Kitabı oku: «Les derniers jours de Pékin», sayfa 5
VIII
Vendredi 19 octobre.
Je m’éveille transi de froid humide, par terre, dans mon logis de pauvre où l’eau ruisselle des murs et où le poêle fume.
Et je m’en vais d’abord m’acquitter d’une commission dont j’ai été chargé par l’amiral pour le commandant en chef de nos troupes de terre, le général Voyron, qui habite une maisonnette du voisinage…
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Dans le partage de la mystérieuse «Ville jaune», qui a été fait entre les chefs des troupes alliées, un palais de l’Impératrice est échu à notre général. Il s’y installera pour l’hiver, non loin du palais que doit occuper l’un de nos alliés, le feld-maréchal de Waldersee, et il veut bien m’y offrir l’hospitalité. Lui-même repart aujourd’hui pour Tien-Tsin; donc, pendant une semaine ou deux que durera son voyage, j’habiterai là-bas seul avec son aide de camp, – un de mes anciens camarades, – qui sera chargé de faire accommoder pour les besoins du service militaire cette résidence de conte de fées.
Combien cela me changera de mes murs de plâtre et de mon poêle à charbon!
Toutefois mon exode vers la «Ville jaune» n’aura lieu que demain matin, car mon ami l’aide de camp m’exprime le très gentil désir d’arriver avant moi dans notre palais quelque peu saccagé, et de m’y préparer la place.
Alors, n’ayant plus rien à faire pour le service aujourd’hui, j’accepte l’offre de l’un des membres de la légation de France, d’aller visiter avec lui le temple du Ciel. La neige est d’ailleurs finie; l’âpre vent de Nord qui souffle toujours a chassé les nuages, et le soleil resplendit dans un ciel très pâlement bleu.
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D’après le plan de Pékin, c’est à cinq à six kilomètres d’ici, ce temple du Ciel, le plus immense de tous les temples. Et cela se trouve, paraît-il, au centre d’un parc d’arbres séculaires, muni de doubles murs. Avant ces jours de désastre1, le lieu était impénétrable; les empereurs seuls y venaient une fois l’an s’enfermer pendant une semaine pour un solennel sacrifice, longuement précédé de purifications et de rites préparatoires.
Il faut, pour aller là, sortir d’abord de toutes ces ruines et de ces cendres; sortir même de la «Ville tartare» où nous sommes, franchir ses terribles murs, ses gigantesques portes, et pénétrer dans la «Ville chinoise».
Ce sont deux immenses quadrilatères juxtaposés, ces deux villes murées dont l’ensemble forme Pékin, et l’une, la Tartare, contient en son milieu, dans une autre enceinte de forteresse, cette «Ville jaune» où j’irai demain habiter.
Au sortir des remparts de séparation, lorsque la «Ville chinoise» se découvre à nous dans l’encadrement colossal d’une porte, c’est la surprise d’une grande artère encore vivante et pompeuse comme aux anciens jours, à travers ce Pékin qui jusque-là nous semblait une nécropole; c’est l’inattendu des dorures, des couleurs, des mille formes de monstres tout à coup érigées dans le ciel, et c’est la soudaine agression des bruits, des musiques et des voix. – Mais combien cette vie, cette agitation, toute cette pompe chinoise sont pour nous choses inimaginables et indéchiffrables!… Entre ce monde et le nôtre, quels abîmes de dissemblances!…
La grande artère s’en va devant nous, large et droite: une chaussée de trois ou quatre kilomètres de long, conduisant là-bas à une autre porte monumentale, qui apparaît tout au loin, surmontée de son donjon à toit cornu, et ouverte dans la muraille noire confinant aux solitudes du dehors. Les maisons sans étage qui, des deux côtés, s’alignent longuement ont l’air faites en dentelles d’or; du haut en bas brillent les boiseries ajourées de leurs façades; elles portent des couronnements en fines sculptures, qui sont tout reluisants d’or et d’où s’élancent, comme chez nous les gargouilles, des rangées de dragons d’or. Plus haut que ces maisonnettes frêles, montent des stèles noires couvertes de lettres d’or, s’élancent de longues perches laquées noir et or, pour soutenir en l’air des emblèmes férocement étranges, qui ont des cornes, des griffes, des visages de monstres.
