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Kitabı oku: «Les bases de la morale évolutionniste», sayfa 14
Par suite, en accordant aux diverses théories morales l'importance qu'elles méritent, la conduite sous sa forme la plus élevée prendra comme guides les perceptions innées du bien convenablement éclairées et rendues précises par une intelligence analytique; cette intelligence aura conscience, en même temps, que ces guides sont approximativement suprêmes seulement parce qu'ils conduisent à la fin suprême par excellence, le bonheur spécial et général.
CHAPITRE X
LA RELATIVITÉ DES PEINES ET DES PLAISIRS
63. Nous devons maintenant exposer avec tous les développements qu'elle comporte une vérité d'importance capitale comme donnée de l'éthique, à laquelle nous avons fait allusion incidemment dans le paragraphe précédent. Je parle de cette vérité que non seulement les hommes de différentes races, mais encore les différents hommes de même race, et même les mêmes hommes aux différentes périodes de la vie, se font du bonheur des idées différentes. Bien qu'il y ait quelque reconnaissance de ce fait chez les moralistes, cependant cette reconnaissance est insuffisante, et c'est à peine s'ils ont soupçonné les conclusions à tirer de cette relativité du bonheur, lorsqu'on l'a pleinement reconnue.
C'est une croyance universelle dans l'enfance, une croyance qui ne se corrige que partiellement plus tard chez beaucoup de gens, et ne disparaît complètement que chez bien peu d'hommes, qu'il y a quelque chose d'intrinsèque dans le caractère agréable de certaines choses, tandis que certaines autres sont désagréables d'une manière intrinsèque. Cette erreur ressemble et tient de près à celle que cause un grossier réalisme. Pour un esprit qui n'est pas cultivé, il semble évident de soi que la douceur du sucre est inhérente au sucre, que le son tel que nous le percevons est le son tel qu'il existe dans le monde extérieur, et que la chaleur qui vient d'un feu est en elle-même ce qu'elle paraît; de même, il paraît évident de soi que la douceur du sucre est nécessairement agréable, qu'il y a dans la beauté des sons quelque chose qui doit être beau pour tous les êtres, et que la sensation agréable produite par la chaleur est une sensation que toute autre conscience doit trouver agréable.
Mais, comme la critique prouve la fausseté d'une série de ces conclusions, elle doit prouver aussi la fausseté des autres. Non seulement les qualités des choses extérieures telles que les perçoit l'intelligence sont relatives à notre propre organisme, mais les caractères agréables ou désagréables des sensations que nous associons avec ces qualités sont également relatifs à notre propre organisme. Ils le sont en un double sens: ils sont relatifs à ses tissus, et ils sont relatifs aux états de ses tissus.
Nous ne devons pas nous borner à accepter purement et simplement en paroles ces vérités générales; pour les apprécier de manière à en voir toute la portée en morale, nous allons voir comment elles s'appliquent aux êtres vivants en général. Quand nous aurons considéré en effet la grande différence de sensibilité qui accompagne la grande diversité d'organisations produites par l'évolution, nous serons plus capables de voir les divergences de sensibilité qu'il faut attendre des progrès de l'évolution dans l'humanité.
64. Comme nous pouvons être plus brefs sur les peines, commençons par elles; une autre raison pour nous en occuper d'abord est que nous pouvons ainsi reconnaître tout de suite, et ensuite laisser de côté, les états de sensibilité dont les qualités peuvent être regardées comme absolues plutôt que comme relatives.
Les sensations douloureuses produites par des forces qui tendent à détruire les tissus organiques, tout entières ou en partie, sont nécessairement communes à tous les êtres capables de sentir. Il est inévitable, comme nous l'avons vu, que, durant l'évolution, il y ait partout de telles connexions entre les actions externes et les modes de conscience qui en résultent, que les actions nuisibles soient accompagnées de sensations désagréables, et les actions avantageuses de sensations agréables. Par conséquent, les pressions, les violences qui meurtrissent ou déchirent, les chaleurs qui brûlent ou échaudent, étant dans tous les cas partiellement ou totalement destructives, sont dans tous les cas douloureuses.
Mais, même ici, nous pouvons en un sens affirmer la relativité des sensations. Car l'effet d'une force de quantité et d'intensité données varie en partie avec la grandeur et en partie avec la structure de l'être soumis à cette force. Le poids qui est à peine senti par un animal de grande taille écrase un petit animal; le coup qui cassera la patte d'une souris produit peu d'effet sur un cheval; l'arme qui blesse un cheval ne cause aucun dommage à un rhinocéros. Avec ces différences de nocuité se produisent évidemment des différences de sensibilité. Après ce simple coup d'oeil jeté sur les exemples de cette vérité fournis par les êtres sentants en général, considérons les exemples fournis par l'humanité.
Comparons les hommes robustes qui se livrent aux travaux manuels, avec les femmes et les enfants; nous verrons que des degrés d'efforts mécaniques que les premiers supportent impunément produisent chez les autres des dommages et les douleurs qui les accompagnent. On produira des ampoules sur une peau tendre par des frictions dont le même nombre ne ferait pas seulement rougir une peau grossière; un coup qui brisera les vaisseaux sanguins superficiels, et amènera par suite une décoloration chez une personne aux tissus lâches, ne laissera même pas de traces sur des tissus fermes et bien portants: ce sont là des exemples suffisants de ce contraste.
Cependant les peines dues à l'action violente de forces extérieures ne sont pas seulement relatives aux caractères ou aux qualités constitutionnelles des parties directement affectées; elles sont relatives, d'une manière tout aussi marquée ou même plus marquée, aux caractères des structures nerveuses. On croit communément que des dommages corporels égaux produisent des douleurs égales. C'est une méprise. L'extraction d'une dent ou l'amputation d'un membre cause aux différentes personnes des souffrances d'intensité très différente; ce n'est pas la force à supporter la douleur, mais encore la sensation à supporter, qui varie grandement, et cette variation dépend surtout du développement nerveux. On le voit clairement par la grande insensibilité des idiots, qui supportent avec indifférence les coups, les coupures et les plus hauts degrés du chaud ou du froid 10. La relation, ainsi montrée de la manière la plus marquée lorsque le développement du système nerveux central est faible d'une manière anormale, se montre à un moindre degré lorsque le développement est normalement faible, par exemple chez les races humaines inférieures. Beaucoup de voyageurs ont parlé de l'étrange insensibilité qu'ils ont observée chez les sauvages mutilés à la guerre ou par accident, et les chirurgiens de l'Inde disent que les blessures et les opérations sont mieux supportées par les indigènes que par les Européens. Et il arrive réciproquement que, parmi les types humains plus élevés, où le cerveau est plus développé et la sensibilité à la douleur plus grande que dans les types inférieurs, les plus sensibles sont ceux dont le développement nerveux, comme on le voit par leurs facultés mentales, est le plus élevé: on en trouve une preuve Dans l'impossibilité relative où sont la plupart des hommes de génie de supporter des sensations désagréables 11 et l'irritabilité générale qui les caractérise.
La douleur est relative non aux structures seulement, mais à leurs états; c'est également manifeste, plus manifeste encore en réalité. La sensibilité d'une partie externe dépend de sa température. Si elle se refroidit au-dessous d'un certain degré, elle s'engourdit, comme nous disons, et, si elle est rendue très froide par l'évaporation de l'éther, on peut la couper sans faire éprouver aucune sensation. Réciproquement, si l'on échauffe assez cette partie pour dilater les vaisseaux sanguins, la souffrance causée par un dommage ou une irritation est plus grande qu'à l'état ordinaire. Jusqu'à quel point la production de la douleur dépend de la condition de la partie affectée, nous le voyons dans l'extrême sensibilité d'une surface où s'est déclarée une inflammation, sensibilité telle qu'un léger attouchement cause une contraction, telle que le rayonnement du feu, qui serait ordinairement indifférent, devient intolérable.
Il en est de même pour les sens spéciaux. Une clarté que des yeux en bon état supportent sans aucune sensation de peine, ne peut être supportée par des yeux atteints d'inflammation. Outre l'état local, l'état du système dans son ensemble et l'état des centres nerveux sont deux facteurs à considérer. Les hommes affaiblis par une maladie, sont troublés par des bruits qu'ils supporteraient avec indifférence dans l'état de santé; ceux dont le cerveau est fatigué sont irrités d'une façon tout à fait inaccoutumée par les ennuis physiques et moraux.
En outre, la condition temporaire désignée par le nom d'épuisement contribue à cet état de choses. Les membres surmenés par un exercice prolongé ne peuvent sans souffrance accomplir des actes qui, en un autre temps, n'auraient causé aucune sensation appréciable. Après avoir lu plusieurs heures de suite, des yeux même puissants commencent à souffrir. Des bruits auxquels on ne ferait pas attention s'ils ne duraient qu'un moment, deviennent, s'ils ne cessent pas, une cause de fatigue douloureuse.
De telle sorte que bien que la relation entre les peines positives et les actes positivement nuisibles soit absolue, en ce sens qu'elle se rencontre partout où il y a sensibilité, cependant on peut affirmer qu'il y a même là une relativité partielle. Car il n'y a pas de rapport fixe entre la force agissante et la sensation produite. Le degré de la sensation varie avec la grandeur de l'organisme, avec le caractère de ses tissus extérieurs, avec le caractère de son système nerveux, et aussi avec les états temporaires de la partie affectée, du corps en général et des centres nerveux.
65. La relativité des plaisirs est bien plus remarquable, et les exemples qu'on en trouve dans le monde des êtres sentants sont innombrables.
Il suffit de regarder autour de nous la variété des choses que les différents êtres sont portés par leurs appétits à manger, et mangent avec plaisir, – la chair pour les animaux de proie, l'herbe pour les herbivores, les vers pour la taupe, les mouches pour l'hirondelle, les grains pour le bouvreuil, le miel pour l'abeille, les corps en décomposition pour les vers, – pour s'apercevoir que les goûts en matière d'aliments sont relatifs à la structure des êtres. Cette vérité, rendue évidente par un coup d'oeil sur les animaux en général, s'impose aussi à notre attention si nous jetons un coup d'oeil sur les différentes races d'hommes. Ici la chair humaine est un objet d'horreur, et là elle est regardée comme le mets le plus délicat; dans ce pays, l'on prétend qu'il faut laisser pourrir les racines avant de les manger, et là toute apparence de décomposition produit le dégoût; la graisse de baleine, que certaine race dévore avec avidité, donnera à une autre des nausées par sa seule odeur. Certes, sans regarder bien loin, nous voyons, par le proverbe: «Ce qu'un homme mange est un poison pour un autre», qu'il est admis généralement que les hommes d'une même société diffèrent au point que ce qui plaît au goût de l'un déplaît à celui de l'autre. Il en est de même pour les autres sens. L'odeur de l'assa foetida, qui est pour nous le type des odeurs dégoûtantes, est un parfum favori chez les Esthoniens; ceux même qui nous entourent ont des préférences si dissemblables que les senteurs des fleurs qui plaisent à quelques-uns répugnent aux autres. Nous entendons tous les jours exprimer des dissentiments analogues sur les couleurs qui plaisent ou déplaisent. Il en est de même, à un degré plus ou moins élevé, pour toutes les sensations, même pour celles du toucher: la sensation produite sur le toucher par le velours, qui est agréable à la plupart des hommes, agace les dents de certaines personnes.
