peine si quelques femmes et quelques enfants se montraient parfois dans sa longue rue déserte. Ces malheureux ne faisaient à Sainte aucun reproche, mais, quand ils passaient près d’elle, ils ne lui envoyaient plus leur cordial et joyeux salut. Son père n’était-il pas l’agent fatal qui avait amené les républicains dans ces contrées ?

Sainte ne discontinuait point pour cela sa vie de bienfaisance. Ce qu’elle avait, elle le donnait aux tristes débris de la population du bourg. On recevait ses bienfaits, parce que la misère ne marchande pas, mais on les recevait sans gratitude, et il semblait que tout son généreux dévouement ne pût désormais compenser la juste haine qu’on portait au médecin bleu.

Celui-ci avait choisi l’une des cabanes abandonnées pour y établir sa demeure. Cette cabane, par un singulier hasard, était justement celle de Jean Brand, le ci-devant bedeau, son mortel ennemi. Du reste, le citoyen Saulnier n’y faisait que de courtes apparitions ; il poursuivait son œuvre de colère avec une passion inouïe, et se montrait toujours le plus ardent à la poursuite des Chouans.

Souvent Sainte restait seule au logis durant de longues semaines, sans nouvelles de son père. Quand il revenait, elle se précipitait à sa rencontre, joyeuse de voir ses inquiétudes terminées et espérant qu’enfin son père ferait trêve à cette lutte acharnée ; mais il n’en était rien. Le médecin bleu recevait avec une distraite indifférence les caresses de sa fille, puis il repartait en toute hâte.

Les Chouans, cependant, étaient loin d’avoir toujours le dessous. Déjà plusieurs fois des renforts étaient venus de Redon, mais la victoire restait indécise. Quand les Chouans étaient obligés de céder le champ de bataille aux troupes régulières, ils disparaissaient tout à coup pendant quelques jours. Nul ne savait quelle retraite les dérobait alors aux recherches les plus actives, puis, au bout d’une semaine, on les voyait revenir plus nombreux, plus déterminés que jamais.

Les femmes et les enfants qui étaient restés à Saint-Yon semblaient avertis de tout ce qui se passait au dehors, et faisaient les plus étranges récits. On disait que le général des Chouans était une jeune fille de treize ans, belle comme on ne vit jamais de beauté, et plus intrépide que le plus brave de ses soldats.

Et comme Sainte, dans sa naïve curiosité, s’informait de son nom, on lui répondait, avec l’emphase propre aux paysans de la haute Bretagne :

« Des gens l’ont connue et fréquentée, qui n’étaient pas dignes de dénouer les cordons de ses souliers ; ceux-là l’appelaient Marie Brand, mais son vrai nom est mademoiselle de Sourdéac, marquise d’Ouessant, dame de Rieux, d’Acérac et de Châteauneuf-de-la-Mer ! »

Sainte s’émerveillait de ces récits, mais elle n’avait garde d’envier le sort brillant de son ancienne compagne. Elle se souvenait des paroles du bon prêtre et n’ambitionnait point d’autre rôle que celui que l’abbé de Kernas lui avait autrefois tracé en trois mots : PAIX, CONCILIATION ET PITIÉ. Comme elle aimait encore Marie, et que Marie était en péril, elle unissait, dans sa prière de chaque jour, son nom à ceux de René et de son père.

Un jour, il y avait longtemps que le médecin bleu n’était venu à la cabane. Sainte revenait de la forêt où s’était dirigée sa promenade solitaire, lorsqu’un fracas soudain retentit derrière elle : c’était le bruit d’une vive fusillade. Elle tourna la tête et vit une cinquantaine de Chouans franchir le talus du chemin et s’enfuir, poursuivis par un nombre double de républicains. Ils passèrent rapidement auprès d’elle.

– Voici un otage ! s’écria l’un d’eux ; saisissons la fille du médecin maudit !

Mais les fuyards étaient presque tous des gens de Saint-Yon. Ils passèrent, et plusieurs même soulevèrent leur chapeau en disant :

– Dieu vous bénisse !

Quelques-uns pourtant, étrangers au bourg, s’arrêtèrent, ayant à leur tête celui qui avait parlé le premier et qui n’était autre que Jean Brand, revêtu de son costume de capitaine, c’est-à-dire portant le feutre à plumes, la veste à revers et la ceinture blanche.

– Saisissons-la ! répétèrent-ils.

Sainte voulut fuir. Ses jambes fléchissaient ; elle eût été bien vite atteinte, si une seconde décharge des Bleus, qui avaient franchi le talus à leur tour, n’eût mis le trouble parmi ceux qui la poursuivaient. Ils s’enfoncèrent rapidement dans les taillis qui bordaient un côté de la route.

Mais la décharge avait eu un autre résultat. Jean Brand, frappé de deux balles, était tombé aux pieds de Sainte.

– Jésus-Dieu ! dit-il ; j’ai mon compte.

Les Bleus, sans se donner le temps de recharger leurs armes, s’étaient précipités sur les traces des fuyards.

Quand ils eurent disparu, Jean Brand se releva en chancelant. Ses traits exprimaient l’étonnement le plus profond.

– Mam’selle, murmura-t-il, saviez-vous que c’est moi qui ai mis le feu à la maison de votre père ?

– Je le savais, répondit Sainte ; appuyez-vous sur mon bras.