A travers un nuage de poussière et dans un poudroiement de soleil, on voit, jusqu’au fond des lointains, miroiter les dorures, grimacer les dragons et les chimères. Et, par-dessus tout cela, enjambant l’avenue, passent dans le ciel des arcs de triomphe étonnamment légers, qui sont des choses presque aériennes, en bois découpé, supportées comme par des mâts de navire, – et qui répètent encore sur le bleu pâle du vide l’obsédante étrangeté des formes hostiles, la menace des cornes, des griffes, le contournement des fantastiques bêtes.
La poussière, l’éternelle et souveraine poussière, confond les objets, les gens, la foule d’où s’échappe un bruit d’imprécations, de gongs et de clochettes, dans un même effacement d’image estompée.
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Sur la chaussée large, où l’on piétine comme en pleine cendre, c’est un grouillement embrumé de cavaliers et de caravanes. Les monstrueux chameaux de Mongolie, tout laineux et roux, attachés en interminables files, lents et solennels, coulent incessants comme les eaux des fleuves, entretenant par leur marche la couche poudreuse dont toute cette ville est étouffée. – Ils s’en vont qui sait où, jusqu’au fond des déserts thibétains ou mongols, emportant, de la même allure infatigable et inconsciente, des milliers de ballots de marchandises, agissant à la façon des canaux et des rivières, qui charrient à travers des espaces immenses les chalands et les jonques. – Si pesante est la poussière soulevée par leurs pas qu’elle peut à peine monter; les jambes de ces innombrables chameaux en cortège, comme la base des maisons, comme les robes des passants, tout cela est sans contours, vague et noyé autant que dans l’épaisse fumée d’une forge, ou dans les flocons d’une ouate sombre; mais les dos des grandes bêtes et leurs figures poilues émergent de ce flou qui est vers le sol, se dessinent presque nettement. Et l’or des façades, terni par en bas, commence d’étinceler très clair à la hauteur des extravagantes corniches.
On dirait une ville de fantasmagorie, n’ayant pas d’assise réelle, mais posant sur une nuée, – une lourde nuée où se meuvent, inoffensifs, des espèces de moutons géants, au col élargi par des toisons rousses.
Au-dessus de l’invraisemblable poussière, rayonne une clarté blanche et dure, resplendit cette froide et pénétrante lumière de Chine, qui détaille les choses avec une rigueur incisive. Tout ce qui s’éloigne du sol et de la foule se précise par degrés, prend peu à peu en l’air une netteté absolue. On perçoit les moindres petits monstres, au faîte de ces arcs de triomphe, si haut perchés sur leurs jambes minces, sur leurs béquilles, sur leurs échasses qui semblent se perdre en dessous, se diffuser, s’évaporer dans le grouillement et dans le nuage. On distingue les moindres ciselures au sommet des stèles, au sommet des hampes noir et or qui montent piquer le ciel de leurs pointes; et même on compterait toutes les dents, les langues fourchues, les yeux louches de ces centaines de chimères d’or qui jaillissent du couronnement des toits.
Pékin, ville de découpures et de dorures, ville où tout est griffu et cornu, Pékin, les jours de sécheresse, de vent et de soleil, fait illusion encore, retrouve un peu de sa splendeur, dans cette poussière éternelle de ses steppes et de ses ruines, dans ce voile qui masque alors le délabrement de ses rues et la pouillerie de ses foules.
Cependant, sous ces ors qui continuent de briller, tout est bien vieux et décrépit. De plus, dans ces quartiers, on s’est constamment battu, entre Chinois, durant le siège des légations, les Boxers détruisant les logis de ceux qu’ils suspectaient de sympathie pour les «barbares», et il y a partout des décombres, des ruines.
La grande avenue que nous suivons depuis une demi-heure aboutit maintenant à un pont courbé en marbre blanc, encore superbe, jeté sur une sorte de canal fétide où des détritus humains macèrent avec des ordures, – et ici les maisons finissent; la rive d’en face n’est plus qu’un steppe lugubre.
C’était le Pont des Mendiants, – hôtes dangereux qui, avant la prise de Pékin, se tenaient en double rangée menaçante le long des balustres à têtes de monstres, et rançonnaient les passants; ils formaient une corporation hardie, ayant un roi, et quelquefois pillant à main armée. Cependant leur place est libre aujourd’hui; depuis tant de batailles et de massacres, la truanderie a émigré.
Tout de suite après ce pont, commence une plaine grise, d’environ deux kilomètres, qui s’étend, vide et désolée, jusqu’au grand rempart là-bas, là-bas, où Pékin finit. Et la chaussée, avec son flot de caravanes tranquilles, à travers cette solitude, continue tout droit jusqu’à la porte du dehors, qui semble toujours presque aussi lointaine sous son grand donjon noir. Pourquoi ce désert enclavé dans la ville? Il ne porte même pas trace d’anciennes constructions; il doit avoir été toujours ainsi. Et on n’y voit personne non plus; quelques chiens errants, quelques guenilles, quelques ossements qui traînent, et c’est tout.
A droite et à gauche, très loin dans ce steppe, des murailles d’un rouge sombre, adossées aux remparts de Pékin, paraissent enfermer de grands bois de cèdres. L’enclos de droite est celui du temple de l’Agriculture, et à gauche c’est ce temple du Ciel où nous voulons nous rendre; donc, nous nous engageons dans les grisailles de ces terrains tristes, quittant les foules et la poussière.
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Il a plus de six kilomètres de tour, l’enclos du temple du Ciel; il est une des choses les plus vastes de cette ville, où tout a été conçu avec cette grandeur des vieux temps, qui aujourd’hui nous écrase. La porte, jadis infranchissable, ne se ferme plus, et nous entrons dans un bois d’arbres séculaires, cèdres, thuyas et saules, sous lesquels de longues avenues ombreuses sont tracées. Mais ce lieu, tant habitué au respect et au silence, est profané aujourd’hui par la cavalerie des «barbares». Quelques milliers d’Indiens, levés et expédiés contre la Chine par l’Angleterre, sont là campés, leurs chevaux piétinant toutes choses; les pelouses, les mousses s’emplissent de fumier et de fientes. Et, d’une terrasse de marbre où l’on brûlait autrefois de l’encens pour les dieux, montent les tourbillons d’une fumée infecte, les Anglais ayant élu cette place pour y incinérer leur bétail mort de la peste bovine et y fabriquer du noir animal.
Comme pour tous les bois sacrés, il y a double enceinte. Et des temples secondaires, disséminés sous les cèdres, précèdent le grand temple central.
N’étant jamais venus, nous nous dirigeons au jugé vers quelque chose qui doit être cela: plus haut que tout, dominant la cime des arbres, une lointaine rotonde au toit d’émail bleu, surmontée d’une sphère d’or qui luit au soleil.
En effet, c’est bien le sanctuaire même, cette rotonde à laquelle nous finissons par arriver. Les abords en sont silencieux: plus de chevaux ni de cavaliers barbares. Elle pose sur une haute esplanade en marbre blanc où l’on accède par des séries de marches et par un «sentier impérial», réservé aux Fils du Ciel qui ne doivent point monter d’escaliers. Un «sentier impérial» c’est un plan incliné, généralement d’un même bloc, un énorme monolithe de marbre, couché en pente douce et sur lequel se déroule le dragon à cinq griffes, sculpté en bas-relief; – les écailles de la grande bête héraldique, ses anneaux, ses ongles, servant à soutenir les pas de l’Empereur, à empêcher que ses pieds chaussés de soie ne glissent sur le sentier étrange réservé à Lui seul et que pas un Chinois n’oserait toucher.
Nous montons en profanateurs par le «sentier impérial», frottant de nos gros souliers en cuir les fines écailles blanches de ce dragon.
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Du haut de la terrasse solitaire, mélancoliquement et éternellement blanche de l’inaltérable blancheur du marbre, on voit, par-dessus les arbres du bois, l’immense Pékin se déployer dans sa poussière, que le soleil commence à dorer comme il dore les petits nuages du soir.
La porte du temple est ouverte, gardée par un cavalier indien aux longs yeux de sphinx, qui salue et nous laisse entrer, – aussi dépaysé que nous-mêmes, celui-là, dans ces ambiances extra-chinoises et sacrées.
Le temple circulaire est tout éclatant de rouge et d’or, sous son toit d’émail bleu; c’est un temple neuf, bâti en remplacement du très ancien qui brûla il y a quelque dix ans. Mais l’autel est vide, tout est vide; des pillards sont passés par là; il ne reste que le marbre des pavés, la belle laque des plafonds et des murs; les hautes colonnes de laque rouge, rangées en cercle, tout uniment fuselées, avec des enroulements de fleurs d’or.
Sur l’esplanade alentour, l’herbe, les broussailles poussent, çà et là, entre les dalles sculptées, attestant la vieillesse extrême des marbres, malgré tout ce blanc immaculé où tombe un soleil si morne et si clair. C’est un lieu dominateur, jadis édifié à grands frais pour les contemplations des souverains, et nous nous y attardons à regarder, comme des Fils du Ciel.
Il y a d’abord, dans nos environs proches, les cimes des thuyas et des cèdres, le grand bois qui nous enveloppe de tranquillité et de silence. Et puis, vers le Nord, une ville sans fin, mais qui est nuageuse, qui paraît presque inexistante; on la devine plus qu’on ne la voit, elle se dissimule comme sous des envolées de cendre, ou sous de la brume, ou sous des voiles de gaze, on ne sait trop; on croirait plutôt un mirage de ville, – sans ces toitures monumentales de proportions exagérées, qui de distance en distance émergent du brouillard, bien nettes et bien réelles, le faîte étincelant d’émail: les palais et les pagodes. Derrière tout cela, très loin, la crête des montagnes de Mongolie, qui ce soir n’ont point de base, ressemble à une découpure de papier bleu et rose, dans l’air. Vers l’Ouest enfin, c’est le steppe gris par où nous sommes venus; la lente procession des caravanes le traverse en son milieu, y traçant dans le lointain comme une coulée brune, jamais interrompue, et on se dit que ce défilé sans trêve doit continuer pareil pendant des centaines de lieues, et qu’il en va de même, avec une lenteur identique, sur toutes les grandes voies de la Chine, jusqu’aux frontières si reculées.
Cela, c’est le moyen de communication séculaire et inchangeable entre ces hommes d’une autre espèce que nous, ayant des ténacités, des patiences supérieures, et pour lesquels la marche du temps, qui nous affole, n’existe pas; c’est la circulation artérielle de cet empire démesuré, où pensent et spéculent quatre ou cinq cents millions de cerveaux tournés au rebours des nôtres et que nous ne déchiffrerons jamais…
IV. DANS LA VILLE IMPÉRIALE
I
Samedi 20 octobre.
Il neige. Le ciel est bas et obscur, sans espoir d’éclaircie, comme s’il n’y avait plus de soleil. Un vent furieux souffle du Nord, et la poussière noire, en pleine déroute, tourbillonne de compagnie avec les flocons blancs.
Ce matin, ma première entrevue avec notre ministre, à la légation d’Espagne. Sa fièvre est tombée, mais il est très faible encore et devra rester alité pendant bien des jours; il me faut remettre à demain ou après-demain les quelques communications que je suis chargé de lui faire.
Je prends mon dernier repas avec les membres de la légation de France, dans la maison du chancelier où l’on m’avait offert, à défaut d’un appartement somptueux, une si aimable hospitalité. Et, à une heure et demie, arrivent les deux charrettes chinoises que l’on me prête, pour mon émigration, avec mes gens et mon mince bagage, vers la «Ville jaune».
Toujours très petites, les charrettes chinoises, très massives, très lourdes et sans le moindre ressort; la mienne d’une élégance de corbillard, est recouverte à l’extérieur d’une soie gris ardoise avec de larges bordures de velours noir.
C’est vers le Nord-Ouest que nous nous dirigerons, du côté opposé à la «Ville chinoise» d’hier et au temple du Ciel. Et il y aura cinq ou six kilomètres à faire, presque au pas, vu l’état pitoyable des rues et des ponts, où manquent la moitié des dalles.
Cela ne ferme pas, les charrettes chinoises; c’est comme une simple guérite montée sur des roues, – et aujourd’hui on y est battu par le vent glacial, cinglé par la neige, aveuglé par la poussière.
D’abord les ruines, pleines de soldats, du quartier des Légations. Et, aussitôt après, des ruines plus solitaires, presque désertes et tout à fait chinoises: une dévastation poudreuse et grise, vaguement aperçue à travers les tourbillons blancs et les tourbillons noirs… Aux principaux passages, aux portes, aux ponts, des sentinelles européennes ou japonaises; toute la ville, gardée militairement. Et de temps à autre, des corvées de soldats, des voitures d’ambulance portant le pavillon de la Croix-Rouge.
Enfin la première enceinte de la «Ville jaune» ou «Ville impériale» m’est annoncée par l’interprète de la légation de France, qui a bien voulu m’offrir d’être mon guide et de partager ma charrette aux soies funéraires. Alors je regarde, dans le vent qui brûle mes yeux.
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Ce sont de grands remparts couleur de sang à travers lesquels nous passons, avec d’épouvantables cahots, non par une porte, mais par une brèche que les cavaliers indiens de l’Angleterre ont ouverte à coups de mine dans l’épaisseur des ouvrages.
Pékin, de l’autre côté de ce mur, est un peu moins détruit. Les maisons, dans quelques rues, ont conservé leur revêtement de bois doré, leurs rangées de chimères au rebord des toits, – tout cela, il est vrai, croulant, vermoulu, ou bien léché par la flamme, criblé de mitraille; et, par endroits, une populace de mauvaise mine grouille encore là dedans, vêtue de peaux de mouton et de loques en coton bleu. Ensuite reviennent des terrains vagues, cendres et détritus, où l’on voit errer, ainsi que des bandes de loups, les affreux chiens engraissés à la chair humaine qui, depuis cet été, ne suffisent plus à manger les morts.
Un autre rempart, du même rouge sanglant et une grande porte, ornée de faïences, par où nous allons passer: cette fois, la porte de la «Ville impériale» proprement dite, la porte de la région où l’on n’était jamais entré, – et c’est comme si l’on m’annonçait la porte de l’enchantement et du mystère…
Nous entrons, – et ma surprise est grande, car ce n’est pas une ville, mais un bois. C’est un bois sombre, infesté de corbeaux qui croassent partout dans les ramures grises. Les mêmes essences qu’au temple du Ciel, des cèdres, des thuyas, des saules; arbres centenaires, tous, ayant des poses contournées, des formes inconnues à nos pays. Le grésil et la neige fouettent dans leurs vieilles branches, et l’inévitable poussière noire s’engouffre dans les allées, avec le vent.
Il y a aussi des collines boisées, où s’échelonnent, parmi les cèdres, des kiosques de faïence, et il est visible, malgré leur grande hauteur, qu’elles sont factices, tant le dessin en est de convention chinoise. Et, dans les lointains, obscurcis de neige et de poussière, on distingue qu’il y a sous bois, çà et là, de vieux palais farouches, aux toits d’émail, gardés par d’horribles monstres en marbre accroupis devant les seuils.
Tout ce lieu cependant est d’une incontestable beauté; mais combien en même temps il est funèbre, hostile, inquiétant sous le ciel sombre!
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Maintenant, voici quelque chose d’immense, que nous allons un moment longer: une forteresse, une prison, ou quoi de plus lugubre encore? Des doubles remparts que l’on ne voit pas finir, d’un rouge de sang comme toujours, avec des donjons à meurtrière et des fossés en ceinture, des fossés de trente mètres de large remplis de nénufars et de roseaux mourants. – Ceci, c’est la «Ville violette», enfermée au sein de l’impénétrable «Ville impériale» où nous sommes, et plus impénétrable encore; c’est la résidence de l’Invisible, du Fils du Ciel… Mon Dieu, comme tout ce lieu est funèbre, hostile, féroce sous le ciel sombre!
Entre les vieux arbres, nous continuons d’avancer dans une absolue solitude, et on dirait le parc de la Mort.
Ces palais muets et fermés, aperçus de côté et d’autre dans le bois, s’appellent «temple du dieu des Nuages», «temple de la Longévité impériale», ou «temple de la Bénédiction des montagnes sacrées»… Et leurs noms de rêve asiatique, inconcevables pour nous, les rendent encore plus lointains.
Toutefois cette «Ville jaune», m’affirme mon compagnon de route, ne persistera pas à se montrer aussi effroyable, car il fait aujourd’hui un temps d’exception, très rare pendant l’automne chinois, qui est au contraire magnifiquement lumineux. Et il me promet que j’aurai encore des après-midi de chaud soleil, dans ce bois unique au monde où je vais sans doute résider quelques jours.
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– Maintenant, me dit-il, regardez. Voici le «Lac des Lotus» et voici le «Pont de Marbre»!
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Le «Lac des Lotus» et le «Pont de Marbre»! Ces deux noms m’étaient connus depuis longtemps, noms de féerie, désignant des choses qui ne pouvaient pas être vues, mais des choses dont la renommée pourtant avait traversé les infranchissables murs. Ils évoquaient pour moi des images de lumière et d’ardente couleur, et ils me surprennent, prononcés ici dans ce morne désert, sous ce vent glacé.
Le «Lac des Lotus!»… Je me représentais, comme les poètes chinois l’avaient chanté, une limpidité exquise, avec de grands calices ouverts à profusion sur l’eau, une sorte de plaine aquatique garnie de fleurs roses, une étendue toute rose. Et c’est ça! C’est cette vase et ce triste marais, que recouvrent des feuilles mortes, roussies par les gelées! Il est du reste infiniment plus grand que je ne pensais, ce lac creusé de main d’homme, et il s’en va là-bas, là-bas, vers de nostalgiques rivages, où d’antiques pagodes apparaissent parmi de vieux arbres, sous le ciel gris.
Le «Pont de Marbre!»… Oui, ce long arceau blanc supporté par une série de piliers blancs, cette courbure gracieusement excessive, ces rangées de balustres à tête de monstre, cela répond à l’idée que je m’en faisais; c’est très somptueux et c’est très chinois. – Je n’avais cependant pas prévu les deux cadavres, en pleine pourriture sous leurs robes, qui, à l’entrée de ce pont, gisent parmi les roseaux.
Toutes ces larges feuilles mortes, sur le lac, ce sont bien des feuilles de lotus; de près, maintenant, je les reconnais, je me souviens d’avoir jadis beaucoup fréquenté leurs pareilles – mais si vertes et si fraîches! – sur les étangs de Nagasaki ou de Yeddo. Et il devait y avoir là en effet une nappe ininterrompue de fleurs roses; leurs tiges fanées se dressent encore par milliers au-dessus de la vase.
Mais ils vont sans doute mourir, ces champs de lotus, qui charmaient depuis des siècles les yeux des empereurs, car leur lac est presque vide, – et ce sont les alliés qui en ont déversé les eaux dans le canal de communication entre Pékin et le fleuve, afin de rétablir cette voie, que les Chinois avaient desséchée par crainte qu’elle ne servît aux envahisseurs.
Le «Pont de Marbre», tout blanc et solitaire, nous mène sur l’autre rive du lac, très rétréci en cet endroit, et c’est là que je dois trouver ce «palais du Nord» où sera ma résidence. Je n’aperçois d’abord que des enceintes s’enfermant les unes les autres, de grands portiques brisés, des ruines, encore des ruines et des décombres. Et, sur ces choses, une lumière morte tombe d’un ciel d’hiver, à travers l’opacité des nuages pleins de neige.
Au milieu d’un mur gris, une brèche où un chasseur d’Afrique monte la faction; d’un côté, il y a un chien mort, de l’autre un amas de loques et de détritus répandant une odeur de cadavre. Et c’est, paraît-il, l’entrée de mon palais.
Nous sommes noirs de poussière, saupoudrés de neige, nos dents claquent de froid, quand nous descendons enfin de nos charrettes, dans une cour encombrée de débris, – où mon camarade l’aide de camp, le capitaine C…, vient à ma rencontre. Et vraiment on se demanderait, à de tels abords, si le palais promis n’était pas chimérique.
Au fond de cette cour, cependant, une première apparition de magnificence. Il y a là une longue galerie vitrée, élégante, légère, – intacte, à ce qu’il semble, parmi tant de destructions. A travers les glaces, on voit étinceler des ors, des porcelaines, des soies impériales traversées de dragons et de nuages… Et c’est bien un coin de palais, très caché, que rien ne décelait aux alentours.
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Oh! notre repas du soir d’arrivée, au milieu des étrangetés de ce logis! C’est presque dans les ténèbres. Nous sommes assis, mon camarade et moi, à une table d’ébène, enveloppés dans nos capotes militaires au collet remonté, grelottant de froid, servis par nos ordonnances qui tremblent de tous leurs membres. Une pauvre petite bougie chinoise en cire rouge, fichée sur une bouteille – bougie ramassée par là, dans les débris de quelque autel d’ancêtres, – nous éclaire à grand’peine, tourmentée par le vent. Nos assiettes, nos plats sont des porcelaines inestimables, jaune impérial, marquées au chiffre d’un fastueux empereur, qui fut contemporain de Louis XV. Mais notre vin de ration, notre eau trouble – bouillie et rebouillie, par peur des cadavres qui empoisonnent tous les puits – occupent d’affreuses bouteilles qui ont pour bouchons des morceaux de pomme de terre crue taillés au couteau par nos soldats.
La galerie où la scène se passe est très longue, avec des lointains qui vont se perdre en pleine obscurité et où s’esquissent vaguement des splendeurs de conte asiatique; elle est partout vitrée jusqu’à hauteur d’homme, et cette frêle muraille de verre nous sépare seule du grand noir sinistre, plein de ruines et de cadavres, qui nous environne: on a le sentiment que les formes errantes du dehors, les fantômes qu’intéresse notre petite lumière, peuvent de loin nous voir attablés, et cela inquiète… Au-dessus des glaces, c’est, suivant l’usage chinois, une série de châssis légers, en papier de riz, montant jusqu’au plafond – d’où retombent ici, comme des dentelles, de merveilleuses sculptures d’ébène; mais ce papier de riz est déchiré, crevé de toutes parts, laissant passer sur nous les souffles mortellement froids de la nuit. Nos pieds gelés posent sur des tapis impérial…, jaunes, à haute laine, où s’enroulent des dragons à cinq griffes. A côté de nous brillent doucement, à la lueur de notre bout de bougie qui va finir, des brûle-parfums gigantesques, en cloisonné d’un bleu inimitable d’autrefois, montés sur des éléphants d’or; des écrans d’une fantaisie extravagante et magnifique; des phénix d’émail éployant leurs longues ailes; des trônes, des monstres, des choses sans âge et sans prix. Et nous sommes là, nous, inélégants, pleins de poussière, traînés, salis, – l’air de grossiers barbares, installés en intrus chez des fées.
Ce que devait être cette galerie, il y a trois mois à peine! Quand, au lieu du silence et de la mort, c’était la vie, les musiques et les fleurs; quand la foule des gens de cour ou des domestiques en robe de soie peuplait ces abords aujourd’hui vides et dévastés; quand l’Impératrice, suivie de ses dames du palais, passait dans ses atours de déesse!…
Ayant fini notre souper, qui se composait de la modeste ration de campagne, ayant fini de boire notre thé dans des porcelaines de musée, nous n’avons pas le courage de prolonger, pour l’heure des cigarettes et de la causerie. Non, ça a beau être amusant de se voir ici, ça a beau être imprévu et aux trois quarts fantastique, il fait trop froid, ce vent nous glace jusqu’à l’âme. Nous ne jouissons plus de rien. Nous préférons nous en aller et essayer de dormir.
Mon camarade, le capitaine C…, qui a pris possession en titre de ce lieu, me mène, avec un fanal et un petit cortège, dans l’appartement qu’il me destine. C’est au rez-de-chaussée, bien entendu, puisque les constructions chinoises n’ont jamais d’étage. Comme dans la galerie d’où nous venons, je n’ai là, pour me séparer de la nuit extérieure, que des panneaux de verre, de très légers stores en soie blanche et des châssis en papier de riz, crevés de toutes parts. Quant à ma porte, qui est faite d’une seule grande glace, je l’attacherai avec une ficelle, car elle n’a plus de loquet.
J’ai par terre d’admirables tapis jaunes, épais comme des coussins. J’ai un grand lit impérial en ébène sculptée, et mon matelas, mes oreillers sont en soie précieuse, lamée d’or; pas de draps, et une couverture de soldat en laine grise.
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– Demain, me dit mon camarade, je pourrai aller choisir, dans les réserves de Sa Majesté, de quoi changer à mon caprice la décoration de cette chambre; ça ne fera tort à personne de déplacer quelques objets.
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Sur ce, il me confirme que les portes de l’enceinte extérieure et la brèche par où je suis entré sont surveillées par des factionnaires, et il se retire dans son logis, sous la garde de ses ordonnances, à l’autre bout du palais.
Tout habillé et tout botté, comme dans la jonque, je m’étends sur les belles soies dorées, ajoutant à ma couverture grise une vieille peau de mouton, deux ou trois robes impériales brodées de chimères d’or, tout ce qui me tombe sous la main. Mes deux serviteurs, par terre, s’arrangent dans le même style. Et, avant de souffler ma bougie rouge d’autel d’ancêtres, je suis forcé de convenir, en mon for intérieur, que notre air «barbare d’Occident» a plutôt empiré depuis le souper.
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Le vent, dans l’obscurité, tourmente et déchire ce qui reste de papier de riz à mes carreaux; c’est, au-dessus de ma tête, comme un bruit continu d’ailes d’oiseaux nocturnes, de vols de chauves-souris. Et, en demi-sommeil, je distingue aussi de temps à autre une courte fusillade, ou un grand cri isolé, dans le lointain lugubre…