Il suffit de nommer l'appétit et la satiété pour suggérer l'idée de faits innombrables qui prouvent que les plaisirs sont relatifs non seulement aux structures organiques, mais encore à leurs états. La nourriture, qui procure une pleine satisfaction lorsque la faim est vive, cesse d'être agréable lorsque la faim est apaisée, et, si l'on est alors contraint de manger encore, on la rejette avec dégoût. De même, une sorte particulière de nourriture, qui semble, lorsqu'on en goûte pour la première fois, si délicieuse qu'on entrevoit dans une répétition journalière la source de jouissances infinies, devient en peu de jours non seulement dépourvue de charmes, mais encore répugnante. Des couleurs brillantes, qui ravissent lorsque les yeux n'y sont pas encore accoutumés, fatiguent la vue si elle s'y attache longtemps, et l'on éprouve un soulagement en faisant cesser les impressions qu'elles produisent. Des sons doux en eux-mêmes et doux dans leurs combinaisons, qui procurent un plaisir intense à des oreilles reposées, deviennent, à la fin d'un long concert, non seulement ennuyeux, mais même irritants, si l'on ne peut s'y soustraire. On peut dire la même chose de simples sensations comme celles du froid et du chaud. Le feu, si agréable un jour d'hiver, est accablant dans la saison chaude, et l'on prend alors plaisir à se plonger dans l'eau froide qui ferait frissonner en hiver. En vérité, de courtes expériences suffisent pour montrer combien sont relatives aux états des structures les sensations agréables de ces différents genres; car on peut observer que, si l'on met la main froide dans de l'eau tiède, la sensation agréable diminue graduellement, à mesure que la main s'échauffe.
Ce petit nombre d'exemples suffit pour établir formellement cette vérité, assez manifeste pour tous ceux qui observent, que, pour éprouver toute sensation agréable, il faut d'abord un organe qui entre en exercice, et en second lieu certaines conditions d'activité de cet organe.
66. La vérité que les plaisirs émotionnels sont rendus possibles en partie par l'existence de structures corrélatives et en partie par les états de ces structures est également indéniable.
Observez un animal dont l'existence exige des habitudes solitaires et qui a une organisation adaptée; il ne témoigne aucun besoin de la présence de son semblable. Observez au contraire les animaux qui vivent par troupes; si l'un d'eux est séparé des autres, vous verrez qu'il est malheureux tant que cette séparation continue, tandis qu'il donne des signes de joie dès qu'il a rejoint ses compagnons. Dans le premier cas, il n'y a pas de structure nerveuse qui trouve dans un état de société sa sphère d'action; dans le second cas, il y a une structure de ce genre. Comme cela résultait des exemples donnés dans le dernier chapitre sur un autre sujet, les animaux dont l'existence comporte certains genres d'activités sont constitués maintenant de telle sorte que le déploiement de ces activités, exerçant les structures corrélatives, leur procure les plaisirs associés à cet exercice. Les carnassiers, que l'on enferme dans des cages, nous font voir par leurs mouvements à droite et à gauche qu'ils s'efforcent d'obtenir, comme ils le peuvent, les plaisirs qu'ils éprouvent à rôder dans leurs habitats naturels; et le plaisir de dépenser ainsi leurs énergies locomotrices que les marsouins témoignent en jouant autour d'un navire, un marsouin capturé le témoigne aussi en allant sans fin d'un bout à l'autre du bassin où il est enfermé. Les sautillements perpétuels d'un canari d'un barreau à l'autre de sa cage, la gymnastique incessante d'un perroquet autour de son perchoir en se servant de ses griffes et de son bec, sont d'autres activités qui, rapportées séparément aux besoins de l'espèce, sont devenues séparément elles-mêmes les sources de sensations agréables. Nous voyons plus clairement encore, par les efforts qu'un castor mis dans une cage fait pour construire avec les baguettes et les morceaux de bois qui sont à sa portée, combien l'instinct de bâtir est devenu dominant dans sa nature, et combien, toute utilité mise à part, il prend plaisir à répéter le mieux qu'il peut les procédés de construction que son organisation le rend capable de mettre en oeuvre. Le chat qui, n'ayant rien à déchirer avec ses griffes, les exerce sur une natte, la girafe enfermée qui, à défaut de branches à atteindre, use les angles supérieurs des portes de sa cabane à force de les saisir avec sa langue préhensive, le rhinocéros qui, n'ayant pas d'ennemi à combattre, laboure la terre avec sa corne, nous donnent tous des preuves analogues. Il est clair que ces diverses actions accomplies par des êtres différents ne sont pas agréables par elles-mêmes, car elles diffèrent plus ou moins pour chaque espèce, et sont souvent profondément dissemblables. Elles font plaisir simplement à cause de l'exercice de structures nervo-musculaires adaptées à l'accomplissement de ces actes.
Bien qu'il y ait entre les races humaines beaucoup moins d'opposition qu'entre les genres et les ordres d'animaux, cependant, comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, en même temps que les différences visibles, se produisent des différences invisibles accompagnées de goûts pour différents modes de vie. Chez quelques-uns, comme les Mantras, l'amour de la liberté et le mépris de toute association sont tels qu'à la moindre querelle ils se séparent et vivent désormais dispersés; tandis que chez d'autres, comme les Damaras, il y a fort peu de goût pour la lutte, mais, en revanche, une grande admiration pour quiconque entreprend de les soumettre à son pouvoir. Déjà, en montrant par des exemples combien le bonheur est indéfini considéré comme fin de l'action, j'ai fait voir combien diffèrent l'idéal de vie les peuples nomades et celui des peuples sédentaires, des peuples guerriers et des peuples pacifiques, diversité d'idéal qui implique une diversité de structures nerveuses produite par les effets héréditaires d'habitudes différentes accumulées pendant des générations. Ces contrastes, divers en genres et en degrés dans les différents types du genre humain, chacun peut les observer parmi ceux qui l'entourent. Les occupations dans lesquelles quelques-uns trouvent leur plaisir sont intolérables pour d'autres qui sont autrement constitués, et les manies des hommes, qui leur paraissent à eux-mêmes séparément fort naturelles, semblent souvent à leurs amis ridicules ou insensées: ces faits seuls nous permettent de voir que l'agrément des actions de tel ou tel genre est dû non pas à quelque caractère de la nature des actions, mais à l'existence de facultés dont elles sont l'exercice.
On doit ajouter que chaque émotion agréable, comme chaque sensation agréable, est relative non seulement à une certaine structure, mais aussi à l'état de cette structure. Les parties appelées à agir doivent avoir été reposées, doivent être dans une condition qui leur permette d'agir, et non dans la condition que produit une action prolongée. Quel que soit l'ordre d'émotion dont on parle, si elle se continue sans interruption, elle doit amener la satiété. La conscience du plaisir devient de moins en moins vive, et le besoin se fait sentir d'une cessation temporaire pendant laquelle les parties qui se sont exercées recouvrent leur capacité d'agir de nouveau, et pendant laquelle aussi les activités des autres parties et les émotions qui en sont la suite trouvent à se développer comme il convient.
67. J'ai insisté sur ces vérités générales avec plus de développements qu'il ne fallait peut-être, pour préparer le lecteur à adopter pleinement un corollaire que l'on méconnaît dans la pratique. Quelle que soit ici l'abondance, la clarté des preuves, et bien que chacun soit forcé chaque jour d'y faire attention, les conclusions que l'on devrait en déduire relativement à la conduite de la vie ne sont pas déduites, et ces conclusions sont tellement opposées aux croyances communes qu'il suffit de les énoncer pour provoquer un mouvement de surprise et d'incrédulité. Les penseurs passés, et même encore la plupart des penseurs contemporains, sont tellement pénétrés de l'opinion que la nature de chaque être a été spécialement créée pour lui, et que la nature humaine, spécialement créée elle aussi, est, comme les autres, immuable; ces penseurs sont aussi, même encore aujourd'hui, tellement persuadés que l'agrément de certaines actions dépend de leurs qualités essentielles, tandis que leurs qualités essentielles rendent d'autres actions désagréables, qu'il est difficile même de se faire écouter quand on soutient que les genres d'actions qui sont maintenant agréables cesseront de l'être dans des conditions qui rendent ce changement nécessaire, tandis que d'autres genres d'actions deviendront agréables. Ceux même qui adoptent la doctrine de l'évolution n'admettent qu'avec scepticisme, ou tout au plus avec une foi nominale, les inférences qu'il faut en tirer concernant l'humanité de l'avenir.
Et cependant, comme le prouvent des myriades d'exemples indiqués par le petit nombre de ceux que nous avons donnés plus haut, les actions naturelles, qui ont produit des formes innombrables de structures adaptées à des formes innombrables d'activité, ont en même temps rendu ces formes d'activité agréables. L'inévitable conséquence à en tirer est que, dans les limites imposées par les lois physiques, il se développera, par adaptation à telles nouvelles séries de conditions qui peuvent s'établir, des structures appropriées dont les fonctions apporteront avec elles leurs plaisirs spéciaux.
Quand nous nous serons débarrassés de la tendance à croire que certains modes d'activité sont nécessairement agréables parce qu'ils nous procurent du plaisir, et que d'autres modes qui ne nous plaisent pas sont nécessairement déplaisants, nous verrons que la nature humaine, en se transformant pour s'accommoder à toutes les exigences de la vie sociale, doit fatalement rendre agréables toutes les actions nécessaires, et désagréables au contraire toutes les actions opposées à ces exigences. Quand nous en serons venus à comprendre pleinement cette vérité qu'il n'y a rien de plus satisfaisant, d'une manière intrinsèque, dans les efforts par lesquels on s'empare des animaux sauvages, que dans les efforts dépensés pour élever des plantes, et que les actions combinées des muscles et des sens nécessaires pour conduire un bateau à la rame ne sont pas par leurs natures essentielles plus productives de sensations agréables que celles qui sont nécessaires à la récolte des moissons, mais que chaque chose dépend des émotions coopératives qui à présent s'accordent mieux avec l'une qu'avec l'autre, nous devrons inférer qu'à mesure que diminueront ces émotions auxquelles l'état social ne donne que peu ou pas de raison d'être, et à mesure que croîtront ces émotions que ce même état développe continuellement, les choses faites maintenant avec déplaisir et seulement parce qu'on y est obligé se feront avec un plaisir immédiat, et les choses dont on s'abstient par devoir seront abandonnées, parce qu'elles répugneront.
Cette conclusion, contraire aux croyances populaires et ordinairement méconnue dans la spéculation morale, ou tout au plus reconnue partiellement et de temps en temps, sera regardée comme si improbable par la majorité, que je dois en donner une justification plus développée, fortifier l'argument à priori par un argument à posteriori. Quelque petite que soit l'attention donnée à ce fait, cependant c'est un fait remarquable que le corollaire déduit ci-dessus de la doctrine de l'évolution en général coïncide avec le corollaire que nous imposent les changements passés et présents de la nature humaine. Les principaux contrastes de caractère constatés entre le sauvage et l'homme civilisé sont précisément ceux que le procédé d'adaptation doit donner.
La vie de l'homme primitif est consacrée presque tout entière à la poursuite des bêtes, des oiseaux, des poissons, qui lui procure une excitation agréable; mais, bien que la chasse procure du plaisir à l'homme civilisé, il n'est ni si persistant ni si général. Nous avons chez nous des sportsmen pleins d'ardeur; mais il y a beaucoup d'hommes que la chasse et la pèche ennuient bientôt, et il y en a assez à qui l'une et l'autre sont tout à fait indifférentes ou même répugnantes.
Au contraire, le pouvoir d'appliquer d'une manière continue son attention, qui est très faible chez l'homme primitif, est devenu chez nous très considérable. Il est vrai que le plus grand nombre est forcé de travailler par la nécessité; mais il y a çà et là dans la société des hommes pour lesquels une occupation active est un besoin, des hommes qui sont inquiets quand ils n'ont rien à faire et sont malheureux si par hasard ils doivent renoncer au travail; des hommes pour lesquels tel ou tel sujet d'investigation est si plein d'attrait, qu'ils s'y adonnent tout entiers pendant des jours et des années; des hommes qui s'intéressent si profondément aux affaires publiques qu'ils emploient toute leur vie à poursuivre ce qui leur paraît le plus utile à leur pays, presque sans prendre le repos nécessaire à leur santé.
Le changement est encore plus manifeste quand nous comparons l'humanité non développée à l'humanité développée par rapport à la conduite inspirée par les inclinations sociales. La cruauté plutôt que la tendresse caractérise le sauvage, et devient dans beaucoup de cas pour lui la source d'un plaisir marqué; mais, bien qu'il y ait parmi les hommes civilisés des individus chez lesquels ce trait du caractère sauvage a survécu, cependant l'amour de faire souffrir n'est pas général, et, outre le grand nombre de ceux qui montrent de la bienveillance, il y a ceux qui emploient tout leur temps et une grande partie de leur fortune à des oeuvres de philanthropie sans penser à une récompense actuelle ou future.
Evidemment, ces changements importants, avec beaucoup d'autres moindres, sont conformes à la loi exposée plus haut. Des activités appropriées à leurs besoins et qui donnent du plaisir aux sauvages ont cessé d'être agréables à la plupart des hommes civilisés, tandis que ceux-ci sont devenus capables d'autres activités appropriées et des plaisirs qui les suivent, qui manquaient aux sauvages.
Or, non seulement il est rationnel d'inférer que des changements comme ceux qui se sont produits pendant la civilisation continueront à se produire, mais il est irrationnel de faire autrement. Ce n'est pas celui qui croit que l'adaptation s'augmentera qui se trompe, mais celui qui doute de cette augmentation. Manquer de foi dans une évolution continuée de l'humanité d'où sorte l'harmonie finale de sa nature et de ses conditions, c'est donner une preuve de plus, entre mille autres, d'une conscience inadéquate de la causation. Celui qui, en abandonnant à la fois les dogmes primitifs et l'ancienne manière d'envisager les faits, a, en acceptant les conclusions scientifiques, acquis les habitudes de penser que la science donne, regardera comme inévitable la conclusion que nous venons de déduire. Il lui sera impossible de croire que les processus qui ont jusqu'à présent si bien modelé tous les êtres d'après les exigences de leurs vies qu'ils trouvent plaisir à s'y conformer, ne doivent pas continuer à les modeler de la même manière; il inférera que le type de nature auquel la plus haute vie sociale apporte une sphère telle que chaque faculté ait son compte légitime, et pas plus que son compte légitime, de fonction et de plaisir à la suite, est le type de nature vers lequel le progrès doit tendre sans relâche jusqu'à ce qu'il soit atteint. Le plaisir naissant de l'adaptation d'une structure à sa fin spéciale, il verra qu'il en résulte nécessairement que, en supposant qu'il s'accorde avec la conservation de la vie, il n'y a aucun genre d'activité qui ne puisse devenir à la longue une source de plaisir, et que par suite le plaisir accompagnera fatalement tout mode d'action réclamé par les conditions sociales.
J'insiste ici sur ce corollaire, parce qu'il jouera bientôt un rôle important dans ma démonstration.