– Et pourtant, reprit Jean Brand, vous avez laissé passer les Bleus sans leur dire : Le voilà !… tuez-le !… Vous vous êtes placée devant moi pour me cacher… et maintenant, vous me soutenez comme si j’étais votre ami.

– Venez, interrompit Sainte ; votre sang coule ; je vous panserai.

– Et tout à l’heure encore, continua Jean Brand, je proposais à mes hommes de vous saisir – Vous m’avez entendu, n’est-ce pas ?

– Je vous ai entendu… Hâtons-nous, ils vont revenir !

– Mam’selle Sainte, je pensais qu’au ciel seulement il y avait des anges !

On entendit au loin un nouveau bruit de fusillade.

– Venez, venez ! s’écria Sainte en l’entraînant.

Jean Brand se laissa faire. En marchant, il levait sur sa jeune protectrice un regard de reconnaissance et d’admiration.

Sainte allait avec précaution, et le soutenait de son mieux. Après bien des efforts, ils arrivèrent à la cabane, et Jean Brand se coucha dans son propre lit, qui était devenu celui du docteur. Sainte avait souvent aidé son père dans ses pansements. Intelligente et adroite, elle avait retenu ce qu’il fallait faire en ces occasions, et le blessé se sentit bientôt assez soulagé pour chercher le sommeil.

À peine était-il endormi, que les Bleus arrivèrent. Sainte fit retomber autour du lit l’épais rideau de serge, et ouvrit la porte aux soldats de la république. Si Jean Brand s’éveilla pendant l’heure qui suivit, il dut se croire l’objet d’une étrange vision. Les républicains s’étaient attablés sans cérémonie et faisaient fête au vin du docteur. Quand ils eurent bien bu, ils se retirèrent et laissèrent la pauvre Sainte accablée de tristesse : nul, parmi eux, n’avait pu lui donner des nouvelles de son père.

Cependant Jean Brand s’éveilla, ignorant le danger qu’il avait couru durant son sommeil. Sa première parole fut néanmoins un cri de gratitude. Tandis que Sainte le pansait, elle sentit une larme tomber sur sa main. Jean Brand pleurait.

– Mam’selle Sainte, dit-il, si Dieu m’exauce, je vous revaudrai cela quelque jour.

– Vous ne me devez rien, répondit-elle, et si vous voulez me faire une promesse, je serai trop payée.

– Laquelle ? s’écria Brand avec vivacité.

– Le hasard… votre aversion mutuelle peut-être… peut vous mettre un jour en face de mon père dans un combat… Épargnez-le !

– Je vous le jure.

– Merci.

Sainte avait fini le pansement. Elle s’assit auprès du lit et mit sa tête entre ses mains. Alors seulement Brand remarqua sa profonde tristesse, et c’eût été merveille pour un observateur, que de voir la sympathique mélancolie qui envahit tout à coup le rude visage du proscrit.

Jean Brand était un de ces hommes énergiquement trempés qui surgissent soudain aux jours des révolutions. Simple, dépourvu de toute espèce d’instruction, mais possédant un coup d’œil rapide autant que sûr, et cet imperturbable sang-froid dans le danger, qui est la première vertu d’un chef de partisans, il avait gagné la confiance des nobles qui commandaient la chouannerie. C’était lui qui, avec M. de Vauduy, dirigeait la bande des environs de Saint-Yon, composée en majeure partie des anciens vassaux de la maison de Rieux. Jean Brand pouvait être cruel par circonstance ou par nécessité, mais son cœur, fort dans le bien comme dans le mal, était capable d’une reconnaissance sans bornes. La conduite de Sainte l’avait touché plus que nous ne saurions dire ; cette chose sublime que commande la religion chrétienne et que pratiquent si peu de chrétiens, le pardon des injures, semblait au Chouan demi-sauvage un acte de vertu surhumaine. Il avait fait le mal, on lui rendait le bien ; ce n’était là qu’accomplir strictement la lettre de la morale évangélique ; mais, dans les campagnes bretonnes, la loi du talion est en vigueur, et ceux-là seulement qui sont trop faibles pour se venger, font fi de la vengeance.

Jean Brand suivait donc avec sollicitude la mélancolique rêverie de l’enfant qui venait de lui sauver la vie, et se sentait venir à l’âme une tendresse croissante.

– Oh ! oui, murmura-t-il involontairement, s’il veut me tuer, il me tuera ; mais moi, je le respecterai désormais comme s’il était mon propre frère.

Sainte leva sur lui son regard voilé de larmes.

– Pourquoi pleurez-vous ? demanda-t-il.

– Hélas ! répondit Sainte, je vous crois sincère, mais est-il temps encore ? Il y a quinze jours que je n’ai eu de nouvelles de mon père.

– Nous en aurons ! s’écria l’ancien bedeau ; je me charge d’en avoir ; fallût-il vous conduire jusque dans notre retraite, dont nul ne connaît le secret, vous aurez des nouvelles du médecin bleu… Et, tenez, je me sens fort ; peut-être pourrons-nous partir sur-le-champ !

Il voulut se lever ; mais, affaibli par la grande quantité de sang qu’il avait perdu, il ne put y réussir, et s’affaissa sur son lit.

– Merci, dit Sainte en souriant doucement ; quand vous serez rétabli, nous partirons.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
220 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain